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« Mon passé ressemble aujourd’hui à un registre mortuaire. J’espère cependant avoir réussi à faire revivre un peu toute cette famille et ces personnages qui m’ont accompagné un temps et qui ne méritaient vraiment pas de finir oubliés. 1983 est une sorte de renaissance que je leur propose, une petite trace sous la forme de signes couchés sur du papier qui forment au total ce qu’on peut appeler un roman... » Renepaulhenry
À PROPOS DE L'AUTEUR
Mélangeant le réel et la fiction,
Renepaulhenry nous raconte son année 1983. Il rend, à travers ce récit, un hommage à celles et ceux qui l’ont si chaleureusement entouré dans ses joies et ses tourments.
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Seitenzahl: 370
Veröffentlichungsjahr: 2022
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Renepaulhenry
1983
Roman
© Lys Bleu Éditions – Renepaulhenry
ISBN : 979-10-377-2992-7
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122- 5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122- 4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335- 2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
À C. et R.
Voici venu le moment de jeter les armes et de me glisser dans les méandres de ma mémoire pour écrire mon histoire. J’ai vécu comme la plupart des gens, ni plus, ni moins, mais mon désir de survie me pousse à raconter et il est temps que je m'y consacre. Commençons par cette année particulière qui me reste comme la plus intense, la plus déterminante, la plus difficile, la plus joyeuse aussi. Remontons en janvier 83...
Le temps, ce jour-là, était vraiment sombre, opaque, et le ciel qu’on ne voyait pas, tant la brume laiteuse envahissait tout, menaçait à tout moment de se transformer en une pluie glacée qui aurait ajouté encore plus de froid à cette journée qui n’en manquait pas.
Pour l’heure, j’étais au chaud, bien tranquille à fêter le départ en retraite d’une collègue qui, selon l’expression consacrée, ne laisserait que des regrets derrière elle. Quelques verres après les discours flatteurs, l’ambiance était des plus détendue, les rires éclataient, les petits fours disparaissaient, les bouteilles se vidaient et ce pied de nez à la morosité du dehors m’était tout à fait agréable.
Mais il me fallut sortir : le temps passait et j’avais rendez-vous à 18 heures. Quitter cette fête fut comme une sorte d’arrachement : aller dans le noir et le froid me demanda beaucoup d’efforts.
L’hiver par ces soirées givrées était pire que ce qu’on pouvait imaginer. La température devait être bien en dessous de zéro et j’étais encore dans les vapeurs d’alcool que je devais affronter cet extérieur qui commençait à se cristalliser. Mais heureusement, le chemin n’était pas bien long, car Belfort est une petite ville toute concentrée tant qu’on ne doit pas aller dans les quartiers périphériques. Les cinq minutes qu’il me fallut marcher suffirent amplement à me faire reprendre le sens des réalités et l’euphorie qui m’envahissait plus tôt avait complètement disparu. J’étais à nouveau moi sans émoi.
J’entrais alors dans le local qui servait de siège au parti socialiste. Un bien curieux bâtiment qui n’avait qu’une pièce d’épaisseur et qu’un seul étage, ce qui lui donnait une certaine impression de petitesse étriquée, mais qui correspondait certainement aux possibilités financières des militants d’alors qui, savais-je, venaient depuis peu de s’en rendre propriétaires. Une jeune fille m’accueillit dans la pièce du bas, me demanda pourquoi je venais, puis me dit de monter à l’étage. Je croisai une dame dans l’escalier. Elle était très émue et s’arrêta pour me parler :
« Ça y est, dit-elle, mon mari renonce.
— Renonce, dis-je, qu’est-ce que cela signifie ?
— Plutôt, on le fait renoncer, répondit-elle en continuant de descendre affolée.
— Et alors ?
— Alors, termina-t-elle, on n’a pas été militant toute sa vie pour tout démolir d’un coup. »
Elle sortit et disparut dans la nuit. J’entrai dans la pièce du haut. Des dirigeants locaux du parti socialiste étaient là rassemblés, attendant sagement, installés derrière une longue table. Dans quelques instants, j’allais en savoir plus.
Deux journalistes professionnels s’étaient assis au fond de la petite pièce faisant face à l’aréopage. Je choisis une chaise un rang devant eux et attendis. Le ministre, Jean-Pierre Chevènement accompagné d’Émile Géhant, mari de la dame que j’avais croisée dans l’escalier, entrèrent peu après. Le ministre lut brièvement un communiqué pour annoncer qu’il était désormais le candidat des socialistes aux prochaines élections municipales à la place du maire sortant qui ne se représentait pas. Émile Géhant semblait visiblement très affecté par cette décision qui mettait fin à son mandat local et allait l’éloigner définitivement de la politique.
Malgré la clarté des termes du communiqué, les journalistes revinrent à la charge.
« Émile Géhant sera-t-il votre adjoint ?
— Non, il sera appelé à d’autres fonctions.
— Lesquelles ?
— Vous le saurez bientôt. Des fonctions éminentes en rapport avec le rôle important qu’il a joué pendant tant d’années à Belfort.
— Qui sera premier adjoint ?
— Vous le saurez dès demain. »
Les réponses brèves et sèches du ministre, la tristesse qui se lisait facilement sur le visage d’Émile Géhant, les sourires un peu forcés des autres personnes incitèrent les journalistes à ne plus poser de questions. Les éventuelles réponses se devinaient trop facilement dans les attitudes des uns et des autres et la souffrance qui émanait à cet instant d’Émile Géhant méritait qu’on ne s’étende pas davantage dans un questionnement qui, au demeurant, serait resté stérile : le ministre ne répondrait plus à aucune question, c’était assez pour l’heure. Les journalistes eurent cette pudeur et quittèrent rapidement la pièce.
