À l’ombre des séquoias - Zannie Voisin - E-Book

À l’ombre des séquoias E-Book

Zannie Voisin

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Beschreibung

Un enfant sans mère, né du chaos. Une femme sans passé, hantée par l’enfance. Un vieil homme sans descendance, gardien de souvenirs fanés. "À l’ombre des séquoias" raconte la naissance d’une famille improbable, tissée d’amour, de secrets et de cicatrices. Sous les ramures protectrices des géants californiens, les âmes cabossées réapprennent à s’enraciner. Quand les liens du cœur prennent le pas sur ceux du sang, la vie retrouve sa sève, là où plus rien ne semblait possible.

À PROPOS DE L'AUTRICE 

Depuis 2009, Zannie Voisin se consacre pleinement à l’écriture, nourrissant ses récits des grands voyages qui jalonnent sa vie et l’inspirent à explorer des ailleurs lointains. Vice-présidente de l’Association des écrivains de Bretagne, elle signe plusieurs ouvrages aux Éditions Le Lys Bleu, dont "Le guerrier des Alpujarras" en 2023, récit historique saisissant, et "L’Îlden" en 2025, roman aux accents oniriques.

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Seitenzahl: 552

Veröffentlichungsjahr: 2025

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Zannie Voisin

À l’ombre des séquoias

Roman

© Lys Bleu Éditions – Zannie Voisin

ISBN : 979-10-422-7629-4

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Du même auteur

Gillia – Passé composé, futur simple – Édilivre – 2009 ;

Maximila et les chevals de cœurs – Édilivre – 2010 ;

Trente comme un, trente communes – Collectif d’auteurs de Loire Atlantique – Éditions du Petit Pave – 2011 ;

Le guerrier des Alpujarras – Le Lys Bleu Éditions – 2023 ;

Jardin bleu – Le Lys Bleu Éditions – 2024 ;

L’Îlden – Le Lys Bleu Éditions – 2024 ;

À l’est, l’embellie – Le Lys Bleu Éditions – 2025.

Depuis lors, quelle que soit la douleur, immense, insoutenable, je n’ai donné à personne le droit de confisquer mes rêves ou de piétiner ma vie…

Michèle Demai,

Il est temps, courons vers l’horizon, Éditions J.C. Lattès

Généalogie de

À l’ombre des séquoias

Gillia : écrivain de livres pour les enfants – épouse de Paul – maman des jumelles Rachel et Léa, belle-mère de Dany ;

Paul : vétérinaire, époux de Gillia – papa présumé de Dany. Papa des jumelles, Rachel et Léa ;

Dany : prénom Daniel – fils de Georgina décédée ;

Lina : vieille dame qui a élevé Dany avant l’arrivée de Gillia ;

Georgina : maman décédée de Dany ;

Anaïs : ex-épouse de William – maman de Sylvain ;

Philippe : époux d’Anaïs – papa de Julie, Sophie et Sarah ;

William : ex-époux d’Anaïs, papa de Sylvain – remarié avec Agnès, papa des jumelles, Éline et Eléa ;

Sébastien : copain de Sylvain – appelé « les iens » par Sophie ;

LucienLecamp : voisin retraité de Paul et considéré comme grand-père par Dany – époux d’Armandine, décédée ;

Flavien : père présumé de Dany – son père est Félix et sa mère Clara. Papa de Toritana dont la maman est Içanà : elles sont polynésiennes ;

Félix : ex-policier – père de Flavien et copain d’enfance de Joël Lagrange médecin ;

Clara : maman de Flavien – épouse de Félix – puis épouse de Joël Lagrange ;

Joël Lagrange : médecin – second époux de Clara ;

Aspasia et Ambre : Infirmières à l’hôpital ;

Antoine Lemercier : médecin aux services des urgences et ami de Joël Lagrange ;

Albane et Georgina : ex-compagnes de Flavien ;

Kalinda et Vaclav : enfants polonais juifs ;

Kalinda : devenue infirmière et amie du médecin Joël Lagrange – épouse de Marius, 2 frères adoptifs Alexis et David ;

DocteurTannaz : médecin de la Croix rouge ;

DocteurKrugger : médecin-pédiatre et officier allemand pendant la guerre ;

Guelda : femme de ménage d’un curé et fiancée à Alexander, le passeur d’enfants ;

Agnetta : sœur de Guelda ;

Dariusz, Jacek et Grazyna : enfants juifs – Jacek et Grazyna sont frère et sœur – Dariusz est leur cousin ;

Nom du voilier : « Le Sirenha » rebaptisé « Henintsoa ».

Monsieur Lecamp

L’homme, vêtu d’un jeans noir, d’un blouson de toile noire de bonne facture, ouvert sur une chemisette bleu clair, s’appuya contre le mur. Les rides sur son visage indiquaient la quarantaine bien tassée. Les cheveux bruns, aux tempes grisonnantes, qui auraient nécessité une petite visite chez le coiffeur, lui donnaient une allure inquiétante. Les yeux gris acier tirant sur le bleu agrémentaient un visage hâlé et buriné dévoilant la pratique d’un métier au grand air. Il avait, ce que l’on pourrait appeler « une belle gueule ». Il regardait avec intensité vers le bout de la rue. D’un geste calme et mesuré, il tapota sur toutes les poches de son blouson. Sa main s’arrêta sur l’une d’elles, d’où il extirpa un paquet de cigarettes légèrement aplati. En fouillant avec deux doigts, il en ressortit les deux dernières. Il en plaça une entre ses lèvres et coinça la deuxième sur son oreille gauche. Il écrasa complètement le paquet vide et le remit dans sa poche en attendant de le jeter dans une poubelle. Il songea qu’il lui faudrait rapidement se réapprovisionner. Pas question de faire le guet sans sa drogue. Avec des gestes tâtonnants qui laissaient voir des mains puissantes, il chercha une boîte d’allumettes qu’il finit par récupérer dans la poche arrière de son pantalon. Ses yeux scrutaient la rue, tranquille à cette heure, et rien d’autre ne semblait l’intéresser. Il fit craquer une allumette et l’approcha de la cigarette qu’il tenait serrée entre ses lèvres. Il aspira, aspira encore, un léger filet de fumée s’éleva et le bout devint incandescent. Il prenait son temps et, comme il ne regardait pas ce qu’il faisait, la flamme finit par lui brûler les doigts.

— Aïe ! Quel con !

Il desserra trop les lèvres et la cigarette alla rejoindre le reste de l’allumette qui avait atterri sur le trottoir. Monsieur Lecamp, occupé à soigner ses plantes derrière sa haie, l’entendit et vint vers lui.

— Vous avez besoin de quelque chose ?

— Non ! Occupe-toi de toi, grand-père, et tout ira bien !

Le ton n’attendait aucune réponse.

— Je disais ça pour vous aider. Et je ne suis le grand-père de personne, je n’ai pas eu d’enfant ! répliqua quand même le vieux monsieur.
— C’est dommage pour toi parce que tu aurais eu de quoi t’occuper au lieu de t’inquiéter pour moi.
— Ce n’est pas une raison pour être impoli. D’ailleurs, je t’ai déjà vu plusieurs fois rôder par ici. Tu cherches quoi ? demanda Monsieur Lecamp, en le tutoyant à son tour.

L’homme ne répondit pas et préféra abandonner. Il reviendrait à la nuit tombée et finirait bien par trouver ce qu’il cherchait. Il ne pouvait pas risquer de donner au vieux fou l’idée d’appeler la police. Il avait le temps, enfin, pas tant que ça, dut-il s’avouer. Il lui suffisait d’attendre et il finirait bien par récupérer ce qui lui appartenait. Rien ni personne ne pourrait l’en empêcher ! Il s’en alla en jetant un regard mauvais au vieux monsieur qu’il n’impressionna pas le moins du monde.

