À l’ombre des palisses - Serge Boutet - E-Book

À l’ombre des palisses E-Book

Serge Boutet

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Beschreibung

"À l’ombre des palisses" évoque les premières années d’un garçon né en Gâtine, une enfance insouciante bouleversée par un événement tragique et une jeunesse empreinte de nostalgie et de révolte, dans les terres des vieilles collines du Poitou. Témoignage poignant de la vie des paysans et de la société d’après-guerre, il rend hommage à une époque révolue. À travers des paysages faits de palisses, de rochers de granit, de chemins creux et d’eaux vives, l’auteur célèbre la nature et les calvaires de pierre, témoins des outrages du temps et du progrès, qui ont façonné et marqué cette région du cœur de la France.

À PROPOS DE L'AUTEUR 

Fils de paysan, Serge Boutet a mené une carrière militaire tout en cultivant sa passion pour l’écriture. À travers ses écrits, il donne vie aux paysages, aux moments et aux défis qui ont marqué son parcours, tissant ainsi un lien intime entre son histoire et la terre qui l’a vu grandir.

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Seitenzahl: 363

Veröffentlichungsjahr: 2025

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Serge Boutet

À l’ombre des palisses

© Lys Bleu Éditions – Serge Boutet

ISBN : 979-10-422-6470-3

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Foesdus sensuum

Villa Montmorency

Gil GAJEAN

Avant-propos

Il est aussi facile de rêver un livre qu’il est difficile de l’écrire, surtout lorsqu’il s’agit d’une histoire personnelle. Écrire c’est d’abord se souvenir, se souvenir pour faire connaître ; se souvenir pour faire comprendre. Écrire c’est souvent aussi se libérer du poids du passé et des non-dits, parce que ce que l’on ne dit pas nous tue lentement. Quand le sac des souvenirs que nous portons tous sur nos épaules devient trop lourd et qu’il nous empêche d’avancer, il faut s’en délester.

Ce livre a été écrit parce qu’il faut savoir d’où l’on vient et parce que notre enfance est le sol sur lequel nous marchons toute notre vie.

Il a été écrit pour témoigner d’un temps que beaucoup n’ont pas connu, d’une époque et d’une société révolues, dans un petit coin de France qui ne sera plus jamais comme il existait dans ma jeunesse.

Ce livre raconte les premières années de la vie d’un jeune garçon. Une enfance insouciante tout à coup bouleversée par le malheur et une adolescence douloureuse, nostalgique, rebelle et révoltée. Ces premières années se déroulent quelque part dans les vieilles collines du Poitou, plus exactement au centre des Deux-Sèvres, dans la Gâtine, pays des palisses1, des chirons de granit, pays des eaux vives, des chemins creux et des calvaires de pierre. Il témoigne de la vie à la campagne dans les années d’après-guerre, de la vie simple et rude des paysans de ce pays aux terres ingrates et aux paysages chahutés. Il parle de ces paysages qui ont dû subir les outrages du temps et du progrès et des bouleversements qui les rendront quasiment méconnaissables.

Contexte

La France rurale d’après-guerre

Après la Seconde Guerre mondiale, la France doit panser ses plaies et se reconstruire. Nombreux sont ceux qui ont traversé cette guerre en endurant de rudes épreuves : Prisonniers, déportés, blessés. Beaucoup ont tout perdu : maisons, famille, outils de travail, etc. Ces blessures s’accompagnent d’autres, moins palpables et moins concrètes, pour ces victimes collatérales de la guerre qui s’interrogent sur leur devenir. Comment se réinventer et s’imaginer une nouvelle vie, comment s’inventer un nouvel avenir ? Les parents de Serge étaient de ceux-là. Parce qu’ils ne pouvaient guère faire autrement, plus que par véritable choix, ils vont revenir au pays de son père, sur les terres de Gâtine, y fonder une famille et commencer une nouvelle vie à la campagne. Ils n’ont à ce moment-là aucune idée de ce que les lendemains leur réservent.

Avant la Deuxième Guerre mondiale, la France est un pays profondément rural. La majorité de sa population est formée de petits agriculteurs. L’exode rural ne décollera véritablement que lors des « 30 glorieuses ».

La ferme traditionnelle est très peu mécanisée et peu productive. La plupart des travaux se font « à la main ». La surface à cultiver est liée à la capacité de travail avec les animaux. L’animal est à la fois, un outil, un compagnon et aussi un produit.On vit en autosuffisance à la ferme qui fait vivre, voire subsister pour certains, une famille de 6 à 8 personnes. Le foyer familial est le plus souvent composé de trois générations : Grands-parents, car on ne connaît pas encore les maisons de retraite, parents et enfants. 75 % des fermes ont une superficie de moins de 20 hectares et sont pour la plupart en fermage ou en métayage. Des modes d’exploitation qui vont progressivement diminuer après les années 60.

Après la guerre, la population active dans le monde agricole est d’environ 10 millions d’actifs, ce qui est difficilement imaginable aujourd’hui. Le pays se reconstruit, il va se réorganiser et moderniser son agriculture. Celle-ci va devenir un des secteurs du redémarrage économique. Mais cette reconstruction ne se fera pas à la même vitesse dans tout le pays. Certaines régions moins favorisées aux terres moins productrices resteront encore « à l’ancienne mode » ; ce sera le cas de la Gâtine dont le nom signifie littéralement terres gâtées. Les tracteurs et les machines agricoles vont transformer radicalement les méthodes de travail. Le paysage en sera bouleversé. À cause de la mécanisation, du remembrement, les haies, ces palisses, chères à la Gâtine seront arrachées et les parcelles regroupées et agrandies. Avec le progrès, la nature et les paysans vont y perdre une partie de leur âme ; l’environnement et les paysages vont être modifiés, il est alors impossible d’en prévoir les conséquences pour le climat et les générations futures. Aujourd’hui on sait, mais il est certainement trop tard…

Une société inégalitaire

Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits.