Une page était tournée pour la ville de Belfort. Le vieux militant, maire sortant, venait de quitter la scène politique, laissant la place au jeune loup. Tandis que j’allais à Sun Radio après avoir appris cette nouvelle fracassante, je songeais au destin de ce vieil homme, à l’air égaré de sa femme quand elle descendit l’escalier et, durant ce trajet, pensif, j’en oubliais les rigueurs du froid qui avait rendu les rues désertes.
Quand je suis arrivé à Sun Radio, je fus réconforté par la musique et la chaude température des locaux. L’animateur babillait gentiment dans son micro entre chaque disque et sa platine roulait des airs à la mode. J’étais loin maintenant de l’hiver, de la politique, des luttes de pouvoir, du destin des cités, de la vie des grands hommes. Mais j’informais aussitôt les auditeurs de la surprenante nouvelle qui fut instantanément diffusée sur les ondes. Combien d’écoute avions-nous en cet instant ? Sun Radio naissait à peine. J’en fis la remarque à l’animateur qui haussa les épaules pour signifier qu’il s’en moquait : son plaisir était d’être là, devant son micro, sa table de mixage et ses platines, à mouliner les disques qu’il aimait et à les faire partager à ceux qui le voulaient bien. Je comprenais aisément les sentiments qu’il exprimait si simplement. Je lui répondis qu’exister était déjà formidable.
Pour mes 35 ans, comme je végétais ferme dans un boulot qui ne m’apportait pas grand-chose, sinon une parfaite sécurité, comme je sentais déjà que je ne devais pas espérer d’évolution sensible de ma carrière dans mon entreprise, je m’étais offert, en quelque sorte, de participer à l’aventure des radios libres qui commençait alors. Cet air frais dans le paysage audiovisuel, qui me semblait venir du grand large des libertés, m’avait passionné dès les premiers instants quand j’avais vu de la lumière à l’intérieur de Sun Radio, que j’avais poussé la porte et que j’étais entré.
C’était absolument minable à voir : un vieux garage miteux, une cave aménagée en studio en dessous, du matériel de rencontre, un émetteur qui avait été bricolé par un quidam et qui se payait parfois le luxe de baver abusivement sur les ondes voisines, quelques chaises, une cafetière, et divers autres accessoires, mais à travers ce dénuement sympathique, écouté chez soi, c’était l’émergence d’une culture toute neuve, fabriquée sur place, locale, insolente, et nous nagions alors dans la joie qu’ont pu connaître ceux de nos ancêtres qui se servirent les premiers de l’imprimerie. Je ne pouvais pas manquer cela.
Cependant, au milieu d’une bande de jeunes, mon âge m’isolait déjà un peu. Les derniers tubes, la musique disco qui était alors à la mode, n’étaient plus tout à fait de mon temps. Et c’est fou comme son temps passe vite…
Jean-Claude, c’était celui qui avait créé Sun Radio, avait la haute main sur son fonctionnement. C’était un chef exigeant, mais qui devait s’adapter aux contraintes qu’implique une organisation totalement bénévole. Mais cette situation en devenir portait en elle beaucoup d’espérances et malgré une situation financière des plus précaires, Jean-Claude avait un tonus communicatif qui portait l’ensemble, car il savait que ses ondes poussives lui donnaient déjà dans la cité, et un jour prochain bien au-delà, un statut social intéressant de directeur d’une radio. Son ambition était de créer un média généraliste. Limité dans l’espace par la faiblesse intrinsèque du petit émetteur, il souhaitait cependant atteindre toutes les couches sociales de la cité et, en principe, toutes les émissions tenaient compte du profil des auditeurs qui étaient potentiellement à l’écoute.
Sachant qu’à certains moments les ados sont à l’école, les pères au travail, les mères au foyer, les grands-mères au tricot, mais qu’à d’autres les ados rentrent à la maison, les pères se plantent devant la télé, les mères font leurs courses et les grands-mères vont à la messe, qu’il y a des auditeurs qui aiment la musique classique, que le classique c’est chic, que les gens se font plutôt des câlins le soir, qu’ils aiment aussi savoir ce qui se passe autour d’eux et même tout près d’eux, que la semaine c’est le laps de temps où grosso modo les choses recommencent à l’identique, il avait établi une grille des programmes très structurée, complexe qui tenait compte en plus des contraintes des bénévoles, de leur temps libre, de leurs goûts et de leurs capacités.
Dans ce contexte, qui frôlait souvent la désespérance, car rien ne fonctionnait tout à fait comme prévu – dont le poussif petit émetteur qui était parfois d’une parfaite lâcheté en nous laissant tomber – je pus combler un créneau qui était encore libre et qui s’approchait le mieux de mes compétences : les choses graves et sérieuses comme les informations, les émissions de fond (qui furent au début, vu mon inexpérience, des émissions de tréfonds), les remplacements éventuels, et, chose plus motivante, une chronique d’humeur qui était censée donner un ton à la radio. Après une courte séance de brainstorming nous décidâmes, Jean-Claude et moi de l'appeler «la Chronique Solaire », faisant référence au nom de la radio tout en lui donnant un qualificatif démesuré non dépourvu d’humour. Cette courte intervention à l’antenne devait servir d’éditorial, être nettement engagée d’un bord ou d’un autre et coller à l’actualité si possible.
