Accordéon - Antoine Rousseau - E-Book

Accordéon E-Book

Antoine Rousseau

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Beschreibung

Le théâtre naît, le théâtre vit et le théâtre meurt. Il est parcouru de vie, d’envie, d’art et de musique. Suivant la symphonie du temps qui passe, il ressent, aux dernières lueurs du jour, les fissures de la fin s’amonceler et gagner du terrain. L’ossature craque, le plafond se déchire, la structure s’effondre. Le théâtre tient bon, mais combien de temps cela peut-il durer ?

Deux metteurs en scène, dans l’enceinte d’un théâtre en ruines, voient défiler des candidats prometteurs et des propositions entachées d’espoir, dans l’objectif de trouver la raison ; trouver la raison, avant qu’il ne soit trop tard.

À PROPOS DE L'AUTEUR 

Le son redondant d’un clocher, la pertinence de discussions éméchées, le remords de ce qui a été dit et le regret de ce qui ne l’a pas été, la symphonie du silence, le charme d’un rayon de soleil, l’écho d’un rire, le souvenir d’un sourire, le tranchant des émotions ; espérer l’audace, embrasser la folie, croire en la force du récit, en sa surprise et son emprise, réduire l’ennui, écrire ce qu’on aimerait pouvoir lire. C’est impossible pour Antoine Rousseau de décrire d’où vient sa passion. Alors il aligne des mots et la magie opère. Entrez sans frapper.

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Seitenzahl: 334

Veröffentlichungsjahr: 2025

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Antoine Rousseau

ACCORDÉON

ROMAN

J’ai eu tant de fois le sentiment de côtoyer la mort. Je l’ai tant de fois sentie frôler ma peau. Si je peux te parler aujourd’hui, c’est que je l’ai tout autant de fois évité.

Pour autant que je sache, je suis toujours bel et bien là. J’ai l’impression qu’une multitude de mondes alternatifs existent en parallèle du mien mais que je ne peux subsister que dans celui où tout se passe toujours pour le mieux.

Comme si rien ne pouvait m’arriver.

Prologue

Ce qui retentissait dans la paralysie de l’air ambiant n’était pas l’écho des aiguilles d’une horloge que le temps s’obstinait à faire avancer, mais le compte à rebours d’une bombe que tout prédestinait à faire exploser.

Et ce serait aujourd’hui.

–Je me suis rendu chez Williams & Oakley, ce matin. Juste avant de venir te voir. Ce n’était pas sur le chemin - c’est vrai - mais je me suis dit que ce serait une bonneidée.

La température était élevée dans la pièce ; l’air, difficile à assimiler. Ce pouvait être dû aux rayons du soleil puissants qui s’immisçaient dans cet espace clos, malgré les stores et leurs efforts pour les parer ; où à cet enchevêtrement morbide de signaux qui filaient la chaire de poule. Quoiqu’il en soit, il ressentait ici une chaleur plus pesante qu’au dehors.

A ses mains moites retentissait l’écho des battements de son cœur, plus rapides aussi. Surtout depuis qu’il était rentré dans la pièce.

–Je sais ce que tu pourrais me dire : as-tu vraiment pensé que ce serait une bonne idée de perdre du temps aujourd’hui ? Mais, si tu avais vu les cerisiers en fleurs et les gamins qui ont investi les pelouses, tu aurais compris. Je sais que tu as horreur des cris d’enfant mais je suis sûr que tu aurais souri si tu les avais vus.

Il retira la veste qu’il avait sur les épaules et la suspendit au crochet qui pendait juste à côté de la porte à double battant. Puis, d’une démarche contrôlée, il rejoignit le tabouret bancal et mal rembourré qui sommeillait dans un coin de la pièce. Il avait compris que pour que l’assise y soit correcte, il devait mettre son fessier sur la partie avant du siège et ne surtout pas s’en écarter.

–C’est déjà le printemps, déclara-t-il. Le temps passe si vite.

Il se mit à rire, puis se reprit :

–Tu as horreur quand je dis ça. Mais je le dis quand-même. En espérant que tu me le reproches à nouveau.

Arrêtant de se triturer les mains entre ses jambes écartées, il saisit celle de son interlocutrice et la serra intensément.

–Il y a un parfum de lila dans l’air. Des gens sur les terrasses. Des rires qui sortent des fenêtres entrouvertes. En fait, il y a la vie qui reprend son cours comme si rien ne s’était passé. Comme si tout pouvait être oublié et mis de côté.

Sa peau était froide. Il n’y avait rien d’étonnant à cela mais il se surprit à interpréter ça comme un mauvais présage. Un mauvais présage de plus.

Tic, tac.

–Williams était là, mais pas Oakley. Tu le connais aussi bien que moi, il n’est pas du genre à faire des heures supp’, surtout un samedi matin. Il m’a demandé comment t’allais et je lui ai dit la vérité. Je ne pense pas qu’il souhaitait réellement la connaître mais il n’avait qu’à pas me poser la question.

Le bruit lancinant et répétitif des machines rythmait ce qui s’apparentait davantage à du vacarme qu’à une fine réponse empreinte d’humour - chose dont elle avait habituellement le secret.

Tic, tac.

Sa peau était froide sur ses mains moites. Si froide en fait, qu’il en venait à souffrir de ce contact si doux et réconfortant autrefois.

–Forcément, il se doutait que je n’étais pas là pour acheter un nouvel instrument alors il s’est simplement étonné de ma présence. Il m’a demandé si j’allais bien - question envers laquelle je ressens de plus en plus de mépris - et, cette fois, je lui ai menti en disant que je faisais avec et qu’il n’y avait pas de raison d’être pessimiste.

