A bord de la Junon - Gaston Lemay - E-Book

A bord de la Junon E-Book

Gaston Lemay

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Beschreibung

Le jour même de son départ la Junon présentait le spectacle le plus singulier. Dire qu’elle était encombrée, ce n’est rien dire ; il n’y a pas de mot qui puisse exprimer un pareil enchevêtrement de choses disparates ; des caisses de toutes formes et de toutes dimensions, des sacs, des cartons, des provisions, des armes couvraient le pont, malgré le va-et-vient continuel des garçons et des matelots s’efforçant de mettre chaque chose à sa place, soit dans les cales, soit dans les chambres. De chaque côté, deux grands chalands, que des hommes de peine déchargeaient en toute hâte, et dont le contenu venait obstruer les passages, s’accumuler au pied des mâts et le long des claires-voies. C’étaient des pièces de machine, des cordes, des fanaux, de la vaisselle… Enfin, le plus complet et le moins artistique désordre qui se puisse voir.
Au milieu… que dis-je ? par-dessus tout cela, une foule compacte et remuante d’amis, de curieux, de négociants, d’ouvriers du port, de marins, etc…

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A BORDDE LA JUNON

GIBRALTAR. — MADÈRE. LES ILES DU CAP-VERT. — RIO-DE-JANEIRO. MONTEVIDEO. — BUENOS-AYRES. LE DÉTROIT DE MAGELLAN. LES CANAUX LATÉRAUX DES CÔTES DE PATAGONIE. VALPARAISO ET SANTIAGO. — LE CALLAO ET LIMA. L’ISTHME DE PANAMA. — NEW-YORK.

PARGASTON LEMAY

© 2023 Librorium Editions

ISBN : 9782385744625

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

A BORD DE LA JUNON

DE MARSEILLE A GIBRALTAR

GIBRALTAR

LES ILES MADÈRE

DE MADÈRE A RIO-DE-JANEIRO

RIO-DE-JANEIRO

RIO-DE-JANEIRO (Suite.)

MONTEVIDEO

BUENOS-AYRES

LE DÉTROIT DE MAGELLAN

LES CANAUX LATÉRAUX DES COTES DE LA PATAGONIE

AU CHILI VALPARAISO ET SANTIAGO

AU PÉROU LE CALLAO ET LIMA

AU PÉROU LE CALLAO ET LIMA (Suite.)

PANAMA

NEW-YORK

A mes compagnons de voyage

MM. ALLARD (Miguel).

AUDEOUD (Alfred).

BALLI (Émile).

BERTRAND (Alfred).

COURTIN (Jules).

CROZET DE LA FAY (Henri).

DEMACHY (Édouard).

LAGRANGE (Georges de).

LA ROULLIÈRE (René de).

LATOUR (Jules de).

LATOUR (René de).

REMBIELINSKI (Constantin).

RIPPERT (Charles).

SCHLESINGER (Georges).

SCHLUMBERGER (Jules).

SCHMALZER (Édouard).

SCHRYVER (Eugène de).

SLEUYTERMAN VAN LOO (Le docteur).

SOROKOMOWSKI (Paul).

TAVERNOST (Antoine de).

A l’État-major et à l’Équipage de la JUNON

Gaston Lemay.

A MONSIEUR GEORGES BIARDLIEUTENANT DE VAISSEAU

Mon cher commandant,

Lorsque j’ai réuni mes correspondances au journal le Temps, pour faire un récit plus complet de mes impressions et de mes études, vous avez bien voulu me communiquer vos notes de voyage ; j’y ai trouvé des éléments nouveaux et des renseignements précieux.

J’en ai usé et abusé ; en sorte que, tout autant que moi, vous pourriez mettre votre nom à la première page de ce livre. Vous ne le voulez pas, c’est votre droit ; mais moi, je veux qu’on le sache, c’est mon devoir.

Nos amis de la Junon retrouveront donc dans ces pages quelques-unes de vos appréciations, la plupart de vos idées.

Si ce beau voyage, qui devait comprendre le tour de la terre, n’a pu être effectué qu’en partie, ils savent que les circonstances ont été plus fortes que votre volonté, et que votre chagrin a été aussi profond que grande notre déception.

Ils se joindront à moi pour vous remercier de votre collaboration à cet ouvrage modeste, mais sincère, qui aura au moins le mérite d’attirer de nouveau l’attention sur une idée excellente et patriotique, dont vous pouvez être fier d’avoir été le promoteur.

Je vous renouvelle, mon cher commandant, l’expression de mes sentiments très affectueux, et je signe,

Votre dévoué collaborateur,Gaston Lemay.

Paris, le 30 juin 1879.