***

— Il n’est pas clair celui-là, grommela Monsieur Lecamp. Je me demande ce qu’il peut regarder comme ça.

Il le regarda partir et tourner au coin de la rue. Il sortit sur le trottoir et regarda dans la même direction que l’homme regardait. Il ne vit rien d’inhabituel. Il l’avait aperçu plusieurs fois, il ne se cachait pas et semblait surveiller quelque chose. Mais il ne voyait pas ce que ça pouvait être. La rue était vide. D’habitude il y avait des enfants qui jouaient ou faisaient du vélo, quand ils n’étaient pas en classe. Mais c’étaient les grandes vacances et certaines familles partaient.

— Peut-être qu’il est en repérage pour faire un mauvais coup ? À moins que ce soit un pervers sexuel qui cherche des enfants ? Voilà que je me fais de mauvais films, moi. Je lis trop de romans policiers et ça fausse mon jugement, songea-t-il. Mais quand même… Grand-père ? Je t’en ficherai du grand-père, moi !

Il retourna à ses travaux de jardinage en maugréant. Son jardin lui permettait d’entretenir des rapports de bon voisinage. Tous ces voisins l’appelaient Monsieur Lecamp. Pas un ne se souvenait de son prénom et il s’en foutait. Même sa femme avait pris l’habitude de l’appeler Monsieur Lecamp. Sa grande fierté, c’était quand les gens le complimentaient sur son jardin à l’anglaise. Les plantes semblaient pousser n’importe comment, alors que chacune d’elles était à une place savamment calculée. Pas une journée ne se passait sans que l’un ou l’autre de ses voisins ne s’arrête pour faire un brin de causette. On parlait du temps qu’il faisait, de celui qui allait venir ou de celui qui était espéré, des nouvelles entendues à la radio ou vues à la télévision la veille au soir. Tout était prétexte à discussion. Lucien Lecamp était la bonté même et on aurait pu lui décerner la médaille de la gentillesse si celle-ci avait existé.

Il flirtait avec ses soixante-dix-huit ans. Une bande de bons copains venaient souvent taper la belote avec lui l’après-midi. Il se sentait, ainsi, moins seul. Seul, il l’était pourtant depuis la mort de sa femme survenue, il y avait un peu plus de vingt ans. Elle était décédée des suites d’une grave maladie, suivant la formule consacrée, mais qui n’avait pas été longue, Dieu merci, ajoutait-il. Une leucémie foudroyante l’avait emportée en deux mois. C’était bien la première fois que la pauvre femme avait fait quelque chose rapidement. Elle vivait constamment au ralenti. Toute sa vie n’avait été faite que de lenteur. Les courses, le ménage, la cuisine. Elle avait effectué toutes ces tâches avec le double du temps nécessaire pour les faire. Quand il lui demandait de se dépêcher un peu, elle le regardait en ayant l’air de ne pas comprendre ce qu’il disait. Elle n’était jamais énervée, jamais angoissée. C’était lui que ça énervait. Il faut dire qu’il était chef de gare et que sa vie était réglée sur l’horloge de la gare. À la seconde près ! Si lui était toujours trop en avance, sa femme était toujours en retard pour tout. Ce qu’il avait trouvé charmant, au tout début de leur mariage, était vite devenu une irritation. Il avait fait des efforts pour se mettre au diapason conjugal, mais le tempo étant beaucoup trop lent pour lui, il avait rapidement abandonné. Demander à un lémurien d’aller à la vitesse d’une antilope ou même d’une simple chèvre facétieuse, relevait d’une utopie. Même sa façon de parler était pianissimo. En plus, elle ne parlait pas, elle murmurait. Il devait souvent lui faire répéter ou se pencher vers elle pour entendre ce qu’elle lui disait. Il avait pris l’habitude de répondre par des « mm, mm » qui pouvaient signifier aussi bien oui que non. Et tous les deux s’en satisfaisaient.

Il avait vingt-quatre ans et elle, vingt-trois quand il l’avait demandé en mariage. Elle avait attendu deux ans avant de lui donner sa réponse, alors qu’aucun obstacle n’empêchait d’avoir une réponse plus rapide. Ils fêtèrent leurs fiançailles et il dut encore attendre deux autres années pour la célébration du mariage. Cela aurait dû lui mettre la puce à l’oreille. Mais non ! Sa bonne nature et l’amour qu’il éprouvait pour elle lui avaient permis d’attendre. Il se contentait de baisers, le plus souvent volés. Une petite tape sur sa main, qui parfois s’égarait, et tout rentrait dans l’ordre. Sa fiancée n’avait pas d’élan amoureux vers lui. Il la pensait trop prude et s’imaginait que le mariage allait tout arranger. Il avait lu quelque part que « le plaisir est le garant d’une harmonie conjugale ». Il disait, en riant jaune, qu’il faisait son « chemin de croix » en attendant sa délivrance. Il croyait qu’il en était de même pour tous les fiancés du Monde… Enfin, de France ! Les récits coquins de ses copains, également fiancés et plus chanceux que lui, alimentaient ses fantasmes et le laissaient entrevoir une vie maritale pleine de félicité. Sa fiancée étant trop sage, l’impétueux sexuel qu’il était avait dû réfréner ses ardeurs mais s’était promis de se rattraper aussitôt l’alliance passée au doigt de sa promise. Il avait rêvé et attendu avec ferveur le moment où, dans leur chambre et enfin seuls, il ferait valser robe, voile et lingerie qu’il avait espérée coquine. Il fut bien déçu. Son épousée avait affiché une telle froideur que ce fut un désastre. Mademoiselle Armandine n’était pas prête avant le mariage… Madame Lecamp ne le fut pas davantage après. Oh ! Jamais elle ne se refusait à son mari, mais elle n’était pas là. Lumière éteinte, dans la position du missionnaire, elle soulevait sa chemise de nuit, fermait les yeux et marmonnait des patenôtres. Il avait l’impression d’étreindre un morceau de bois et avait pris l’habitude de conclure rapidement. Elle attendait que son mari cesse de s’agiter avant de se relever pour aller se laver et frotter énergiquement afin d’effacer ce qu’elle prenait pour des turpitudes maritales. Lui qui aurait aimé des échanges amoureux et fiévreux en resta frustré pour le reste de sa vie. Il avait vite compris que son « chemin de croix » n’était pas près de s’arrêter. Pourtant il ne lui était jamais venu à l’idée de la tromper. Il avait signé, il devait expier la peine qu’il s’était imposée. En matière d’épouse, il n’avait pas tiré le bon numéro et il avait dû s’en accommoder tant bien que mal. L’amour qu’il avait pour sa femme n’était qu’à sens unique et il pensa très vite qu’il aurait mieux fait de rester célibataire. Il trouvait que le mariage à l’essai, que pratiquaient maintenant les jeunes, était beaucoup moins hypocrite. Au moins, l’homme et la femme se connaissaient avant de se trouver dans une situation bien embarrassante. Combien de fois avait-il pensé qu’elle aurait été mieux à sa place dans un couvent, car elle était prude et réservée au-delà de la normalité. Il ne parla jamais de son infortune à ses copains qui continuaient à dévoiler leurs secrets d’alcôve devant lui, ignorant que Lucien les enviait en silence. En les écoutant raconter comment leurs femmes se pâmaient aux meilleurs moments de leurs étreintes, il comprit que la sienne n’avait jamais éprouvé même un semblant d’orgasme. Il se contenta de rêver et de penser à ce qu’aurait pu être sa vie avec une autre femme.