Il lâcha sa main, se leva en sentant ses yeux se gorger de larmes et se posta devant les stores. Au travers des fines ouvertures, il entrevit le parking, bondé de voitures et d’aller-retours. C’était un lieu tellement clivant : les personnes quittant cet endroit étaient soit ravies, soit malheureuses. Dans tous les cas, elles ne ressortaient jamais d’ici indemnes.

–J’en ai marre de venir ici. J’en ai marre de te parler sans n’avoir jamais droit à une réponse. Je me sens épuisé et minable, incapable de t’accorder cet amour et ce soutien inconditionnels que je te dois. La vérité…

Il jeta un regard furtif vers son interlocutrice, laquelle était toujours plongée dans un coma profond, le visage marqué de calme et de sérénité.

–La vérité est que je t’aime de moins en moins plus les jours passent. La vérité est que j’en suis presque venu à t’en vouloir. A t’en vouloir de rester murée dans le silence. A t’en vouloir de ne pas te soucier de moi autant que je me soucie de toi. A t’en vouloir de… De m’abandonner.

Il se rapprocha d’elle.

–J’aurais aimé ressentir de la compassion envers ton état, j’aurais souhaité maudire tous les dieux de t’avoir tout pris. J’aurais aimé avoir la force de me battre avec les médecins pour tout tenter, remettre en question leur jugement ou les préceptes qui les poussent à les donner. J’aurais aimé n’avoir aucun regret. Mais, aujourd’hui, il ne me reste que la rancoeur et des questions, et cette conviction nouvelle que je dois te laisser partir.

Une respiration saccadée. L’émotion d’entendre ses mots autrement que dans ses pensées rendait la chose plus concrète. Plus effrayante aussi. Plus acceptable surtout.

–Puis je viens ici et je t’aime à nouveau. Je vois ton visage et, en le voyant, je l’imagine se tourner vers moi. J’imagine l’éclat de tes yeux, j’entends ton rire, j’entends… le grain de ta voix. Je suis piégé dans un cercle infernal qui ne m’apportera plus que du malheur à répétitions. Ils ont beau me balancer à longueur de journée qu’il y a encore de l’espoir… Je n’en vois aucun. Tu ne peux pas m’abandonner. Tu ne le peux pas. Je te l’interdis. Tu l’entends ça ? Je ne te laisserai pas partir. Jamais.

Il reprit sa main et se pencha vers elle pour la baiser.

–Cette nuit encore, j’ai rêvé de toi. J’ai rêvé de nous. J’ai entendu le son de ta voix et j’ai entendu ton rire. Ton rire…

Il se mit à pleurer et s’effondra sur le lit en enfouissant sa tête dans les draps.

–Ton rire me manque. Ton rire me manque tellement.

Il avait même l’impression d’en perdre le souvenir, à force de le chercher sans cesse. Ou alors, il n’arrivait plus à distinguer ce dont il souvenait de ce dont il avait envie de se souvenir.

–La lumière que tu donnais à ma vie me manque. La chaleur que tu apportes partout avec toi me manque. Tout chez toi me manque, alors que tu es juste là. Je peux te toucher, je peux te sentir, je peux te parler, je peux te voir. Je peux t’aimer. Chaque venue ici me donne de l’espoir et c’est ce même espoir qui me pousse à revenir. Mais je ne vis plus depuis bien longtemps.

Le cliquetis des machines et les pulsations converties en signal sonore comme seul écho à ses lamentations.

Tic, tac.

–Je ne savoure plus rien. Je suis vide. Et… cette haine qui croît en moi, qui me hurle de trouver un responsable et de prendre la première porte de sortie possible ; ce besoin de vivre qui me prend par le col et me conjure de passer à autre chose…

Il serra ses poings puis riva son regard vers les yeux fermés de son interlocutrice :

–Ce n’est pas pour acheter un instrument que je me suis rendu chez Williams & Oakley ce matin, mais pour trouver une réponse à la question que je me pose depuis des jours. J’ai traversé le magasin, malgré les attentions infantilisantes de Williams, sa démarche grossière et ses paroles toutes faites. Je n’en avais que faire des instruments à vent, des panoplies de violon ou de la sublime harpe qui garnissait la devanture. Je me suis enfoncé dans les couloirs poussiéreux, là où personne ne met jamais les pieds. J’ai fouillé dans les cartons, j’ai retourné les tiroirs, j’ai balayé les étagères.

Il jeta un regard vers le sac qu’il avait emporté avec lui et qu’il venait juste de déposer sous le porte-manteau.

–Je voulais trouver cet instrument dont tu apprécies tant la symphonie. Je vais te jouer cet air qui t’a tant de fois fait sourire et tant de fois faire pleurer. Je prendrai tout mon temps et je ferai les choses bien, avec tout l’amour que tu mérites. Je t’imaginerai danser sur cette mélodie, accompagner les nuances de ses notes et émerveiller mes sens. Ensuite…

Tic. Il sentit son cœur battre plus vite encore et l’adrénaline monter dans son sang.

–Ensuite, je mettrai fin à tout espoir de t’entendre rire à nouveau.

Tac.

Chapitre 1 : Chercher la raison

J-3 avant l’effondrement

Alexandre ne pouvait s’empêcher d’y penser : il venait de trouver une arme à feu dans les sous-sols du théâtre.