Tous les matins de la semaine, je rédigeais donc cette chronique censée regarder notre monde de la hauteur du soleil. Pour cela, je m’abîmais dans la lecture attentive des deux quotidiens locaux, grâce à Dieu concurrents, pour en retirer le quintessentiel, c’est-à-dire un sujet digne de mes commentaires. C’était quelquefois difficile, car les pauvres sont toujours pauvres, les riches toujours riches et les assassins toujours sanguinaires, ainsi va le monde, mais d’autres fois il y avait dans les nouvelles un je ne sais quoi qui rendait l’exercice intéressant : un pauvre devenait riche ou vice versa, un assassin était assassiné proprement et simplement et tout ceci, sortant manifestement de l’ordinaire, appelait mes observations attentives qui disséquaient le pourquoi et le comment de ces nouvelles aberrantes, néanmoins exactes et certifiées et j’en tirais des conclusions, voire une morale, utiles pour l’édification de la pensée des auditeurs et éventuellement des masses.
Les deux journaux locaux, le lendemain rendirent compte, de la situation nouvelle créée par le retrait officiel de l’ancien maire, puisqu’après des mois d’interrogations elle venait brusquement de se clarifier : Émile Géhant avait des ennuis de santé et passait la main. Ainsi le commentèrent les journaux. Il ne restait plus qu’à connaître les autres candidats dont l’un au moins s’était pratiquement déclaré pour que la campagne électorale démarre vraiment.
Nous étions un samedi et, comme d’habitude, je fis la cuisine pour la famille pendant que ma femme travaillait. C’était une sorte de rituel qui allait bientôt prendre fin, car ma fonction de mari arrivait à son terme : Aline voulait me quitter. Nous étions déjà arrivés à la période où les choses semblaient devenues irréversibles et si notre vie de couple antérieure produisait encore tous ses effets par l’entraînement des habitudes prises depuis si longtemps, comme ces rouages bien huilés qui fonctionnent avec une régularité sans problème, nos esprits avaient déjà pris le large, glacés par les infinis espaces qui s’ouvraient devant eux, inquiets du vide qui s’annonçait.
Lorsque Aline m’avait annoncé son envie de me quitter, quelques jours après que nous avions eu eu une très sévère scène de ménage, j’avais donné mon accord – à contrecœur – car j’étais las, bien las des cris et de la fureur de nos engueulades qui devenaient de plus en plus fréquentes, presque journalières, mais je pensais que c’était une phase de la vie de notre couple qui passerait bientôt. J’étais rentré dans la radio, c’était aussi, je le ressens comme cela maintenant, pour échapper à mon quotidien conflictuel avec Aline et mettre un peu de positif à mon existence qui n’en avait plus guère.
Depuis que la décision du divorce avait été prise, la tension était un peu retombée et ce samedi-là fut un samedi popote et pépère. La préparation de la mâche semée en août et récoltée sous la neige m’absorba avec toutes ces petites feuilles qu’il fallut nettoyer une à une.
Aline rentra vers midi avec les enfants qu’elle récupéra à l’école. Nous étions arrivés à un dialogue conventionnel qui évitait tous les sujets qui fâchent. Les enfants, affamés, se régalèrent des chips faites maison et croquantes à souhait, la doucette qui m’avait demandé tant de soin disparu rapidement, le poulet perdit la totalité de ses membres. Je m’attendris en regardant mes enfants manger… Le silence du repas était couvert par le crépitement chaleureux du bois dans la cheminée et le temps sembla s’arrêter.
L’après-midi, je fis un tour à Sun Radio, pour rester au contact de ce qui s’y passait, allait s’y passer ou aurait pu s’y passer. Laisser Aline seule ne me déplaisait pas non plus, car je craignais ses éventuelles sautes d’humeur qui vrillaient rapidement en invectives et maintenant que les choses étaient dites, ou presque dites, la vie était plus calme, surtout vue depuis la radio.
Un poète était là dans la grande salle, dédicaçait ses œuvres, faisait des lectures, entouré de quelques personnes qui étaient, de toute évidence, de son cercle rapproché. Sun Radio avait rameuté les bans et arrière-bans pour gonfler l’assistance et l’homme voguait avec ses vers sur l’écoute attentive des auditeurs qui semblaient vibrer au rythme de ses alexandrins et de ses strophes. De toute évidence, il y avait encore une petite place pour la beauté dans notre société.
Jean-Claude qui m’aperçut dans la salle vint me trouver, tenant la dernière livraison du journal municipal à la main. Il était scandalisé d’y lire un article qui thuriférait la toute nouvelle radio locale décentralisée de Radio France, notre désormais grande, magnifique et étatique rivale Radio-Belfort. D’après ce journal, elle avait « déjà réalisé 30 % d’écoute, recevait un nombre incalculable d’appels téléphoniques chaque jour... » Bref, d’après la municipalité, les auditeurs en redemandaient… Tout cela avait mis Jean-Claude dans un état plutôt nerveux et je fis de mon mieux pour le calmer :
« C’est du pipeau ces chiffres, lui dis-je, mais je trouve qu’ils vont un peu fort dans leur feuille de chou.
— Oui, du pipeau surtout qu’ils émettent depuis trop peu de temps pour connaître leur taux d’écoute.
— Tu te rends compte, ils feraient plus que RTL !
— Faut pas rêver…
— Et puis, ils font trop de bla-bla. Ils causent tout le temps.
— Pas que du bla-bla. Ils sont là pour dire du bien du ministre et ils ne s’en privent pas.
— Pas normal tout ça ! »
Nous, au contraire de cette radio du pouvoir, nous ne pouvions compter que sur nos propres forces, c’est à dire très peu de choses à part la force enthousiaste des bénévoles qui animaient cette nouvelle aventure. De fait, le petit émetteur de 30 watts, fabriqué par un amateur, la situation de l’antenne en pleine ville, installée sur le toit de l'immeuble qui abritait la radio, la précarité des uns et des autres, limitait considérablement la portée de cette entreprise. Face à la puissance de la radio officielle, à ses moyens techniques, à ses capacités financières, nous n’étions rien qu’un petit murmure confidentiel, blotti à l’intérieur de la ville et dont ne s’échappait aucun souffle.