Armandine n’aimait pas sortir. Elle passait son temps à faire de la broderie en récitant des prières. Quelquefois, ils allaient au cinéma ou voir une pièce de théâtre. Seules ses sorties pour aller à la messe, qu’elle ne manquait sous aucun prétexte, la transportaient de bonheur. Elle se préparait si rapidement que cela confirmait à son mari qu’elle aurait été plus heureuse sous un voile de bonne sœur que chapeautée et sanglée comme une femme mariée. Au tout début de leur mariage, en bon mari qu’il était, il l’accompagnait à l’église. Mais il en eut vite assez de voir l’extase s’inscrire sur le visage de sa femme pendant tout le temps que durait la messe. Elle l’ignorait royalement et il n’était pas certain qu’elle fut consciente de sa présence à ses côtés. La bigoterie d’Armandine n’avait jamais gêné Lucien, il avait rapidement compris qu’il avait fait un mariage à trois. Dieu était un rival qu’il ne pourrait jamais vaincre, lui, pauvre homme devant l’Éternel !

Ce qu’il n’avait jamais su, Lucien, c’est que sa femme avait eu le secret désir de devenir moniale. Mais, car il y avait un « mais », si la mère de sa femme était très profondément croyante, son père était tout ce qu’il y avait de plus athée. Il n’avait pas voulu entendre parler du désir d’Armandine de prendre le voile pour quelque religion que ce soit et encore moins celui de devenir sœur cloîtrée chez les Carmélites comme c’était son désir. Fille unique, elle se devait d’obéir et de se soumettre aux exigences de son père qui ne s’était jamais remis de n’avoir qu’une fille, alors qu’il avait tant espéré un fils. Elle devait se marier et porter ce jour-là une couronne de fleurs d’oranger qui ne pouvait être souillée, et avoir un garçon pour reprendre les affaires de la famille. Il ne voulait pas les lui confier. De son point de vue, sa fille était trop bigote, et il la croyait capable de léguer son héritage à quelques évêchés avides de s’en emparer.

Un jour, il pressa Lucien de questions : comment sa fille se comportait-elle au lit ? Qu’attendaient-ils pour lui donner des héritiers ?

Excédé, celui-ci se permit de lui faire remarquer que sa fille passait son temps en prières et à faire de la broderie et que le devoir conjugal s’en trouvait négligé, voir absent. S’il n’en tenait qu’à lui, il aurait déjà, au bout de trois ans de mariage, une ribambelle d’héritiers.

Pas du tout surpris, le beau-père renouvela pourtant ses principes : un mari doit se montrer ferme, une épouse, contente ou pas, doit se soumettre aux désirs de son mari. Il rendit son gendre responsable de cette situation et le somma de faire en sorte que sa fille soit le plus rapidement possible dans une « situation intéressante ». Dieu, ou Diable, merci, il ne vécut pas suffisamment longtemps pour savoir qu’il n’aurait jamais la descendance qu’il avait tant espérée. À sa mort, Armandine qui n’avait plus à craindre les foudres de son père, devint encore plus bigote et se refusa de plus en plus à son mari.

« Si mariage il y avait eu, d’enfançon point ne parut », résumait Lucien, quand on lui demandait pourquoi il n’avait pas d’enfant. Les enfants de ses amis devinrent ses petits-enfants.

Dany

Dany, son petit-fils par intérim, comme il se plaisait à l’appeler, était son préféré. Il était le fils de son voisin vétérinaire. Dany venait visiter le vieux monsieur depuis sa plus tendre enfance. Leur affection avait commencé le jour où le gamin, alors âgé de six ans, faisait de la trottinette sur le trottoir. Le vieux monsieur taillait sa haie. Le petit s’était arrêté et après avoir regardé lui déclara :

— On dirait que tu coupes les cheveux de tes arbres.

Lucien sourit et expliqua :

— On ne coupe pas la haie, on la taille. C’est comme ma moustache si je ne la taille pas elle sera trop longue et je ne serai pas beau. Une haie ce n’est pas un arbre, et je la taille pour qu’elle soit belle.

— De toute façon, t’es pas beau avec ta moustache !

Et vlan, prends-toi ça dans les dents, pensa Lucien. À un autre tour de trottinette, le vieux monsieur lui parla de ses trains miniatures. Dany s’écria.

— J’aimerais bien que tu me les fasses voir, mais faut que je demande à mon père si y veut. Parce que je dois pas rentrer chez les gens. Papa y dit aussi que je dois pas suivre les « monsieurs ou les dames que je connais pas. Toi, je te connais, mais je demanderai quand même à mon père.

— Il a raison ton papa. Demande-lui d’abord. Il me connaît bien, tu lui diras que je suis Lucien Lecamp.
— Je sais que mon père il te connaît parce qu’il me l’a dit. Il dit toujours que je dois pas faire de la trottinette plus loin que la maison de Monsieur Lecamp. C’est toi ?
— Ça, mon bonhomme, je confirme. Lucien Lecamp, c’est bien moi !
— Bientôt, je vais aller voir ma copine Julie. Elle habite à Paris ! Tu connais Paris, toi ?
— Ça, pour sûr que je connais Paris…
— Eh ben, la tour Eiffel, c’est la capitale de Paris…

Lucien éclata de rire.

— C’est Paris qui est la capitale de la France, expliqua-t-il.
— Euh… C’est ça que je voulais dire. Mais à Paris, y a la tour Eiffel, je l’ai déjà vue !

Dany avait neuf ans quand le vieux monsieur lui avait avoué son amour pour les très grands arbres et particulièrement pour les séquoias. Il possédait un livre sur ces arbres et son rêve était d’aller voir, un jour, les séquoias géants du parc Yosemite aux États-Unis. Il lui avait montré les photos des douze plus grands séquoias qui avaient été baptisés de noms de généraux, de présidents des États-Unis et de grands hommes de ce pays. Il les connaissait tous par cœur mais ne les avait jamais vus. Il avait transmis son amour des séquoias au petit garçon.

— La Californie c’est trop loin et pour moi c’est beaucoup trop cher pour y aller. C’est un rêve qui restera toujours un rêve, avait-il dit en soupirant.

Dany avait réfléchi quelques instants et répliqué :

— Quand je serai grand, je t’emmènerai voir le « Général Sherman ». On se mettra en dessous et on sera à l’ombre, parce que tu sais, il fait très chaud en Californie, c’est la maîtresse qui nous l’a dit !

Lucien avait souri. Il était ravi que Dany ait retenu le nom du plus grand des séquoias. Le petit avait répondu :

— Je vais faire le même métier que papa et comme ça, j’aurai plein d’argent ! Et après, on partira tous les deux !

En attendant, Lucien apprenait au petit, le nom des arbres et des plantes de son jardin. Dany en retenait la plupart mais il était impatient de voir un séquoia « pour de vrai ». L’amour réciproque des grands arbres était devenu un sujet de discussion entre eux.

Dany, maintenant âgé de onze ans, continuait à venir chez lui pour faire la conversation. Comme le gamin avait des lacunes avec les maths, le vieux monsieur l’aidait à comprendre ses exercices. Un retraité, chef de gare à la SNCF, et matheux de surcroît s’y connaissait en vitesse et horaires de trains qui se croisent et se recroisent. Il expliquait le temps que mettait un seau à se remplir à cause d’une fuite d’eau au robinet. Dany, plus pragmatique, lui avait répondu, « on vide le seau quand il est plein et on fait réparer le robinet ».

— Ce n’est pas si simple, mon gars, avait répondu Lucien tout souriant en lui expliquant le problème.

Le gars en question demandait souvent des conseils à son vieil ami et cela entretenait leur solide affection. Après mille et une questions et autant de réponses, ils devinrent les meilleurs amis du monde. Il ne se passait pas un seul jour sans qu’ils se rencontrent. Leur affection mutuelle ne s’était jamais démentie.