Ce n’était pas son but initial, ni l’embouchure de son raisonnement. Au contraire, il avait cru bien faire. Il s’était imaginé, naïvement, que fuir les obstructions cognitives de ce qui avait été sa position depuis le début de leur recherche l’aiderait à trouver un œil nouveau. Un regard ébloui, capable de concentrer l’objectivité et d’omettre la redondance des récits, lorsque ceux-ci jouent obstinément sur les cordes sensibles.

Une bonne histoire n’a pas besoin d’artifice, aurait lancé sa collaboratrice.

Il y croyait également. Malheureusement, depuis sa trouvaille, il se rappelait qu’une bonne histoire contenait également une dose de péripéties.

Il était impossible pour un candidat d’avoir disposé l’arme au cours d’une proposition. Il n’en avait pas le loisir, d’autant que leurs allers et venues se coltinaient à un cadre géométrique précis et contenu, que la répétition de paroles convenues permettait de contrôler.

Bonjour.

Ce sera tout pour le moment.

Au revoir.

Ils n’étaient pas injustes. Ils n’étaient pas difficiles. Ils mettaient simplement la barre à la hauteur de l’enjeu, mettant toutes les chances de leur côté pour trouver la perle rare. Cela pouvait provoquer de la frustration, de l’énervement et une certaine forme de rancœur. Qu’à cela ne tienne, ils n’étaient de toute façon pas là pour se faire des amis.

Sentant qu’il était plongé dans ses pensées, sa collaboratrice décida de rompre le silence :

–Je - on ? - vous remercie pour cette proposition.

Le candidat sembla désarçonné et chercha à intervenir, ce que la femme empêcha d’un simple mouvement de poignet. Quant à Alex, il remarqua qu’il n’avait pas écouté la fin de sa proposition - ce qui était généralement mauvais signe. Il sauta cependant sur la perche lancée par sa collaboratrice :

–Vous connaissez les règles du jeu. Ceci dit, nous avons apprécié votre démarche et elle ne nous a pas laissé indifférent. N’est-ce pas, Léa ?

–Il y avait du bon et du moins bon. Pour être tout à fait honnête, ça ne correspond pas à ce que nous cherchions.

–Vous ne m’avez pas laissé finir, protesta le candidat.

–Certes, concéda l’homme. Quelqu’un d’avisé saurait comment interpréter cela et prendrait la porte en évitant de baisser les bras.

–On vous remercie encore une fois, conclut Léa.

Sans voix, le candidat se leva simplement. Il regarda l’homme un instant, puis la femme qui lui faisait face un instant de plus.

–Alexandre. Léa. J’espère que j’aurai l’occasion de vous revoir, tenta ce dernier.

–La sortie est par là, indiqua cordialement l’homme en se levant à son tour.

Composante infinie de grandeur et d’expression, la voûte trônait à plus de trente mètres du sol, mosaïque incongrue de cristaux couverts de peintures, assemblés avec justesse en un ensemble archaïque. Elle représentait, en un mélange de lumière et de ténèbres, le conflit romanesque d’un champ de bataille, surmonté par une chevalière aux longs cheveux roux.

Alexandre passa ses doigts sur le tissu qui recouvrait les rangées de siège alignées dans le parterre, tout en projetant son regard sur l’immensité qui se présentait au-dessus de lui. Le tissu était déchiré par endroit, laissant s’extraire une mousse jaunie par le temps et l’usure. Ce n’était pas la première fois qu’il mettait les pieds dans cet endroit, habitué à la majestuosité de cette architecture qui lui coupait le souffle en chaque occasion. Pour autant, il n’avait jamais pu apprécier le silence parfait des lieux dans un tel contexte, sentant soudain se transférer la magie du son manquant vers la splendeur d’un dôme centenaire et immortel.

Ce théâtre tenait encore debout et ils pouvaient y exercer leur art en toute liberté.

Certes, les longues planches de la scène grinçaient par endroit, l’arche en bois était fissurée en son centre et il leur était demandé de ne plus replier le grand rideau rouge depuis longtemps. De la multitude de gradins qui s’élançait au devant de l’estrade, il était aisé de deviner la vétusté de leur banquette et la fragilité de leur structure. Initialement constitué de bois, les poutres et autres renforcements se dégarnissaient de leurs artifices et dévoilaient au grand jour la supercherie de leur caractère réel. Les observant, on pouvait ressentir le genre de déceptions entendues lorsque l’on entrevoit les coulisses du tournage d’un film ou la vraie personnalité d’un artiste que l’on avait appris à aduler. Les galeries étaient multiples à encadrer la scène. Se déclinant sur plus de sept étages, elles affichaient des fauteuils tous vides et des lustres de chandelles pour la plupart éteints.

–J’adore cet endroit.

Alex se mit à sourire en regardant Léa, laquelle était toujours assise sur l’estrade. Il avait besoin de se dégourdir les jambes, mais aussi de remettre ses idées au clair. Sa découverte dans les sous-sols, en ligne de mire d’une recherche dont rien ne laissait présager une fin précipitée, le tout pour pâlir un retard tout aussi imprévu, le poussa à la réserve. Il avait appris à se ménager pour tenir sur la longueur. A l’image de ce théâtre, il ne fallait pas tout miser sur un coup d’éclat, mais se convaincre que le meilleur restait à venir.

Son acolyte, elle, aurait pu sprinter indéfiniment sans se demander un seul instant si la perle rare se présenterait au bout de la ligne d’arrivée.

Se presser, c’est oublier le pouvoir du heureux hasard.