Nos moyens financiers étaient nuls, négatifs même. Mais les bruissements qui émergeaient de notre antenne nous avaient valu la veille près de deux cents appels pour l’émission des disques dédicacés. Nous étions donc écoutés.
Le lendemain, dimanche je suis allé au ski avec les enfants. C’était à une trentaine de kilomètres de Belfort l’occasion de s’éclater un peu sur des pentes douces du Ballon d'Alsace qui dépassaient largement mon habileté sur les planches et moins celle, plus accomplie, des enfants. La neige était toute poudreuse, la température plutôt fraîche et nous passâmes une ravissante matinée.
L’après-midi, je filais à la radio.
Roger Heyer était là et discutait avec Jean-Claude au milieu de la grande salle qui était vide. Je me joignis à la conversation.
Roger Heyer était passé « par hasard », hasard qui devait certainement beaucoup au fait qu’il était le leader des écologistes aux prochaines élections. Parlant de manière assez volubile il nous avoua bientôt qu’il avait beaucoup de mal à réunir les quarante-cinq noms nécessaires à la confection de sa liste : « si beaucoup de gens râlent et ont de grandes idées sur tout, peu de gens osent s’engager », constatait-il aigrement. Il avoua bientôt que ses deux adversaires l’avaient sollicité avec des offres plutôt alléchantes : une septième place chez les uns et une huitième chez les autres. « L’écologie c’est un mouvement qui monte », constata-t-il avec plaisir et satisfaction. Le laissant soliloquer sans qu’il nous fût nécessaire d’intervenir pour alimenter son flot de paroles, nous sûmes rapidement que les appels mélodieux des sirènes adverses le renforçaient dans sa résolution de créer sa liste, « mais voilà, il faut quarante-cinq candidats, c’est là le hic ».
Pour le laisser reprendre son souffle, nous compatîmes, Jean-Claude et moi l’un après l’autre sur toutes les difficultés de sa tentative, sur son mérite d’essayer, sur la lâcheté de nos contemporains, et constatant qu’il revenait dans le fil de ses idées et voyant qu’il manifestait le désir de réaccaparer la parole, nous nous tûmes.
Il attaqua le thème des radios libres.
Inépuisable sur les problèmes de constitution de liste, il le devint sur ce nouveau sujet. Il réagissait là comme auditeur, ravi de la diversité qui s’annonçait, intéressé que le peuple puisse prendre la parole, curieux de connaître ce que tout ça allait devenir. Il entreprit des circonvolutions diverses, alla moderato, s’enflamma crescendo, tonna, tonitrua et, d’un seul coup fit la synthèse des deux sujets qu’il avait développés avec tant de brio depuis une bonne demi-heure :
« Et si des animateurs de votre radio étaient candidats sur ma liste ? »
Il se tut alors.
J’esquissais un sourire, délivré d’un coup de la question que je me posais depuis un certain temps (mais que venait-il donc faire ici ?) tout en regardant Jean-Claude dont les sourcils qui se fronçaient annonçaient que son cerveau était entré en mouvement.
« Hum ! répondit-il, pourquoi irions-nous sur une liste écologique alors que nous devons rester neutre », et il enchaîna, appelant à la rescousse tous les grands principes dont il assurait la garde sacrée en tant que fondateur de la radio.
Roger Heyer ne s’était pas départi de son sourire interrogatif et regardait Jean-Claude avec la tendresse de celui qui sait que l’on viendra forcément à lui.
Ce fut le chien de Roger Heyer qui à ce moment-là mit fin à cette conversation. En effet, ce paisible animal, qui s’était fait discret pendant que son maître pérorait, trouva tout d’un coup que c’en était assez d’attendre et il se mit à aboyer, à râler, à s’agiter, montrant même les crocs. Roger Heyer regarda son animal, le qualifia de véritable chien d’écologiste anti chasse, puisqu’il s’enfuyait au moindre coup de feu, et sur cette dernière remarque s’en alla.
Je suis demeuré songeur après son départ : et si, dans une sorte de symbiose – la nature est toute symbiose – nous additionnions nos forces…
Sun Radio naissait chaque matin et mourait chaque soir. L’antenne posée sur le toit de l’immeuble résistait au vent, le petit émetteur ne refusait pas trop souvent les efforts qu’on lui demandait et chaque matin, à l’ouverture de l’antenne il se remettait habituellement en marche sans difficulté. Quand je dis petit émetteur, c’était vraiment quelque chose d’une taille insignifiante comme une boîte à chaussure et encore, dans les petites pointures. Mais quand il se cabrait, faisait sa mauvaise tête, tout était possible : il dérivait et allait mêler ses harmoniques aux ondes de l’aéroport de Bâle ce qui faillit, nous dit-on, provoquer de belles catastrophes, ou bien c’étaient les voisins qui ne recevaient plus leur télévision ou encore la préfecture qui ne recevait plus de messages. Nous acquîmes une certaine réputation dans le secteur et pour les derniers incidents les responsables officiels virent directement chez nous sans chercher plus loin. Il fallut souvent s’arrêter, faire venir le réparateur en catastrophe et perdre en quelques instants tout un tas d’auditeurs, nos trop rares auditeurs, qui s’en allaient écouter ailleurs.
Mais Jean-Claude, terrassé sur le moment par chaque nouvel avatar, se reprenait rapidement, cajolait les autorités et la petite chose se remettait au travail, ondulait les signaux, les envoyait dans l’antenne qui les répandait dans l’espace et la vie renaissait…
Les bénévoles, eux, apprenaient leur métier sur le tas. C’était assez étonnant de voir que dès les premières émissions certains étaient déjà plus professionnels que d’autres. Je me suis frotté à cette expérience après avoir proposé de diffuser un peu de musique classique.