Les jujus

À quelques maisons de celle de Monsieur Lecamp se trouvait celle de Paul, le vétérinaire, père de Dany. Sa première épouse Georgina était décédée un mois et demi après la naissance du petit garçon. Deux petites filles étaient nées de son deuxième mariage. Gillia, son épouse, passa un gant de toilette sur le visage de chacune des fillettes, Rachel et Léa, des jumelles de cinq ans. Deux ravissantes petites filles aux yeux bleus comme le papa, à la chevelure brune aux reflets roux, comme la maman. Dany, âgé de onze ans, les appelait « les jujus ». Elles se ressemblaient comme deux gouttes d’eau. Un œil non averti ne pouvait les distinguer l’une de l’autre. Mais Rachel avait un petit grain de beauté minuscule près de l’oreille droite et depuis peu une petite cicatrice, due à une chute de tricycle, barrait son front. Cicatrice qui serait invisible avant d’avoir l’âge de son premier flirt sérieux, lui avait dit la maman.

— C’est quoi un flotte ?

— Un amoureux…

— J’aime pas avoir des traits sur ma figure. Et pis, les traits c’est que pour les figures de grand-mère, et que je suis pas une grand-mère ! Et pis, je pourrais plus avoir de « n’amoureux » comme Léa, parce que je suis moins belle qu’elle maintenant !

N’ayant pas trop confiance dans ce que lui disait sa mère, la petite fille était allée trouver Lina qui avait confirmé les dires de la maman tout en les accompagnant de bisous. Les bisous de Lina avaient quelque chose de magique !

— Si j’ai pus de trait, je pourrai avoir des flottes ? demanda-t-elle à l’oreille de Lina.
— Oui, dès que le trait aura disparu. Et tu seras toujours aussi jolie, confirma Lina en souriant.

Les câlineries de la vieille dame calmèrent la crainte de la petite fille, ce que n’avait pas réussi la maman. Rachel et Léa étaient très complices et aussi espiègles l’une que l’autre. Mais Rachel était plus entêtée que sa sœur.

Un jour qu’elle voulait manger du chocolat, elle réclamait à cor et à cri qu’elle avait faim. Comme la famille était déjà à table, son père lui dit qu’elle mangerait ce qui serait dans son assiette, mais la petite fille déclara en pleurant qu’elle dirait à tout le monde qu’il ne voulait pas lui donner à manger. Paul ne céda pas car il savait que c’était du chocolat que sa gamine voulait et lui servit une part de daube. La fillette, toujours en pleurant et hurlant, piqua dans un morceau de viande et déclara :

— Et en plus, ta viande elle est même pas dure.

— C’est un peu le principe de la daube, déclara son papa sans s’émouvoir.

Lina et Gillia sourirent de la sortie de petite fille.

Les jumelles s’entendaient et s’entraidaient parfaitement pour faire des bêtises. Si Gillia ou Paul les grondaient, elles se réfugiaient dans le giron de Lina qui leur faisait un rempart de son corps, leur évitant ainsi pas mal de punitions, pourtant bien méritées ! Lina savait être ferme avec elles comme elle l’avait été avec Dany, mais la vieille dame n’aimait pas qu’on touche àsespetitounes. Les petitounes en question le savaient bien et elles en profitaient. Dany, le grand frère, avait été un enfant beaucoup plus calme. Il adorait ses sœurs, mais les trouvait trop petites pour jouer avec lui.

Lina était une vieille dame qui habitait tout près de chez Paul. Elle avait perdu son mari peu de temps avant de venir travailler chez lui. Auparavant, et, de temps en temps, elle travaillait comme cuisinière dans une crêperie. C’était une femme très active et bien qu’elle soit en retraite et à l’abri du besoin, elle continuait de s’occuper « pour passer le temps », disait-elle. Quand Paul avait commencé à avoir des difficultés avec sa première épouse alcoolique, il avait demandé à Lina de venir aider la jeune femme qui, très déprimée, se plaignait de solitude. Ils n’avaient pas d’enfant et le métier de vétérinaire de Paul l’obligeait à s’absenter très souvent la nuit. Sa femme Georgina ne s’intéressait à rien. Elle passait ses journées à feuilleter des magazines féminins mais ça la fatiguait rapidement. Elle regardait la télévision en zappant continuellement pour trouver le programme qui l’aurait intéressée, mais elle abandonnait très vite. Elle allait se coucher à n’importe quel moment de la journée. On la trouvait plus facilement dans son lit qu’à un autre endroit de la maison. Bref, elle s’ennuyait continuellement. Lina régentait la maison, pour le plus grand bonheur de Georgina qui n’aimait pas s’occuper des « soucis domestiques » comme elle les appelait. Paul avait pensé qu’avec la présence de Lina à ses côtés, sa femme aurait surmonté sa solitude et se serait intéressée à quelque chose. C’était une cause perdue d’avance. Elle restait sobre pendant quelques mois, puis son abstinence devait lui peser car elle quittait la maison sans prévenir personne, et malgré la vigilance de Lina. Le pauvre Paul passait le plus clair de son temps à donner des coups de fil pour essayer de la retrouver. Quand il arrivait à la localiser, il partait aussitôt la chercher. Comme il le craignait, il la trouvait toujours dans un état lamentable parce qu’elle buvait de plus belle. Elle avait des propos incohérents où il était question de « mec qui l’avait abandonnée et qu’elle voulait tuer ». Paul avait appris qu’à chaque fugue, elle partait avec un homme et pas toujours le même. Il la ramenait à la maison et ne lui faisait aucun reproche. Il aimait tellement sa femme qu’il la consolait comme il pouvait, même si la colère l’étouffait. Il espérait qu’un jour elle comprendrait le mal qu’elle lui faisait et qu’ils pourraient reprendre une vie normale. Paul n’avait jamais envisagé d’avoir un enfant avant qu’elle se soit fait désintoxiquer. À chaque retour à la maison, elle l’assurait qu’elle allait se faire soigner, qu’ils allaient être de nouveau heureux. C’était tout ce qu’il voulait entendre. Pour promettre, elle promettait, mais ce n’était que des promesses en l’air. Dès qu’elle allait mieux, elle se remettait à sortir et disparaissait de nouveau.