(Art 1 de la Déclaration des droits de l’homme)

D’après Nietzsche, l’injustice ne se trouve jamais dans les droits inégaux, elle setrouve dans la prétention à des droits égaux. Dans sa jeunesse, le jeune Serge aura beaucoup de mal à croire en cette Déclaration des droits de l’homme. Les hommes naissent différents et le restent. Certains naissent libres, mais d’autres doivent lutter pour gagner cette liberté et demeurer libres. L’égalité lui apparaissait comme un principe abstrait, quand à l’égalité en droits elle ne pouvait exister que s’il existait des inégalités à combattre.

Les faits et la réalité de sa vie future allaient battre en brèche cette déclaration et la contredire, car, dans le petit monde où vivent les enfants, rien n’est plus délicatement perçu et ressenti que l’injustice.

Cette déclaration idéaliste d’un point de vue politique et social ne tient pas compte de la réalité d’une société. Seule l’utopie peut répondre aux injustices du monde réel, mais l’utopie c’est de l’imaginaire et pas la réalité. Alors, il lui restait le rêve… Le rêve, mais pas que le rêve.

La révolte et les violences naissent moins des misères que des injustices. La révolte et le refus de l’injustice vivraient en permanence en Serge. Se révolter contre l’injustice du sort, c’est lui montrer qu’on est plus fort que lui. Un sentiment de révolte et un désir de justice lui feraient se battre pour inverser le cours de sa vie et connaître un avenir meilleur.

Globalement, en un peu plus d’un demi-siècle, les inégalités ont régressé. La France d’aujourd’hui est moins inégalitaire que la France des années 50. La société était alors composée de quatre groupes sociaux :les paysans, la bourgeoisie, les ouvriers (le prolétariat) et les classes moyennes. Chaque groupe avait ses caractéristiques.

Chez les paysans, c’est la vie communautaire, toute la maisonnée vit au même pot, au même feu. Le confort est rudimentaire. On mange pratiquement presque uniquement ce que l’on produit.

Chez les Bourgeois, comme disait Brel : On ne parle pas, Monsieur, on compte. Bien vivre avec ostentation est véritablement l’ambition commune, la préoccupation quotidienne de cette classe tout occupée à ses loisirs et à son confort.

Les ouvriers, quant à eux, sont logés généralement par leurs employeurs dans la cité. Ils occupent pour la plupart des logements insalubres composés d’une à deux pièces, sans eau courante, sans électricité, sans gaz.

Les classes moyennes, composées de petits commerçants, d’employés, de petits fonctionnaires comme les instituteurs, avaient une place privilégiée, car elles pouvaient acquérir des biens : automobile, confort ménager, vacances. Pour les paysans et les ouvriers, ces biens relevaient le plus souvent pour eux du domaine du rêve.

Les « 30 glorieuses » feront éclater ces groupes sociaux ayant des revenus, des qualités et des styles de vie différents. Ce sera l’avènement de « l’État providence », qui poursuivait un double objectif :

– La protection sociale, sorte d’assurance contre les risques et aléas de la vie ;

– Une aide sociale et une justice sociale, via certains mécanismes plus ou moins complexes de redistribution des richesses.

Mais, en vérité, dans les années qui suivirent sa naissance, la famille de Serge n’aurait guère l’occasion d’en bénéficier.

Les inégalités de classe n’étaient pas les seules. Il était révolté par l’inégalité entre les pauvres et les riches. Ces riches qui encaissent plus qu’ils ne dépensent alors que les pauvres, eux n’ont nul crédit à espérer. Il avait beaucoup de mal à faire siens ces mots : le pauvre est celui qui n’a pas de rêves, car il rêvait souvent, mais n’en restait pas moins démuni. Il comprenait que les pauvres puissent se révolter et se défendre parfois par la violence comme aujourd’hui d’ailleurs, ce qui constitue un délit, alors que, lorsque les riches volent les pauvres, on appelle ça « les affaires ».

Dans la deuxième partie du vingtième siècle, on prend assez vite conscience que les inégalités revêtent des formes diverses et variées :

– Inégalités de revenu ou de patrimoine qui fabriquent des riches et des pauvres.

– Inégalités scolaires qui ne permettent pas à tous d’avoir accès aux mêmes chances éducatives.

– Inégalités d’accès aux loisirs et à la culture particulièrement sensibles dans la ruralité.

– Inégalités générationnelles qui conduisent à des générations sacrifiées.

– Inégalités devant la loi. Suivant que vous serez puissant ou misérable, les jugements de cour vous rendront blanc ou noir (La Fontaine, les animaux malades de la peste), c’est aussi ce que Serge pensait et qu’il serait amené à vérifier plus tard en grandissant et en devenant adulte.

– Inégalités de santé qui fabriquent des forts et des faibles, des validités et des handicaps. Les hommes ne naissent pas tous égaux, au sens physique et au sens moral. Ils sont et seront toujours différents, ils reçoivent cette différence en héritage. Ils n’ont et n’auront pas les mêmes chances suivant qu’ils seront beaux ou laids, faibles moralement ou forts de caractère. C’est la nature et leur naissance qui les rendent différents…

Quand on n’a pas la chance de naître avec une cuillère d’argent dans la bouche, soit on se résigne, soit on décide de se révolter et de se battre pour améliorer sa condition. C’est évidemment plus facile à dire qu’à faire. L’égalité des chances, une chimère qui deviendra un slogan, puis un concept politique pour les gouvernants qui, plus tard, finiront par créer un « ministère de l’égalité des chances » pour tenter de remédier à toutes ces inégalités qui viennent d’être évoquées.

