À travers le miroir - Pierre Paul Nélis - E-Book

À travers le miroir E-Book

Pierre Paul Nélis

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Beschreibung

... Vous me certifiez que Julia est dans la pièce. Les infirmiers m'ont apporté les informations suivantes : vous parlez régulièrement à haute voix ; vous semblez échanger des conversations. Pourtant, vous et moi, nous savons que vous êtes seul dans la chambre. Pour le personnel soignant, j'ai dû trouver une parade. C'est grandement nécessaire ! Je leur ai dit que vous étiez à l'écriture...

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Seitenzahl: 231

Veröffentlichungsjahr: 2022

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Du même auteur :

Romans :

Gil & Axel, Books and Demand, 2022 ;

Cinq qui feront six, Books and Demand, 2022 – anciennement

Garde-meuble et petite valise ;

Double meurtre à la Sainte-Rolende, Brumerge, 2018 ;

Je te promets la lumière du jour, Books and Demand, 2022 ;

À travers le miroir, Books and Demand, 2022.

Livres pour la jeunesse :

Le lit volant de Mamie Violette, Brumerge, 2016 ;

Le souterrain aux Fadarelles, Books and Demand, 2022.

à Carine Geerts

Ce vingt-six décembre au soir est une nuit sans lune. Le ciel est de couleur ébène, encrée de Chine. J'ai froid ! Ma respiration est oppressée. La mort a ce plaisir cruel de s'immiscer dans la vie. Si vous ne l'avez encore jamais croisée, elle viendra à vous, tôt ou tard.

Je tourne la clé dans la serrure. J'actionne l'interrupteur du petit hall d'entrée. La première chose qui se présente à mes yeux, ce sont tes jolies baskets blanches. Je m'effondre à genoux. Je vais rester dans cette position un long moment pour les regarder, pour les toucher. Moi qui ai beaucoup pleuré ces derniers jours, il me vient encore des larmes. Je suis anéanti, en plein syndrome du cœur brisé. Mon chagrin d'amour a commencé à me consumer lentement. Je me relève. De mon coude droit, je pousse la porte vitrée de la salle à manger. Nous avions oublié la radio. Hasard ou circonstance, elle joue la passion de Saint-Mathieu de Bach. Si en ce moment, ton âme est présente, ressens ma tristesse, mon désespoir et ma colère.

Aujourd'hui, trois années se sont écoulées, trois années à continuer à nous faire vivre sous ces pages. Martin, Julia ? Je vais vous laisser partir.

Je vais devoir patienter avant de traverser le miroir.

Pierre Paul Nélis

L’Europe, où en est-elle ?

En 1957, les idées de départ sont honorables : une seule puissance économique, pouvant rivaliser les autres continents sur le marché Mondial. Plus de guerres entre ses membres. En bref ! La libre circulation de ses citoyens. Mais, l’Europe a « oublié » d’ajuster les salaires pour éviter la concurrence intra-muros. Les élus – Dieu, que je déteste ce mot – ont ainsi provoqué les délocalisations et les fermetures d'entreprises. Aujourd'hui, La Banque centrale européenne n'a de cesse de nous endetter à chaque bouleversement économique de l’un des membres. Comble de tout, nous n'avons pas la possibilité de voter pour un président européen. Avez-vous entendu parler du suffrage universel ? N’est-il pas pratiqué par un collège électoral européen. Tout cela se fait tout là-haut, où se trouve le gâteau des enveloppes financières disponibles. Les continents que nous voulions concurrencer par nos savoir-faire sont devenus nos principaux importateurs économiques. Nous dépendons d’eux pour la majorité de nos besoins essentiels. C’est à pleurer de rage. Je déteste cette situation mondiale où nous sommes devenus des millions de dindons d'une farce. Des parfums féodaux chatouillent mes narines. Chaque pays a un gouvernement vassal. Et, nous en sommes les serfs. Vous pensez que j’exagère ? Revoyons sa définition : personne qui n’a pas de liberté individuelle, qui est attachée et assujettie à des obligations étatiques. Nous perdons progressivement notre identité, notre histoire, et toutes nos ressources. Nous finirons lotis d’un revenu universel à peine suffisant pour vivre. Tandis que les vassaux continueront à nous policer gentiment sous un contrôle de plus en plus totalitaire.

