A Suse - Jane Dieulafoy - E-Book

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Jane Dieulafoy

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Beschreibung

Je venais de traverser la Perse, du Caucase au golfe Persique, de la Gédrosie à la Susiane, lorsque je pris, à Bouchyr, le bateau qui devait me rapatrier. Les hautes montagnes du Fars s'évanouissaient à l'horizon; je leur dis un adieu que je croyais éternel. Fatigués, malades, anémiés par la fièvre, M. Dieulafoy et moi revînmes en France avec le ferme dessein de ne plus nous désaltérer à des sources étrangères. Peut-être devions-nous cette torpeur morale à un état de santé fort précaire.
Six mois plus tard, je songeais aux naïades de l'Iran: le souvenir de Suse hantait les nuits de mon mari. Il reconstruisait par la pensée ces palais des Achéménides, où la Grèce, l'Égypte et l'Asie occidentale avaient apporté leurs hommages et leurs trésors; devant lui s'assemblait cette innombrable armée de Xerxès, partant de Suse pour les rivages d'Ionie; il entendait les lamentations d'Atossa au récit du désastre de Salamine et le péan glorieux entonné par les Grecs sur les décombres fumants de Persépolis.
Marcel s'ouvrit à M. de Ronchaud, l'éminent directeur des Musées nationaux; il lui parla de nos impressions en face du Memnonium, de l'incontestable antiquité des tumulus susiens, de l'intérêt des fouilles à pratiquer dans cet Élam si lointain. De ces entretiens naquit le projet le plus révolutionnaire que l'on pût diriger contre notre désir de vivre les pieds sur les chenets: mon mari acceptait une somme de trente et un mille francs provenant d'un reliquat de crédit affecté aux musées, et s'engageait à commencer les fouilles de Suse avec ce modeste viatique.

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A SUSE JOURNAL DES FOUILLES

1884-1886

PAR

MME JANE DIEULAFOY

CHEVALIER DE LA LÉGION D'HONNEUR, LAURÉAT DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE

OUVRAGE CONTENANT 121 GRAVURES SUR BOIS ET 1 CARTE

1888

© 2023 Librorium Editions

ISBN : 9782385741402

A L'OMBRE

DE

DARIUS GRAND ROI

Ἀλλ᾽ ἐπεὶ κάτωθεν ἦλθον σοῖς γόοις πεπεισμένος . . . . .Eschyle, Perses.

TYPES D'OBOCK. (Voyez p. 10.)

A SUSE

JOURNAL DES FOUILLES

1884-1886

«Je ne m'inquiète pas si les oiseaux volent à ma droite du côté de l'aurore et du soleil, ou à ma gauche vers les ténèbres immenses: le meilleur des augures est le combat pour la patrie.»

(Homère, Iliade.)

I

Préparatifs de départ.—A bord du Tonkin.—Philippeville.—Canal de Suez.—Obock. Le roi Ménélik et sa cour.

Je venais de traverser la Perse, du Caucase au golfe Persique, de la Gédrosie à la Susiane, lorsque je pris, à Bouchyr, le bateau qui devait me rapatrier. Les hautes montagnes du Fars s'évanouissaient à l'horizon; je leur dis un adieu que je croyais éternel. Fatigués, malades, anémiés par la fièvre, M. Dieulafoy et moi revînmes en France avec le ferme dessein de ne plus nous désaltérer à des sources étrangères. Peut-être devions-nous cette torpeur morale à un état de santé fort précaire.

Six mois plus tard, je songeais aux naïades de l'Iran: le souvenir de Suse hantait les nuits de mon mari. Il reconstruisait par la pensée ces palais des Achéménides, où la Grèce, l'Égypte et l'Asie occidentale avaient apporté leurs hommages et leurs trésors; devant lui s'assemblait cette innombrable armée de Xerxès, partant de Suse pour les rivages d'Ionie; il entendait les lamentations d'Atossa au récit du désastre de Salamine et le péan glorieux entonné par les Grecs sur les décombres fumants de Persépolis.

Marcel s'ouvrit à M. de Ronchaud, l'éminent directeur des Musées nationaux; il lui parla de nos impressions en face du Memnonium, de l'incontestable antiquité des tumulus susiens, de l'intérêt des fouilles à pratiquer dans cet Élam si lointain. De ces entretiens naquit le projet le plus révolutionnaire que l'on pût diriger contre notre désir de vivre les pieds sur les chenets: mon mari acceptait une somme de trente et un mille francs provenant d'un reliquat de crédit affecté aux musées, et s'engageait à commencer les fouilles de Suse avec ce modeste viatique.

La sagesse des nations triomphait: fontaines de Perse, j'allais encore boire de vos eaux!

Sur la demande de M. Charmes, le ministère de l'Instruction publique ajouta un supplément de dix mille francs à ces premiers fonds; la Guerre prêta tentes, armes et harnachements; la Marine offrit de transporter le personnel à Aden; deux jeunes gens, sortis, l'un de l'école des Ponts et Chaussées, l'autre de l'École Normale, furent choisis par leurs directeurs respectifs et placés sous les ordres de mon mari.

M. de Ronchaud se préoccupa ensuite de l'obtention des firmans: la mission eût couru à un insuccès certain, si elle n'eût été nantie d'un ordre royal.

L'autorisation, sollicitée par voie diplomatique, fut refusée en termes nets et concis. Le télégraphe nous apporta cette mauvaise nouvelle; un mois ne s'était pas écoulé depuis qu'on avait demandé les firmans. Et l'on se plaint des atermoiements et des tergiversations de la diplomatie orientale!

Une pareille réponse était trop prompte pour paraître définitive. Il s'agissait de mieux orienter nos voiles.

Marcel était demeuré dans des termes affectueux avec le docteur Tholozan, médecin et ami de Nasr ed-Din chah. Pendant la durée de notre premier voyage, nous avions dû à ses recommandations de pénétrer dans les mosquées les mieux closes; souvent même notre sécurité avait dépendu de ses soins. Ce fut à lui que nous eûmes recours.

Pendant que notre ministre engageait de nouvelles négociations avec le gouvernement persan, le docteur Tholozan s'adressait directement au chah. Il intéressa le roi à des travaux qui devaient mettre en lumière l'histoire glorieuse de ses antiques prédécesseurs; il lui parla de l'admiration de l'Europe pour le caractère d'un prince jaloux de favoriser les efforts du monde savant. Si Nasr ed-Din chah ne tolère pas volontiers la contradiction, il est accessible néanmoins à des considérations d'un ordre élevé. On ne fait jamais un vain appel à ses sentiments généreux. Nous en eûmes bientôt la preuve.

Le gouvernement persan présenta quelques observations relatives aux tribus pillardes de l'Arabistan, formula des craintes au sujet du fanatisme local, fit des réserves concernant le tombeau de Daniel, exigea le partage des objets découverts, réclama l'entière propriété des métaux précieux, et nous accorda l'autorisation de fouiller les tumulus élamites.

Une dépêche parvenue dans les derniers jours de novembre 1884 faisait pressentir cette heureuse solution. Le général Nazare-Aga, qui s'était entremis avec bienveillance dans cette négociation, confirma bientôt ce premier télégramme.

Le temps pressait. Comme les firmans ne pouvaient être reçus avant deux mois, il fut convenu que ces pièces seraient expédiées sur le port de Bouchyr, où nous devions stationner quelques jours. La durée de notre voyage laissait aux scribes royaux le loisir de méditer les termes du contrat.

Autant j'avais affronté avec calme les hasards d'une première expédition en Perse, alors que nous engagions santé et fortune personnelle, autant j'étais inquiète: je ne redoutais ni les fatigues ni les dangers, mais je tremblais à la pensée d'un échec.