L’enfance de Serge et sa jeunesse seront marquées durablement par ces inégalités et ces injustices. Confrontées à maintes reprises, à ces réalités, elles forgeront sa personnalité et influenceront son futur et son caractère.

Chapitre I

Les parents de Serge

Celui qui ne sait pas d’où il vient ne sait pas où il va.

Son père, Marcel, est né le 27 septembre 1908 à Beaulieu sous Parthenay, petite commune proche de Parthenay, la capitale de la Gâtine.

Les parents de Marcel, Louis et Marie eurent dix enfants, six garçons et 4 filles entre 1885 et 1908. Son père était le plus jeune.

Leurs fils, à l’exception de Marcel, connurent tous l’enfer de la première guerre mondiale de 14/18. Ils eurent le malheur d’en perdre deux :

– Maurice (1892/1916) volontaire à 20 ans et Fernand (1896/1918) volontaire à 18 ans, morts au champ d’honneur dans l’Aisne.

Ernest fut blessé en 1918, il se comporta en héros et fut distingué par des décorations prestigieuses.

Ferdinand et Paul survécurent, mais furent marqués à vie, comme tous les poilus.

Ils perdirent également une de leur petite fille, Marie, née en 1901 et décédée en 1902.

Les parents de Marcel vivaient très modestement, ils étaient ouvriers agricoles dans la commune de Saurais au pied du point culminant de la Gâtine (le Terrier de Saint Martin du Fouilloux), puis fermiers dans la commune de Beaulieu sous Parthenay. Leurs enfants ne restèrent jamais longtemps au foyer, à la charge de leurs parents.

Marcel, le dernier-né de la famille, était un enfant difficile et rebelle, véritable risque tout, ses parents désespéraient de cette « tête brûlée » difficile à discipliner. Devenu adulte c’était un bel homme de taille moyenne, mais doté d’une force et de capacités physiques hors normes. Nerveux, souple et robuste, c’était l’homme de tous les défis et des paris les plus osés. Le goût du risque le poussait à rêver d’aventures et d’activités dangereuses.

Du début de la vie de Marcel, jusqu’à son retour d’Allemagne, on ne sait pratiquement rien. Cette période de sa vie est restée très secrète…

Après son service militaire, il se maria une première fois en 1930. Mais on ne sait pratiquement rien de sa vie avec cette première femme ; dans la famille une sorte d’omerta était de rigueur à ce sujet.

Appelé sous les drapeaux en 1939, il fut fait prisonnier et conduit dans un camp en Allemagne. Par la suite il fut enrôlé, comme environ un million de Français, au titre du service du travail obligatoire (STO). Il travailla alors dans une ferme située dans les environs de Berlin.

On ignore tout de sa vie avec sa première femme, ni surtout dans quelles conditions elle est décédée. On raconte à mots couverts qu’elle aurait suivi un soldat allemand en Allemagne et que Marcel l’aurait retrouvée dans les ruines de Berlin. Personne ne saura jamais ce qui s’est réellement passé…

Sa mère, Etiennette, est née à Saint Pierre-Aigle dans l’Aisne le 14 mai 1917. Ce village situé sur le front de l’Aisne fut pendant la Première Guerre mondiale en grande partie détruit par les combats. Son père fut blessé à plusieurs reprises (par balles et éclats d’obus) pendant la Grande Guerre. Etiennette fut conçue à la faveur d’une permission. Elle devait naître prématurée à sept mois à l’abri des bombardements, dans une cave ; elle survécut dans ces terribles conditions, il faut bien avouer qu’il existe de meilleurs départs dans la vie… À la fin de la guerre, Henri, son père, devint garde champêtre, personnage incontournable du village avec le maire, l’instituteur et le curé. Il occupait également la fonction de sacristain de la paroisse.

Alors qu’Etiennette avait 10 ans, sa maman, Albertine, décéda du typhus. Son père décida de la placer dans une institution religieuse, Etiennette disait un couvent, où les sœurs étaient chargées de l’éducation des jeunes filles pour la plupart orphelines ou abandonnées par leurs parents. Elle ne devait en sortir qu’à sa majorité à 21 ans. Son père se remaria et eut d’autres enfants, mais sa belle-mère ne souhaita jamais reprendre dans un foyer recomposé, cette belle-fille qu’elle ne voulait pas connaître.

On a beaucoup de mal à imaginer combien cette vie chez les sœurs pouvait être frustrante pour une adolescente. Privée de liberté et d’affection maternelle, soumise à la rigidité de l’éducation et à une stricte discipline rythmant la vie quotidienne. Elle essaya malgré tout de tirer le plus d’enseignements possible de sa situation pour un avenir qu’elle espérait meilleur.

Les filles étaient uniformément vêtues : chemise blanche empesée, tunique bleu foncé cachant l’innocence juvénile et bas de coton beige. Les journées étaient longues : lever tôt, coucher tard, elles étaient ponctuées de prières le matin, le midi et le soir. Instruction scolaire et religieuse, catéchisme, chorale, lecture furent le quotidien d’Etiennette, enfant. Les seuls moments de respiration étaient les visites mensuelles de son père et la sortie du dimanche à la messe avec la chorale, car on avait décelé chez elle un certain talent pour le chant, talent qu’elle utiliserait par la suite.