Martin Silen

Sommaire

ACTE I: Les caméléons

ACTE II: Fusion industrielle

ACTE III: Yèvre-le-Châtel

ACTE IV: Dans l'ombre du caméléon

Le 23 mars

Le 24 mars

Le … mars

ÉPILOGUE - ANTOINE AUDEBERT

ÉPILOGUE - LES GRANVIE

ÉPILOGUE - LES FAVRE

FIN DU ROMAN

… Je m'appelle Martin Silen, je suis libraire, j'habite en Belgique, dans la province du Hainaut. Très exactement à « La vallée du loup ». Elle abrite, en son pli concave, les vestiges bien conservés d'une jolie bourgade rurale. Elle aurait pu être inscrite au patrimoine des plus beaux villages wallons. Si, bien entendu, à l'époque, un pouvoir politique ne l'avait pas tranchée net en son milieu. Une chaussée, droite comme un « i », telle une cicatrice aussi épaisse qu'une veine variqueuse dilatée et saillante défigure tout le site. En bref, le décor est nécrosé et cabossé. Vingt-quatre heures sur vingt-quatre, un ballet incessant de véhicules en tout genre y défile quotidiennement. Pour achever le massacre, cette voie rapide est bordée de bâtiments à usages commerciaux et de maisons aux briques rouges, toutes plus laides les unes que les autres.

— Hem, hem

Deux toussotements attirent l'attention de Martin. Julia sourit.

— Visiblement, tu n'aimes pas !

— Martin, la majorité des gens vivent dans des quartiers moches. Seuls, les nantis bénéficient d'habitats bucoliques. Tu es censé apporter du rêve à tes lecteurs. Et là ! Tu les ramènes à leur misère.

— Tu n'as pas tort. C'est assez dommage, je trouvais la description intéressante. Je te lis la suite : ... En période hivernale, la saison traîne une lourde couverture grise sur tout le pays. Semaine après semaine, un crachin ininterrompu finit de gorger les sols, les sentiers et les chemins. Siècle après siècle, les quartiers du Nord ont su façonner les gens qui s'en sont accommodés jusqu'à en avoir adopté la laideur.

Julia éclate de rire. Martin en fait de même.

— Bon ! Visiblement, je dois abandonner cette entrée en matière. T'inquiète ! Je ne suis pas en reste. J'ai encore deux autres propositions. Voici la première, j'ai pensé à une pandémie. Un truc énorme.

Martin reprend sa lecture.

… En ce moment, il se dégage comme un parfum de fin du monde. L’être humain qui semblait tout diriger. Ce personnage insignifiant avait réussi au cours des millénaires à dominer ses trois prédateurs : l’animal, le végétal et le minéral. Lui qui était le « maillon faible » de la chaîne alimentaire, il était devenu le maître du monde. Terminé le danger d’être au repas des carnivores. Depuis des siècles et des siècles, il gère la section animale, elle est domestiquée et exploitée. Pareil pour la partie végétale. Fini de cueillir et de grimper dans les arbres. L’homme la cultive, il la rentabilise. Idem pour la minérale : il dynamite. Il tranche. Il façonne. Il pompe. Il tube. Il transforme. De sa faiblesse originelle, il a réussi à devenir le plus puissant et le plus nuisible des êtres vivants. Enfin, c'est ce qu'il pensait jusqu'à hier. Aujourd’hui, un tueur invisible l'a mis K.O. Un virus inconnu a fait son apparition. Un laboratoire chinois a libéré un bacille qui a envahi la Chine. En Europe, nous sommes les spectateurs de la panique asiatique.

Les Chinois tombent malades, ils meurent. Bon ! De l’avis général, ça se passe de l'autre côté, bien loin d'ici. En bref, on s’en fout ! Nous étions de grands naïfs. Un micro-organisme ne connaît pas les frontières, il se propage. Et hop ! Le voilà chez nous. Et depuis, on galère. La pandémie nous fait marcher au pas sous le contrôle d’une gouvernance sanitaire. Comme la Chine, nous comptabilisons les morts. Les épidémiologistes passent sur toutes les chaînes de télévision. Ce sont les nouveaux gourous. Les citoyens apeurés font ce qu’on leur ordonne de faire.

— Martin ! Tu me fous le bourdon ! Tu ne vas pas nous faire du Orwell ou du Huxley.