Notre voyage à bord de la Junon devait être un voyage autour du monde. Après avoir parcouru et visité, ainsi que nous l’avons fait, les côtes orientale et occidentale de l’Amérique du Sud, jusqu’à Panama, notre caravane de touristes et d’étudiants se proposait de faire une grande excursion dans les États-Unis. Revenue à San-Francisco, elle se serait de nouveau embarquée sur la Junon qui lui aurait fait traverser l’océan Pacifique, en touchant aux archipels, en Australie et en Calédonie ; poursuivant sa route par le Japon, la Chine, les îles de la Sonde, l’Hindoustan, son retour par le canal de Suez aurait achevé un des voyages de circumnavigation les plus complets et les plus intéressants qui aient encore été exécutés.

La mauvaise fortune, ou, pour mieux dire, les difficultés opposées à cette expédition par les propriétaires du navire ont obligé la Société des voyages d’études à arrêter le voyage à New-York, au grand désespoir de chacun de nous, de notre commandant et de tout le personnel de la Junon.

Avant d’entrer en matière, je dirai quelques mots de cette Société, afin de faire bien comprendre quel but elle voulait atteindre par la création de ces grandes promenades à travers le monde.

En 1876, M. le lieutenant de vaisseau Biard avait soumis à plusieurs personnes très compétentes un projet de voyages d’instruction autour du monde, devant être accomplis par un navire spécial. Encouragé à donner une suite à cette idée, il ne tarda pas à réunir un groupe de vingt fondateurs, parmi lesquels on remarquait les noms de MM. Ferd. de Lesseps, Hipp. Passy, amiral de La Roncière, marquis de Turenne, Lavalley, Ephrussi, Dupuy de Lôme, E. Levasseur, Ed. André, Bischoffsheim, Wolowski, vicomte A. de Chabannes, etc.

L’intention de ces messieurs était de réunir les fonds suffisants pour faire construire un navire à vapeur, rapide, emménagé tout exprès, et dont M. Dupuy de Lôme, président du comité chargé de continuer les études du projet, avait déjà fait les plans. Une société anonyme, propriétaire de ce bâtiment, aurait été ainsi formée, et l’expérience faite aujourd’hui montre bien que, si ce plan avait été mis à exécution, il eût été couronné d’un entier succès.

Malheureusement, la situation politique de l’Europe à ce moment, le commencement des hostilités en Orient détournèrent l’attention d’un projet qui, à toute autre époque, eût trouvé bien vite les éléments de sa réalisation. Le capital nécessaire ne put être formé en temps utile.

On renonça, au moins pour la première expédition, à faire construire un bâtiment, et on se décida à employer un paquebot que la Société des voyages, constituée alors au capital de cent mille francs seulement, devait affréter lorsqu’elle aurait réuni un nombre de voyageurs suffisant pour que les dépenses de l’expédition fussent couvertes par les recettes d’une façon certaine.

C’est dans ces conditions que le voyage de 1878 put être entrepris. Sans les obstacles résultant d’une mauvaise volonté qu’on n’a pu vaincre, j’ai la conviction qu’il eût été mené à bonne fin. Le rapport adressé à leurs collègues par les anciens directeurs de la Société, à la suite de la rupture du voyage, en fournit la preuve, appuyée sur des documents officiels et des chiffres indiscutables.

Cette tentative, qui, malgré son échec, sera certainement renouvelée, était conçue dans un esprit très libéral.

Elle tenait compte, en même temps, de l’utilité de fournir aux jeunes voyageurs des éléments instructifs sérieux et de la nécessité de ne pas les maintenir sous une réglementation trop sévère, qui eût paru pénible au plus grand nombre d’entre eux. Elle convenait ainsi, non seulement à des jeunes gens terminant leur éducation par une année d’humanités pratiques, mais encore à des hommes faits, qui trouvaient dans une organisation intelligente, dans un milieu distingué, ce qu’ils eussent vainement cherché ailleurs.

Grâce à son haut patronage, à sa notoriété, à son caractère spécial approuvé par une quantité de sociétés savantes françaises et étrangères, notre expédition a rencontré dans chaque port des facilités exceptionnelles ; ses membres ont pu se trouver dès le premier jour en relation avec les personnages notables du pays, puiser des renseignements aux meilleures sources, organiser d’intéressantes excursions, en un mot tirer le plus de fruits possible de leurs courses rapides dans ces contrées lointaines.

Nos ministres, nos consuls, nos compatriotes, heureux de pouvoir être utiles à une œuvre française, qui faisait honneur à notre pavillon, nous ont constamment témoigné une bonne grâce et une obligeance parfaites, et, dans tous les pays que nous avons parcourus, les autorités locales ont marqué leur sympathie pour l’expédition de la manière la plus courtoise.

Je me fais un devoir, en terminant cette courte notice, de remercier ces amis de toute nationalité, dont la bienveillance nous a été si précieuse, et de leur répéter ici combien nous avons été sensibles à l’accueil plein de cordialité qu’ils nous ont fait sur les rives des deux Océans.

G. L.

DE MARSEILLE A GIBRALTAR

Arrivée à bord. — Partirons-nous ? — Un voyageur in partibus. — Appareillage. — Présentation au lecteur. — En mer. — La première messe à bord. — Les colonnes d’Hercule.

En rade de Marseille, 1er août 1878.