À l’adolescence les jeunes filles étaient formées à toutes les tâches ménagères dévolues aux femmes de cette époque : travaux ménagers, cirage des meubles, lavage, repassage, couture. Puis vint le temps de nouveaux apprentissages en atelier afin d’améliorer substantiellement la vie de la communauté. Les jeunes filles étaient initiées à la dentelle et à la broderie destinée à la bourgeoisie locale, ainsi qu’à la confection de modestes vêtements pour les moins nantis.

Au printemps 1938, à 21 ans, c’est une belle et grande jeune fille qui se retrouva hors du « couvent » sans rien connaître de la vie que l’on pouvait mener à l’extérieur d’une institution fermée. Elle fut placée au service d’une famille bourgeoise parisienne. On imagine le choc culturel et personnel qu’Etiennette dut ressentir en découvrant la vie parisienne, l’animation et l’effervescence de la société d’avant-guerre. Tout était tellement nouveau, tellement irréel, tellement différent de ce qu’elle avait pu connaître dans l’institution religieuse.

Bien que très accaparée par son service auprès de ses employeurs, elle trouva le moyen d’arrondir ses maigres gages comme chanteuse de rue. Son physique agréable et ses dons de chanteuse lui valurent de décrocher plusieurs petits contrats dans des cabarets et des cafés concerts qu’on appelait aussi « beuglants ». Plusieurs artistes, tel Edith Piaf devinrent célèbres en ayant aussi débuté leur carrière dans les mêmes conditions.

Le 3 septembre 1939, la France entre en guerre contre l’Allemagne. En juin 1940, les Allemands occupent Paris. Une nouvelle vie commence alors entre privations, rationnement, résistance et marché noir, il faut survivre… Etiennette continue ses activités de chanteuse. Les Allemands sont particulièrement friands de distractions et fréquentent assidûment les cabarets, les music-halls et les théâtres. Etiennette apprend quelques rudiments de la langue allemande et surprend parfois des conversations plus ou moins secrètes. En 1942, elle sera arrêtée. De quoi a-t-elle été accusée ? Qu’a-t-elle fait de répréhensible ? Elle ne voudra jamais évoquer ces souvenirs et n’en parlera pratiquement plus, sauf par bribes arrachées par-ci, par-là… Conduite au siège de la Gestapo et condamnée à la déportation, elle fut internée dans le camp d’Oranienburg à l’est de Berlin, qui deviendra camp de concentration. Dans ce camp, des prisonniers, hommes et femmes de plusieurs nationalités travaillaient de jour comme de nuit à la fabrication de munitions dans une usine proche. Dans cette même usine travaillait un prisonnier qui devint une célébrité, le journaliste et écrivain François Cavanna.

Au début de l’année 1945, l’Allemagne allait subir l’invasion de l’armée rouge après les bombardements sur Berlin.

Une nuit d’hiver, alors que les prisonniers rentraient de l’usine, encadrés par leurs gardiens, leur colonne fut prise sous un bombardement. Profitant du désordre général et de la panique qui s’en suivit, Etiennette se jeta dans un trou d’obus et se recouvrit de terre. Elle parvint ainsi à s’échapper et à parcourir plusieurs Kilomètres à travers la campagne avant d’être recueillie par une Allemande et sa jeune fille.

Les troupes russes avançaient sur Berlin en multipliant les exactions agissant en véritables brutes sanguinaires : pillages, viols, exécutions sommaires, etc. Ils faisaient payer à la population allemande ce qu’ils avaient subi auparavant.

En fouillant les maisons, un groupe de soldats russes trouva les trois femmes. Etiennette eu la présence d’esprit de parler en Français à l’officier qui les commandait, celui-ci parlait notre langue et portait une croix chrétienne, ce qui lui sauva sûrement la vie. Les deux autres femmes ne furent pas épargnées et connurent un sort funeste.

En deux ans et demi, Etiennette, grande et belle femme de plus d’un mètre soixante-dix, avait perdu une bonne vingtaine de kilos dans ce camp où privations, brimades et travail harassant ne connaissaient aucun répit. Elle ne souhaitait pas non plus parler de cette période noire de son existence. Elle avait juste évoqué une fois les expériences que menaient les apprentis sorciers nazis sur les femmes qui n’avaient plus de menstruations pendant plusieurs mois.

La rencontre des parents de Serge

Quelques jours après l’horrible visite des soldats russes, un événement se produisit qui allait changer l’avenir d’Etiennette… Un homme revêtu d’un uniforme polonais vint frapper à la porte de la maison des Allemandes. C’était un Français, qui s’était échappé d’une ferme voisine dans laquelle il travaillait en tant que STO (service du travail obligatoire). C’était, Marcel… Ses parents venaient de se rencontrer, leur histoire commençait…

Profitant des désordres occasionnés par l’avancée des alliés et de l’armée rouge, Marcel avait, en ce début d’année 1945, préparé le retour vers la France. Il avait commencé à constituer un groupe d’ex-prisonniers et STO, hommes et femmes, pour quitter l’Allemagne envahie. C’est dans ce but qu’ayant appris la présence d’une Française, il avait rencontré Etiennette. Au début du printemps, un groupe d’une cinquantaine de futurs rapatriés prit la route vers le sud-ouest de l’Allemagne avec chariots et balluchons. Le groupe marchait discrètement et le plus souvent de nuit, à travers la campagne en évitant les villes et en dormant le jour dans les bois.

Le groupe s’approvisionnait dans les fermes abandonnées et Marcel, grand chasseur, pêcheur et accessoirement braconnier, améliorait l’ordinaire. Le gibier, grand et petit, abondait ; les rivières et ruisseaux grouillaient de truites et autres poissons.

Après plusieurs semaines de déplacement, le groupe fut pris en charge par les troupes alliées, puis les autorités françaises les rapatrièrent vers leurs destinations respectives.