–Espérons que nous mettrons bientôt la main sur ce que nous attendons, poursuivit Léa.

Trois chaises, disposées en triangle, se situaient sur l’estrade. Ce fut là que, depuis un semblant d’éternité, Léa et Alex voyaient se succéder des propositions toutes plus décevantes les unes que les autres. Eux qui n’avaient pas droit à l’erreur se dissimulaient une appréhension consentie : celle de ne jamais parvenir à accomplir leur mission.

Malgré tout, Alex n’était pas du genre à bafouer ses principes et poursuivit sa lente observation des lieux.

–Alex, est-ce que tu m’écoutes seulement ? maugréa Léa en abaissant le carnet qu’elle tenait entre ses mains.

–Tu en doutes ?

–Tu ne réagis pas à ce que je dis.

–Et comment tu interprètes ce silence ?

Alex, s’étant avancé dans une rangée de gradins, posa ses yeux sur une pièce d’argent, coincée dans l’interstice entre deux planches. Il s’abaissa, saisit cette dernière et tenta de l’en extraire. Il n’y parvint pas.

–Que tu es d’accord avec ce que je dis, concéda Léa en soupirant. Mais ça m’agace de m’agacer seule.

Alex n’était pas à un euro près, pourtant il insista. Essayant de balancer la pièce sur elle-même, il entendit le léger craquement du bois qui se tord et se fragilise, sans pour autant parvenir à la sortir de là. Puis, observant davantage les inscriptions gravées sur ses faces, il comprit de quoi il s’agissait : un jeton de casino.

–Le nouveau candidat ne va pas tarder, annonça Léa en posant à nouveau ses yeux sur son carnet.

–J’arrive.

Il abandonna, laissant ce mystérieux jeton là où il se trouvait. Se relevant, il vit cependant une infime diffraction de la lumière sur un éclat de verre, tout juste glissé sous le siège. S’il avait remarqué la vétusté des lieux et l’empreinte du temps sur son intégrité, il ne reconnaissait aux propriétaires aucune trace de tolérance et de laisser-aller vis-à-vis de l’hygiène.

–La mine de mon stylo n’arrête pas de s’assécher, se plaignit Léa, depuis l’estrade.

Alexandre, la face sur le sol, attrapa le morceau de verre et l’attira jusqu’à lui. Il lui découvrit alors une finesse et une courbure dont il ne reconnut pas de suite l’origine. Il semblait évident que des coupes de champagne brisées étaient une conséquence collatérale de toute prestation de ce genre, mais aucun verre de ce type ne se déclinait en une variante de couleurs émaillées et délicates.

Le metteur en scène n’en crut pas ses yeux. Il dut cependant se faire une raison. Levant ses yeux sur la mosaïque qui dominait le haut du théâtre, il devina un espace vide dans la chevelure flamboyante de la chevalière. Ce même espace qu’un morceau de verre brisé comme celui qu’il tenait dans la main était capable de combler.

L’effondrement s’approchait. Bien plus vite qu’il ne se l’était imaginé.

–Je veux voir le prochain candidat, déclara Léa.

–Moi aussi, répondit rapidement Alex.

Dissimulant le morceau de vitrail dans sa poche, il se pressa de rejoindre son interlocutrice.

Léa appréciait ce moment - ce court instant - avant l’ouverture de la porte à double battant qui allait leur dévoiler le visage du nouvel arrivé. Elle avait expressément fait la demande de ne pas avoir de description des candidats à l’avance, afin d’empêcher tout biais de sélection. D’origine curieuse, ça aurait pourtant été son premier réflexe en temps normal, mais le contexte leur demandait à tous de faire des efforts.

Tordant légèrement son carnet entre ses mains, elle frémit lorsque la poignée tourna sur elle-même et qu’une vieille femme fit son premier pas dans l’enceinte du théâtre.

–On dirait… lui chuchota Alexandre.

–Je sais.

Elle ressemblait à s’y méprendre à l’une de ses anciennes institutrices primaires. En tout cas, ce fut sa première impression, mais au fur et à mesure de son avancée dans l’allée couverte d’un tapis rouge, cet étrange sentiment s’évapora pour laisser place à une approche plus professionnelle et objective. Et puis, en toute franchise, elle avait moins de classe que la dame qu’elle avait connue autrefois.

–Monsieur. Madame, déclara la dame en marquant un cran d’arrêt avant d’emprunter les quelques marches.

–Attendez, je vais vous aider, proposa Alex en se levant brusquement de sa chaise.

–Voyons, ce ne sera pas nécessaire.

Amusée, la vieille femme avait déjà les deux pieds sur scène, avant même qu’Alexandre n’arrive à sa hauteur. Troquant une main tendue pour une poignée de main, il la salua et l’invita à prendre place à leurs côtés.

Une fois qu’elle fut installée, la dame remarqua le regard interrogateur que Léa lui adressait. Avant qu’elle ne dise un mot, la metteuse en scène chercha à se justifier :

–Ne prenez pas mon air étonné pour de la démagogie mais… Pourquoi êtes-vous venue ici ?

–Voyons. Vous le savez très bien.

–C’est une question que l’on pose à tous les candidats, assura Alexandre en relevant les manches de sa chemise. D’abord la motivation, puis la proposition.

Il sourit et tenta d’accrocher le regard de Léa, ce qu’il ne réussit pas à faire. Cette dernière parvenait difficilement à cacher son air ébahi, voire soupçonneux.

–Comme tous ces gens, il s’agit là d’une occasion que je ne peux pas manquer, s’amusa la vieille dame.