Le jour même de son départ la Junon présentait le spectacle le plus singulier. Dire qu’elle était encombrée, ce n’est rien dire ; il n’y a pas de mot qui puisse exprimer un pareil enchevêtrement de choses disparates ; des caisses de toutes formes et de toutes dimensions, des sacs, des cartons, des provisions, des armes couvraient le pont, malgré le va-et-vient continuel des garçons et des matelots s’efforçant de mettre chaque chose à sa place, soit dans les cales, soit dans les chambres. De chaque côté, deux grands chalands, que des hommes de peine déchargeaient en toute hâte, et dont le contenu venait obstruer les passages, s’accumuler au pied des mâts et le long des claires-voies. C’étaient des pièces de machine, des cordes, des fanaux, de la vaisselle… Enfin, le plus complet et le moins artistique désordre qui se puisse voir.

Au milieu… que dis-je ? par-dessus tout cela, une foule compacte et remuante d’amis, de curieux, de négociants, d’ouvriers du port, de marins, etc…

Plus agités, ou tout au moins plus émus que cette foule, partagés entre les soins de leurs bagages et le plaisir de distribuer d’innombrables poignées de main, mes vingt compagnons de voyage cherchaient à se reconnaître au sein de ce dédale.

Curieux comme un touriste doublé de reporter, je tenais à savoir si véritablement la Junon allait appareiller, ce qui me semblait peu vraisemblable, et pourquoi tant de hâte au dernier jour. Je m’adressai au commandant :

— Monsieur, me répondit-il, nous quitterons le port vers dix heures pour aller mouiller en rade, et nous prendrons la mer demain matin.

C’était net. Cependant, je dois avouer qu’il fallait une certaine confiance dans la parole de notre leader pour que mille objections ne vinssent pas à l’esprit. J’allais risquer de nouvelles questions, lorsque s’avança vers moi un grand jeune homme mince et blond, vêtu d’une redingote d’uniforme correctement boutonnée, l’air de fort bonne humeur et qui, tout en évoluant de droite et de gauche, répondait à vingt personnes à la fois, sans perdre un instant cette physionomie souriante qui m’avait plu tout d’abord :

— Vous cherchez votre chambre, sans doute ?…

— Oui, monsieur ; j’arrive à l’instant de Paris, et…

— Je suis le secrétaire de l’expédition. En l’absence de notre commissaire, je me ferai un plaisir de vous la montrer.

— M. de Saint-Clair Stevenson ?

— Oui, monsieur. Voulez-vous descendre avec moi ?

— Mille remerciements.

J’allais donc être renseigné. Nous arrivâmes jusqu’à la cabine. Je ne vous la décrirai pas. Toutes les cabines se ressemblent ; elles me font l’effet d’un nécessaire de voyage incomplet, assez grand pour tenir deux personnes ayant bon caractère, avec un trou rond nommé hublot, en guise de fermoir. On y trouve, comme partout, la gaieté qu’on y apporte. Les marins prétendent qu’on y peut vivre, lire et travailler, mais les marins ne sont pas des gens comme les autres.

Quel sera mon compagnon ? C’est M. E. de S…, l’unique représentant de la Belgique. Il arrive au même instant ; la poignée de main est cordiale, et la fusion complète entre Bruges et Paris.

Nous ne jetons qu’un coup d’œil distrait sur notre nouveau logis, que nous déclarons charmant, et je reprends mon interrogatoire :

— Nous ne partons pas aujourd’hui, n’est-ce pas ? ni demain…

Le jeune secrétaire me regarda d’un air profondément surpris :

— Et pourquoi ?… A moins que le commandant ne vous ait dit ?…

— Il m’a dit que la Junon serait en rade ce soir, et en mer demain matin. Mais il me semble que nous ne sommes pas prêts.

— Oui, il y a un peu d’encombrement. On arrangera cela après le départ. Rassurez-vous, vous serez en mer demain à midi.

— Vous en êtes sûr ?

— Parfaitement sûr.

— Très bien. Mais, dites-moi, si ce n’est trop indiscret, pourquoi ce matériel n’est-il pas embarqué depuis plusieurs jours ?

— Je vous expliquerai cela plus tard… Je n’ai pas une minute. Excusez-moi si je vous quitte si brusquement… Ah ! à propos, nous dînons à six heures. Vous avez encore une heure à vous.

— Nous dînons… où cela ? ici ?

— Sans doute.

— Mais les assiettes ne sont pas encore embarquées !

— Elles le seront. Mille excuses. A tout à l’heure.

A six heures… et quelques minutes, le dîner était servi. Nous pûmes constater avec satisfaction que le cuisinier méritait notre estime. C’est là un point fort important à bord d’un navire ; je me suis laissé raconter maintes fois par des officiers de marine que « mauvaise gamelle est mère de mauvaise humeur ». Voilà un écueil qui me paraît évité, et si ce n’est le plus dangereux, c’était peut-être celui qu’on avait le plus de chance de rencontrer.

J’eus, pendant le repas, l’explication de cet indescriptible désordre qui me paraissait compromettre les bonnes conditions du départ.