Il peut sembler facile de dire quelques mots sur un ton plutôt neutre entre deux interminables morceaux de musique, mais la première fois ça stresse, la deuxième fois ça bloque et la troisième, ça décourage : « je suis mauvais ». Je fus dépassé dans ce micro-rôle par Daniel qui faisait tout cela beaucoup mieux que moi, semblait plus naturel, plus chaleureux, plus clair. Bref, il n’y eut pas longtemps de lutte possible et je dus laisser la place pour l’animation de cette émission qui avait trouvé un créneau de deux heures tard le mercredi soir.
Tout le monde aura compris que le problème numéro 1 était celui de l’argent. Il n’y en avait pas, mais vraiment pas. Nos parents nous disent toujours que de leur temps les allocations familiales n’existaient pas eh bien, du temps de la radio, le RSA n’était pas encore inventé. Jean-Claude et d’autres vivaient par je ne sais quels moyens. Trouver de l’argent était un objectif quotidien qui, aux efforts de créativité qui étaient indispensables pour occuper l’antenne, ajoutait le stress permanent de la survie. Il y eut les espérances des autocollants vite déçues, la publication du journal gratuit seul et unique, la collecte auprès des personnalités complètement réticentes, la demande de subventions qui eut le résultat qu’on va voir, les cotisations qui ne rentrèrent jamais. Un véritable cauchemar face à des frais de fonctionnement très modestes, mais inévitables.
La seule et véritable issue fut la publicité qui procura quelques recettes aléatoires, car la loi n’autorisait pas cette pratique. Nous étions une pauvre radio non autorisée, faible, vivant d’expédients, émettant dans une sorte de clandestinité tolérée.
Mauvaise nouvelle le lendemain : nous apprenions que notre grande concurrente, Radio Belfort avait embauché un excellent disc-jockey qui animait avec brio une discothèque locale. Le journal qui nous apprenait cette nouvelle se fendait d’un joli article lèche-bottes en s’étalant sur toutes les vertus, qualités, goûts, plaisirs, etc., de ce nouvel animateur de radio qui se trouvait lancé de la sorte. Nous n’avions jamais eu les honneurs de telles attentions. Ceci m’exaspéra quelque peu, mais, le pouvoir c’est le pouvoir, dont celui de disposer de relais divers pour façonner l’opinion publique.
Le ministre qui avait pu délocaliser cette antenne de Radio France à Belfort avait le pouvoir. La radio lui rendrait certainement d’importants services dont celui fondamental d’amuser le peuple et de le distraire. Les journaux locaux, les gazetiers relaieraient ces efforts et c’est ainsi que des régions s’ancrent à droite, à gauche ou au centre et pour des décennies.
Animateur débutant et bénévole d’un nouveau média j’entrevoyais ces situations établies d’un œil critique et insatisfait, non que la contestation soit un caractère ancré en moi, mais parce que cet endormissement des masses, ce goût de l’habituel, ce respect des situations établies me semblait être un frein à la richesse et à l’abondance du renouvellement des idées dans la société. J’ai toujours été très curieux, très intéressé par l’inhabituel, par le nouveau et je fus attristé de voir que cette recherche n’était pas très partagée. Dans le ronronnement des situations acquises, des taux de pénétration, l’intrusion de notre tentative aventureuse et peu contrôlable puisque totalement indépendante était forcément mal vue.
Quoiqu’il en soit notre adversaire, Radio Belfort était de taille. Intronisée à Belfort par le ministre qui avait peut-être eu son mot à dire sur la nomination du directeur, possédant tous les moyens matériels nécessaires, elle venait de faire un excellent choix en embauchant un jeune DJ qui allait redonner un coup de fouet en rajeunissant le contenu des émissions.
Mais que faire ? Être meilleur. Oui, mais avec quels moyens ?
Ces amères réflexions ne me firent pas oublier d’écrire ma chronique quotidienne. La lecture dominicale du Nouvel Observateur, auquel j’étais abonné à l’époque, m’avait appris qu’en 1931 les Soviétiques firent voter contre les socialistes en Allemagne en apportant ainsi leur soutien aux nazis. Ce ne fut pas la seule attitude étrange qu’eurent les Russes face à Hitler. J’en fis le thème de mes réflexions durant les deux ou trois minutes que durait mon intervention sur les ondes. L’histoire hoquetant toujours, j’estimais qu’on ne pouvait jamais connaître la sincérité des communistes quand ils s’alliaient ou entraient dans des combinaisons politiques, pouvant craindre à tout moment une volte-face à 180 degrés, des coups bas, tout en restant inféodé au grand frère soviétique. De pauvres alliés en somme.
Je ne sais pas combien de personnes écoutèrent mes propos qui devaient faire plaisir à certains et déplaire à d’autres. Mais les faits sont les faits et ils ont la vie dure.
Dans les rencontres amusantes qu’on peut faire dans sa vie, cet après-midi-là se pointèrent deux inspecteurs des renseignements généraux. On peut ressentir des frémissements au seul énoncé de la fonction de ces deux personnes, mais ils arrivèrent, tels Dupont et Dupond, le melon en moins, mais l’humour en plus : ils faisaient une visite plutôt amicale à Sun Radio, certainement missionnés par leur hiérarchie et préférant quérir les informations à la source : ils avaient sonné, nous avions ouvert, et ils étaient entrés. Quoi de plus naturel en somme !
Leur technique de collecte de renseignements s’opérait à travers une conversation charmante à bâtons rompus, avec toutes sortes de gentillesses et leur vivacité d’esprit donna rapidement un tour enjoué au dialogue qui finit, je dois bien le dire, par nous captiver Jean-Claude et moi. Dans le fond de nous-mêmes nous éprouvions certainement les mêmes sentiments qu’un papillon qui se rapproche d’une source de lumière jusqu’à s’en brûler les ailes, mais bon !