— Mon ange ! Es-tu sérieuse ? J'aime bien mon idée chinoise. Sans attendre une éventuelle réponse de la part de Julia, Martin se jette dans la lecture de sa dernière proposition.

… La Terre ne peut plus supporter la surpopulation humaine. Afin de restreindre drastiquement les niveaux alarmants des taux de pollution, les citoyens se sont réveillés. Depuis peu, il exige du politique et des industriels de limiter les comportements destructeurs de l’environnement. Mais tu penses bien que les pouvoirs opaques de la Trilatérale du monde ne veulent pas en entendre parler. Les dirigeants des pays riches s'y opposent et refusent catégoriquement les chamboulements. Ils provoqueraient une décroissance économique planétaire. Quelques-uns de ces grands « pontes » sont sans vergogne. Pour eux, la solution serait de ramener la population mondiale de près de huit milliards d'individus à cinq milliards. À leurs yeux, il y a trop de gens inutiles qui n'ont de cesse de pondre et de pondre encore. Mais personne parmi ce noyau nauséabond ne souhaite être tenu responsable d’un génocide d’une telle envergure. Alors, ils s'organisent. À la suite de nombreuses réunions secrètes, ils mettent en place de nouvelles stratégies. On y programme des guerres de courtes durées peu coûteuses en matériels et en pertes humaines militaires. Ce qui permet de faire main basse sur les richesses des pays anéantis. Ils vendent des armes, signent des contrats de reconstruction, ils offrent l’accès à des projets industriels et créent des milliers d’emplois au sein de la population dévastée. Ils épaulent financièrement et contrôlent les nouveaux gouvernements. Sans oublier la gestion totale du vaste domaine de la santé.

— Où en étais-je ?

Julia intervient.

— Tu en étais à la santé...

— Ah oui ! Une fois installés dans les régions anéanties, ils se garantissent le monopole de toute l'économie. Pendant le déroulement de ces mises en place, les famines paralysent les réfugiés. Débutent alors, les transhumances des survivants sans ressources. Ces déplacements forcent les autochtones à abandonner à jamais leur pays, leur identité et leur histoire. Ils vont aller se mélanger à la population du vieux continent européen. La majorité des migrants sont des hommes. Les femmes et les enfants restent parqués dans des camps !

J'en conclus que les prédateurs pratiquent le clivage humain. Néanmoins, ces tristes sires ont-ils prévu les plaies du futur ? Les déplacements des peuples africains et nord-africains déclencheront inévitablement des guerres locales. Quelles en seront les causes ? D'abord les religions suivies par le racisme légendaire. Il n'y aura pas de quoi alarmer les puissants. Pour le Très-Haut du panier, tout va fonctionner admirablement bien pendant des années. Mais ! Les buts de ces acteurs diaboliques ne seront pas, comme ils le pensent, sous le symbole de l’infini. Ils auront omis de compter sur les générations suivantes. De nouvelles intelligences métissées européennes seront prêtes à combattre ces infrastructures gigantesques.

Un silence s'installe. Martin relève la tête.

Julia reste dubitative.

— J'aime beaucoup la dernière. Mais, ne crains-tu pas d’être rejeté par les maisons d’édition ? N’oublies-tu pas que les médias, la presse écrite et les différents domaines intellectuels appartiennent aux élus. Ne sont-ils pas contrôlés et dirigés par les partisans de ce libéralisme économique ?

Martin lève les yeux au ciel.

— Tss ! Tss, mon amour, pour les grandes maisons d'édition, je, nous n'existons pas ! Les seuls livres que nous vendons sont par le biais de notre petit éditeur. Laisse-moi t'emmener dans ma fiction.