En quittant Paris, j'étais dans un tel état de surexcitation nerveuse, que j'accumulai maladresses sur sottises. Je m'empressai d'égarer mon billet, puis les clefs de nos malles. A Toulon, je dus charger un serrurier d'ouvrir le sac qui contenait les ordres de départ. Je laisse à penser quelle impression cette première partie du voyage fit sur nos jeunes camarades.

Deux jours furent consacrés à recueillir la poudre, les munitions, les armes de guerre et une paire de chaouchs expédiés d'Alger à notre adresse. Faute de spahis, refusés au dernier moment par l'autorité militaire, mon mari s'était enquis de serviteurs honnêtes, dont la religion ne fût pas un sujet de trouble en pays musulman. Pour répondre aux intentions de Marcel, le gouverneur de l'Algérie avait enrôlé, à un prix excessif—la moitié du traitement de nos jeunes collaborateurs—une sorte de scribe et un agent de police révoqué, tous deux anciens turcos.

Le 17 décembre, la mission montait à bord d'un grand transport bondé de matériel et de munitions destinés à l'escadre de l'amiral Courbet. Trois bataillons d'infanterie de marine, une trentaine de médecins ou pharmaciens, un lot de sages-femmes composaient un personnel de cinq cents passagers. Le commandement était confié au capitaine de frégate Nabona.

Au large le Tonkin trouva une houle si dangereuse, qu'il dut s'abriter au sud de la Sardaigne.

Dès que le temps devint maniable, nous mîmes le cap sur Philippeville, où nous allions prendre un convoi de mulets. La mer s'apaisa le lendemain; le navire livrait ses larges flancs aux baisers de son inconstante maîtresse, les toiles pendaient molles le long de la mâture, pour la première fois le sourire s'épanouissait sur les lèvres des voyageurs. C'était la veille de Noël; les officiers de troupe complotèrent d'organiser un réveillon. Le Tonkin contenait cinq cent mille kilogrammes de poudre, de la dynamite et du fulmicoton en telle abondance, qu'on avait dû remplir de matières explosibles l'hôpital et les cabines inoccupées. Il était dangereux de satisfaire au désir des passagers. Chacun se le tint pour dit: à neuf heures, le calme le plus parfait régnait dans les batteries.

Minuit sonnait. Quelle ne fut pas ma surprise en entendant crier: «Au feu!» Un vieux médecin avait reconnu la sonnerie au poste d'incendie. Nous fûmes vite sur pied. Le feu envahissait la chambre des machines; il avait pris naissance dans un tas de chiffons huileux oubliés auprès de la chaudière et gagnait les boiseries. L'un des chauffeurs, les vêtements enflammés, secouant des étincelles sur son passage, s'était jeté dans les batteries occupées par la troupe, provoquant une panique d'autant plus grande que, dès la première alerte, les portes de communication avaient été sagement fermées. Je laisse à penser quel était le diapason des hurlements poussés par les prisonniers.

«Si l'incendie est grave, me dit un officier de marine, passager à bord du Tonkin, le navire sautera avant dix minutes.»

Le fâcheux encombrement du pont paralysait la manœuvre des chaloupes; quatre d'entre elles allaient être mises à la mer: quarante personnes, sur six cents, pouvaient à peine y prendre place. Aucun de nous ne s'émut plus que de raison: la mission de Susiane avait à remplir une tâche trop intéressante pour s'envoler dans la région des étoiles sous l'impulsion d'un paquet de poudre.

Les ordres, donnés avec sang-froid, furent exécutés avec précision; vers une heure tout danger avait disparu; le commandant regagnait son appartement, après avoir engagé les passagers à reprendre leur sommeil interrompu.

Le lendemain le Tonkin entrait dans le port de Philippeville. Nous ne manquâmes pas une si bonne occasion d'aller à terre et de dérober des oranges vertes dans un jardin mal gardé. Rien ne vaut les fruits volés! Je déteste les oranges, même quand elles sont mûres: celles-ci me parurent divines.

Nous voici à Porc-Saïd, comme dit, sans malice, la femme d'un pharmacien. Le second est ému: le canal de Suez est le point du monde où les bâtiments de guerre sont le mieux à même de s'examiner de très près et de se dénigrer en frères ennemis. J'ignore l'effet produit par le Tonkin; mais, à bord, quelles terribles critiques j'entends formuler! Celui-ci n'a pas embraqué ses palans, le pavillon de celui-là n'est pas à bloc, les manœuvres courantes d'un troisième sont molles, et les sabords du quatrième dansent une sarabande désordonnée. Le pont est briqué à la diable, l'équipage mal tenu, la peinture d'une fraîcheur douteuse.

VUE D'OBOCK. (Voyez p. 6.)

En arrivant à Suez, j'avais acquis la conviction que toutes les flottes de l'univers étaient montées par des «tas de marsouins».

3 janvier.—Pour la seconde fois j'ai respiré les brûlants effluves de la mer Rouge, si redoutés et pourtant si doux aux malheureux qui ont souvenir des chaleurs humides du golfe Persique. Nous laissons à bâbord la petite île de Périm, piton dénudé qui commande en souverain le détroit de Bab-el-Mandeb, et nous cinglons vers la côte d'Afrique. Le commandant Nabona doit faire du charbon et des vivres frais à Obock.

Bientôt les timoniers signalent le cap Ras-Bir. A l'horizon courent des montagnes qui s'étendent du nord-est au sud-ouest et s'infléchissent vers le sud entre Obock et Tadjoura. Cette chaîne, prolongement volcanique des côtes de la mer Rouge, s'appuie sur un plateau madréporique que soutiennent des falaises élevées. Le plateau constitue le territoire d'Obock. Il fut acquis des chefs indigènes en 1862, par le commandant Fleuriot de Langle, et payé dix mille thalaris (cinquante mille francs). Sa superficie est de vingt-cinq lieues carrées.

En promenant ma lorgnette sur la côte, je distingue la tour Soleillet, quelques arbres noueux, une dépression verdie par de chétifs palétuviers, le lit d'un torrent desséché, la maison de la Compagnie concessionnaire des dépôts de charbon, un hôpital inachevé et, à quelques milles de là, un amoncellement de houille exposé au grand air.

Le port est compris entre une double ligne de récifs, partant, l'une du cap Ras-Bir, l'autre du cap Obock. Un banc de corail placé au sud-est de la baie le divise en deux bassins, réunis par un canal qui s'étend entre les récifs et la tête du banc. Les mouillages, bien abrités, sauf des grosses mers du nord-est, seraient excellents, n'était le chenal sinueux et encombré d'écueils.

Le Tonkin s'avance prudemment dans la direction des bouées, auprès desquelles est mouillé le Brandon, stationnaire de la colonie—heureux stationnaire,—et jette l'ancre à plus d'un mille de terre. A part un minuscule vapeur de l'État, le Pingouin, un chaland chargé de charbon et deux ou trois barques indigènes qui ne jaugent pas quatre tonnes chacune, je ne vois navire qui vive dans cet étrange port de mer.

Cependant le Tonkin fait des signaux; le sémaphore de la tour Soleillet lui répond avec une sage lenteur. Quelques indigènes, dont la peau noire paraît être le plus élégant vêtement, courent vers la plage, entrent dans la mer et accostent le chaland de charbon. A la suite des noirs, arrivent, plus solennels, trois hommes blancs, tout de blanc habillés. Les Européens se déchaussent, retroussent leurs pantalons et barbotent pendant vingt minutes avant d'atteindre de petites embarcations calant deux pieds, mais encore trop creuses pour se rapprocher du rivage.

LA PLAINE D'OBOCK.