–Je ne vous connais pas, déclara alors Léa en ne la quittant pas du regard.

S’il avait fait l’effort de se concentrer sur ça uniquement, Alexandre aurait remarqué que sa collègue ne battait plus ses paupières depuis deux bonnes minutes.

–Espérons que ça vienne à changer, répliqua simplement la vieille dame. Mon nom est Brigitte. Et j’ose espérer que ma proposition vous convaincra. Et qu’elle vous aidera à trouver la raison.

–Brigitte, répéta Léa.

Alexandre toussa dans son poing pour attirer l’attention de sa collègue et ce fut un succès. Veillant à ce qu’elle reprenne ses esprits, il s’adressa à Brigitte :

–Quel en est le thème ?

–La plus pure et simple expression de ce qui nous caractérise tous, autant que nous sommes : convoiter l’honnêteté, mais l’éviter à toutprix.

Chapitre 2 : L’embouteillage

Chronologie des propositions :

La membrane se doit d’être souple et élastique. Lorsque celle-ci est soumise à l’effet d’une pression externe, l’air se contracte et s’échauffe. Les molécules se compressent, les liaisons s’affinent. Toutes cherchent une issue. Un moyen d’échapper à ce qu’elles ignoraient jusqu’alors, à ce dont elles avaient si peur sans le savoir. Comme un cauchemar survenu du futur, qui hante des rêves qui ne se sont pas encore déroulés ; s’il était seulement sage de croire qu’un rêve se déroule réellement. Tout être normalement constitué fuirait cette éventualité à toutes jambes, parce qu’il n’y a rien de plus effrayant que d’être sujet au libre cours des pensées de son subconscient.

Revenons au propos de base. L’air alors, si puissamment contraint, est propulsé vers la sortie. S’en émet alors un son.

La membrane se doit d’être souple et élastique. Pour que ça marche, elle doit sans cesse être mise sous tension, une pression constante. Sinon, le but ne sera jamais atteint.

Toujours libre, mais tiraillée.

Laura prit une profonde inspiration. Le bruit du verre explosant en mille morceaux sur le sol venait de la réveiller d’une forme de sommeil paradoxal.

–Allez, pousse toi !

Elle jeta un coup d’œil en direction de son homme. Il était assis juste à côté d’elle. Il semblait tendu. Ca faisait des heures qu’ils étaient là, au même endroit et dans la même position exactement. Voilà quelques heures qu’ils avaient entamé leurs vacances. Mais à l’excitation des débuts semblait prendre place les caprices de l’impatience.

–Je peux sortir de table si tu veux, il faut juste que tu me dises où se trouve la ramassette, tempéra Bruno.

–Pas besoin, le problème est résolu, intervint Laura, gênée. On parlait de quoi encore ?

–Faisons une pause, clama Virginie. Je n’en peux plus. Et il faut que je passe au petit coin.

Alan, le petit-ami de Laura, poussa un soupir, mais acquiesça.

Quelques instants plus tard, Laura se tenait debout devant deux hautes et larges fenêtres. Elle qui était plutôt du genre impulsive, résolument tournée vers l’efficacité au détriment du consensus, se surprenait à observer avec un air déterminé et nostalgique la déclinaison des nuages sur fond de soleil couchant. Lorsque, dans un dernier salut avant son prochain lever, l’astre primaire se fend d’une révérence magistrale, persécutant la pureté de la lumière blanche en une variété infinie de lueurs orangées, écarlates et violettes. Alors que le doux passage du vent sur les feuillages animait un décor en tout point immobile, elle ne manquait pas d’entendre les chants des oiseaux, défilant dans le ciel en une chorégraphie en tout point inédite et envoûtante. La température chutait enfin, présageant une soirée agréable et apaisante pour le corps, si tant est que l’esprit n’avait pas lui aussi besoin de se reposer un peu.

C’était le but des vacances après tout : se convaincre qu’elles sont là pour restaurer les efforts de la vie courante, tout en refusant de privilégier la procrastination au profit de la fatigue cumulée de plaisirs spontanés.

Le soleil disparut à l’horizon. Elle poussa un profond soupir, s’essuya les mains avec la serviette qui était pendue à côté de l’évier, et décida de rejoindre les autres.

–J’ai bien cru que tu ne reviendrais jamais.

–J’étais dans la Lune. Désolée.

–Et bah j’espère que le voyage en valait la peine. La soirée va se terminer tard, à cette allure.

–On n’est pas pressé.

–Je sais mais…

–Alan.

Elle posa sa main sur son bras et le tira à elle. Elle braqua son regard dans le sien. Il tenta d’abord de se défiler, mais comprit qu’il n’y parviendrait pas.

–Tu avais dit que tu ferais des efforts.

–Je veux que tout soit parfait.

–C’est mal parti.

–Écoute…

Il fixait un point à l’horizon. Il réfléchissait. Elle lui prit la main et la serra.

–On s’amuse bien, je trouve, lui dit-elle avant qu’il ne puisse poursuivre.

–Le temps passe si vite.

–Assieds toi et mets nous un peu de musique. Ça nous détendra.

–Quel style de musique ?

–Le style : on chante tous en chœur et on crée un semblant de complicité.

Il sourit et ils se mirent à marcher vers la table.

–Je vois très bien de quel style tu parles.

–Elle n’a pas dit un mot agréable depuis le début de la soirée. J’ose croire que ça la décoincera un peu.

–S’il ne suffit que de ça…

–Le musicien joue comme il l’entend.