ACTE I

Les caméléons

Mon histoire commence au début du vingtième siècle. Nous sommes entre la nouvelle Alsace et l’Allemagne. Très exactement en 1919. Une épaisse forêt de conifères encercle une grosse bourgade alsacienne. La localité est singulièrement coupée par un poste douanier français. C’est une des conséquences du rattachement de l’Alsace à la France. Le mois d’octobre se referme et cède la place à novembre. L’automne, ses pluies, ses brouillards et ses éclaircies rythment chaque jour qui passe. L’hiver est proche, le froid gagne progressivement du terrain. Les cheminées des maisons à colombages aux couleurs de sorbets et de dragées crachent leur fumée grise. Au poste-frontière, des soldats français sont groupés autour d’un brasero. Tous les cols des manteaux sont relevés. On distingue à peine les visages rougis par le vent glacial. L’attention des militaires est relâchée. À présent, l’après-guerre est calme. Les villageois se sont adaptés à la situation. Bien sûr, on parle. On ne décolère pas. On insulte l’occupant français. Les mères pleurent les gosses sacrifiés pour des causes qui ne les intéressaient pas plus qu’elles ne les concernaient. Au-jourd’hui, des photos officielles de jeunes gens en uniforme ornent le dessus des cheminées. Proche de la forêt aux mille résineux, une grosse bâtisse couleur crème est annexée à une grande scierie. Des hurlements de douleur s’en échappent. Ils proviennent de l’étage. À l'extérieur, au centre de l’imposante demeure, un perron aux six marches en pierre de taille conduit à une porte massive. Elle est grande ouverte. Dans le vaste hall, un large escalier en chêne semble suspendu et soutenu par une lourde balustrade en fer forgé façonné. Une rampe courante au bois usé par les passages des mains rompt la perfection de l’ensemble. Elle perturbe les lignes et les courbes en parfait équilibre. Au rez-de-chaussée, un adolescent est assis sur la première marche, un socle en pierre bleue. Depuis le retour du patriarche, les cris font partie du quotidien.

Au premier étage, le médecin réceptionne les cruches d’eau bouillante et les serviettes propres. En cuisine, on s’active. Une forte odeur de savon noir accompagne l’ébullition des linges souillés. Le père Vilber est revenu infirme de la Grande Guerre.

Au retour du front, on l’a amputé du tibia gauche. Au cours des mois qui suivent l'opération, il fait de la gangrène. Le docteur tente de le sauver. C’est un supplice pour le blessé, il n’y a plus rien pour soulager la douleur. La morphine disponible est du côté français. Madame Vilber décide d’envoyer son fils à la pharmacie. Le jeune Albrecht s’habille chaudement. Sur les conseils des adultes, il emprunte les chemins de traverse. Il parcourt les sentiers et le bois. L’apothicaire a ce que le docteur a prescrit. Albrecht est si heureux qu’il choisit de faire le trajet du retour au plus vite.

Alors qu'il s'apprête à traverser le bourg par la route, il est arrêté à la douane française. Un quarantenaire rougeaud, gras et mal rasé, arrache le paquet des mains du jeune homme sous le regard amusé des soldats. Albrecht prévient de faire attention. Le colis est fragile ! Il réclame les médicaments. Il explique l’urgence à rentrer chez lui. On l’attend pour soulager la souffrance de son paternel. Le sous-officier insulte l’appartenance du père Vilber à l’armée allemande. Albrecht fulmine. Le sergent, encouragé par les hommes de garde, jette le paquet à terre et saute dessus à pieds joints. Il tire violemment le garçon par l’oreille. Un dernier coup de pied asséné au fessier le pousse derrière la frontière à la barrière relevée. Albrecht n'a pas fait cent mètres, trois jeunes gens l’attendent. Un type costaud se présente comme étant le fils du sous-officier. Il l’agrippe au revers de son col. Il le secoue énergiquement. Albrecht tente de se défendre, mais il est moins fort que le Français. Les deux complices ne se privent pas de participer à l’agression. Albrecht est rossé copieusement. Il est laissé sur le bas-côté de la route. À partir de ce jour, le jeune garçon jure de se venger. Lui et toutes les familles allemandes connaissent l’humiliation de ceux qui ont perdu la guerre. Ils ont, depuis le traité de Versailles, sombré dans une misère noire. La plupart des hommes n’ont plus de travail. Ils ont été remplacés par une main-d’œuvre française.

Julia intervient, très en colère.

— C'est toujours le même scénario. L'humain est un lâche, un minable.

— Tu as raison, Julia. C’est de la violence gratuite. Vois-tu, c’est par ce genre de situation que se perpétue la haine, la vengeance et le racisme entre les peuples.