Avec les chalands de charbon et les autorités constituées d'Obock viennent des pêcheurs. L'un d'eux consent à nous transporter aussi près de terre que possible. La plupart des passagers du Tonkin veulent abandonner la cartouche qui, depuis le départ de Toulon, nous sert de domicile. Un bain n'épouvante personne. Enfin on s'organise par séries. Marcel et moi prenons la tête du convoi. Ya Allah! il s'en faut de cinq centimètres que l'eau n'atteigne le niveau des bordages; aussi l'embarcation échoue-t-elle fort loin de la plage. L'ombrelle ouverte, les chaussures sur l'épaule, mes compagnons sautent gaiement à l'eau. Au moment de suivre leur exemple, j'hésite: j'ai dû vivre jadis dans la peau de Raminagrobis. Peut-être même ai-je été parente de Sekhet, la déesse égyptienne à tête de chat, car elle a pitié de ma détresse et me dépêche un noir triton. Grimpons sur les épaules de la providence; c'est le seul moyen d'atteindre la côte à pied sec. Je m'accroche à la crinière crépue de ma monture, et me voilà partie. Les piétons pataugent, s'enfoncent dans la vase, ramassent des poulpes et des holothuries et se plaignent d'avoir les jambes rôties par l'eau de mer. Ils sont dans leur droit: en quittant le Tonkin, j'ai regardé le thermomètre de la cursive de tribord; il marquait 30 degrés centigrades. Cette température hivernale donne une vague idée du plaisir que doivent ressentir les baigneurs lorsque au mois d'août ils viennent respirer l'air d'Obock-les-Bains.

FEMMES D'OBOCK. (Voyez p. 10.)

Une cahute indigène, peut-être même un poste de douaniers, signale le débarcadère. Le long d'un chemin de fer Decauville réservé au transport de la poudre d'or et des dents d'éléphant, blanchit un sentier tracé dans le sable. C'est la grand'route de la factorerie. Nous laissons sur la gauche les palétuviers aperçus au bout de la lorgnette, et atteignons la falaise. A ses pieds s'élèvent des tamaris arborescents, des mimosas noueux au feuillage fin et clairsemé. Ils abritent une trentaine de huttes couvertes d'étoffes de poil de chèvre ou formées de nattes en feuilles de palmier accrochées aux maîtresses branches. Autour de ces habitations primitives sont couchés des vaches petites, maigres, et de superbes moutons blancs à tête noire, qui sembleraient parents des chèvres leurs voisines, s'ils n'avaient le poil ras et la queue développée.

La population du village se précipite vers nous. J'avais médit des indigènes. Les hommes entourent d'un pagne le bas des reins; quelques élégants ajoutent à cette draperie élémentaire une toge de calicot blanc. Les femmes plus couvertes que leurs maris, s'enroulent dans des étoffes de laine qui laissent épaules et bras nus. La tête, protégée par une toison que les coquettes s'efforcent de natter, est surmontée d'un paquet de cotonnade plié en forme de chaperon plus ou moins fantaisiste. Des bracelets d'argent, des colliers de verroterie complètent la toilette. Je n'insisterai pas sur le costume des enfants: il se réduit à une amulette attachée autour du cou.

Les Danakils sont noirs de peau, bien constitués, mais grêles de formes. Chasseurs adroits, pêcheurs habiles, coureurs rapides, ils joignent à ces qualités une cruauté et une fourberie dont ils se vantent tout les premiers. Frapper un ennemi par derrière est digne d'éloge; le massacrer, un titre de gloire. La mort d'un adversaire vulgaire donne le droit de porter une année durant la plume noire plantée dans la chevelure; une plume blanche, valable dix ans, est octroyée au vainqueur d'un lion ou d'un Européen. Il est flatteur pour l'Européen d'être traité avec autant de considération que le roi des animaux. La manchette de métal, le bouton d'ivoire au lobe de l'oreille signalent à l'admiration générale les meurtriers les plus éminents.

Ces mœurs sanguinaires s'harmonisent si bien avec le caractère de la race, qu'un homme ne saurait trouver femme s'il n'a prouvé sa valeur par l'assassinat de l'un de ses semblables. Les familles prévoyantes achètent même de vieux nègres affaiblis et les livrent à leurs enfants en bas âge; les chers bébés peuvent ainsi conquérir la plume noire et satisfaire sans danger à la loi cruelle de la tribu.

Leur assimilation avec les lions rend les trois Européens d'Obock fort circonspects. L'année dernière ils n'osaient parcourir la distance de quarante mètres qui sépare leurs maisons. Un des plus vieux colons, M. Arnous, dont les Danakils prétendaient avoir à se plaindre, n'avait-il pas été frappé sur le seuil même de la factorerie? Aujourd'hui encore, Obock offre si peu de sécurité, que le gouverneur va coucher tous les soirs à bord du Pingouin, tandis que le corps de garde lève le pont-levis dès la tombée de la nuit et se barricade de son mieux.

Gravissons la falaise formée de dépôts madréporiques; pénétrons dans la factorerie.

Deux corps de logis sont adossés aux murs d'enceinte: l'un réservé à l'habitation du gouverneur, l'autre au casernement de vingt hommes, commandés par un sergent.

GROUPE DE DANAKILS.

Poussons plus avant. Près de la concession Ménier, on me fait admirer l'emplacement d'un potager où je vois trois choux et une douzaine de laitues. Et l'on compte rafraîchir les six cents bouches du Tonkin avec les salades venues dans les jardins de la colonie!

Encore un espace rocheux, puis apparaît un grand hôpital, construit avec les matériaux arrachés à la falaise. A droite poussent des buissons, plus bas et plus touffus que les tamaris venus sous l'œil protecteur du gouverneur. La plus haute branche de chacun d'eux est couronnée d'un vieux vase. Cette potiche ainsi placée indique que l'arbre est habité. Sous les rameaux de l'une de ces maisons primitives, j'aperçois deux jeunes filles sommairement vêtues: la plus jeune écrase du blé en promenant sur une pierre dure un cylindre de porphyre aminci à ses extrémités; l'autre regarde travailler son amie.

Comme nous les considérons, un Dankali, armé d'une lance, les traits bouleversés, sort d'un épais buisson et se précipite vers nous. La vue de nos revolvers lui inspire de salutaires réflexions, il s'arrête dans l'attitude d'un fauve prêt à bondir. Voilà comment on salue des amis à dix minutes du drapeau tricolore.

Au point de vue militaire, Obock peut devenir une colonie précieuse. C'est un dépôt de charbon, où nos navires trouveraient, à défaut d'Aden, du combustible et de l'eau distillée. Il ne faudrait pas toutefois que l'Angleterre fût partie intéressée dans la guerre qui nous éloignerait de ses ports, car il lui suffirait de fermer le détroit de Bab-el-Mandeb, en supposant même que le canal de Suez fût libre, pour obliger la marine française à reprendre le chemin du cap de Bonne-Espérance. Quelques détails géographiques faciliteront l'intelligence de cette situation.

Le détroit de Bab-el-Mandeb, qui met en communication la mer Rouge avec l'océan Indien, a quatorze milles de large; l'île anglaise de Périm le partage en deux parties. La passe du sud, ou grande passe, dont les fonds se relèvent près de la côte africaine, est navigable sur une largeur de sept milles. La petite passe, comprise entre Périm et la côte Arabique, n'excède pas un mille et demi; elle est la plus sûre et la seule utilisée en toute saison.

La mer Rouge est donc fermée à son extrémité méridionale aussi bien que du côté de Suez. A qui profitera l'ouverture permanente de l'une de ses portes, si ce n'est à la nation maîtresse de la seconde, c'est-à dire à l'Angleterre?

Mieux vaut rester en dehors d'une souricière que d'y entrer si l'on n'en peut sortir.

Le corollaire indispensable de la neutralisation du canal de Suez est l'évacuation du rocher de Périm. Encore notre flotte devrait-elle, pour se rendre au Tonkin, affronter le voisinage d'Aden, immense arsenal où, depuis des années, l'Angleterre accumule des défenses formidables.