Voici ce qui s’était passé :

Vous comprenez bien qu’on n’installe pas en vingt-quatre heures un bateau qui va faire une campagne d’un an autour du monde ; aussi, du jour où la Société des voyages fut d’accord avec les armateurs pour l’affrétement, supposa-t-elle que ceux-ci allaient pousser les travaux d’installation avec la plus grande rapidité. Ils furent, au contraire, conduits si lentement, que, le 29 juillet (on aurait dû être déjà parti), le bruit courait que la Junon serait prête probablement vers le 10 août.

Bon nombre de mes compagnons, réunis à Marseille depuis une huitaine, impatients de partir et fatigués d’attendre, parlaient de se désister. L’expédition était compromise.

C’est alors que M. Biard, ayant reçu le commandement le 31, avait annoncé le départ pour le lendemain 1er août, et mené l’ouvrage de telle sorte qu’en douze heures de travail on avait obtenu le résultat dont je viens de parler. Mais à sept heures du soir les feux de la machine étaient allumés ; il n’y avait plus à douter, la Junon allait partir.

Quelques mots sur notre nouveau logis. C’est un steamer à hélice de construction anglaise, un peu lourd de formes, point jeune mais solide, et capable assurément de remplir la rude mission qu’on lui a imposée. Il mesure 76 mètres de long sur 9 de large et jauge 750 tonnes. Installé primitivement plutôt pour le transport des marchandises que pour celui des voyageurs, le nombre de cabines était insuffisant ; aussi a-t-il fallu en construire de nouvelles à notre intention.

La Junon n’est pas un marcheur de premier ordre ; cependant elle peut atteindre une vitesse de onze nœuds, et sa mâture est assez forte pour pouvoir bien utiliser les vents favorables.

En somme, c’est un bon navire.

Après dîner, comme il nous restait quelques heures de liberté, j’en profitai pour me mettre à la recherche d’un de nos compagnons de route qui n’avait pas paru à bord. C’était M. de R…, un étranger, mais grand ami de la France et grand voyageur, fort riche, d’âge respectable et parfait gentleman. Je le trouvai à son hôtel, tranquillement installé devant un excellent menu.

— Eh bien ! la Junon va appareiller. Vous ne venez pas ?…

— Ma foi ! non. Vous êtes venu pour moi, vous êtes bien aimable… Asseyez-vous, je vous en prie. Un verre de champagne ?…

— Vous renoncez au voyage ?

— Oh ! pas du tout ; mais j’ai réfléchi. Ce n’est pas la peine de me mettre en route maintenant. Qu’allez-vous voir pour commencer ? Gibraltar, Tanger, Madère. J’ai vu tout ça. Je vous rejoindrai à Rio… ou à Buenos-Ayres.

— Mais, à ce compte-là, vous avez vu aussi, je crois, le Brésil et la Plata ?

— Oui, c’est vrai. Moi, voyez-vous, dans ce voyage, il n’y a guère que les îles Fiji qui m’intéressent véritablement. Vous n’y êtes pas allé ?

Je regardai M. de R…; il était sérieux.

— Non ! je ne suis pas allé aux îles Fiji.

— Eh bien ! je tiens beaucoup à les voir. C’est un point fort intéressant… Je vous prie de dire à M. Biard de ne pas m’attendre, mais de garder cependant ma cabine. Du reste, je verrai sans doute demain M. de Chabannes, le directeur de la Société, qui est ici, et je lui ferai savoir où je compte rejoindre la Junon. Ce sera sans doute à Buenos-Ayres.

....... .......... ...

A onze heures du soir, la Junon largue ses amarres du vieux port et se dégage doucement des navires environnants. Une foule nombreuse, attirée par les feux multicolores d’une triple rangée de lanternes vénitiennes dont nous avons joyeusement enguirlandé le gaillard d’arrière, mous envoie de sympathiques adieux.

L’hélice commence ses évolutions, et dans la nuit sombre nous franchissons la passe de la Canebière. Là quelques derniers « Bon voyage ! » nous sont encore jetés par des amis inconnus, juchés sur les rochers des forts Saint-Jean et Saint-Nicolas, et que nous entrevoyons à peine à la lueur rougeâtre de falots vacillants. « Merci ! Au revoir ! » Nous entrons dans la rade, et bientôt le fracas de la chaîne entraînée par le poids de l’ancre nous annonce que la Junon s’est arrêtée.

....... .......... ...

Me voici dans cette cabine où j’ai été conduit il y a quelques heures. Il faisait alors grand jour ; j’étais entouré de gens qui sont maintenant paisiblement chez eux et qui demain, à pareille heure, y seront encore ; je n’avais que quelques pas à faire pour fouler le sol de mon cher pays ; je voyais des rues, des maisons, des passants ; je vivais de la vie de tout le monde.