Albrecht entre chez lui à la scierie. Les hurlements de son paternel ont cessé. Le médecin ne l’a pas attendu. C’est sa mère qui l’accueille. Son fils saigne de la tête. Un coquard à l’œil droit lui gonfle les deux paupières. Ses genoux sont en sang. Ses mains sont noires de saleté. Ses vêtements sont déchirés. Les femmes entourent le jeune homme d’affection et de soins. Après le réconfort familial, Albrecht, la haine au ventre, monte dans sa chambre et s’effondre dans un sommeil réparateur. C’est madame Vilber qui retourne au village. Elle a besoin de médicaments pour soulager la souffrance de son époux. Comme elle parle le français parfaitement, et sans accent, elle va pouvoir se glisser parmi les ouvrières. C’est l’heure où elles reviennent des usines frontalières. Pour te décrire madame Catherine Vilber.

Au siècle passé, lors d'une foire commerciale, son père alsacien bilingue tomba amoureux d’une Ardennaise. De cette union naissent trois enfants : deux filles et un garçon. Son paternel connaîtra aussi les plaisirs militaires.

Il participe à la guerre franco-allemande de 1870. Une guerre courte qui modifiera, une fois encore, la carte de la France. Les différents conflits, figure-toi, datent de Mathusalem. Je peux remonter plus loin dans le temps. À partir de 1806, tu imagines ! Et cela nous conduit jusqu’à 1940. Soit ! Retournons en 1870. Les hostilités causèrent un grand nombre de morts dans les deux camps. Forts de la victoire, les Prussiens annexent l’Alsace et la Lorraine à leur territoire. Rattachements accompagnés d’une dette colossale de près de cinq milliards de franc-or, imposée à la France. Conclusion : la haine entre les deux puissances est entretenue.

Je reviens à mon histoire. Madame Vilber entre dans l’officine. Elle narre la triste expérience vécue par son garçon. Le pharmacien est en colère. Le fils de ce dernier, Friedrich, rejoint les deux adultes. Il confirme que le sous-officier et le trio aiment s’en prendre aux Allemands. Une fois les médicaments reçus, madame Vilber s’apprête à partir, lorsque Friedrich l’interpelle. Il se propose de l’accompagner jusqu’à la scierie. Il veut faire la connaissance d’Albrecht. C’est ici que va débuter l’amitié entre les deux jeunes. Deux garçons aux potentiels similaires. Deux intelligences qui vont faire en sorte de porter leur savoir à un très haut niveau. Les semaines passent, la famille voit mourir le père Vilber. Son sang contaminé a eu raison de lui. Après le deuil, la vie reprend son cours. À présent, Catherine Vilber dirige l’entreprise de bois. Friedrich et Albrecht ne se quittent plus. Ils se sont plongés dans les livres. Ils s’intéressent tour à tour à la biologie, la physique et la chimie. Enthousiasmé par la frénésie des deux étudiants, le pharmacien leur donne des leçons particulières. Tant et si bien que le trio finit par réaliser les médications des clients. C’est comme ça que nos deux amis prennent connaissance du pouvoir des sciences. Le laboratoire familial est animé quasiment jour et nuit par des expériences menées sur des souris et des rats. Les deux laborantins progressent dans leur maîtrise. Un bât blesse, Albrecht craint toujours de retourner chez lui, l’idée de franchir la frontière l’angoisse. Friedrich s’en préoccupe. Il faut à tout prix que cette situation cesse. Ils doivent anéantir, une fois pour toutes, les actions de cette bande grotesque. Par le plus grand des hasards, Friedrich apprend que Léon, le fils du Français et ses acolytes cherchent à coincer son meilleur ami. La raison en est simple. La scierie Vilber fournit le bois de charpente pour un important chantier français où il travaille. Et visiblement, ça l'agace beaucoup. C’est l’occasion pour Friedrich et Albrecht de s’organiser. On approche de la période de Noël. Les habitants des deux côtés du bourg sont à la fête sur la place principale. On boit aux terrasses et dans les cafés. Qui dit rassemblement populaire, dit soûlerie. Les trois salauds sont déjà présents. C’est là que nos deux Allemands vont agir. Friedrich propose à son ami le marécage aux étangs du bois frontalier. C’est la saison des pluies, qui engorgent les sols. À la période estivale, c’est une sablière, qui borde la majeure partie des eaux. À la saison des averses, une fois les poches granulaires d’origine minérale et organique trempées, elles sont un danger mortel pour la faune et l’humain.