C’est ainsi que Marcel et Etiennette qui avait décidé de le suivre débarquèrent à Parthenay. Ils s’installèrent au Vieux-Parthenay. Début 1946 Etiennette est enceinte, ils se marient le 10 août 1946. Un garçon vint au monde le 11 octobre suivant et on lui donna comme prénom : Serge.

Oublier ses ancêtres, c’est être un ruisseau sans source, un arbre sans racines

Devenu adulte, Serge devait toujours regretter de ne pas avoir connu précisément les détails de la vie de ses parents avant sa naissance. La vie de son père était entourée de mystère et de non-dit. Pudiquement les autres membres de la famille évitaient ces sujets tabous. Privé de son père alors qu’il était encore un jeune enfant, il ne pourrait jamais parler avec lui de son passé et satisfaire sa curiosité filiale.

Il n’eut pas la chance de connaître ses grands-parents paternels, ils étaient décédés avant sa naissance. Ses tantes et ses oncles sont restés dans la gâtine à l’exception de Ferdinand et Adrienne.

– Ferdinand émigra dans la Manche et vint une seule fois à Saint-Pierre, plus tard, Serge devait apprendre qu’il s’était suicidé.

– Adrienne, après son mariage à Parthenay, habitait à La Rochelle, son mari était douanier à La Pallice.

– Anna se maria à un agriculteur, ils habitaient à Saint-Varent.

– Angèle se maria et mourut en 1947 elle habitait à Pamproux.

– Paul habitait à Saint-Loup sur Thouet et plus tard à Gourgé.

– Ernest se maria avec Adrienne ils habitèrent à Boussais. C’étaient les parents d’Andrée, la marraine de Serge.

À part son oncle Ernest et sa femme Adrienne, il ne devait rencontrer que très rarement ses tantes et ses oncles.

La mère de Serge souhaitant certainement oublier les périodes douloureuses de sa vie ne lâchait que quelques bribes de souvenirs. Elle eut beaucoup de mal à pardonner à son père de l’avoir confiée aux religieuses pour lesquelles elle éprouva ensuite peu de sympathie. Elle prit également quelques distances avec la religion et ses pratiques. Elle évoqua, discrètement, à quelques reprises la période de sa vie à Paris, mais jamais elle ne se confia sur les circonstances de son arrestation et de sa déportation. Elle resta très secrète sur les conditions de sa captivité. Elle préféra le secret à l’oubli, certainement pour ne pas faire revivre de mauvais souvenirs. Plus tard, elle refusa toute reconnaissance de la Résistance, de la nation et des associations de déportés et victimes de guerre auxquelles elle aurait pourtant pu prétendre.

Serge eut l’occasion de revoir son grand-père à quelques reprises ainsi que la belle-mère de sa maman et sa demi-sœur Irène, dans des conditions qui sont relatées plus en avant dans cet ouvrage.

Chapitre II

Fils de Gâtine, pays des palisses et des chirons

Nous sommes toujours préoccupés de perdre notre jeunesse. Mais le bien le plus précieux que nous ayons possédé, c’est l’enfance et elle est toujours perdue.

Une personnalité se forge par l’innée et l’acquis. La personnalité d’un être humain est fournie en grande partie dès la naissance, mais les gènes ne sont pas responsables de tout, notre environnement modifie l’expression de nos gènes. Le caractère n’est pas figé, il se développe tout au long de l’enfance à partir de caractéristiques innées modulées par l’influence de l’entourage : famille, amis, école, etc. Il se modèle par les expériences vécues, mais l’enfance et l’adolescence ont un poids particulier et l’on sait bien par exemple que les carences affectives sont à l’origine de l’anxiété et de la mélancolie.

En naissant à Parthenay, Serge n’était pas seulement l’enfant de ses parents, il n’était pas seulement l’héritier d’un patrimoine génétique comme tous les enfants, avec une hérédité plus ou moins lourde à porter, il était aussi devenu un « fils de la Gâtine ».

Depuis le 17e siècle et certainement auparavant, ses ancêtres paternels sont tous nés et ont tous vécu en Gâtine, jamais très éloignés de Parthenay, la capitale de ce coin de France à l’extrême sud-est du Massif armoricain. Ce qui fait de Serge un descendant de paysans terriens à l’esprit chouan.

Certains territoires sont beaucoup plus chargés d’histoire et d’imaginaire que d’autres. Une grande pauvreté a caractérisé cette région isolée aux terres ingrates. Pays de secrets et de mystères, territoire marqué par la chouannerie, dont le paysage lui-même demeure une effigie puissante : un maquis de chemins creux pour se cacher.

Ce cloisonnement dû aux haies et aux bosquets fait que l’on ne voit pas derrière ; le premier plan borne la vue. Dans ce contexte borné, l’apparition d’une profondeur de champ par l’intermédiaire d’une barrière de bois ajourée (la fameuse « barrière de Gâtine »), percée dans une haie opaque, fait l’objet d’un événement avant qu’une autre haie n’en vienne limiter la vue à son tour.

Cette haie, cette palisse est d’une grande diversité et d’une grande richesse floristique, elle s’enrichit tout au long de son existence et les plus belles sont parfois centenaires. Elle abrite quantité d’oiseaux et d’insectes qui vivent cachés dans leur ombre et dans l’entremêlement de toute une variété d’arbustes : ronciers, prunelliers, aubépine, épines et noisetiers, ponctuée par-ci, par-là de grands arbres ; frênes, chênes, et merisier…

C’est la pudeur d’un paysage qui ne se livre pas d’emblée. Ce pays resté longtemps impénétrable à cause des palisses, des chemins creux, des vallons et de sa singularité paysagère a fait du Gâtinais un homme pudique et solitaire.