Mais on n'est pas toujours en guerre. Grâce à Obock, on espère s'affranchir des charbons anglais, de l'eau distillée anglaise, des transports anglais, et de tous les produits de la Grande-Bretagne. L'argument est topique... pour l'avenir. Aujourd'hui Obock coûte chaque année plus de quatre cent mille francs et reçoit, en fait de marchandises françaises, du charbon de Cardif, apporté par des bateaux construits sur la Tamise, chargés à Swansea et qui n'ont de français que le pavillon, l'équipage et un port d'attache où ils relâchent de temps à autre, afin de toucher la prime à la navigation. Observateur impartial, je dois ajouter qu'il existe pourtant une grande différence entre les charbons anglais d'Aden et les charbons, non moins anglais, d'Obock. A Aden la tonne coûte vingt francs de moins et arrive à bord des navires cinq fois plus vite qu'à Obock.

Les colonies ne se nourrissent pas seulement de charbon: l'agriculture, l'industrie nationale, le commerce vivent de nos conquêtes lointaines. Si nous causions de l'agriculture? Elle ne saurait être bien prospère dans un pays pourvu de torrents sans eau, de rochers sans terre végétale, d'une atmosphère sans nuages, d'un soleil sans pitié ni merci.

Restent le commerce avec le Choa et l'Abyssinie, les caravanes, la poudre d'or, les dents d'éléphant, les blés, les orges!

Je touche ici aux plus graves questions.

Malheureusement l'avenir commercial de notre colonie est aussi précaire que ses destinées agricoles. Une chaîne de montagnes difficile à franchir sépare Obock des routes de caravanes conduisant en Abyssinie, barre le passage à l'Aouach, grande rivière qui seule eût permis d'effectuer des transports économiques, et ferme l'accès de cette partie du littoral au profit de Tadjoura, situé plus au sud.

Nous sommes, assure-t-on, dans les meilleurs termes avec le roi du Choa, Ménélik, vassal de Sa Majesté le roi Jean d'Abyssinie. Ce prince cherche même à nouer d'amicales relations avec la France.

Encore faut-il atteindre Kaffa, la capitale de bambous et de roseaux de notre futur allié. Ce n'est point petite affaire. Une caravane emploie six grands mois à s'organiser, et, dès qu'elle est partie de Tadjoura—non d'Obock,—elle est aux prises avec des difficultés sans cesse renaissantes. Si la paix règne parmi les tribus somalies campées entre nos possessions et la frontière du Choa, quatre-vingt-dix jours seront insuffisants pour parcourir les quatre cent cinquante kilomètres qui séparent Kaffa de la côte. Dans le cas contraire, les belligérants rançonneront à tour de rôle les voyageurs et ne laisseront aux plus fortunés que des yeux pour pleurer sur leur imprudente aventure.

Que peut-on importer au Choa?

FAMILLE DANAKILE A OBOCK. (Voyez p. 10 et 11.)

L'Abyssinie, pays très montagneux, coupé de fertiles vallées, produit en abondance fruits, céréales, fourrages, plantes textiles. Seul le sel fait défaut. S'il arrive sous forme de blocs réguliers, durs et bien taillés, il est considéré comme une monnaie d'aussi bon aloi que les thalaris d'argent frappés à l'effigie de Marie-Thérèse; s'il se brise en chemin, sa valeur devient infime, car il ne sert plus qu'à saler la nourriture des animaux, aussi friands que l'homme de cet indispensable condiment. A part le sel, les caravanes transportent à Kaffa des armes de guerre—instruments de civilisation par excellence,—de l'eau de Lubin et des images d'Épinal fort prisées de la reine.

Je ne doute point qu'il ne soit nécessaire de soumettre les noires beautés du Choa à de nombreuses ablutions parfumées, mais le chargement d'une caravane annuelle doit suffire au décapage de toute la nation. Pour ma part, ce ne seraient pas des troupes et un gouverneur que j'enverrais à Obock, mais une compagnie de parfumeurs.

La conquête de l'Abyssinie par la pommade et les eaux de toilette, voilà l'avenir.

Au retour, les caravanes sont libres d'acquérir et d'emporter le miel, le café, le musc et la poudre d'or recueillie en très petite quantité dans les rivières. On ne traite pas ces divers achats avec de nombreux intermédiaires. Sa Majesté seule règne, brocante, accapare le produit des terres ou de l'industrie privée, et confond si bien ses intérêts avec ceux de ses sujets, qu'elle oublie le plus souvent d'établir une distinction entre les siens et les leurs.

Il est très chagrin depuis quelques années, l'excellent Ménélik. L'éléphant disparaît; les défenses d'Abyssinie, si recherchées des Indiens, deviennent aussi rares dans les magasins royaux que le sourire sur les lèvres de madame Ménélik, à la veille de renoncer à l'eau de Lubin, faute d'ivoire pour la payer. En vain le couple souverain fait-il rechercher les cimetières où ces pachydermes vont mourir loin de tous les yeux: les ossuaires sont si bien cachés, que les plus habiles chasseurs sont revenus bredouilles. Le noir monarque a promis une couronne d'or à celui qui le mettrait sur une bonne piste; il est à craindre que cette parure démodée ne soit pas fondue de sitôt.

De ses aptitudes commerciales ne jugez pas que le nouvel ami de la France soit un homme mal né. Fi donc! Ménélik descend en ligne directe de la reine de Saba. Se targuant de cette illustre origine, il revendiqua jadis le droit de coiffer la couronne de plumes placée sur la tête du roi Jean. Défunt Salomon, un ancien ami de la famille, mit les deux princes d'accord en leur suggérant l'ingénieuse pensée de sacrifier Mars sur l'autel de l'hyménée—beau sujet de tableau—et d'assurer, par le mariage des héritiers présomptifs du Choa et de l'Abyssinie, la réunion des deux pays.

Si toutes les compétitions et les guerres se terminaient par l'holocauste peu coûteux de quelque divinité hors d'usage!

Un roi d'aussi noble souche que Ménélik ne peut se dispenser de rendre de fréquents hommages au Créateur; à son exemple, les habitants du Choa, catholiques fervents, chôment le vendredi, le samedi, même le dimanche, et honorent si souvent la Vierge, saint Michel et les bienheureux les plus renommés du paradis, que l'on célèbre à Kaffa trois cents fêtes annuelles. Soixante jours de travail assurent l'existence des familles condamnées à gagner leur pain à la sueur de leur front. Le reste du temps il est loisible aux gens des classes laborieuses de conserver la peau sèche, et nul d'entre eux ne se prive de ce plaisir.

Dans l'Éden abyssin, les fils de Bellone et les artisans sont également favorisés. Le héros assez fortuné pour compter à son actif les meurtres authentiques de dix Gallas a le droit de porter, outre le plumet fantastique emprunté aux Somalis et aux Danakils, une longue manchette d'argent qui couvre l'avant-bras. Faveur bien autrement précieuse, il peut se nourrir, sa vie durant, aux dépens des marchands de comestibles. Pareilles récompenses sont bien de nature à surexciter l'ardeur des guerriers du Choa. Dieu me garde d'ailleurs de contester leur courage; ils sont braves jusqu'à la folie: l'armée égyptienne l'apprit à ses dépens.

Hélas! tout n'est-il pas heur et malheur dans ce bas monde! Si la vie est douce aux vainqueurs, si après la bataille ils boivent dans une délicieuse oisiveté l'hydromel versé à pleine coupe et se gorgent, sans désemparer, de galettes de dourah, il est interdit aux troupes royales d'être battues. Les chairs des fuyards sont déchirées avec des lanières de peau d'hippopotame; les capitaines malheureux sont assommés à coups de coude dans le dos par des praticiens experts. Ce traitement permet aux clients du bourreau de rentrer au foyer domestique, mais leur assure l'éternité dans un délai qui ne dépasse pas quatre jours.

L'intendance de l'armée du Choa me paraît aussi devoir être prônée. Une troupe, forte de cinq à six cents soldats, vient-elle à s'ébranler, elle se fait précéder de milliers de femmes qui charrient les vivres, les munitions et les bagages des combattants. Ceux-ci s'avancent graves et nobles, fièrement campés sur leur cheval de bataille, et ne s'embarrassent même pas de la lance et du bouclier, que des esclaves tiennent à leur disposition.