Comme tout cela est changé. La nuit est profonde, l’agitation a cessé comme par enchantement. Pas de bruit. L’équipage fatigué se repose, et le silence absolu n’est troublé que par le petit clapotement de l’eau le long de la muraille du navire. Par mon hublot ouvert, je ne vois que quelques lumières disséminées et de grandes ombres derrière ces lumières. Demain, à pareille heure, je ne verrai même pas cela. Décidément, le dernier lien est rompu…

Permettez-moi, lecteur, en attendant que le sommeil me gagne, de me présenter à vous. Puisqu’il vous a plu d’ouvrir ce livre, sachez quel compagnon vous emmène avec lui dans sa promenade à travers le monde.

J’aimais les voyages avant d’avoir une idée bien nette de ce que ce pouvait être. A huit ans, je lisais fièvreusement la France maritime, d’Amédée Gréhan ; à dix ans, je m’évadais du collège, résolu à m’embarquer comme mousse et à visiter… tous les pays ; les gendarmes m’arrêtèrent à Saint-Cloud et ma famille déclara que je « tournerais mal ».

J’espère ne pas avoir justifié ces sévères prévisions ; cependant l’Europe, l’Asie et l’Afrique n’ont pas encore assouvi mon humeur vagabonde.

Il y a à peine trois ans, j’ai accompagné Largeau à Ghadamès ; avec deux autres vaillants compagnons, Say et Faucheux, nous avons exploré cette oasis du grand désert, riche entrepôt des produits du Soudan, et nous en sommes revenus par hasard la vie sauve, nous estimant heureux de rapporter quelques renseignements utiles pour l’avenir de notre plus belle colonie.

Le sort nous a bien dispersés depuis. Largeau s’est brisé à la peine et est rentré en France ; Say étudie toujours la question commerciale aux confins du désert, et Faucheux, comme colon explorateur, est aujourd’hui à Sumatra.

Puis de l’Atlas, je suis passé au delà des Balkans, en Serbie, où j’ai assisté à tous les détails du prologue de la guerre aujourd’hui terminée, présent à toutes les affaires, avec Leschanine à Zaïtchar, avec Horvatowitch à Kniajéwatz, avec Tchernaïeff sous Aleksinatz. Enfin ma dernière pérégrination s’est accomplie en Arménie, où pendant de longs mois, sous Kars, j’ai suivi les mouvements de l’armée turque d’Asie.

Quelle différence entre ces voyages et celui que je vais entreprendre ! Il me semble que celui-ci est la récompense des fatigues de mes excursions passées. Je n’ai plus cette fois qu’à me laisser conduire ; point de soucis, pas de transbordements : je vais voir le monde entier tout à mon aise.

Y a-t-il des dangers ? Je ne les prévois guère. Le bateau est solide et bien commandé, l’équipage, m’a-t-on dit, est excellent, et mes compagnons paraissent fort aimables. Cependant bien des gens ont fait le tour du monde, chacun le peut faire aujourd’hui, les pays que je vais visiter ont été cent fois décrits, et je me demande si ces notes, forcément incomplètes, auront quelque intérêt pour d’autres que pour moi. Vous seul, lecteur, pourrez le dire ; mais puisque je me suis promis de vous raconter ce que j’aurai vu et appris, laissez-moi vous faire cette humble et sincère profession de foi :

Je n’ai point de prétention à la science, n’étant ni géographe, ni botaniste, ni géologue, ni astronome, ni même astrologue, ni rien enfin qui puisse me permettre de prétendre à un titre scientifique quelconque. Je vous dirai mes impressions et mes opinions, je n’augmenterai ni ne diminuerai rien des unes ni des autres ; je n’aurai ni complaisances ni sévérités ; je me tromperai peut-être, mais je vous promets de ne pas vous tromper.

Je sais que nous devons voir le monde assez vite, mais je sais aussi que nous serons bien placés pour le voir, nous puiserons dans l’expérience des plus expérimentés ; n’est-ce pas le meilleur moyen pour savoir ce qui est et supposer ce qui sera ?

L’entendez-vous ainsi ? Oui. En ce cas, vous voilà, comme moi, passager de la Junon. Votre place est marquée, votre bagage à bord. A bientôt, et puisque vous êtes franchement décidé, n’oubliez pas que nous partons demain à midi.

En mer, 2 août.

Le départ s’est fait simplement. Point d’émotions, point de tapage. J’en excepte le treuil de l’avant (machine à virer les chaînes), qui remplit son office un peu bruyamment. A midi, l’équipage était aux postes d’appareillage. Quelques minutes après, la Junon, rasant la fameuse île du château d’If, faisait route en filant neuf nœuds et demi à dix nœuds, sur une mer presque calme et sous un ciel presque bleu.

Nos regards sont restés longtemps fixés sur la ville, puis sur les montagnes ; enfin, le mince ruban qui bordait l’horizon s’est effacé, la terre a disparu.

Nous sommes maintenant entre le ciel et l’eau. France, au revoir !