Sa dernière fugue lui fut fatale. Encore en robe de chambre, elle venait d’acheter du vin à l’épicerie en face de chez elle. Déjà pas mal avinée, elle n’avait pas vu le feu tricolore passer au vert. Elle traversa la route et fut fauchée par une voiture. Elle avait quitté le domicile conjugal depuis dix mois. Paul ne savait absolument pas où elle était. Les gendarmes l’avaient prévenu qu’elle était décédée sans lui donner d’autres détails, et lui avait appris qu’il avait un fils âgé d’un mois et demi, et l’invitait à se présenter à la gendarmerie le plus tôt possible. Il ne savait pas que sa femme était enceinte. Complètement abasourdi, comme si une énorme roche lui était tombée sur la tête, il était à la fois heureux d’être papa et triste de la mort de Georgina. Il était en même temps veuf et père. Chaviré, Paul se confia à son meilleur ami qui tint à l’accompagner pour le soutenir dans ses épreuves. La conversation qu’ils eurent durant le trajet le réconforta. À la gendarmerie, on le mit au courant de l’accident. On lui indiqua que le corps de sa femme se trouvait à la morgue de l’hôpital et son fils à la pouponnière du même hôpital. Une partie de la vie d’une femme se terminait, pendant qu’une autre vie commençait. Un peu hébété, accroché à son ami, il avala deux cafés avant d’affronter la visite indispensable à sa femme. Ce fut un moment très dur. Il n’avait pas vu sa femme depuis longtemps et mit un certain moment avant de la reconnaître. Cette femme, qu’il avait tant aimée et qui l’avait tant déçu. Peut-être qu’il n’avait pas su l’aimer comme il le fallait, se reprocha-t-il en lui touchant les mains, en lui effleurant du doigt le visage. Peut-être que si… Peut-être que… Mais ce n’était plus le moment de faire des suppositions. Maintenant, elle l’avait quitté pour toujours. Il gardait aussi à l’esprit qu’elle lui laissait un merveilleux cadeau et le ressentiment qu’il aurait dû ressentir en la retrouvant sur ce lit mortuaire, laissa place à de la reconnaissance. En sortant de la morgue, il respira profondément. Il était temps de faire la connaissance de son fils. La puéricultrice lui mit dans les bras un petit bout d’homme qui le regardait avec ses grands yeux ouverts. Paul esquissa un sourire qui devint rapidement une grimace qui se transforma en pleurs. Les larmes qu’il n’avait pas versées en découvrant la dépouille de sa femme coulèrent en abondance sans qu’il n’en éprouve aucune honte. Le nourrisson commença à se manifester, c’était l’heure de son biberon. La puéricultrice proposa à Paul de le lui donner. Le bébé le regardait sans cesser de téter. De temps en temps, sans lâcher la tétine, le bébé arrêtait de boire et lui faisait une grimace qui ressemblait à un imperceptible sourire avant de reprendre sa tétée. Le petit semblait le reconnaître alors qu’ils se voyaient pour la première fois. Paul insista auprès de la puéricultrice pour qu’elle le laisse changer la couche du bébé. Celle-ci resta quelques instants auprès de lui et voyant qu’il se débrouillait bien – il lui indiqua qu’il était vétérinaire et qu’il avait l’habitude des petits êtres à poils ou à plumes, alors avec un petit d’homme il devrait savoir y faire – elle le laissa en tête à tête avec son fils. Il en profita pour inspecter le bébé des pieds à la tête, tâchant de découvrir quelques infirmités qui n’y étaient pas. Le nourrisson semblait en parfaite santé. Paul découvrit son métier de père avec ravissement. Il resta deux heures à s’occuper de son fils. Il passa le voir tous les matins et les après-midis pendant les jours qu’ils lui furent nécessaires pour prendre des dispositions pour l’enterrement de son épouse dans le cimetière de leur commune et le déménagement de son appartement.

Il trouva celui-ci bien rangé. Le berceau avait des draps propres, preuve qu’elle s’occupait bien du petit. Il ne put s’empêcher de se demander comment elle faisait pour s’en occuper quand elle était ivre. Peut-être n’avait-elle repris à boire que récemment ? Cela resterait une question sans réponse. Dans la chambre du bébé, il ne semblait rien manquer. Les vêtements sur les étagères et dans les tiroirs de la petite armoire étaient bien rangés. Il se posa la question de savoir comment elle avait eu l’argent pour acheter tout ce qui l’entourait. Elle était fille unique et sa mère l’avait certainement aidée. Ce n’était d’ailleurs plus le moment de se poser des questions, l’urgence était ailleurs. Il fit des paquets avec des objets de première nécessité dont il pouvait avoir besoin pendant le voyage du retour et quelques vêtements pour les premiers jours à la maison. Il fit l’achat d’une nacelle de siège auto qu’il installa avec une grande fébrilité, et non sans jurer. Son ami n’était pas de trop car il y avait beaucoup de choses à faire en un minimum de temps et Paul était un peu dépassé par ce qui lui arrivait. Il engagea aussi un déménageur qu’il chargea de vider l’appartement. À l’exception de tout ce que contenait la chambre du bébé qu’il demanda qu’on lui livre à son domicile, il ordonna que tout le reste soit donné à La Croix-Rouge. Il n’oublia pas de choisir quelques objets personnels qui reviendraient à son fils quand il serait plus grand.

Après un dernier biberon à la crèche de la maternité, Paul et son ami prirent la route du retour. Paul préféra que son copain conduise sa voiture et il s’installa sur la banquette arrière tout près de son fils qu’il ne cessait d’admirer. Il aurait dû être triste de la mort de sa femme, mais il ne pouvait s’empêcher d’être le plus heureux des hommes en admirant le nourrisson qui dormait d’un sommeil d’ange. Il jouait avec la petite main et regardait avec ravissement les petites lignes qui marquaient déjà son destin. Cette minuscule main de bébé dans la sienne si grande l’émut plus qu’il n’aurait pu le penser. Curieux ce mélange de colère et de gratitude envers celle qui venait définitivement de le quitter en lui laissant un merveilleux cadeau ! Paul se retrouvait avec un bébé d’un mois et demi à élever, mais il n’aurait laissé, pour rien au monde, sa place à un autre.

Quand Paul, après avoir demandé en urgence un remplaçant pour son cabinet, avait annoncé à Lina qu’il devait s’absenter quelques jours, elle avait pensé qu’il avait retrouvé la trace de sa femme et qu’il allait, une fois de plus, la ramener à la maison. La pauvre femme ne se doutait pas qu’elle était si près de la vérité. Il lui avait de nouveau téléphoné pour lui apprendre pourquoi il était parti et lui demanda son aide pour élever son fils. Abasourdie, elle lui avait fait répéter plusieurs fois les nouvelles qu’il lui annonçait. Elle n’était pas très sûre d’avoir bien tout compris. Pourtant il l’avait chargée d’acheter un berceau et tout le nécessaire pour les premiers besoins du nourrisson, ce qu’elle avait fait rapidement afin que ce soit en place à l’arrivée du bébé. Dès que Paul était enfin arrivé à la maison avec son fils, Lina avait senti chavirer son cœur de grand-mère. Si petit et déjà orphelin ! Elle avait pris le père et le fils sous son aile. Elle était la mère, la confidente du père, elle devint la nounou et la grand-mère du fils. Elle était le pilier central de la maison.

Dès l’arrivée du petit Dany, Lina occupa une chambre, à temps presque complet dans la demeure de Paul qui devait souvent s’absenter. Il n’était pas rare qu’il soit appelé de nuit pour se rendre dans une ferme pour un vêlage qui se passait mal ou pour toutes autres raisons. Quand Lina rentrait coucher chez elle, et s’il avait besoin de s’absenter, il l’appelait et elle arrivait aussitôt. Elle habitait seulement trois maisons plus loin. Il pouvait ainsi partir l’esprit tranquille, le bébé, puis le petit garçon qu’il devint, ne restait jamais seul. Lina considérait ce petit comme son petit-fils, qui, de son côté, adora la vieille dame.

Annoncer à la famille et aux amis la mort de sa femme et l’existence d’un bébé ne fut pas chose facile. La jeune maman lui avait donné le prénom de son propre père, Daniel, mais par la suite tout le monde appela le petit garçon Dany. Il avait été déclaré au service de l’état civil sous le nom de Paul car ils n’étaient pas divorcés.

La mère de Paul voulut absolument savoir si Dany était vraiment son petit-fils. Aussi, refusa-t-elle de s’occuper du nourrisson tant que son fils n’aurait pas effectué une recherche en paternité ! Il refusa avec véhémence. Dany était son fils, que sa mère le veuille ou non !

Elle ne voulut pas en démordre et ne se considéra que comme supposée grand-mère, jusqu’à preuve du contraire. Elle acceptait la présence de Dany chez elle uniquement parce que Paul lui avait déclaré que si elle ne pouvait pas supporter le petit, elle ne les verrait plus, ni l’un ni l’autre ! Quand sept ans plus tard, des jumelles arrivèrent dans le foyer de Paul, sa mère changea du tout au tout. Elle regarda enfin Dany comme son petit-fils, comme si la venue de deux bébés avait changé quelque chose. Le père de Paul était très content car contrairement à son épouse, il affectionnait particulièrement le petit garçon depuis son arrivée dans la maison de son fils. L’esprit vif et curieux du petit garçon satisfaisait le grand-père. Il trouvait que ses petites-filles étaient bien mignonnes, mais qu’elles ne seraient jamais comme son petit Dany avec lequel il partageait beaucoup de complicités.