Un endroit totalement inconnu des Français. Mais bien connu des Allemands. Le guet-apens a lieu là. Albrecht propose de prendre les deux chiens de garde de l’entreprise. Ces deux canidés sont dressés à la défense et à l’agression. Mis en cage par le contremaître Hedwig, ce dernier cache la clé sous un pot en céramique devant la maison familiale. C’est du pain béni. Ils établissent le plan par la première étape. Attirer l’attention des voyous. Les houspiller suffisamment pour les faire se lancer à leur poursuite. Amener les agresseurs vers les chiens. Lâcher les bergers. Il faut alors isoler le grand benêt des deux autres fuyards. Dans cette revanche, la découverte de la stratégie, l’intelligence partagée et unifiée, apportera à nos deux protagonistes la jouissance de l’adrénaline et l’exaltation du pouvoir de vie et de mort. Il en résulte le goût de la puissance. Le jour arrive. La place est envahie. Albrecht et Friedriech cherchent leur victime. Ils saluent à leur passage quelques connaissances. Longeant les terrasses des cafés, ils finissent par apercevoir Léon et ses comparses. Ils s’approchent. Ils font mine de causer à leur sujet. Les attablés les observent. Ils parlent entre eux. Lorsque le fils du sous-officier leur adresse un doigt d’honneur. À ce moment précis, les deux amis savent que c’est le début des hostilités. Les deux Allemands réitèrent le geste et partent sans demander leur reste. Les trois se lèvent. Ils se lancent à leur trousse. Une poursuite s’engage entre les badauds. Albrecht est devant Friedrich. Il entre dans la sapinière. Il doit gérer les molosses qu’il entend aboyer dans le lointain. Du côté du trio, on a bu sans modération. On s’essouffle et on s’arrête régulièrement. Albrecht est avec les malinois. Friedrich monte la garde. Il se tient à proximité de la bande. Léon gueule à ses deux complices de s’occuper du jeune de la scierie. Lui va se charger du fils du pharmacien. Tout ce que souhaitaient les deux stratèges. Les Français sont bien en vue. Tandis qu’Albrecht lâche les bêtes, Friedrich brave le fils du sergent. Une fois le gros lourdaud lancé à sa poursuite, les malinois se mettent à pourchasser les deux couards qui détalent. Albrecht laisse les chiens agir. Il fait demi-tour et va rejoindre son ami. Les étangs sont tout proches. Friedrich s’arrête à la hauteur de la zone des sables mouvants. Léon jubile. Il vient de coincer le fils du pharmacien. Le jeune garçon appelle à sa clémence. Ce qui accentue la jouissance de l’agresseur qui, d’un pas décidé, s'avance vers sa victime. C’est sans compter sur l’arrivée silencieuse d’Albrecht, qui se poste à l’arrière du colosse. Léon est maintenant à proximité de Friedrich, qui continue à feindre la pitié. Le Français va lui assener un uppercut. Mais le jeune Allemand esquive le coup. Albrecht profite de l’écart de son ami pour pousser le français sur le sable mouvant. Léon tente de rester en équilibre, mais s’affale dans la mélasse. Ce mélange de sable, d'argile et d'eau réagit comme le yaourt. La succion progressive de la matière empêche la possibilité de s'en échapper. Elle provoque la panique du voyou. Il s’agite, activant davantage son aspiration. Il sait maintenant qu’il est en danger de mort. Il en appelle à la rescousse. Il est sérieusement encombré par la boue sablonneuse. Sa masse corporelle ressemble à une énorme bûche de Noël nappée de crème. Entièrement badigeonné, il n’arrive déjà plus à s’exprimer. La peur lui fait sortir des gémissements totalement incompréhensibles.

Les deux Allemands n’interviennent pas. Ils ne quittent pas des yeux les mouvements désemparés du salopard qui lutte avec la matière. Il tente de se redresser. Mais cette zone marécageuse est plus riche en eau qu'en sable et argile. Les trois quarts de son corps sont aspirés. Léon est oppressé. Il respire de plus en plus mal. Il bleuit. Albrecht et Friedrich ne font rien pour l’aider. Les longues minutes achèvent d’engloutir le Français. Rapidement, le marais a repris sa place. Rien ici ne dévoile le meurtre. Nos deux revanchards viennent de souder un pacte. Une complicité à la vie et la mort. Ils n'ont pas éprouvé la moindre émotion. La pluie commence à tomber. Elle efface toutes les traces de lutte. Il faut maintenant songer à rappeler les chiens. Albrecht les siffle sans succès. Sans doute seront-ils retournés à la scierie.