Quand nous ferons assommer nos généraux vaincus, quand la plus belle moitié du genre humain qui effleure de ses talons Louis XV l'asphalte des Champs-Élysées portera sur ses blanches épaules les bagages des troupes, la régénération sociale ne sera plus un vain mot et notre patrie sera mûre pour de hautes destinées!

Concluons. Obock n'est pas une station de caravanes; l'Abyssinie se suffit à elle-même et n'achètera pas de longtemps des produits français; l'accès du Choa est difficile et le deviendra d'autant plus que l'on pensionne les chefs somalis. Il n'est petit sire capable de résister au plaisir de piller une caravane, si pareil fait d'armes constitue un titre à une rente annuelle de sept ou huit mille francs en échange d'une apparente soumission.

Partout où nous plantons le drapeau tricolore, il faut qu'il s'enracine. Mais pourquoi doter une tour, un hôpital et vingt huttes de paille d'un gouverneur et de bureaucrates? Cinquante hommes placés sous les ordres d'un officier vigoureux, un comptable de la marine, des dépôts de charbon bien organisés, un appontement, quelques balises et des bouées suffiraient à faire respecter notre pavillon et assureraient, en cas de nécessité, l'approvisionnement de notre flotte ou des navires qui ne voudraient pas toucher à Aden.

FEMME D'OBOCK.

CAFÉ AU BAZAR DE STEAMER-POINT. (Voyez p. 22.)

II

Le rocher d'Aden.—Steamer-Point.—La ville d'Aden.—Les parsis.—Arrivée du Huzara.—L'océan Indien.

4 janvier.—Dix-huit heures de traversée séparent Obock de Steamer-Point. Longtemps avant d'atteindre le port, on aperçoit les crêtes déchirées de montagnes aux lignes superbes, qui se découpent sur un ciel aussi bleu que les eaux où se mirent leurs flancs dressés à pic. Bientôt apparaît, entre deux sommets placés vis-à-vis l'un de l'autre, comme Gibraltar et Algésiras, une baie assez vaste, assez sûre pour abriter les flottes de guerre et de commerce de l'Angleterre. Sur les hauteurs s'élèvent des tours d'observation ou de défense, des remparts, tout un système de fortification compliqué.

Steamer-Point, ville de création récente, doit la vie aux nombreux bateaux qui circulent entre l'océan Indien et la Méditerranée; Aden, vieille cité arabe, située dans un repli de la montagne, à dix kilomètres du nouveau port, communique directement avec l'Arabie.

Au pied de rochers dénudés, tachés de blanc et de gris par les résidences des hauts fonctionnaires et les bungalows des sous-officiers indiens, s'étend une place demi-circulaire. Les maisons, bâties à l'italienne, ornées d'arcades et de vérandas, ont vue sur la rade. Les consulats, les boutiques des négociants européens ou parsis et deux hôtels d'apparence honnête occupent les plus belles. Derrière cet écran, la ville arabe et ses cafés, où grouillent pêle-mêle marins étrangers, nègres et Somalis. On parle au bazar les langues des cinq parties du monde, et l'on paraît s'entendre: c'est la seule différence à signaler entre les gens qui le fréquentent et les constructeurs de la tour de Babel.

Nous prenons gîte à l'hôtel de l'Univers, longue caserne appuyée sur un rocher brûlant. Entre les murs et le roc vivote un jardin qui fait, non sans raison, l'orgueil de M. Suel, son propriétaire. Steamer-Point, où il ne pleut guère, s'alimente d'eau vaseuse conservée dans les citernes et d'eau de mer distillée à chers deniers. Afin de décharger M. Suel de toute accusation de prodigalité, j'ajouterai que les trois ou quatre arbrisseaux, objets de sa sollicitude, sont placés au centre d'un massif bordé par des culots de bouteilles. L'architecte paysagiste s'est d'ailleurs mis en frais d'inspiration: les culots varient de forme et de couleur. Ici s'alignent les cruchons rougeâtres des curaçaos de Hollande, là les verres foncés des champagnes, plus loin les ventres pansus des pullnas. Sont-ils nombreux les mortels fortunés qui, après avoir eu l'heureuse chance de trouver à Steamer-Point la plus efficace des eaux de santé, peuvent contempler le grès qui la contint dans la situation réservée d'habitude aux géraniums ou aux pâquerettes!

Rien n'est vert dans ce paradis des bouteilles, pas même les quatre arbustes mieux pourvus de bois que de feuilles, si ce n'est un perroquet dont l'enthousiasme ne connaît pas de bornes lorsqu'il admire son image dans un globe métallique suspendu auprès de son perchoir.

5 janvier.—Les communications ne sont ni faciles ni fréquentes entre Aden et Bouchyr. Nous voici condamnés à sept jours d'hôtel de l'Univers; c'est un bateau anglais qui viendra nous délivrer. Chaque mois part de Glascow un navire de la Compagnie British India. Il prend les voyageurs de Steamer-Point pour le golfe Persique, les transporte à Kurachee, où il les passe à un collègue qui les promène pendant vingt jours avant d'atteindre l'embouchure du Chat-el-Arab. Le Huzara sort du canal de Suez, mais il emploiera une semaine à descendre la mer Rouge. Nous péririons d'ennui s'il ne nous restait le plaisir de tourmenter nos jeunes camarades en leur apprenant le persan.

6 janvier.—Marcel a hélé un carrosse campé sous un auvent de tôle construit au centre de la place. En route vers Aden-Ville! Équipage et automédon sont dignes de s'appareiller. Au-dessus d'un véhicule à quatre roues, des baguettes de fer supportent une toiture et des rideaux de cuir qui interceptent les rayons du soleil; un cheval de petite taille et de faible apparence traîne cette patache. Le conducteur, coiffé de ses cheveux crépus, vêtu d'une ample chemise de coton blanc, fait claquer son fouet, et la machine roule avec la vitesse du vent. On ne verse jamais; c'est interdit par la police. Mais, en dépit de cette sage ordonnance, les nouveaux venus ne peuvent se défendre de certaines appréhensions.

NÈGRES D'ADEN.

A part ces légitimes inquiétudes, la promenade est charmante. Le chemin longe les bords de la mer, puis il s'en écarte, laisse sur la droite le port réservé aux bateliers indigènes et pénètre dans un village, jadis important, dont les rares maisons menacent ruine. Il ne reste que ces habitations délabrées et un vaste cimetière, de Malla, ville de quinze mille habitants, qui s'étendait au pied de la montagne.

BUNGALOW EN CONSTRUCTION.

Il y a quelques années, une épidémie de choléra se déclara dans la presqu'île; bientôt elle gagna Malla et sévit si violemment, que la population noire fut décimée. Avec l'insouciance caractéristique des musulmans, les corps étaient portés au cimetière voisin, couverts d'une mince couche de poussière et bientôt déterrés par les chiens ou les vautours. L'autorité anglaise s'émut, défendit d'inhumer les morts auprès des vivants et désigna un emplacement écarté où les cadavres devaient être enfouis avec certaines précautions. Le lendemain une émeute éclatait sur le territoire d'Aden. Quinze mille musulmans, s'exaspérant à la voix des plus fanatiques d'entre eux, refusaient d'obéir aux infidèles et menaçaient de saccager Steamer-Point si on les empêchait de suivre les rites funéraires de l'Islam. Le gouverneur dut céder; mais, dès que l'épidémie eut pris fin, il invita les habitants de Malla, qui logeaient dans des bungalows de paille et de roseaux, à porter leurs pénates de l'autre côté de la baie, non loin du village de Cheikh Otman.

Une année expirée, on livra aux flammes l'ancien village. Les maisons de maçonnerie furent épargnées, sous la réserve que leurs propriétaires ne les répareraient jamais.