L’un d’entre eux nous surprit en se montrant un très assidu auditeur au point qu’il profita de l’occasion de cette visite pour retirer le lot qu’il avait gagné à un jeu. Nous atteignions une certaine surréalité. Je sentais néanmoins Jean-Claude tendu, car le coup du cadeau dépassait un peu les bornes. La conversation allait et venait, passant d’un sujet à l’autre, sans questionnement en tant que tel, mais dans le flot des plaisanteries, des propos amusés, ces deux fonctionnaires qui ne s’étaient jamais départis de leur amabilité, avaient recueilli des quantités d’informations nous concernant
Quand ils partirent, faisant avec Jean-Claude le débriefing de cette charmante réunion, comme on dit maintenant, nous ne sûmes pas trop quoi en penser : la méthode était adorable, les personnages charmants, mais nous étions sur nos gardes, forcément sur nos gardes. Je me demande si cet entretien a fait l’objet d’un compte rendu de la part de nos deux inspecteurs et je serais curieux de lire ce qu’ils ont retenu de cette visite.
En raison des difficultés que Jean-Claude avait de lire mes textes de la chronique solaire, écrits à la main, ce qui ne manquait pas de créer des tensions entre nous, j’avais fini par le convaincre de dire moi-même ma prose à l’antenne. Ce fut pour lui un excellent arrangement, car j’endossais la paternité vraie de mes commentaires et il se déchargeait d’un petit boulot somme toute fastidieux vu les défauts de mon écriture.
Ce matin-là, la lecture des deux journaux locaux nous mit un peu de baume au cœur : dans le courrier des lecteurs, quelqu’un se félicitait de l’existence d’une radio libre à Belfort qui, ajoutait-il vachement, ne lui coûterait rien sur sa feuille d’impôts. Ce fut le thème tout trouvé de la première chronique que je lus moi-même à l’antenne. Je l’ai intitulée la guerre des radios, faisant le parallèle classique entre l’entreprise individuelle et l’entreprise étatique. En fait dans cet exemple se trouve concentrée toute la problématique de la manière qu’on a de gérer un pays et, concernant le délicat problème des médias la question se trouve amplifiée, car on touche là à l’un des fondements mêmes de la démocratie. Mais, bien entendu, tout n’est pas si simple. Quoiqu’il en soit, le contribuable finançait un média d’état et nous, petite radio indépendante nous n’étions pas contents du tout. Et nous le disions. Je terminais cette chronique par un « courage, on les aura ». L’auteur de ces mots, prononcés dans des circonstances bien plus dramatiques, a dû se retourner dans sa tombe…
Le texte écrit, il restait à le dire. Nous avions convenu d’un système très simple : j’enregistrais mes immortelles paroles qui seraient diffusées quelques heures plus tard au moment de la tranche informations. Cet enregistrement fut toujours quelque chose d’assez pénible et le résultat ne m’a jamais satisfait : premièrement, ma voix n’est pas une voix radiophonique et ne le sera jamais, elle manque de clarté et je suis difficile à comprendre, deuxièmement le ton n’était jamais bon, plutôt terne, triste. À la suite de cette première chronique, je fus effrayé de m’entendre, essayant de faire mieux à chaque fois, reprenant pratiquement toujours les enregistrements, tentant d’améliorer ma diction, donnant un ton plus enjoué. L’exercice est difficile et je suis sûr de n’être jamais parvenu à le maîtriser. Je ne sais pas ce qu’en pensaient les autres : ils ne sont jamais exprimés à ce sujet, car dans la phase balbucinatoire où nous étions, chacun d’entre nous avait conscience de ses propres insuffisances et n’osait pas se mêler de celles de son voisin. Cependant, les critiques m’auraient été utiles et m’auraient fait certainement progresser.
Mes activités radiophoniques se complétaient enfin par une émission hebdomadaire de deux heures le mercredi soir entre 20 heures et 22 heures à un moment où, vu la concurrence de la télé, personne n’écoutait la radio. Elle s’intitulait « libre échange » et, dans son concept devait permettre l’expression de tous les courants de pensée et d’opinion sur notre radio. Cette émission me laisse un formidable souvenir, encore maintenant, non pas par ce qu’elle fut, ce que je n’ai jamais pu entendre parce que c’était en direct, mais par les gens que j’ai eu l’occasion de rencontrer. En fait toutes ces rencontres, dialogues, échanges m’ont payé de mon bénévolat. J’étais dans cette histoire dans la position d’un agissant, mais aussi d’un observateur, occupant une toute petite niche dans l’écosystème social, mais cette petite place était pour moi comme une échauguette ou un oriel qui me permettait de bien voir tous les acteurs et toutes les choses de la vie.
Ce soir-là, je recevais les responsables de la « convergence autogestionnaire ». L’émission se déroulait, faute de moyens, dans le petit local technique, situé sous la grande salle de la radio qui était en fait un ancien garage et sa cave. J’assumais seul la régie, c’est-à-dire que je réglais le volume des différents micros, et menais les interviews que j’entrecoupais de temps à autre de disques. Je ne sais pas si le résultat était bon du côté des auditeurs, mais c’est ainsi qu’on procédait faute de moyens humains et matériels. Les responsables de la convergence autogestionnaire, reçus dans ces conditions se sentirent chez eux, car j’imagine bien que ce groupuscule, invité au titre de la pluralité des opinions, n’avait vraiment pas plus de moyens matériels d’existence que nous n’en avions. Ils furent ravis de s’exprimer sur notre antenne et les deux heures qui m’étaient imparties, comme on dit, se déroulèrent le mieux du monde, bien que je doute fort que leurs idées, au demeurant fort généreuses, aient quelque chance de se voir appliquer un jour. Je me demande bien quels habitants de quelles villes se porteraient volontaires pour autogérer leur rue, leur quartier, se concerteraient en d’interminables réunions pour décider qui du trottoir à refaire, qui du lampadaire à remplacer, qui du montant des impôts à payer. Les gens ont trouvé de tout temps plus facile de se décharger de toutes ces contraintes gestionnaires sur leurs élus, ou leurs chefs, quitte ensuite à se plaindre amèrement de toutes les injustices dont ils étaient les victimes. Ainsi va le monde. Mais, quel qu’ait été le côté utopique des propos des convergents autogestionnaires, je les ai laissés s’exprimer en toute liberté, ce qu’ils firent avec une gentillesse reconnaissante.