Le relief vallonné est souvent doucement chahuté et parfois brutalement creusé de vallons. Il est ponctué de rochers d’une forme géomorphologique spécifique de la région composée de chaos granitiques et de chirons. Ces chirons également appelés « boules » ponctuent les prairies, obligent les cours des ruisseaux et forment des paysages étranges excitant l’imaginaire et le fantastique. La tradition leur attribue fréquemment des pouvoirs magiques et autres sortilèges, comme la « roche aux fées », « le rocher de la vierge » « les pierres branlantes ». Leur forme le plus souvent arrondie d’où le nom de « boules » peut parfois ressembler à de grands animaux : éléphants, baleines ou encore animaux préhistoriques.

La Gâtine et son point culminant, le Terrier de Saint Martin du Fouilloux, sont assimilés à un château d’eau, « le château d’eau du Poitou ». Les paysages se présentent fréquemment sous la pluie et dans le brouillard. Il arrive même qu’on ait l’impression de se trouver à l’intérieur d’un nuage…

Les terrains imperméables n’absorbent pas l’eau qui coule en de nombreux ruisseaux et dans les chemins creux. Les sources et les mares y sont nombreuses. Autrefois toutes les fermes avaient plusieurs mares dans leur environnement proche, et les villages plusieurs lavoirs et fontaines.

C’est dans ce pays, et plus exactement au Vieux Parthenay, que Serge naquit, le 11 octobre 1946. Sur les documents de l’État civil, il est écrit fils de Marcel, profession bûcheron et d’Etiennette, profession brodeuse.

Le Vieux Parthenay était à cette époque un faubourg de la ville séparé du centre par un bout de nationale non urbanisé après le pont sur le Thouet. Ce faubourg de Parthenay, la ville aux 8 paroisses et aux 15 clochers, s’était construit au pied de l’église Saint-Pierre, une église du 11° siècle, archétype de l’art roman.

La maison qui l’a vu naître faisait l’angle de la rue Grande, prolongement de la route menant à Mézières en Gâtine, puis à Niort, le chef-lieu du département, et de la rue Saint-Jacques de Compostelle montant vers l’église. C’était une maison à étage relativement récente, construite entre les deux guerres, que ses parents qui n’étaient pas fixés sur leur avenir avaient prise en location. La maison était la dernière avant le pont sur la Viette, situé à quelques mètres. La Viette, petite rivière qui traverse Beaulieu, la commune de naissance de son père à une dizaine de kilomètres en amont, se jette dans le Thouet à une centaine de mètres de la maison.

Son prénom est le fruit du hasard, ma mère désirait une fille et avait déjà choisi un prénom : Armelle. Plus tard cela le ferait sourire, il se disait qu’il l’avait échappé belle… Son prénom fut sans doute le fruit d’une découverte dans une lecture, ou parce qu’une célébrité de l’époque avait le même, ou encore plus sûrement le choix d’un prénom sur le calendrier des PTT. Son état civil fut complété de deux autres prénoms : Maurice, en mémoire de son oncle mort à la Première Guerre, et André prénom de son parrain, neveu par alliance de son père. Son parrain avait comme épouse Andrée, fille de son oncle Ernest, héros de la Grande Guerre.

La maman de Serge aurait bien voulu enfanter une fille, elle eut trois garçons…

Serge était un bel enfant, très éveillé et très vigoureux, qui faisait la joie et l’admiration de ses parents. Déjà intrépide, il marchait seul à neuf mois et traversait la route et le pont sur la Viette à quatre pattes à sept mois…

Ses parents ne restèrent pas longtemps au Vieux Parthenay ; ils choisirent de devenir paysans. À cette époque, on n’employait pas encore le terme d’agriculteur. À la fin de l’été 1947, ils prirent la direction de la commune du Tallud, village proche de Parthenay.

Sa maman attendait un deuxième fils, Yvan qui devait naître le 5 décembre 1947.

Chapitre III

La ferme de Saint-Pierre

À la fin de l’été 47, la famille s’installe dans la ferme au lieu-dit Saint-Pierre. C’est le nom de l’unique maison de ce lieu-dit situé à 2 kilomètres au nord du village du Tallud. Le nom de ce lieu-dit pouvait intriguer, on n’en connaissait pas vraiment l’origine, mais au coin du jardin, devant la maison il y avait un calvaire, un grand socle de granit surmonté d’un christ sur la croix, en fer rouillé. On peut donc imaginer qu’il y avait une origine religieuse… En gâtine, pays de forte tradition catholique, de nombreux calvaires jalonnent toujours les carrefours des routes et des chemins.

Comme toutes les autres fermes après la guerre, c’est une ferme où l’on pratique la polyculture pour une production d’autosuffisance. Les conditions de travail sont dures, il n’y a ni eau courante ni installations sanitaires et bien sûr pas de téléphone. Très peu de chemins sont goudronnés. Beaucoup de travaux pénibles se font manuellement. La mécanisation est balbutiante, les fermes utilisent encore les bœufs, voire les vaches comme moyen de traction. La solidarité entre les fermes voisines est réelle, les propriétaires de bœufs ou de chevaux de trait prêtent leurs attelages quand le besoin est nécessaire.

Les fermes sont exploitées en fermage, moyennant une location au propriétaire avec un bail d’une durée variable conclu entre les deux parties.