Depuis cette époque, le gouverneur ne dissimule pas son projet de purger la presqu'île de Somalis et d'Arabes, engeance fanatique, insoumise le jour où elle l'oserait, onéreuse à nourrir, et surtout à abreuver, si par extraordinaire Aden était jamais bloqué.

ADEN.

Au delà de Malla la voiture escalade la montagne; le panorama de la baie, limité par les promontoires violâtres qui s'avancent au milieu des eaux bleues, se déploie dans toute sa beauté. On s'élève encore; les regards franchissent les premiers plans, dominent les terres basses que blanchissent à l'horizon des dépôts de sel situés entre Aden et Cheikh Otman, distinguent les jardins de ce village semblables à une oasis, puis les mâtures des nombreux bâtiments à l'ancre dans le port, et se reportent enfin sur les deux sommets rocheux, jambages de la porte colossale qui met la mer en communication avec la baie.

Et le petit cheval galope toujours, entraînant sans faiblir la voiture pleine. Il croise des chameaux chargés de balles de moka; il regarde avec envie les beaux équipages qui portent les parsis à leurs comptoirs de Steamer-Point, et s'écarte prudemment des officiers anglais descendant à fond de train les raides lacets: la bonne bête ne se soucie pas de traîner un supplément de poids et se demande à chaque tournant si chevaux et cavaliers ne vont pas se précipiter au milieu de ses voyageurs.

Enfin, nous atteignons le col. Un ouvrage fortifié précédé d'un pont-levis en défend l'accès. La porte est ouverte depuis l'aurore jusqu'à huit heures du soir. Même en plein jour le corps de garde est encombré de red coats. Précaution illusoire: la clef de la place appartient, une fois l'an, à qui veut la prendre. Pendant la nuit de Christmas on chercherait vainement un bon Anglais, fût-il soldat ou général, en état de veiller sur ce poste.

Au delà de la fortification, la route passe entre deux murailles de rochers taillées par la nature et régularisées à la mine. Dès la sortie du défilé apparaissent les maisons blanches d'Aden, entourées de montagnes grises. Vis-à-vis de moi le rocher s'aplatit devant un horizon de mer. Sur les flots couleur d'acier se détachent un phare blanc et les casernes grises de la garnison anglaise.

Comme autour de Malla et de Steamer-Point, les hauteurs sont couronnées d'ouvrages reliés par des chemins couverts. Le piton isolé qui se dresse à droite de la ville supporte une construction circulaire aux murs blanchis à la chaux. Un vol d'oiseaux de proie monte la garde au-dessus de la tour du Silence, le dakhma des parsis, où l'on a dernièrement déposé le corps d'un adorateur d'Aouramazda[1].

[1] Voir la Perse, la Chaldée et la Susiane, par Jane Dieulafoy, page 137. Librairie Hachette.

Les maisons de la ville sont basses, percées d'ouvertures nombreuses et rappellent comme aspect les constructions italiennes. Des cafés ventilés, des boutiques de comestibles où s'étalent les beaux légumes venus de Cheikh Otman se succèdent dans la rue qui conduit à la place du Marché. Là s'amoncellent, dans des parcs étroits, chèvres et moutons, charges de sorgho et de foin, ronces à brûler apportées par de longues caravanes de chameaux.

Le cocher joint à ses fonctions habituelles celles de cicerone; il nous conduit d'abord chez un Français qui habite Aden depuis de longues années et monopolise le commerce des cafés. M. Tian me propose de visiter ses magasins, où une multitude de femmes trient les cafés de Moka avant de les expédier en Europe. Les grains les plus petits et les moins réguliers proviennent d'arbustes sauvages; leur arôme est d'une extrême finesse. On doit cependant les enlever, pour donner à la marchandise un aspect qui nuit à sa qualité, mais satisfait l'acheteur innocent.

Comme il serait charmant d'écrire un traité des idées préconçues! Aux fraises des bois ne préfère-t-on pas les gros fraisards sans parfum, les roses monstrueuses venues en serre aux frais bouquets d'églantier ou de fleurs des champs, les joues fardées au duvet de la jeunesse, les raideurs et les déformations à l'épanouissement de la Vénus de Milo!

Presque toutes les trieuses sont noires de peau, fanées par le travail, mais vêtues de robes sans couture, drapées avec un art inconscient.

«Ne partez pas encore, nous dit notre hôte: voici un Arabe qui vient me proposer cent balles de café.» Le marché se traite devant moi, et pourtant il me serait difficile d'en suivre les péripéties. Les deux négociants réunissent leurs mains au-dessous d'un foulard épais, et, les yeux dans les yeux, entrent en communication. Les pressions exercées sur la première phalange indiquent les unités, sur la seconde et la troisième les dizaines et les centaines. Les gens d'Aden ont une telle habitude de ce langage muet, qu'une affaire importante, avec le marchandage qu'elle comporte, se conclut sans échange de paroles et à l'insu des curieux.

Comme à Steamer-Point, presque tout le commerce est entre les mains des parsis. Depuis de longues années déjà, nombre de négociants étaient venus camper dans la ville arabe. Mais, privés de prêtres et d'édifices religieux où ils pussent célébrer les cérémonies du culte, ils n'amenaient pas leur famille et, fortune faite, regagnaient les Indes. Le gouvernement anglais ne tarda pas à constater l'heureuse influence des guèbres sur la prospérité de la colonie, et autorisa les sectateurs d'Aouramazda à bâtir un pyrée et un dakhma (tour funéraire). Le feu sacré, solennellement apporté de Bombay, au grand mécontentement des musulmans, précéda les familles des négociants les plus riches et les mieux posés d'Aden.

Marcel veut donner à nos jeunes camarades le réjouissant spectacle du dakhma. Un mur d'enceinte enclôt un emplacement rectangulaire, aux extrémités duquel s'élèvent deux maisons blanches. L'une est le temple du feu, où les mobeds (prêtres) entrent seuls; l'autre comprend un salon ajouré par des portes-fenêtres. On nous introduit dans cette pièce, réservée aux fidèles. Elle est blanchie à la chaux, meublée d'une grande table entourée de sièges, et ornée de chromolithographies de souverains morts ou détrônés.

Le destour (chef des prêtres), un homme de haute taille, aux yeux noirs très fendus, à la barbe coupée en pointe, se présente. Comme ses ancêtres les mages, il est vêtu d'étoffes de lin. Autour de ses cheveux frisés s'enroule un turban de mousseline, plus blanc, s'il est possible, que ses vêtements. La conversation s'engage en persan et prend vite une tournure familière. Le mobed me montre les instruments du culte: bassin d'argent servant à triturer les brindilles de grenadier employées dans les sacrifices, pinces de même métal destinées à toucher le feu sacré, voile blanc qu'on attache devant la bouche du prêtre pour préserver la flamme divine de toute souillure. On apporte également les textes sacrés des Zoroastriens imprimés aux Indes: le Vendidad, compilation religieuse, le Vispêred, collection de litanies pour le sacrifice, et le Yasna, recueil d'hymnes écrites dans une langue plus ancienne que les deux premières parties de l'Avesta. Voici encore le «Petit Avesta», composé de courtes prières que les fidèles doivent prononcer à certains moments du jour, du mois, de l'année et en présence des différents éléments.

Puis un guide nous conduit jusqu'au dakhma, situé sur un piton. Un sentier très raide débouche auprès de la tour réservée à la sépulture des prêtres; à mesure qu'on s'élève, le panorama de la ville, blanche au milieu des rochers gris, apparaît plus saisissant. Avant d'atteindre le sommet du pic, on abandonne le sentier pour gravir des degrés taillés dans la pierre et l'on arrive enfin devant la porte d'une enceinte circulaire. Pas de clef à la serrure; un premier gamin fait la courte échelle; un second, s'aidant des aspérités du mur, franchit la clôture, pousse le verrou et nous introduit dans la place. Un porche rustique où les morts font antichambre précède la tour du Silence, dont la porte, celle-ci inviolable, dissimule aux yeux des profanes les tristes débris qu'elle conserve.