On a travaillé activement à réparer le désordre de la veille, et je me suis aperçu que c’était chose plus facile que je ne le pensais tout d’abord. Chacun de nous, dans sa cabine, procède à une première installation. Hâtons-nous, car la mer peut devenir mauvaise, et sans doute il nous faudra payer notre tribut à ce dieu prudent qui prévient les navigateurs novices que tout n’est pas rose dans le métier de marin.

3 août.

A la tombée de la nuit, un violent orage a passé sur nous. Les éclairs se succédaient sans interruption. Les voiles goélettes établies pour diminuer les mouvements de roulis ont dû être serrées, non sans peine ; une pluie battante a contraint de fermer les panneaux. Nos estomacs commencent à faiblir, des catastrophes sont imminentes. Nous nous réfugions dans nos cabines en proie à de vives émotions.

Tristes épreuves qui nous ont fait oublier en un moment et patrie et famille ! Notre maître coq, un démissionnaire du Splendide hotel, s’il vous plaît, est complètement navré, et nous le sommes encore plus que lui. Que d’excellentes choses il nous avait servies et dont nous n’avons pas pu profiter !

La dunette, où nous nous sommes réfugiés après le grain, étendus sur de longs fauteuils en osier, inertes et comme anéantis, ressemble à s’y méprendre à une ambulance, avec cette complication que notre jeune docteur est également gisant. Quelle meilleure excuse peut-il nous donner ! Impuissant à nous guérir, il veut au moins partager nos maux. Quel mémorable exemple offert à tous ses confrères !

Terre ! Ce sont les îles Baléares. Voici la grande île Majorque, puis Iviça, là-bas, dans la brume, Minorque, Formentera et Cabrera sont invisibles. Peu nous importe. Un peu moins de tangage et pas du tout de Baléares ferait bien mieux notre affaire.

4 août.

La nuit s’est bien passée. La mer s’est radoucie, et nous voilà redevenus parfaitement dispos. Nous n’avons pas, d’ailleurs, ralenti notre marche. Vers deux heures du matin, on a reconnu la terre d’Espagne et constaté, paraît-il, une fois de plus, l’existence d’un courant très variable, mais souvent très fort, portant à l’ouest, aux environs des caps Saint-Martin et Saint-Antoine.

A huit heures, on est venu nous prévenir que la messe serait dite à neuf heures. Nous y sommes tous allés ; les uns par conviction, les autres… peut-être par curiosité.

La dunette de la Junon était complètement dégagée et tout entourée de pavillons de diverses couleurs étendus comme des rideaux. Au fond, à l’arrière, ces pavillons formaient comme une petite chapelle improvisée, aussi peu ornée que les plus simples autels de village. Des chaises de chaque côté, un passage au milieu comme dans nos églises ; au lieu des arceaux gothiques des cathédrales, une tente en forme de toit très plat, bien raidie et se rejoignant avec les pavillons qui nous entouraient.

A l’heure dite, le commandant, accompagné des officiers non de service, prit place au premier rang, en invitant l’un de nous, M. R. de L…, à se mettre à sa droite. Bientôt M. l’abbé Mac, aumônier de l’expédition, parut et l’office commença. On n’entendit plus alors d’autre bruit que celui des mots sacrés prononcés à demi-voix et le battement régulier de l’hélice, dont chaque coup mettait plus de distance entre nous et les nôtres.

Pour ma part, tout en m’abandonnant quelque peu à un sentiment de rêverie qui me ramenait auprès des miens, j’éprouvais, je l’avoue, un indéfinissable plaisir à suivre le sillage du navire et à me sentir entraîné d’un mouvement doux, mais rapide, vers ces pays nouveaux où j’avais tant hâte d’aborder.

6 août.

Le vent de bout a un peu retardé notre marche. Nous avons maintenant en vue la terre d’Afrique ; à tribord, nous suivons d’assez près la côte d’Espagne, où viennent s’affaisser brusquement les sierras. Une forte houle de l’avant nous annonce la lutte entre la Méditerranée refoulée et l’Atlantique qui verse ses marées chez sa faible rivale. Voici encore Malaga. Puis les terres se resserrent, les deux continents semblent se rejoindre. Le temps est devenu magnifique, le ciel est toujours bleu et le soleil à son coucher jette encore quelques rayons d’or à l’entrée du détroit. A gauche, sur la côte d’Afrique, c’est Ceuta, place jadis forte et toujours occupée par les Espagnols, qui en ont fait un pénitencier ; à droite, c’est la pointe d’Europe, figurée par un énorme rocher au sommet duquel flotte le drapeau dominateur de l’Angleterre.

La Junon arbore les couleurs nationales et signale en même temps son nom par l’arrangement de quatre pavillons formant ce qu’on appelle le numéro du navire ; les dernières lueurs du jour lui permettent de se frayer rapidement un passage au milieu des nombreux bâtiments et pontons qui encombrent la rade. Elle s’arrête enfin, l’ancre tombe. Nous sommes devant Gibraltar.

 

GIBRALTAR

La citadelle. — Une consigne sévère. — L’aventure de la petite Johnston. — La clef de la Méditerranée. — Physionomie de la ville. — Les cavernes. — Point de vue.

8 août.