Ils se retrouvèrent assis tous les quatre, à nouveau. Le tension était visiblement descendue. Chacun en allait de son petit commentaire sur ce qu’ils avaient observé le temps de la pause. Puis ils se turent et écoutèrent le rythme endiablé de la musique, sans daigner prononcer la moindre parole.

Pourtant, elle aimait la musique. Ou, en tout cas, elle l’avait aimée.

Laura lançait quelques regards furtifs en direction de Virginie - sa sœur, cherchant à cerner ce que trahissait son regard. Evidemment, elle y lit de l’ennui et une forme de résignation. Elle et son mari semblaient si opposés. Laura se demandait ce que ça donnait lorsqu’ils se retrouvaient tous les deux au lit.

–Le ciel était très beau, tout à l’heure. Pendant le coucher de soleil.

Bruno venait de sortir cette constatation comme point final à une musique de Céline Dion. Il devait faire partie des gens que le silence effraie et qui y préfère des banalités toutes faites. Tout le contraire de ce qu’Alan et elle prônaient comme communication. Ils avaient déjà passé des après-midis voire des journées entières sans se parler. Bien sûr, d’un point de vue extérieur, cela pouvait sembler étrange - voire même révélateur d’un problème plus profond. Mais quand ils étaient passés par des événements aussi fondateurs que les leurs, il n’était nullement question de remettre en doute leur amour, mais seulement de peaufiner chaque jour leur manière de l’exprimer.

–C’est vrai. Il était sublime, lui accorda Laura.

–Ces nuances de couleur. C’était époustouflant, surenchérit Bruno.

–Époustouflant, oui…

Laura posa les yeux sur Alan. Elle l’aimait tant. Un amour si fort et si profond qu’il en devenait parfois douloureux. C’était étrange de ressentir ça par intermittence, encore plus étrange lorsqu’il était à quelques centimètres à peine.

–Il m’a fait penser à un vol en montgolfière que nous avons fait il y a quelques années de cela, leur confia-t-elle en souriant.

Alan la regarda alors, sachant où elle voulait en venir. Il lui sourit également puis, sans le dire à voix haute, lui lança un “je t’aime” en bougeant ses lèvres.

–Il y a quelques années ? demanda alors Virginie, étonnée.

–Hm, oui. C’est ça.

–Combien ?

–Quatre. Peut-être cinq.

–Vous étiez déjà ensemble ?

Laura sentit son cœur battre légèrement plus vite.

–C’est un interrogatoire ? demanda Alan en riant.

–Une simple question. Je pensais que vous vous étiez rencontrés que plus tard. Mais c’est sans doute parce que Laura n’ose généralement pas parler de ses conquêtes à la famille. Avant que ça ne devienne sérieux.

–Ça, c’est le genre de phrase qu’on ne dit pas tout haut, ça, lui rétorqua Laura. Et puis, de quoi je me mêle ?

–Oh c’est bon. Je plaisantais.

Laura se renferma sur elle-même. Sentant sa détresse, Alan décida de changer de sujet :

–Et vous, d’ailleurs, on se demandait avec Lau : vous avez songé à adopter ? Compte tenu de la situation de Bruno…

–Ce n’est pas à l’ordre du jour, répliqua rapidement Virginie.

–Disons qu’on y réfléchit, compléta Bruno.

–On y réfléchit ? s’écria Virginie.

–On en a parlé.

–Et j’ai été claire.

Voyant que le couple se lançait dans une pléthore de reproches et de justifications, Alan fit un rapide clin d’œil à Laura. Il savait exactement ce qu’il faisait.

En réalité, sa sœur soulevait un point important. Ce n’était pas tant que Laura voulait éluder cette partie de leur passé commun. Tout bien considéré, il s’agissait là du témoignage pur et limpide d’un amour qui se révèle, puissant par sa force, interdit par sa forme. Il n’est pas illusoire de croire que la frustration de désirs inassouvis leur avait ouvert les portes de l’infidélité, tout comme elle les avait fermé par ailleurs. Un contexte que tout un chacun chercherait à fuir, mais qui attire irrémédiablement tout un chacun. Ils avaient cédé en partie ce qu’ils n’étaient pas censés céder, allant quelques pas dans la mauvaise direction - quelques pas de trop qu’une séparation forcée ne permettrait jamais de rebrousser. C’en était fini de la naïveté de croire qu’un autre scénario était possible. Alors, il ne leur nécessitait plus que du courage. Parce que la conviction qu’un avenir à deux était possible, elle, n’était plus à construire.

–La soirée se passe déjà mieux, lui murmura Alan en lui prenant la main.

Il devait sentir qu’elle divaguait. Elle en avait l’habitude, tout comme il avait l’habitude de la ramener à elle. Les souvenirs étaient si présents dans sa façon d’appréhender les choses. Au travers de leur prisme, elle sentait naître la justification de ses actions et le naturel de ses envies. L’être humain est un enchevêtrement d’expériences, qui le composent et le façonnent. Chaque échec est un apprentissage, chaque réussite un échec. La cohérence s’établit dans la capacité à ne pas les reproduire.

–Oui, ça fait du bien de voir que ça avance, admit Laura en s’enfonçant davantage sur le dossier de sa chaise.

Ce courage d’assumer ce qu’elle ressentait, Laura le trouva en se rendant à une soirée à laquelle elle n’était pas conviée. Morte de trouille à l’idée de laisser passer sa chance, elle avait récité et imaginé cent fois le scénario de leur retrouvaille, priant fortement pour que le profil Facebook de sa cible soit correctement mis à jour. Tout ne tenait qu’à cette hypothèse que seule une bienheureuse pouvait croire sur parole. Il y avait une grande probabilité qu’elle passe cette soirée seule et qu’elle la finisse malheureuse.