De nombreux corbeaux interrompent leur ronde macabre et s'éloignent en poussant des cris de colère. Le dakhma possède depuis peu de jours un nouveau locataire: à défaut des corbeaux, une odeur nauséabonde décèlerait le cadavre.

Les guèbres ne sont pas arrivés sans difficulté à pratiquer leurs rites funéraires. Les musulmans protestent, non sans raison, contre les émanations intolérables qui se dégagent du dakhma et, plus encore, contre les souillures auxquelles les expose ce cimetière en plein vent. Rarement conviés à un régal de chair humaine, les oiseaux de proie se livrent de véritables combats sur les corps et parfois laissent tomber les lambeaux de chair ou les ossements emportés à tire-d'aile. Un grillage recouvre la tour; mais, comme la précipitation avec laquelle un cadavre est dévoré témoigne du bon accueil qu'Aouramazda fait à l'âme du défunt, les règlements de police doivent souvent être violés. Laissons aux goules emplumées le soin de préserver de toute souillure la terre, l'eau ou le feu.

En sortant du temple guèbre, nous prenons la direction des citernes, pièce de résistance offerte à la curiosité des voyageurs par les cochers de Steamer-Point.

Les bassins, situés au fond d'une immense anfractuosité, non loin de la brisure où passe la route, sont l'œuvre des Portugais. Leurs ingénieurs mirent à profit les saillants des deux parois rocheuses, bâtirent des barrages et créèrent ainsi de vastes réservoirs destinés à emmagasiner l'eau de pluie que consomme la ville. Après la conquête, les Anglais n'eurent garde de laisser dégrader ces ouvrages; les bassins furent multipliés, cimentés, et s'étagèrent les uns au-dessus des autres dans les moindres replis de la ravine.

Les tons rougeâtres des rocs dénudés, l'aspect sauvage de la faille, rendent plus doux aux regards les figuiers, les banians aux larges feuilles, aux racines adventives et les arbrisseaux délicats venus dans les fentes de la montagne. Près des bassins croit l'arbre à gousse, le salas; plus loin, fleurissent les gueules de l'ingal aux longues étamines jaunes, et les grappes violettes du golm et du bendi. Nichés au milieu des rochers, entourés d'eau et de verdure, gazouillent des oiseaux, roucoulent des tourterelles et voltigent des papillons si nombreux, que la flore et la faune du pays semblent vivre tout entières au fond de cette gorge étroite. Aimable fête qu'une promenade dans ce paradis. Combien cette verdure repose les voyageurs dont les regards n'ont rencontré depuis près d'un mois que les ronces d'Obock et le jardin de l'hôtel de l'Univers!

Reprenons le chemin de Steamer-Point. Un tunnel percé récemment débouche sur un cirque naturel. L'esplanade, transformée en champ de manœuvres, est entourée de casernes à l'usage des artilleurs cipayes. Comme dans celles d'Aden, le panka, agité par des nègres, se meut nuit et jour, éloigne les moustiques et entretient une température qui permet de dormir pendant les plus chaudes nuits d'été.

9 janvier.—Je m'acclimate. Le matin et le soir amènent sous la véranda construite devant nos chambres des passants d'aspect bien divers. Dès l'aurore, apparaissent les ménagères somalies, les pêcheurs de requins se pressant, courant et portant des poissons attachés par paquets de poids égaux aux extrémités d'une barre flexible; puis débouchent, graves et solennels, des chameaux chargés de broussailles; une heure plus tard, les charrettes à bœufs distribuent l'eau potable envoyée de la distillerie à chaque maison européenne ou celle des citernes destinée aux lavages. Ces groupes matineux sont suivis de rapides équipages qui amènent d'Aden à leurs comptoirs de Steamer-Point les négociants zoroastriens. De la place, des barbiers banians en quête de cheveux à couper guettent les étrangers assis sous les vérandas des hôtels et s'efforcent d'attirer leur attention en projetant, à l'aide du miroir professionnel, un rayon de soleil sur la victime de leur choix; ces figaros sont si habiles, qu'ils trouveraient moyen de raser ma propre barbe.

A dix heures et demie sonne la cloche du déjeuner. Puis le calme se fait, les fenêtres se ferment, et aucun bruit importun ne vient troubler la sieste. Chut!... la ville dort. Deux heures avant le coucher du soleil, un coup de canon retentit, suivi de bruyantes détonations. On met le feu aux mines que les officiers du Royal Engineer font journellement forer pour installer des batteries nouvelles. Steamer-Point se réveille. Arabes et Somalis descendent des chantiers; les uns prennent le chemin d'Aden ou de Malla, les autres se dirigent vers le bazar des bouchers et des marchands de comestibles.

La chaleur tombe; le high-life se montre dans de beaux équipages et circule sur la route poudreuse qui longe la mer, passe devant le temple protestant, l'église catholique, le sémaphore et le bureau télégraphique situé à cinq kilomètres du port. Voici le moment où triomphent les mirobolants panaches des plus élégantes ladys et les chevaux des officiers les mieux montés. A six heures chacun rentre au logis et y demeure. Seuls les étrangers ou les militaires se rendent dans un café-concert dont les murs bleus, l'orchestre discordant et les demoiselles badigeonnées affoleraient les mélomanes les plus affamés de musique.

MÉNAGÈRE SOMALIE.

Une fois la semaine, le canon du sémaphore annonce, par trois ou deux coups, l'arrivée d'un bâtiment de la compagnie Péninsulaire Orientale ou des Messageries françaises. Fût-ce l'heure sacrée de la sieste, la ville s'émeut à ce bruit. Les cochers endormis dans leur voiture se dressent en sursaut et courent vers le débarcadère; les hôteliers gourmandent leur chef, préparent des glaces et des sorbets; les boutiquiers ouvrent leurs comptoirs. Bientôt arrivent des troupeaux de voyageurs, heureux de fouler un sol immobile. Les uns s'empilent dans des voitures et courent vers les citernes d'Aden; les autres envahissent les magasins des parsis; le plus grand nombre s'attablent devant les cafés et achètent, en buvant du champagne détestable, des plumes d'autruche offertes par des juifs, des casse-têtes ou des bracelets d'argent ayant plus ou moins appartenu au roi Ménélick. Quand s'est écoulé le délai accordé aux passagers, chacun retourne à bord, pliant sous le poids d'acquisitions hétéroclites.

11 janvier.—Le Huzara mouillait hier soir en rade de Steamer-Point. Nous avions une telle crainte de manquer le départ, qu'une heure après l'arrivée du paquebot la mission était embarquée.

Le commandant et les officiers sont Anglais; la barre passe des mains des Indiens dans celles de matelots américains, allemands ou suédois; le charpentier a vu le jour sur les rives du Peï-ho; des Portugais de Goa, fortement mâtinés d'asiatique, sont chargés du service.

On parle à bord toutes les langues, mais on les parle peu, car état-major et passagers ne cessent de manger:

7 heures, premier déjeuner: thé, café, chocolat; pommes de terre.

9 heures, second déjeuner: quatre plats; pommes de terre.

1 heure, lunch: hors-d'œuvre, trois plats chauds, deux plats froids, dessert; pommes de terre.

4 heures: thé, beurre et gâteaux; pommes de terre.

6 heures, dîner: cinq plats, dessert, pommes de terre.

8 heures: thé, café, limonade; pommes de terre.

Nos compagnons de table suffisent à de pareilles exigences et considèrent avec mépris des estomacs incapables de lutter avec des autruches faites hommes.

Si le cuisinier et ses acolytes sont toujours en travail, ils n'enfantent aucun chef-d'œuvre; puis le système qui consiste à présenter à chaque convive un menu composé de douze plats dans lequel il est autorisé à choisir ceux qu'il préfère, peut convenir à des fils d'Albion, mais nécessiterait de notre part une étude approfondie du Manuel du parfait cuisinier anglais, édité à Goa.