Dans une ferme, on vit pratiquement en autarcie, le confort des personnes n’est pas la priorité, il passe même après le bien-être des animaux. Il faut tout rentabiliser, c’est le souci majeur. En lieu et place de l’eau courante, il n’y a que le puits. L’hiver, la cour est boueuse, l’eau ruisselle des toits sans que son évacuation soit canalisée. Le purin du tas de fumier se répand et le passage des bêtes pour aller à l’abreuvoir lui donne l’aspect d’un bourbier.

La ferme de Saint-Pierre avait une superficie d’environ une quinzaine d’hectares. Le père de Serge avait prévu de consacrer un hectare en pommes de terre, deux hectares en betteraves fourragères, topinambours et choux fourragers, six hectares en blé et de garder cinq hectares de prairies et d’herbes à foin. À ces parcelles s’ajoutait une vigne d’un demi-hectare, ce qui était assez peu fréquent dans ce pays. La vigne était aussi un verger avec des pruniers et des pêchers de vigne dont les fruits blancs ou rouges à la chair très juteuse et parfumée resteront à tout jamais ses fruits préférés.

Les palisses étaient copieusement garnies de pommiers de « plein vent » dont une majorité d’une variété que les gens d’ici appelaient « croche », quelque peu acide et aigrelette idéale pour faire du cidre. Il y avait également quelques beaux pommiers « clochard », la pomme reine de la gâtine, cette pomme excellente à déguster fait toujours aujourd’hui la renommée de ce pays. Il y avait aussi des reinettes grises ou du Canada. Quelques cerisiers de plein vent et de bonne taille faisaient le bonheur des enfants et quand venait le temps de cueillir les cerises, ils grimpaient comme des singes dans les cerisiers.

Les champs sont de petite taille à la mesure du travail que peuvent fournir l’homme et l’animal. Ils sont délimités par des « palisses » et des fossés. Cette architecture de la Gâtine était un obstacle à l’érosion, les racines des arbres favorisent l’infiltration. Les haies retiennent l’eau et protègent les cultures du vent. Les fossés en ceinture maintiennent l’eau et une certaine humidité.

Cette mosaïque de petits champs et de boqueteaux délimités constitue un paysage exceptionnel. C’était un paradis pour Serge ; il y passait des journées entières. C’était aussi une extraordinaire réserve de faune et de flore. Pour un enfant, c’est un grand livre de la nature à sa disposition pour apprendre à reconnaître les fleurs sauvages, le monde végétal, les oiseaux, les insectes et pour voir défiler le cycle des saisons ; l’endormissement de la faune et de la flore, la renaissance au printemps, les changements de couleur des saisons. Cette cohabitation de tous les instants procure une empathie durable avec la nature.

Les moyens de l’époque ne permettent pas de mettre en culture les zones humides où serpentent les ruisseaux. Elles produisent d’ailleurs un fourrage de qualité. Il faut attendre que le sol soit suffisamment ressuyé pour que le piétinement des vaches ne les détériore pas. Les ruisseaux alimentés par les rigoles et l’eau des sources sont régulièrement entretenus pour que l’eau y coule toute l’année. Cet entretien s’est perdu au fil du temps, ce n’est plus une préoccupation des agriculteurs qui n’ont plus de temps à y consacrer et qui ont oublié ce qu’ils doivent à la nature. L’eau des sources, des rigoles et des rus a fini par s’éparpiller dans des prés devenus incultes.

La faune et la flore aquatique sont abondantes dans les ruisseaux et les mares. On y trouve des grenouilles vertes, des têtards, des tritons, des sangsues, ainsi que des petits crustacés et de multiples insectes. En ce temps-là, les ruisseaux abritaient quantité de petits poissons : vairons bigarrés et tachetés, épinoches ; petits poissons à épines qui construisent un nid, loches avec ses barbillons qui vivent sur le fond, et cyprinidés. Aujourd’hui, ils ont disparu, supprimés par la pollution, les pesticides, l’envasement, mais aussi et surtout parce que l’homme a oublié de protéger la nature et l’environnement. Les libellules qui après éclosions de leurs larves se transforment en « demoiselles bleues » sont un véritable émerveillement pour les yeux. Peu de gens savent que la libellule au vol si caractéristique et rapide a une place de choix dans l’univers des samouraïs au Japon.

Les grenouilles vertes ou grises et les rainettes, minuscules grenouilles que l’on trouve dans l’herbe mouillée, étaient une source de distraction pour Serge et ses frères, leur pêche à la main ou à la ligne avec un bout de tissus rouge au bout d’une branche de noisetier pouvait les monopoliser des après-midi entières. Ils capturaient les petites rainettes pour faire des farces aux autres enfants, surtout aux filles qui poussaient de hauts cris quand on leur en glissait une dans le col de leur robe. La grenouille est aussi un personnage important du folklore populaire ou enfantin. Tantôt répugnant et maléfique comme dans la bible, la deuxième des dix plaies d’Égypte avec l’invasion des terres par des milliers de grenouilles. Ou au contraire magique et bénéfique à travers le mythe du prince ou de la princesse transformé en grenouille ou en crapaud. Dans la mythologie germanique, elles sont associées à la déesse Freyja, déesse de l’amour dont elles sont les messagères.

Au bord des berges, les plantes abondent, les menthes croissent avec les iris d’eau et les sagittaires. Les joncs et les petits roseaux forment des bordures épousant toutes les nuances de vert. Parfois on découvre, cachée dans l’herbe humide d’un chemin creux, une salamandre noire et brillante tachetée de jaune vif. Cet animal fascinant auquel on prêtait depuis le moyen âge des pouvoirs magiques et que l’on disait insensible au feu parce qu’engendré par l’eau et le feu, fut aussi l’emblème royal du roi François 1er.