Mais il était là.

Un angle de vue furtif, instantané, volatile, au cours duquel leurs regards s’étaient croisés. Comme si… comme s’il existait une heure universelle - une heure et une date - à laquelle ils auraient juré de se tourner l’un vers l’autre. Un lieu universel aussi, des coordonnées exactes, des positions étudiées ; des péripéties diverses et innocentes qui, naïvement, conduisent les protagonistes à se rapprocher l’un de l’autre, malgré tous leurs efforts pour fuir ce que le passé avait construit.

Elle avait songé à une analogie pour lui expliquer son désarroi et les remords qu’elle avait senti grandir en elle. Elle le savait doué avec les mots et amoureux du sens qu’ils pouvaient porter. Elle lui aurait dit que son cœur était en caoutchouc, qu’il était doux et confortable certes, mais qu’à l’intérieur il était vide. Qu’il ne pouvait pas se briser et, qu’en s’y approchant de trop près, il risquait de sentir qu’il puait. Mais ce cœur lui appartenait.

Il aurait ri, sans doute, mais aurait compris ce qu’elle voulait dire. Il était comme ça. Elle le connaissait peu. Mais elle le connaissait si bien. Et elle ne s’était pas trompée.

–Un jeu, peut-être ? proposa Alan. Pour détendre l’ambiance.

Virginie et Bruno cessèrent instantanément leurs échauffourées, se rendant vraisemblablement compte qu’ils n’étaient pas seuls et qu’il n’était pas de bon ton de se donner ainsi en spectacle.

–Je n’aime pas trop les jeux, tempéra Virginie.

–Personne n’aime ça, la rassura Laura. C’est tout le principe des jeux. Bruno, je suis sûre que tu as de l’inspiration !

–Hm…

Suivant toute l’implication simulée qu’on attendait de lui, le compagnon de Virginie se mit à réfléchir à voix haute, en poussant un son monotone et en se triturant la barbichette.

–Ne pouvons-nous pas simplement écouter de la musique et laisser le temps passer ? proposa Virginie, exaspérée.

–J’ai déjà connu des jeux plus amusants que ça, plaisanta Alan.

–Je pense que j’ai une idée, intervint alors Bruno, un sourire aux lèvres.

–Parfait, on t’écoute, répliqua le petit-ami de Laura.

–Alors. Est-ce que tu peux commencer par diminuer un peu le volume de la musique ?

–Tout de suite, chef.

Une fois les conditions idéales mises en place, Bruno s’avança légèrement vers le centre de la table et commença son explication :

–Je dis un mot, puis tu dis un mot, puis tu dis un mot, puis tu dis un mot,...

Alan le coupa :

–Attends, je ne suis pas sûr de savoir si je dois dire un mot ou non ?

–C’est pourtant simple, maugréa Virginie.

–Dans quel ordre jouons-nous ? s’interrogea Laura.

–Je commence, déclara Bruno. Puis c’est au tour de ma Vivi, ton tour et on termine la boucle par le maître des lieux.

–C’est d’accord mais je ne jouerai pas sans un nouveau verre !

Bien qu’elle pensait qu’il rigolait, Alan se révéla tout à fait sérieux et souleva son verre en direction de l’instigateur du jeu.

–On n’a plus rien à boire, Alan, balbutia ce dernier.

–Il doit rester une ou deux bouteilles à l’arrière. Je suis sûr que tu peux même les attraper en te retournant.

–C’est hors de question ! s’énerva Laura. Tu ne vas quand-même pas boire maintenant ?

–Comment ça ? s’indigna son mari. Qu’est-ce qu’on risque, très exactement ? Regarde devant toi. La soirée est on-ne-peut-plus calme, je te signale.

–Peu importe, on ne boira pas tant qu’elle n’est pas finie.

–Quelles conneries.

La tension entre eux instaura un moment de silence pesant que seule la musique à peine jouée par les enceintes parvenait à rythmer. Sans pouvoir compter sur Virginie pour ranimer l’ambiance, ce fut Bruno qui revint à la charge :

–Je…

En toute logique, c’était à Virginie - sa Vivi - de prendre sa suite, mais cette dernière regardait le jardin avec une distraction débordante.

–Mange… déclara Laura, agacée.

–Une… poursuivit Alan, amusé.

–Pomme.

–Waouh, quel jeu de dingue, ironisa Alan. Encore deux parties comme ça et vous pouvez être sûrs que la table sera renversée. Le jeu n’est pas mauvais en soi, mais il faut que vous fassiez des efforts.

–Recommençons, enchaîna Laura. Je me lance.

Après une brève réflexion, elle s’élança :

–Nous…

Son mari la suivit :

–Pourrions…

–Aller…

Cette fois, Bruno tapota l’épaule de Virginie et cette dernière ne put se dérober :

–Voir…

–Si…

–Virginie…

Rien d’anormal à donner un prénom, mais que ce soit Alan qui prononce le sien donna des palpitations dans la poitrine de Virginie. Son compagnon enchaîna :

–Est…

–Une…

–Personne…

A nouveau le tour d’Alan et ce dernier ne put contenir l’extase de la conclusion qui lui était offerte sur un plateau. Laura l’aurait volontiers soudoyé pour qu’il ne commette pas l’irréparable, mais il s’agissait d’un simple jeu et elle était convaincue qu’il savait faire la part des choses. Son large sourire aux lèvres, elle comprit que, de toutes les idées qui avaient traversé son esprit, il ne garderait que celle qui lui assurerait une innocence de jugement. Alors, Laura ne savait pas dire ce qui était pire : imaginer ce qu’il aurait pu dire, ou l’entendre dire tout ce qu’il avait imaginé.