15 janvier.—Le Huzara est un féroce marcheur: sans se presser il file six nœuds à l'heure. Encore si l'on était en sécurité sur cette tortue marine! Hier j'ai entendu le second qui se félicitait d'avoir terminé le nouvel arrimage des caisses d'allumettes, arrimage fort compromis à la suite d'un coup de vent supporté par le Huzara la veille de son arrivée à Steamer-Point. Avoir abandonné une cartouche pour monter sur un bâton de phosphore!

BOUCHERIE A STEAMER-POINT. (Voyez p. 31.)

Le bord, plus monotone encore que l'hôtel de l'Univers, offre comme unique distraction le spectacle d'une famille zanzibarienne. Hadji Mohammed, grand vizir du sultan de Zanzibar, se rend au célèbre pèlerinage de Kerbéla; mais avant d'atteindre les lieux saints il doit s'arrêter à Mascate, afin de présenter ses devoirs à l'imam, propre frère de son maître. Les relations des deux princes n'étaient pas fort tendres dans ces derniers temps. Aujourd'hui la paix est conclue et le vizir apporte sans doute quelques présents destinés à la cimenter.

Bien que Hadji Mohammed soit un homme pieux et demande cinq fois par jour la direction de la Mecque afin de s'orienter vers la Kaaba quand vient l'heure de la prière, il ne dédaigne pas la cuisine anglaise et prend à la table commune les repas officiels. Il n'en est pas de même de sa femme, mignonne et jolie personne, dont la prunelle très blanche se détache sur une peau presque aussi foncée que celle de ses négresses. Vêtue d'une chemise de crêpe de Chine vermillon, d'un pantalon de satin vert brodé de perles autour des chevilles, drapée dans un voile de soie bleu foncé pointillé de rouge, elle sort dès l'aurore de sa cabine, signalant son passage par le tintement de cassolettes d'or suspendues à son cou et par les heurts d'énormes bracelets qui semblent à chaque pas abandonner ses petits pieds. Des esclaves ont déjà couvert le rouf d'un beau tapis persan; elle s'accroupit au centre, surveille la toilette et les jeux de ses enfants, puis, à l'heure du repas, leur donne la becquée du bout des doigts, becquée puisée dans un énorme plat de riz et de mouton. La noble dame passe la journée à lire le Koran ou des poésies gouzeraties et, le soir venu, regagne sa cabine, pour reprendre le lendemain la même vie inactive.

A peine a-t-elle abandonné sa place favorite, qu'on apporte une chaise longue et des couvertures blanches. Le vizir s'allonge, se couvre et abandonne ses pieds nus à deux esclaves. Ceux-ci les prennent avec respect et, doucement, exercent des frictions savantes; peu à peu les caresses s'amollissent; les mains noires effleurent l'épiderme du maître. Une heure de massage suffit habituellement pour amener le sommeil; hier l'opération s'est prolongée jusqu'au milieu de la nuit. Le temps paraissait bien long aux deux nègres; ils se consolaient en saisissant leurs propres pattes et en les pétrissant d'un air attentif et convaincu.

16 janvier.—Rien de nouveau. Les voyageurs mangent et flirtent, le temps est admirablement beau. La mer seule m'occupe et me distrait. Hier le navire avait déjà rencontré de nombreuses méduses; aujourd'hui nous avons traversé un véritable banc d'invertébrés. L'ombrelle est brun-jaunâtre comme un champignon des bois; les tentacules, longues de quinze centimètres, sont mauve rosé. Il semble que les méduses montent à la surface des eaux lorsque la mer a été réchauffée par les rayons du soleil, et qu'elles disparaissent le soir, ou plus tôt si les flots viennent à s'agiter. Ce sont des personnes recueillies, qui n'aiment ni l'écume ni le bruit des vagues.

Depuis deux jours le soleil, à son coucher, offre un admirable spectacle. La lune nouvelle lui dispute l'horizon. Entre les deux astres qui brillent au ciel pour le repos et la sécurité des voyageurs, l'atmosphère se colore de teintes d'une adorable délicatesse, se dégradant depuis le jaune orange jusqu'au gris ardoise, avec des transitions vertes, roses, mauves et bleues d'une exquise délicatesse. Le globe de feu disparaît rayonnant, l'arc lunaire triomphe et prend tout son éclat au milieu d'une lumière cendrée très intense. Des lambeaux du firmament, pavés de planètes et d'étoiles, tombent dans l'Océan, bientôt le ciel et la mer semblent confondus. La nuit est complète et les flancs du navire reflètent les phosphorescences des eaux coupées par l'éperon de l'avant ou les remous blancs laissés comme un chemin neigeux derrière l'hélice.

La France est bien loin!

PÊCHEUR DE REQUINS. (Voyez p. 30.)

MIMOSA A BENDER-ABBAS. (Voyez p. 39.)

III

A bord de l'Assyria.—Bender-Abbas.—Chah Abbas et la Compagnie des Indes.—Destruction d'Ormuzd.—Gombroun.—Linga.—Bahreïn.—Les pêcheries de perles.

23 janvier.—J'ai vu la terre des Indes, mais, hélas! de trop loin pour présenter mes respects aux célèbres alligators qui sont, paraît-il, le plus bel ornement de Kurachee. Comme nous approchions d'une côte fort basse, les timoniers signalèrent un steamer appartenant à la flotte du golfe Persique. Il attendait, sous pression, un passager du Huzara, le nouveau directeur du service sanitaire de la Compagnie.

Arrivée au port vers trois heures, la mission était transportée sans délai à bord de l'Assyria. Puisse ce nom être d'heureux augure!

Nous sommes seuls à l'arrière. L'avant est encombré de pèlerins arabes, persans et indiens. Allah me préserve de mettre en doute la piété des musulmans; mais, sans médire de leur ferveur, il est bien permis d'attribuer leurs incessantes pérégrinations au plaisir de quitter de trop nombreuses épouses, de voir des pays nouveaux et de se décharger du souci des affaires sous un prétexte honnête ou même louable. Quel que soit leur but, les habitants du littoral de la mer des Indes et du golfe Persique envahissent, semblables à des troupeaux humains, les paquebots de la British India. Troupeaux, c'est le mot, car, parqués au-dessus de leurs bagages, abrités de la pluie ou du soleil par une simple toile, ils demeurent immobiles durant toute la traversée et n'abandonnent leur place que pour assister matin et soir aux distributions d'eau ou préparer à tour de rôle, dans des cuisines larges de deux pieds, le pilau quotidien.

27 janvier.—L'Assyria vient de ranger Ormuzd et de faire sa première escale à Bender-Abbas, dans une rade immense, où pourraient manœuvrer les flottes de l'Europe.

A droite, à gauche, le long de la côte jaune se montrent des jardins et un grand nombre de villages; au centre s'étend la cité persane, que domine un rideau de montagnes neigeuses.

On jette l'ancre à trois milles de terre, auprès d'un navire démâté mouillé sur la limite des bas-fonds. Ce ponton sert de magasin et d'entrepôt aux bateaux de la Compagnie. Une partie du chargement de l'Assyria étant à destination de Bender-Abbas, nous avons le temps de débarquer. Le belem qui vient chercher la poste se dirige vers un môle ruiné. Il ne l'atteint pas. Comme à Obock, le trajet s'achève à dos d'homme.

BAZAR DE BENDER-ABBAS.

Bender-Abbas ne diffère guère des villes persanes que j'ai visitées pendant mon premier voyage. Les maisons neuves se mêlent aux constructions ruinées, la boue et les détritus couvrent le sol mal nivelé des rues; les bazars, mi-partie en terre et feuilles de palmier, montrent des boutiques dont la propreté contraste avec l'état d'abandon des voies qui les desservent.