Qu’importe d’ailleurs les intentions, idées, qualités : qui écoutait cette émission ? Leurs amis sans doute qui ne manquèrent pas de se manifester en intervenant en direct en posant plusieurs questions. Mais la très grande majorité des auditeurs potentiels était forcément ailleurs et j’étais sans illusion sur mon taux d’écoute. Quoiqu’il en soit, ces gens étaient adorables dans leur candeur et leur donner la parole fut un agréable plaisir.
Le lendemain, je fis mon petit pèlerinage mensuel et allais voir Michel-Ange à Mulhouse où il tenait salon, si je puis dire, dans un bar réputé de la ville. C’était un parfait et inépuisable causeur, une sorte de génie de la parole, un organisateur de mots, un brillant conteur, toujours plein d’idées, de références, de citations, d’exemples, et l’écouter était un véritable enchantement. Cette pétillance m’était devenue pratiquement indispensable et entre deux trains j’allais m’aérer les neurones. Michel-Ange qui était le roi des mots vivait – vivotait – dans une semi-misère. Un jour, je suis passé dans son galetas pour je ne sais quelle raison et je me suis rendu compte qu’il n’avait rien qu’un pauvre lit perdu au milieu d’un paysage de livres posés n’importe où, empilés n’importe comment, complètement en désordre, et rien d’autre. Il était pauvre, avait fait de brillantes études, n’en avait jamais recueilli les fruits. De sa pauvreté, il avait les habits bon marché, les chaussures à bout de souffle, la barbe mal rasée, la goutte de café qui pendait au coin de la bouche, l’air fatigué.
Il s’était installé dans la vie en éternel étudiant, un peu ce que j’étais moi-même, et ceci lui laissait une considérable liberté de regarder, d’analyser et de commenter. Il pratiquait, comme mon jeune frère, des raccourcis étonnants pour décrire certaines évidences comme, par exemple, en commentant un jour la vente de la Louisiane par Napoléon, d’en conclure avec justesse que cet acte de négoce nous obligeait maintenant à apprendre l’anglais.
Michel-Ange était toujours au courant de tout et je le questionnais sur la situation de Belfort vue de Mulhouse. Il me répondit que, sur la foi de trois sondages, un d’Antenne 2, un des renseignements généraux, un du journal l’Alsace, les socialistes pensaient gagner très facilement à Belfort et même haut la main avec 56 % des intentions de vote, et ceci dès le premier tour.
« Tu sais, me dit-il, qu’ils sont très confiants. Leur tête de liste est ministre d’État et ce n’est pas rien. Et puis Belfort est de gauche depuis des générations. Ça a toujours été une ville ouvrière. Que veux-tu qu’il leur arrive. La transition s’est plutôt bien passée. L’ancien maire garde le silence et s’en tient à la discipline du parti. Situation rêvée…
— Oui, mais il y a les écologistes qui…
— Les écologistes, mais ils n’existent pas, mais ils sont ratatinés, fondus, disparus ; moins de 4 % des voix. Je ne leur donne pas plus.
— Mais…
— Tu connais leur tête de liste ?
— Je l’ai vu une fois, répondis-je.
— Mais tu connais son nom ?
Je dus avouer que non.
— C’est un parfait inconnu. Les écologistes ne compteront pas dans ce scrutin.
— Peut-être, répondis-je, mais une élection n’est jamais gagnée d’avance.
— Rêve toujours répliqua-t-il en regardant une dame qui venait de rentrer, à laquelle il fit un petit signe.
La dame vint vers nous, serra des mains et s’intégra au petit groupe. Après que se fussent terminées les congratulations, je pus reprendre le fil de la conversation.
— Tu en es où avec les gens de Mulhouse demandai-je ?
— J’en suis, répondit-il sur un problème d’autocollants.
— Bigre…
— Oui, je suis intégré à l’équipe, enfin… je me suis intégré et nous préparons les outils de la campagne. Je suis dans la cellule qui s’occupe des différents supports papier comme les affiches, le journal de campagne, les tracts, et nous lançons même un autocollant comme c’est la mode en ce moment. Ça fait pas mal de travail tout cela, mais nous sommes assez nombreux, mais il faut quand même aller vite, car les échéances approchent rapidement.
— Et ce problème d’autocollant lui rappelai-je…
— Eh bien je leur ai proposé cette idée toute simple : dans le nom du candidat et dans le mot Mulhouse, que nous inscrivons l’un au-dessus de l’autre, nous remplaçons les “o” par un cœur rouge.
Il attendit ma réaction.
— L’idée est fort séduisante, lui dis-je, et vous pourriez même confondre les deux cœurs en un seul.
Mais il ne répondit pas à cette dernière proposition, car la dame qui s’était assise à côté de lui était visiblement pressée d’aborder un problème personnel. Il lui fit signe du regard qu’elle pouvait commencer et la conversation dériva du sujet politique pour s’intéresser aux loisirs et au cinéma.