La maison

C’est une maison, construite entre les deux guerres aux murs déjà tristement grisés comme presque toutes les maisons de Gâtine. La toiture est en ardoise, ce qui est rare pour une ferme dans ce pays, l’ardoise étant plutôt réservée aux belles demeures bourgeoises. Serge et ses frères avaient l’impression d’avoir la maison la plus moderne de la commune.

Pour les enfants, elle paraissait très grande et c’est le souvenir que Serge en garderait plus tard. Quand il put la revoir, cinquante ans plus tard, ce fut un véritable choc. Si la maison et quelques dépendances n’avaient guère changé, son environnement avait été bouleversé, les arbres et les palisses autour de la ferme avaient disparu, il devait en éprouver une grande tristesse. À tout jamais le souvenir de la maison de son enfance aurait sa préférence et resterait gravé dans sa mémoire…

En arrivant du village, on se trouvait en face de sa façade orientée au sud. La maison d’habitation se présentait ainsi : au rez-de-chaussée une porte en bois gris bleuté, encadrée par deux fenêtres aux volets de bois de la même couleur. À l’étage deux fenêtres identiques à celles du bas. À l’intérieur, les deux pièces de l’habitation qui paraissaient grandes dans l’enfance de Serge ne faisaient pas plus d’une trentaine de mètres carrés au sol.

Au rez-de-chaussée le sol est en ciment gris relativement lisse. Le travail des maçons s’est développé entre les deux guerres et les maisons au sol en terre battue se sont raréfiées. Bâties sur des sols granitiques, les maisons n’ont pas de fondations. Dans certaines maisons anciennes, c’était le cas dans le hameau voisin, de grands rochers de granit à la surface presque plane constituaient le revêtement du sol ce qui nécessitait de nombreuses et cocasses opérations de calage des meubles.

La porte d’entrée donne sur un escalier qui mène à l’étage. À droite se trouve la pièce principale, où l’on prépare et mange les repas et où l’on se retrouve parfois les soirs d’hiver devant le feu de la cheminée, avant d’aller se coucher avec une brique chaude enveloppée dans du papier pour réchauffer les draps.

Au fond, une porte donne accès à l’écurie et à la grange ; sur le côté droit, une autre porte permet d’accéder à la « souillarde » au sol en terre battue. Cet endroit sert à la fois de cellier et de réserve à nourriture. On y trouve trois ou quatre barriques de vin et de cidre et les saloirs, sortes de grandes jarres en grès aux couleurs automnales dans lesquels sont gardés dans le sel les morceaux de poitrine de porc et le lard du cochon tué d’une année sur l’autre. Les conserves de viandes et de légumes et les confitures y sont entreposées, ainsi que les fromages de chèvre qui s’affinent en séchant dans le garde-manger suspendu au plafond et les fromages frais qui s’égouttent dans les faisselles. On y stocke tout un tas d’ustensiles ménagers : lessiveuses, brocs, bidon de lait, balais de genets, outillage, etc.

Le mobilier de la pièce principale est constitué d’une table en bois rectangulaire de dimensions modestes recouverte d’une toile cirée à carreaux et de ses chaises campagnardes paillées. Un buffet en chêne et une cuisinière en fonte grise viennent compléter ce mobilier. Un évier en pierre encastré dans le mur permet de laver les légumes et de faire sa toilette avec l’eau puisée au puits. Au plafond pend l’ampoule électrique transparente (l’électricité vient d’arriver, dans la campagne Gâtinaise), elle est surmontée d’un chapeau chinois en fer étamé et de son contrepoids blanc en forme de poire qui permet de remonter ou d’abaisser la lampe. On continuera cependant à utiliser la lampe tempête à pétrole pour s’éclairer à l’extérieur et la lampe à huile à l’intérieur de la maison. Un vieux poste radio TSF en bakélite, il n’y a pas encore de transistor, trône sur le buffet avec le traditionnel calendrier des PTT. Deux jambons pendent au-dessus de la cheminée qui a fini par noircir le plafond au fil des ans.

Dans l’entrée, à gauche se situe la chambre des parents aux murs tapissés de papiers fleuris. Elle est meublée d’une haute et profonde armoire de style Louis Philippe en bois blond avec une corniche toute simple, des entrées de serrure et des paumelles dorées. Le lit très simple des parents est de fabrication récente et sans fioritures, le sommier est plus bas que les autres lits de la maison. Un crucifix avec sa branche de laurier fané est accroché au-dessus. Une table ronde en noyer blond avec un napperon brodé par la mère de Serge, orne la table avec des cadres photos et à la belle saison un vase de fleurs du jardin. Le mobilier est complété par un lit d’enfant de couleur vert tendre à hauts bords. Il accueillera Yvan à sa naissance, puis le petit frère Jammes qui naîtra en avril 1950. Un poêle à bois permet de se chauffer l’hiver.

À l’étage, au-dessus de la cuisine on accède au grenier où l’on stocke le blé, c’est le royaume du chat qui pourchasse les souris qui ne se sont pas fait piéger par les petits pièges à ressort appelés « tapettes ». Aux poutres du plafond sont suspendus les bouquets d’ails, d’oignons et d’échalotes qui finissent de sécher pendus par leurs tiges nouées.

Au-dessus de la chambre des parents, la chambre des deux aînés, meublée d’une modeste armoire en frêne à une porte ; deux lits de coin à rouleaux de 120 avec leur têtière arrondie et de gros édredons rouges en plume. Un poêle à bois identique à celui de la chambre du bas et une petite table avec des chaises complète le mobilier. Les toilettes n’existant pas, pour satisfaire les besoins naturels la nuit, les deux chambres étaient équipées de seaux en fer émaillé aux rebords arrondis, munis d’un couvercle.