–Agréable, conclut Alan en souriant.

Laura scruta le visage de sa sœur, afin de savoir s’il avait effectivement poussé le bouchon trop loin. Mais vu l’apparence qu’elle avait adoptée depuis le départ de la soirée, rien de négatif ne pouvait plus s’exprimer par ses traits fermés et son manque criant de joie de vivre.

Elle se demandait sans cesse comment elles avaient pu en arriver là. Deux sœurs si complices étant plus jeunes, qui avaient su faire de leur passion commune leur métier. N’y voyant plus de trace de compétition, Laura savait surtout y lire une inspiration évidente. C’est comme ça : la grande sœur ouvre la voie, à la cadette de décider si elle l’emprunte. Laura avait pris des chemins alternatifs, remettant en cause la légitimité de son art, jusqu’à ce qu’elle saisisse les opportunités qui se présentaient à elle et qu’elle devienne ce dont elle avait toujours rêvé. Mais depuis lors, ce qui aurait dû être un point commun dans la joie et les difficultés, se révéla davantage comme l’objet d’une comparaison malsaine dont elle n’était pas étrangère. Simplement, elle aurait aimé que l’admiration qu’elles ressentaient l’une pour l’autre ne soit pas à sens unique.

–Alan a raison, déclara soudain Virginie. Ce jeu serait bien plus agréable avec un verre.

–Je savais bien qu’on avait quelque chose en commun, s’extasia Alan.

–Tu as beau être le maître des yeux, ton verre restera vide, répliqua-t-elle pourtant. Et il vaut mieux pour nous tous que ce soit le cas. Cela dit, rien ne nous empêche de profiter des bouteilles à l’arrière. Bruno, tu peux y jeter un œil et voir si tu arrives à en attraperune.

–C’est hors de question, déclara simplement Laura. Personne ne boira tant que nous ne serons pas arrivés.

–Tu ne veux plus t’amuser ? s’offusqua Virginie.

–Il y a d’autres façons de s’amuser.

–Vraiment ? En vous regardant, ce n’est pas ce qui nous saute aux yeux.

–On peut faire une nouvelle partie ? tenta Bruno. Vas-y Laura, tu n’as qu’à commencer.

Soupirant, elle accepta de passer à autre chose, considérant qu’elle avait gagné, après tout. Les bouteilles étaient restées à l’arrière.

–Je…

–Suis…

–Une…

–Une ? s’étonna Alan en souriant. Tu as de beaux nichons Bruno, mais je n’irai pas jusque-là.

–Coincée.

Si elles n’étaient pas sœurs, il ne faisait nul doute que l’air serait moins électrique, le recours à l’humour étant généralement suffisant pour dissimuler une vérité indirecte et changer la gêne en audace. Mais, dans le cas présent, et compte tenu de leurs antécédents familiaux, il y avait de grandes chances que cette dernière intervention soit celle qui mette un terme définitif au semblant de complicité qu’elles s’échangeaient depuis le début de la soirée.

–Je préférais ma blague, tenta Alan.

Tandis que Bruno se palpait le haut du torse - épris d’un doute, Laura scrutait son verre vide avec la remontrance pour seule compagnie. Virginie ne semblait pas fière d’en être arrivée là, mais on sentait dans son attitude toute la satisfaction d’un juste retour des choses.

–J’ai une question, lança alors Laura, en ne quittant pas son verre des yeux.

–Je t’écoute.

Laura ne l’avait pas visée mais sa sœur la connaissait assez que pour savoir que ça s’adressait à elle. Tel un soldat au sein d’un échange de tirs, Alan se pencha en direction de Bruno et lui murmura :

–Je rigolais. C’était une blague.

Bruno lui fit un clin d’œil entendu.

–Où est-ce que tu serais, si on ne t’avait pas invitée ? demanda Laura, en levant ses yeux vers sa sœur.

–Où je serais ?

–Oui, exactement.

–Chez moi.

–Dans ton appartement ?

–C’est ça.

–Enfin, quand je dis appartement, je veux dire le deux-pièces que tu loues pour un prix exorbitant.

–Si ça te fait plaisir.

–Nous vous sommes très reconnaissants de nous avoir invité, parvint à intercaler Bruno.

–Je n’en doute pas, lâcha Laura en souriant. Ça doit vous aider à sortir de votre quotidien modeste.

–Où veux-tu en venir ?

–Tu sais très bien où je veux en venir. La vie d’artiste, c’est sympa, jusqu’à ce qu’il faille payer les factures. Alors, là, t’es bien contente d’avoir mon numéro de téléphone pour te filer un coup de main. Il t’arrive même de prendre des nouvelles par la même occasion, mais étant donné le manque d’originalité de tes questions, j’ai vite compris que tu n’avais jamais pris la peine d’écouter mes réponses.

–Où veux-tu en venir, Laura ?

–Où je veux en venir ?

–Je n’ai pas besoin de toi pour vivre, si tu veux tout savoir. Je n’ai pas besoin de toi pour être heureuse. Par contre…

–Qu’est-ce que tu fais là, dans ce cas ? On ne t’a pas forcée à venir.