La grande baie de Gibraltar, ou d’Algésiras, a la forme d’un U renversé. La colonie anglaise occupe toute la partie orientale du golfe, et le colossal promontoire rocheux sur le flanc duquel elle est, en quelque sorte, accrochée, ne tient à la terre ferme que par une sorte de lande basse et inculte. La petite ville d’Algésiras est située en face de Gibraltar, de l’autre côté de la rade.

Notre première visite fut pour la citadelle, œuvre étrange et presque surhumaine. Dans l’intérieur de ces masses énormes de lave et de granit, la mine a partout creusé des casemates. A la pointe d’Europe, notre attention avait été attirée par des batteries dont les feux rasants semblent avoir la prétention de barrer le passage du détroit, et de notre mouillage nous avions aperçu de nouvelles batteries étagées sur trois rangs, à ciel ouvert ou couvertes, disséminées autant que dissimulées à tous les replis, à toutes les anfractuosités de la roche.

Aimez-vous les canons ? De ce côté (pauvre Espagne !) on en a mis partout, et leur présence n’est révélée que par des trous noirs percés à des hauteurs invraisemblables dans les falaises à pic. Les galeries intérieures ne sont éclairées que par les embrasures des pièces. Le côté qui regarde l’Espagne, relié à la péninsule par l’étroite langue de terre nommée terrain neutre, est surtout fortifié de façon à repousser toute attaque et à déjouer toute surprise. Chaque objet est entretenu avec le soin minutieux et la propreté scrupuleuse qui caractérisent les établissements militaires anglais. Le gouverneur avait eu la gracieuseté de nous envoyer une permission spéciale avant que nous eussions pris la peine de la demander, en sorte que nous pûmes tout visiter sans rencontrer le moindre obstacle. Je dois ajouter que le garde d’artillerie chargé de nous guider dans les labyrinthes de la forteresse, un grand et beau garçon, bien pris dans son sévère uniforme, nous surprit un peu par le sans-façon avec lequel il empocha quelques pièces d’argent que nous pensions difficile de lui faire accepter. Notre premier « pourboire », au début de ce voyage, où sans doute nous étions destinés à en prodiguer un nombre respectable, tomba ainsi dans la main d’un soldat anglais. All right !

Le fort et la ville sont placés sous le régime d’un état de siège permanent. La discipline y est aussi stricte que celle d’une place investie ; chaque jour, à neuf heures du soir, les portes sont fermées et ne sont rouvertes que le matin, sous quelque prétexte que ce soit.

Cette consigne est exécutée avec une rigueur absolue. Permettez-moi de vous conter une petite anecdote, qui vous montrera jusqu’à quel point peut aller la sévérité en pareille matière.

Il y a quelques années, un Anglais, résidant à Gibraltar, homme bien posé dans la ville, dont le nom m’échappe en ce moment et que nous appellerons, si vous voulez, M. Johnston, sortit un après-midi d’été, avec sa petite fille, dans un simple but de promenade. Ils franchirent les portes de la ville et s’avancèrent sur le terrain neutre. Le temps était très beau et très doux. L’enfant, enchantée de se trouver en un lieu nouveau pour elle, courait toujours en avant cherchant des coquilles, cueillant des herbes et jasant avec papa ; si bien que les heures s’envolèrent, et le déclin du jour vint seul les avertir qu’il fallait songer à rentrer au logis. L’heure était déjà avancée. La petite avait, dans ses jeux, fait au moins le double de la route et, dès qu’il fallut hâter le pas pour retourner, se plaignit de la fatigue. M. Johnston prit sa fille par la main, puis se résigna à la porter. Ce cher fardeau ralentissait sa marche. La nuit survint, mais pas assez noire pour cacher la grande porte de la ville, qui se rapprochait de plus en plus.

Ils arrivent à cent pas des murailles, au moment où neuf heures commencent à sonner. Est-il trop tard ? M. Johnston, exténué, désespéré, est saisi d’une idée subite. Il pose l’enfant à terre et lui dit : « Allons, Mary, cours après papa, vite, bien vite ; » et lui-même, rassemblant toutes ses forces, s’élance, atteint la poterne, la franchit, en s’écriant : « Attendez ! ma fille !… » La lourde porte roule sur ses gonds, se ferme avec un bruit sonore, les verrous sont poussés.

Avait-on vu l’enfant ? Je l’ignore.

Le malheureux père s’adresse au sergent du poste :

— Monsieur, ayez la bonté d’ouvrir pour ma petite fille, qui est là, qui courait après moi.

— Impossible, monsieur, on n’ouvrira que demain.

— Mais je vous dis que c’est ma petite fille. C’est absurde. Elle est là, là, derrière la porte.

— Monsieur, je ne puis pas ouvrir. Demandez à l’officier.