— Le lien du sang, ce sont des conneries ! avait-il répliqué à sa femme qui aurait bien aimé qu’il soit du même avis qu’elle. L’amour que l’on donne à un enfant n’a rien à voir avec ça. Pas besoin de tes trucs d’ADN et compagnie, Dany est mon petit-fils, un point c’est tout !

Paul, Dany et Lina vivaient ensemble depuis presque six ans quand Gillia avait fait irruption dans leur vie. Ce n’était pas peu dire qu’elle y avait fait irruption ! Une histoire quelque peu contrariée avait commencé entre eux. Mais, même si celle-ci avait une attirance pour le beau vétérinaire, son enfance meurtrie l’empêchait de commencer la moindre romance. Elle se l’interdisait ! Un petit bonhomme joufflu et fessu avec des petites ailes dorées qui se nommait Cupidon avait brandi son arc, tiré ses flèches, et avait touché le cœur de l’un et de l’autre. Les dieux et les anges sont insaisissables et tout le monde sait que nous n’avons pas le pouvoir de les contrecarrer. Dany, fils de Paul et petit-neveu de la logeuse de Gillia, avait aidé Cupidon à sa manière. Il recherchait une maman et insistait pour que Gillia le devienne. Il ne s’était pas demandé si son père devait donner son accord car, avec sa logique enfantine, il pensait que son père serait content. La jeune femme avait été invitée à dîner chez Paul, et, sur les insistances de Dany, elle était restée coucher. Cupidon, toujours lui, avait fait le reste, enfin presque… En une nuit ! Gillia ne voulait pas que cela continue et elle avait pensé en rester là de leur amourette.

Un mois et demi plus tard, Gillia, qui était retournée chez elle, avait reçu un coup de fil d’Anaïs, la nouvelle amie qu’elle avait connue pendant les vacances, lui annonçant la mort de son grand-père. Elle avait décidé de la soutenir pendant ces moments éprouvants et était venue la rejoindre, bien que fatiguée et malade. Elle avait des nausées continuelles suite à une crise de foie, pensait-elle. Elle s’était trouvée mal devant la dépouille du grand-père de son amie. Dans le miroir des toilettes où elle s’était réfugiée, elle avait soudain compris à la pâleur de son visage qu’elle était enceinte et elle en était mortifiée. Elle ne voulait pas d’enfant ! Et encore moins de Paul. En fait, elle n’en voulait pas du tout ! Encore une fois, son enfance l’étouffait…

Pour Paul, ce fut un exercice de patience pour la convaincre de garder le bébé. Il lui expliqua que les mauvaises histoires ne se répétaient pas obligatoirement. Après avoir fait des examens qui confirmèrent qu’elle allait avoir pas un, mais deux bébés qui semblaient en bonne santé, Gillia baissa sa garde et accepta sa maternité avec bonheur et impatience. Lina devint la confidente de Gillia qui retrouva en elle, une mère de substitution.

La grossesse se passait bien. Gillia était heureuse de ne pas avoir avorté comme elle en avait d’abord eu l’intention. Elle était choyée par celui qui se révélait être un agréable compagnon, par le petit Dany qui la considérait comme sa maman et par Lina dont elle suivait tous les conseils. Quand son ventre commençait à lui peser, ou quand son mal aux reins devenait de plus en plus présent, elle s’installait dans un fauteuil de la véranda, les pieds surélevés posés sur un pouf et, là encore, ses douloureux souvenirs revenaient… Elle ne disait rien à Paul mais dans ces moments angoissants, et malgré les paroles rassurantes de son médecin accoucheur, elle avait peur… Peur que cela recommence1.

Quand Lina prit la décision de rester habiter avec eux après la naissance des bébés, le temps que Gillia se remette sur pied, cela rassura la jeune maman. Deux bébés en même temps, ce n’était pas sans lui susciter des inquiétudes. Pourrait-elle s’en occuper ? Saurait-elle faire les gestes qu’il fallait ? Ne donnerait-elle pas trop d’amour à l’un au risque de frustrer l’autre ? Avec Lina à ses côtés, elle savait que tout irait bien. La vieille dame était une vraie mère poule et l’aiderait à veiller sur sa couvée. Gillia avait enfin confiance en l’avenir et sa nouvelle vie lui convenait à ravir. Seul, l’accouchement la rendait anxieuse, le premier ne lui ayant pas laissé de trop bons souvenirs.

Lina avait deux grands enfants qui habitaient très loin de chez elle. Elle les voyait pendant les vacances scolaires. Sans rien dire à personne, elle redoutait le moment où elle ne pourrait plus travailler chez Paul et où elle devrait rester chez elle. Peut-être que Paul l’avait pressenti. Après en avoir discuté avec Gillia, il conseilla à Lina de louer sa maison et de venir vivre complètement avec eux. Elle avait grommelé quelque chose qu’il n’avait pas compris, mais qui indiquait qu’elle ne semblait pas vraiment d’accord. Il demanda l’aide de Gillia. Celle-ci essaya de convaincre la vieille dame en lui disant qu’elle avait besoin d’elle pour les bébés. Elle ajouta qu’il leur serait agréable, à leur tour, de s’occuper d’elle quand le moment serait venu.

— Ce qui n’est pas près d’arriver ! répliqua Lina.

— Tant mieux car nous profiterons plus longtemps de toi ! répondit gentiment Gillia. Qu’est-ce que je vais faire avec les jujus si tu n’es pas là ? Ils seront deux petits bébés fragiles… ajouta-t-elle, en essayant de se montrer convaincante.
— Je confirme que ça sera deux bébés qui demanderont beaucoup de soins, ne put s’empêcher de dire Lina.

Paul profita de la brèche et renchérit :

— Elles vont avoir besoin de toi parce qu’il ne faut pas compter sur ma mère, tu le sais bien. Et qui est-ce qui pourrait les gâter plus que toi…

Lina lui fit les gros yeux, ce qui n’intimida pas du tout Paul.

— Comme tu as gâté Dany ! Tu vas être une grand-mère gâteau et gâteuse, dit-il avec un grand sourire car il voyait faiblir la résistance de la vieille dame. Ma Linou, moi aussi, j’ai besoin de toi.
— Fais pas l’enfant ! Il va y en avoir assez ici dans peu de temps.

La vieille dame n’avait pas donné sa réponse tout de suite. Ce fut à sa première visite à la clinique quand elle vit les minuscules petites filles qu’elle craqua. La puéricultrice lui demanda si elle voulait donner le biberon à un des bébés pendant que la maman s’occupait de l’autre. Elle accepta avec plaisir. Tout en admirant le bébé qui tirait sur sa tétine, elle déclara sans relever les yeux du nourrisson qu’elle tenait serré contre elle.

— C’est sûr que ça va faire pas mal d’ouvrage deux mignonnes comme toi. Je vais bien être obligée d’habiter chez toi ma princesse, ta maman a que deux bras.

Gillia donnait le biberon à l’autre bébé. Elle regarda Paul et un grand sourire illumina leur visage à tous les deux. Mais ils attendaient que la vieille dame continue son discours. Surprise que ces deux-là ne disent rien, elle releva la tête.

— Vous voulez peut-être plus ? J’ai été trop longue à me décider, c’est ça ? demanda-t-elle, légèrement dépitée.

Deux éclats de rire résonnèrent.

— C’est ça, moquez-vous d’une vieille femme qui radote…

Paul se leva de sa chaise et vint s’agenouiller devant elle en essayant de l’envelopper de ses bras. Ce qui n’était pas facile car le poupon n’avait pas terminé sa tétée.