L’heure de mon retour à Belfort approchait. La conversation était de nouveau très animée et quand je me suis levé pour partir Michel Ange revint en quelques mots à la politique :
— À Mulhouse se sera très difficile, dit-il, très. L’Alsace n’est pas la Franche-Comté. Ici, on est plus loin qu’on ne croit du reste de la France. Le seuil de Bourgogne que tu vas franchir dans quelques instants est plus qu’une simple ligne de partage des eaux. Les rivières et ruisseaux qui coulent, les uns vers le sud, et les autres vers la mer du Nord ont aussi entraîné avec eux les esprits en séparant le monde méditerranéen du monde germanique. »
Louis de Funès mourut cette nuit-là. Son cœur fatigué avait cessé de battre. Je suis toujours un fervent admirateur de cet acteur comique qui m’a souvent ou quelquefois fait rire. Quelques fois, il n’a pas été très drôle, mais à qui doit en revenir la faute ? À l’acteur, au scénariste, au metteur en scène ? Ne pouvant pas saluer, comme il se devrait, la naissance des grands personnages, on en salue la mort. C’est un pis-aller, il serait bien plus utile aux peuples d’en honorer la naissance. Seuls les Tibétains, qui reconnaissent, forment, consacrent le dalaï-lama dès qu’il arrive sur terre ont su régler cette importante question. Nous aussi, dans l’ancien temps avec les rois de France, nous avions mis au point un système à peu près équivalent, mais les républiques ont tout gâché !
J’ai donc, ce jour-là, à défaut de ne pas avoir été là au moment de sa naissance, salué la disparition d’un comique qui a été diversement apprécié. La Chronique solaire s’est ombragée d’un crêpe noir pour vanter les vertus du défunt. Dès que quelqu’un meurt, on s’aperçoit qu’il était indispensable et c’est ainsi que nos cimetières sont pleins de gens irremplaçables. La mort crée des manques, c’est évident, alors, profitons bien de la vie et des vivants. Et la vie, il l’a usée le Louis avec toutes ses pitreries et ses grimaces. C’est certainement lui l’acteur le plus grimaçant de tout le cinéma français. J’ai vu et revu le Corniaud, film bien enlevé à l’histoire impeccable, bien réglée, sans vulgarité, vu et revu Pouic Pouic, chef-d’œuvre de l’absurde, du mauvais goût, de la bêtise ravageuse, mais qui m’amuse toujours quand je vois la Maillant promener son coq en laisse, et tant d’autres, lamentables ou réussis, mais qui m’ont très souvent fait rire, comme ça, tout simplement, du rire du juste et du simple. Pas de rire tordu ou méchant, mais quelque chose de bon enfant. Voilà un hommage sincère qu’ont pu partager les auditeurs de ma chronique ce jour-là.
Au chapitre des choses étonnantes et drôles que nous avons tentées en ces débuts balbutiants, il y a eu cet essai d’émission consacrée à la psychiatrie. Chacun voulant enrichir le contenu de la grille, c’est Jean-Claude qui eut cette idée un beau matin. Après avoir épluché l’annuaire téléphonique, il avait réussi à convaincre un psy de venir animer cette émission avec lui. Pour la préparation, Jean-Claude lut en entier l’article qui était consacré à ce sujet dans l’Encyclopedia Universalis et vogue la galère. Comme je traînais à la radio ce soir-là, je vis arriver peu avant l’heure de l’émission une charmante jeune femme qui me fit réviser en un instant l’idée qu’on pouvait se faire du noble métier de psychiatre. Sans avoir eu le temps de faire de plus amples préparations, ils rentrèrent tous deux dans la cabine du studio et l’émission commença. Jean-Claude comme à l’habitude lança la conversation en posant plusieurs questions. Hélas, la psy qui subissait peut-être le décalage entre ce qu’elle avait imaginé au téléphone et ce qu’elle voyait maintenant de la réalité, fit des réponses très brèves, mais pertinentes à toutes les questions qui lui étaient posées. Jean-Claude souhaitait des développements, car il fallait bien occuper le temps d’antenne, mais cette obstinée jeune femme répondait de plus en plus sèchement. Bientôt, Jean-Claude ayant épuisé toutes les ressources de ce qu’il connaissait du sujet, l’invitée étant de plus en plus discourtoise et marquant par-là son désir d’en finir au plus vite, il y eut un silence, un blanc sur les ondes. La pire chose qui puisse arriver à un animateur.
Jean-Claude relança en reposant ses premières questions et l’on se mit à tourner en rond. Un naufrage s’annonçait. La dame, alors, ayant saisi l’angoisse qui taraudait Jean-Claude, commença à agir d’une manière un peu cruelle en balançant de brefs commentaires sur la qualité des questions et, faisant remarquer qu’on n’avançait plus, elle se tut.
Jean-Claude mit fin à ce nouveau silence en lançant un disque. Pendant cette interruption il avoua son impréparation tandis que la psy, furieuse contre elle-même se demanda, en s’excusant, d’où pouvait bien provenir son blocage et l’indigne attitude qu’elle avait eue. Ne trouvant pas de réponse immédiatement elle s’enfuit sans plus dire un seul mot, laissant Jean-Claude un peu désemparé, seul face à ses auditeurs, car le disque venait tout juste de s’achever. Il s’en tira en affirmant qu’un appel téléphonique avait obligé l’invitée à se rendre auprès d’un des siens. Voilà, pensais-je, navré également, du vrai direct, un micro-événement, mais combien révélateur de la fragilité de certains psys et de la difficulté qu’il y a quelquefois de maîtriser certaines situations quand elles se produisent en direct. Tous les invités ont besoin de quelques instants de contact avec leurs protagonistes avant de démarrer une interview, à moins d’être des professionnels rodés. Voilà comment, petit à petit, nous apprenions notre métier sur le tas.