M. Johnston entre comme un fou dans la chambre de l’officier.

— Capitaine, je vous en prie, donnez l’ordre qu’on ouvre cette porte. C’est pour ma fille, qui est là, de l’autre côté. Nous avons couru pour arriver à temps ; moi, je suis entré le premier pour prévenir. Vous comprenez…

— Monsieur, je regrette beaucoup de ne pouvoir faire ce que vous me demandez, mais la consigne est formelle. Je ne dois faire ouvrir pour quoi que ce soit.

— Mais, capitaine, une petite fille…

— Je vous assure que je ne peux pas.

— Mais il y a du danger pour elle. La peur, le froid… et puis, vous savez bien qu’il y a de mauvaises gens de ce côté. On peut l’emmener, on peut…

— Je comprends, monsieur, votre situation et vos angoisses, mais, je vous le répète, la consigne est absolue, formelle. Si j’y manquais, je serais destitué dans les vingt-quatre heures. Apportez-moi un ordre écrit du gouverneur, j’ouvrirai. Mais je doute qu’il le donne.

Aller chez le gouverneur, qui résidait fort loin de là, avoir l’ordre, revenir. Que de temps perdu ! Le pauvre père perdait la tête.

Après de nouvelles supplications inutiles, il fut convenu que Mme Johnston, qui connaissait particulièrement la femme du gouverneur, la prierait d’intercéder pour elle. C’était, au dire de l’officier, le meilleur, sinon le seul moyen qui eût quelque chance de réussir.

On entendait les pleurs de l’enfant à travers la porte massive. Mme Johnston, prévenue en toute hâte, courut chez son amie, qui lui promit de faire tout au monde pour obtenir de son mari l’autorisation de faire rentrer l’enfant.

Le premier mot du gouverneur fut le même que celui des gardiens : impossible !

— Mais, mon ami, ce qui est impossible, c’est de laisser cette pauvre petite dans une situation aussi affreuse. Elle peut en mourir… Ces consignes-là sont faites pour la guerre, pour les hommes, et non pour les enfants.

— Elles sont ce qu’elles sont. On ne m’a pas laissé le droit de les apprécier, mon devoir est de leur obéir.

Mais la femme du gouverneur s’était juré de fléchir cette rigueur inexorable. Pendant une demi-heure, elle discuta comme une femme qui veut, elle aussi, et fit tant par ses prières et ses larmes que le vieux soldat fut enfin ébranlé.

— Eh bien ! je ferai, dit-il, pour Mme Johnston et pour vous ce que je ne croyais jamais devoir faire. La consigne sera violée, la porte sera ouverte ; mais ce que je ne ferai pas, c’est de violer en même temps l’esprit des ordres que j’ai reçus. Personne ne doit entrer dans la ville, personne n’entrera ; M. Johnston pourra sortir et rester au dehors jusqu’à ce que la porte soit rouverte à la diane demain matin.

Le lendemain, à six heures, le père et l’enfant rentraient à Gibraltar.

J’ai dit tout à l’heure que le rocher ne défendait pas le passage, contrairement à une opinion assez répandue. La possession de cette fameuse « clef de la Méditerranée » est surtout une question d’amour-propre pour nos voisins d’outre-Manche. Un convoi de transports à vapeur pourrait franchir le détroit chaque nuit sans prendre le moindre souci des casemates et des forts anglais. Seule, une flotte, appuyée et protégée par les batteries, pourrait barrer le détroit, dont la largeur, entre Ceuta et la pointe d’Europe, dépasse 22,000 mètres. Aussi, dans le cas d’un grave conflit, quels nombreux navires ne faudrait-il pas à l’Angleterre pour maintenir ses communications avec Gibraltar, Malte et aujourd’hui Chypre ?

En réalité, le rocher de Gibraltar n’est qu’un point fortifié de ravitaillement. Quels autres bénéfices représentent les dépenses d’un pareil établissement ? La baie d’Algésiras est peu sûre ; elle est exposée aux vents du sud-ouest, qui parfois arrachent les navires et les jettent à la côte. Le port de Gibraltar n’a pas une grande valeur commerciale. On y trouve de bon charbon, fourni aux vapeurs de passage par une vingtaine de lourds bateaux dits « colliers », des moutons du Maroc, meilleurs que ceux dont l’Algérie encombre nos marchés, et il s’y fait un chiffre modeste d’importations en Espagne de quelques produits d’usage courant, la plupart introduits par des contrebandiers.

On ne pénètre dans la ville qu’en franchissant pont-levis, poternes et chemins tournants ; puis on traverse une grande place en forme de triangle, bordée de casernes. L’artère principale court parallèlement à la mer jusqu’à la pointe d’Europe, où l’on rencontre, jetés çà et là, dans de charmants bouquets de verdure — les seuls qui tachettent agréablement le roc, presque partout dénudé et comme rongé — les cottages des principales familles anglaises. Cette rue, la seule où règne un peu d’animation, est propre, bien construite, mais ne présente aucun caractère spécial.

Peu de marchands anglais dans les magasins, où l’on remarque des juifs, des Espagnols et quelques Maures, tous petitement installés, âpres au gain et ayant la réputation d’être peu délicats en affaires. Étrangers, défiez-vous des juifs de Gibraltar !