— Julia ? Tu voulais dire quelque chose ?

— Oui ! C’est fou, je n’arrive pas à ressentir de la pitié envers le fils du douanier. Par contre, ces deux adolescents qui tuent. Penses-tu que cela soit possible de ne pas en être touché ?

Martin partage son avis.

— Oui, tout comme eux, on est soulagé de la disparition de cet abruti. Ici, qu'importe l'âge des intervenants, j’apporte la preuve que nous pouvons tous basculer dans la violence.

Julia soupire.

— Il va bien y avoir une enquête.

— Oui, il va y avoir tout ça ! J’y viens. La pluie s’est intensifiée. Les deux jeunes couverts de boue rentrent à la scierie. L’eau a fini par les transpercer. Catherine Vilber éclate de rire de les voir arriver. Elle cesse dès que les adolescents lui racontent l’agression de la bande au Léon : Ils étaient à la fête... C’est là que les trois voyous se sont lancés à leur poursuite... Par chance, eux avaient les malinois… Ils les ont lâchés, mettant en fuite deux des crapules. Malheureusement, le Léon a pu échapper aux chiens. Il a repris la pourchasse. C’est vers les étangs qu’ils finissent par le semer. Les occupants français ne connaissent pas cette partie de la forêt. Et les voilà sains et saufs... Madame Vilber fulmine. La suite est simple. Le pharmacien et Christine Vilber portent plainte. Les deux adolescents sont entendus par trois polices : celles des deux régions et la militaire. Toutes se rendent aux domiciles des voyous.

Les témoignages de multiples agressions envers des jeunes des bourgs sont récoltés auprès de la majorité des villageois. Ces récits achèvent de condamner la bande. Pour le Léon, des battues sont organisées. Elles resteront vaines. Après les conclusions de l'enquête, le sous-officier Gaudreault (père de Léon) et les soldats du poste de douane sont traduits devant le tribunal militaire pour corruptions et violences physiques et morales. Gaudreault est dégradé. Tous seront mutés. Cette histoire se referme sur un crime parfait.

Julia ne fait pas de commentaire. Un silence marque une pause. Il est de courte durée. Martin reprend sa lecture.

— C’est maintenant que tout va s’enclencher. Mes deux adolescents grandissent. Ils vont adhérer au parti national-socialiste, autrement appelé le parti nazi. Je te plante le décor en partant d'un enfant qui voit le jour le 20 avril 1889, en Bavière : Adolphe Hitler.

Enfant, qui, année après année, va additionner les échecs dans sa construction d’homme. La capitulation de sa grande Allemagne en 1918 l’achève. Anéanti, il se marginalise, vagabonde. Pour survivre, il exerce divers petits métiers.

Il dort, çà et là, sur un banc, à même la rue, dans un refuge réservé aux sans-abri, voire sur un quai de gare. Cette première partie de vie chaotique est sans issue. Te rends-tu compte que c’est ce personnage errant qui va devenir un des dictateurs les plus machiavéliques ? L’homme aux millions de morts. Comme quoi, rien n’est impossible en ce monde. Las de son existence de clochard, et dans une grande précarité, Adolphe Hitler retourne vers l’armée. Elle nourrit et offre la sécurité. Les mois passants, le soldat acquiert une excellente réputation. Il devient « officier politique ». À cette époque, c'est une fonction essentielle. Sa mission est de s’infiltrer au sein des mouvements politiques. Il partage son temps entre les communistes, les nationalistes et les anarchistes. À force d’écouter les différents meetings, il finit par adhérer aux opinions du parti nationaliste. Rapidement, il prend la parole. Il se découvre un talent d’orateur. Il subjugue et hypnotise la foule. C’est un manipulateur de masse impressionnant. Ce qui est inimaginable est sous nos yeux dès l’année 1920. Un homme sans personnalité originale. D'une taille moyenne et sans carrure, à la maigreur marquée et à la main mollassonne. Au regard sombre et vide. Sans séduction apparente, cet individu va provoquer une tragédie mondiale. Il suffira d’à peine treize années pour le faire accéder au poste de chancelier du Reich. L’année 1933 démarre avec fracas.

Julia l’interrompt. Et nos deux jeunes scientifiques ?

Martin lui sourit.