— Ça me manquerait si tu ne le faisais pas. Je te signale que ça fait exactement plus de onze ans que tu radotes…
— Onze ans ! Tant que ça, coupa-t-elle, inquiète, en regardant Paul dans les yeux.
— Oui ! Et j’aime bien ! Alors, tu es décidée à venir vivre avec nous ?
— J’ai pas vraiment le choix. On va avoir besoin de mes bras. Et écarte-toi, tu empêches cette mignonne de respirer.

La mignonne en question ne se rendait pas compte de ce qui se passait. Elle tirait allègrement sur sa tétine.

Paul se releva et posa un baiser sonore sur la joue de Lina qui, secrètement ravie, déclara quand même :

— C’est pas pour toi que je le fais ! Va pas accroire ça ! Mais faut bien que Gillia se repose. Mais je veux encore réfléchir.

Ni Paul ni Gillia ne furent dupes. Les yeux de Lina brillaient. Elle les cacha en baissant obstinément la tête, feignant d’être concentrée par le bébé qui n’en demandait pas tant. Quelques secondes passèrent en silence, seulement interrompu par le bruit de succion des nourrissons.

Sitôt que Gillia rentra à la maison avec ses jumelles, Lina ne s’était pas encore tout à fait installée définitivement chez Paul. Elle était encore réticente, seulement pour la forme, car Paul sentait qu’elle faiblissait. Après maintes discussions, elle voulut que les choses soient claires :

— Il va falloir que tu t’occupes de la location de ma maison… Mais attends une minute, si mes enfants et mes petits-enfants viennent me voir, ils vont être obligés d’aller à l’hôtel ?
— Lina, si tu habites ici, ils viendront te voir ici. C’est assez grand, non ? Il y a suffisamment de chambres avec l’annexe au-dessus du cabinet…
— Eh ben dis donc, le monde qu’y aura ici. Bon, l’été on mettra des tentes dans le jardin pour les enfants, Dany sera très content. Tous les gosses aiment camper et ils seront pas dans nos jambes. Oui, t’as raison, on fera ça…

Elle l’arrêta d’un geste et lui asséna :

— C’est bien parce qu’y a les titounes…

Elle le laissa planté là et se réfugia dans sa cuisine parce qu’elle ne voulait pas qu’il voie les larmes de joie qu’elle avait dans les yeux. Elle était rassurée de ne pas être obligée de partir en maison de retraite. Mais pour rien au monde elle ne le leur dirait… Enfin, pas tout de suite ! Paul voulut la suivre, mais Gillia le retint par la manche. Lina ressortit presque aussitôt de son refuge et le regarda avec un air qu’elle voulut sévère.

— C’est pas parce que je vais habiter avec vous autres que tu vas prendre l’habitude de bayer aux corneilles. T’as pas de l’ouvrage à faire ?

Il ne fut pas dupe et l’attrapa dans ses bras en la soulevant.

— Lâche-moi tout de suite ou tu vas recevoir une calotte. Tu vas me donner le tournis. C’est pas des manières, ça !

Il la reposa à terre et l’embrassa sur les deux joues.

— Tu es une vraie mère pour moi, ma Linou. Qu’est-ce que j’aurais fait sans toi ?

— Ce que font tous les autres, pardi ! Et appelle-moi pas Linou. Y a que Dany qu’a le droit de le faire.

— Oh ! Je ne vais pas me gêner, je t’appelle comme je veux…

— Et moi, je reste ici si je veux… commença-t-elle, en souriant malicieusement.

— OK, tu as gagné !

Lina fit un clin d’œil à Gillia. La complicité entre les deux femmes était évidente. Paul en était bien content. Il haussa les épaules, partit chercher quelque chose dans son cabinet et en ressortit presque aussitôt. Il entendit ce que disait Lina.

— C’est sûr que je serai bien utile avec les titounes parce qu’avec tous les biberons à donner…
— Oh ! Mais je serai là moi aussi et je pourrai vous aider, lança-t-il pour ne pas être en reste.
— D’accord, tu changeras les couches. Tu verras comme c’est amusant. Et je veux plus que tu me verses un salaire.
— Lina ! Tu travailles ici !
— Pour l’instant, je peux encore. Mais ça durera pas. À moins que tu veuilles te débarrasser de moi quand je pourrai plus.
— Tais-toi, tu dis des bêtises…
— Toi aussi ! Et c’est à prendre ou à laisser. Je peux encore partir chez moi…
— Tu veux vraiment que Gillia m’arrache les yeux. Elle compte sur toi.

Celle-ci hochait la tête vigoureusement. Elle ne voulait pas intervenir et préféra sortir de la pièce.

— Mais si tu as besoin d’argent, tu demandes.
— Pis quoi encore ! J’ai bien assez de ma retraite comme argent de poche et si tu me loges et que tu me nourris… Je vais pas avoir besoin de grand-chose.
— Bien. J’ai l’intention de faire une salle de bains pour toi…
— Une salle de bains ? Le cabinet de toilette près de ma chambre me suffira bien…
— Dans le cabinet du bas, je vais faire installer des toilettes et une douche. Ça sera plus pratique pour toi, et je vais faire monter une cloison à mi-hauteur qui séparera ta chambre et cachera la table à langer des petites. On ne va pas monter à l’étage chaque fois qu’il faudra les changer.
— Alors comme ça, je veux bien, capitula Lina.
— Je vais aller annoncer ces changements à Gillia. Ça va la rassurer que tu décides de rester avec nous.
— Tss tss tss, je lui dirai moi-même. Et puis, j’étais déjà pas mal installée ici. Y a que deux ou trois petits meubles que je voudrais ramener avec moi.
— Tout ce que tu veux…
— Ne répète pas trop ça, je pourrais bien te prendre au mot. Je veux que des petites choses pour ma chambre.
— Tu ne veux pas en emmener plus ?
— Pourquoi ? T’as pas l’intention de me faire vivre avec vous ?
— Si, bien sûr…
— Alors, j’ai besoin que de ce qu’y a dans ma chambre ici et de mes vêtements, bien sûr. Et quand je serai trop vieille, t’auras qu’à me faire une piqûre pour m’euthanasier.

Paul éclata de rire, soulagé et heureux qu’elle accepte, enfin.

— Si c’était aussi simple que ça ! Mais tu viens de me donner une idée, ne me tente pas !

Il partit dans son cabinet en souriant tout seul. C’était l’heure de ses consultations et ses patients à poil l’attendaient déjà.

Le calme qui régnait à la maison fut remplacé par les pleurs des nourrissons. Ils étaient installés dans l’ancienne chambre de Dany qui communiquait avec celle des parents et avait été retapissée pour l’occasion. La maison se mit à vivre au rythme des biberons, des changements de couches, des bains. Heureusement, Lina était là et ses deux bras étaient bien utiles. Pour ne pas habituer un bébé à une seule personne, Gillia avait décidé d’intervertir quotidiennement le rôle de chacune. De temps en temps, Paul venait soulager l’une ou l’autre des femmes qui en profitait pour faire autre chose.

Dany avait été heureux de déménager dans la chambre où Gillia avait dormi la toute première fois qu’elle était venue dans cette maison. On l’avait retapissée elle aussi. Dany avait choisi lui-même une tapisserie avec des arbres et des oiseaux. Ce décor champêtre avait tout de même son circuit automobile imprimé sur sa moquette et sur lequel il faisait rouler ses petites voitures.

La gentillesse de Paul avait toujours surpris Gillia. Paul avait raison quand il parlait de la chance que Lina soit restée pour l’aider à élever le petit Dany. Elle l’avait soulagé d’un grand poids. Elle n’avait jamais manqué de l’affection de ses enfants et de ses petits-enfants, mais elle ne les voyait pas assez souvent. Ils habitaient trop loin. Son affection, à elle, s’entendait aussi bien dans les bisous sonores qu’elle faisait sur les joues du petit garçon que dans les propos qu’elle tenait à Paul. Elles les aimaient ses Titous, grand et petit, comme elle les appelait. Avec l’arrivée des jumelles, elle allait pouvoir pouponner encore. Elle adorait pouponner. Comme elle claironnait souvent qu’elle était vieille, moche et inutile, Paul lui avait dit un jour.

— Tu es plus utile que tu ne peux le croire. Tu as été plus utile que ma propre mère qui n’a pas voulu reconnaître Dany comme son petit-fils. Tu n’as pas la beauté d’une Miss France, c’est vrai, mais pour moi tu es la plus belle des grands-mères et tu n’es pas si vieille que ça. J’aurais dû t’épouser pour te remercier d’avoir élevé mon fils…
— M’épouser ? Qu’est-ce que tu peux dire comme bêtises ! Laisse-moi seulement être ta mère ou ta grand-mère comme tu veux. Et pis, tu sais bien comment est ta mère… commença-t-elle.
— Justement, c’est ma mère et c’est une mauvaise grand-mère. Dany te considère comme sa vraie grand-mère et c’est très bien comme ça. Maintenant, avec les petites, on va avoir encore plus besoin de toi. Tu seras tout, sauf vieille, moche et inutile. J’ai peur que Gillia…
— Te fais pas de souci pour Gillia, elle sera une très bonne maman. T’as vu, Dany l’aime comme si elle était sa vraie maman.
— Heureusement qu’il n’a pas connu l’autre…
— Tais-toi ! Tu vas dire des bêtises. C’est la mère de ton fils quand même ! s’était indignée la vieille dame.

***

Paul avait proposé le mariage à Gillia dès qu’il avait su qu’elle était enceinte. Il avait été fou de joie d’assister à l’échographie et de voir que ce serait deux petites filles. Avec le grand garçon qu’il avait déjà, il ne pouvait espérer mieux. Gillia avait refusé de se marier avant d’accoucher. Elle verrait après, avait-elle dit. Et le « après » durait encore. Cela n’avait pas empêché Paul de lui offrir une très jolie bague pour la naissance de ses deux petites merveilles dont il était très fier. Il avait assisté à la naissance de ses filles et il aurait tellement aimé voir son fils naître que, malgré lui, il en voulait à Georgina de l’avoir frustré de cet instant !

Pour fêter la naissance de ses filles, Paul avait ouvert une bouteille de champagne et avait trinqué avec Lina. Dany eut droit à quelques gouttes pour trinquer avec eux. Puis, il avait emmené Dany à la clinique pour qu’il fasse connaissance de ses petites sœurs. En rentrant dans la chambre, le petit garçon se dirigea tout droit vers le lit où reposait Gillia, sans même jeter un regard vers les berceaux. Très fier, avec des mimiques mystérieuses et des regards complices avec son père, il avait présenté ses petites mains sur lesquelles était posé un petit écrin bleu marine où s’inscrivait en lettres d’or le nom d’un bijoutier. Gillia avait eu les yeux qui s’étaient ornés d’une petite perle de cristal tant elle avait été touchée par le bijou, une bague avec une émeraude entourée de petits diamants, que par le geste du petit garçon qui s’était acquitté de sa tâche avec un grand sérieux. Paul lui avait offert un énorme bouquet de roses rouges.

— C’est une bague ! Papa, il a dit que c’est parce que t’as fait des bébés jujus, avait-il dit en présentant l’écrin sur ses petites mains.

— Oui, ce sont des jujus bébés. Mais n’oublie pas Dany, ce sont des filles.

Gillia se souvenait que le petit garçon n’aimait pas les filles. Paul prit son fils par la main et l’approcha des berceaux. Dany regarda tour à tour, et très attentivement, les deux bébés et fit la grimace. Il se retourna vers son père et déclara très sérieusement :

— Ça ressemble pas à des filles… Papa, t’es sûr que c’est pas des garçons ? J’aimerais mieux des garçons…

Gillia et Paul éclatèrent de rire, juste au moment où une puéricultrice entrait dans la chambre.

— Ce n’est pas gagné, affirma Paul.

— Eh bien, il y a de la gaieté ici, dit la puéricultrice en sortant un bébé de son berceau. Tu as vu tes jolies petites sœurs, demanda-t-elle à Dany.

Le petit fronça le nez d’un air légèrement dégoûté. Il semblait réfléchir.

— C’est toi qui t’occupes des bébés ?
— Oui, pourquoi ?
— Y en a d’autres des bébés, ici ?
— Beaucoup. Dans toutes les chambres, il y en a un. Mais ici il y en a deux…
— Tu pourrais pas les changer avec des garçons parce qu’avec des filles, je pourrai pas jouer aux billes… Les filles, ça sait pas !

La puéricultrice se voulut complice.

— Moi, je veux bien te les changer, mais si je fais ça, ton papa et ta maman ne seront plus les parents de tes petites sœurs. Et les autres bébés ont déjà un papa et une maman. Et on n’a pas vraiment le droit de faire ça…
— Ah ! Même pas un p’tit peu ? insista Dany qui ne voulait pas s’avouer vaincu.
— Même pas un petit peu, non ! Si je change les bébés, je vais en prison…
— Alors, tu le fais pas ! Je veux pas que tu vas en prison.
— Merci, tu es un bon petit garçon, répondit la puéricultrice en souriant. Tu sais, il y a des filles qui jouent aux billes… moi je savais…
— T’es pas une fille, toi ! T’es une dame !
— Avant, j’étais une petite fille et je jouais aux billes avec mes frères !
— Ah… ben, je peux leur apprendre alors ? répondit-il d’un ton très sérieux. Tu sais, je serai leur grand frère…
— Oui, tu as raison. Les grands frères s’occupent toujours bien de leurs petites sœurs.
— Pourtant elles ressemblent pas à des filles, elles ont pas de cheveux !
— Rassure-toi, mon bonhomme, ça va pousser.
— Ah, bon ! Parce que comme ça, elles sont pas trop belles ! dit-il.

La puéricultrice sortit de la pièce avec son poupon dans les bras.

— Elle va où avec le bébé ? s’inquiéta Dany.
— Elle va changer sa couche.
— Sa couche ?
— Un bébé ça fait pipi et caca dans sa couche… commença Paul.
— Beurk, fit Dany.

Paul attrapa son fils dans ses bras et s’assit sur une chaise. Il installa le petit garçon à califourchon sur ses genoux.

— Vous ne devez pas vous ennuyer avec un petit bonhomme comme ça ? demanda la puéricultrice qui était revenue dans la chambre et s’apprêtait à aller changer le deuxième bébé.
— Non, pas vraiment, répondit le père, secrètement fier de son grand garçon.
— À plus tard, jeune homme.
— À bientôt, Madame. Tu vas revenir ?
— Oui, je vais revenir avec ta petite sœur toute propre. Il faut que je m’occupe aussi des autres bébés. Toi, tu as de la chance, tu as deux petites sœurs et les autres dames n’ont eu qu’un seul bébé.
— Waouh ! Alors, c’est ça la chance ?
— On peut dire ça, oui.
— Alors je les garde. Maman, on les garde ? Et pis, c’est mes jujus à moi aussi.

Il faisait référence aux sœurs jumelles de son copain sylvain que tout le monde appelait les « jujus ».

— Ouf, soupira Paul en souriant. On revient de loin, merci, Madame.
— Je vous en prie, lâcha la dame en s’esquivant et en refermant doucement la porte. Un magnifique sourire éclairait son visage.

Gillia montra évidemment sa bague à Lina qui lui raconta l’histoire de sa propre bague de fiançailles.