Achève et prends ma vie - Marie-Laure Banville - E-Book

Achève et prends ma vie E-Book

Marie-Laure Banville

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Beschreibung

Les apparences sont trompeuses, mais certaines traces sont indélébiles et refont un jour surface !

Les apparences sont trompeuses, mais les faits sont têtus. La mort d’un miséreux sur le parking déserté d’un centre commercial, la nuit, ça s’oublie vite. Mais toute existence humaine a un jour imprimé des traces, dans l’esprit, le cœur des autres, comme sur les formulaires administratifs ou sur les lieux du crime. Et un jour, les cadavres refont surface. Du côté de l’origine. La famille, l’amour, la mort. Pourtant, tout semblait achevé au cœur de ce Paris des beaux quartiers un peu morne...

Plongez dans un thriller haletant et découvrez que toute vie laisse son empreinte, même celle d'un miséreux, retrouvé mort sur un parking déserté.

EXTRAIT

Lucas entendit des pas dans l’escalier. Il retourna précipitamment dans sa chambre et referma la porte. Il n’y avait pas de verrou, et il était exclu de sauter par la fenêtre : c’était trop haut. Il s’adossa contre la porte, mais il savait qu’avec un seul coup pied l’homme aurait raison de sa résistance. Le silence retomba, rythmé par les battements de son cœur et le souffle qu’il entendit soudain derrière la porte. Deux régularités qui se répondaient. L’homme, tapi, semblait guetter quelque chose.
— Tu es là ? Ça va ? demanda-t-il derrière la porte.
Lucas ne répondit pas. Il se demandait d’ailleurs s’il fallait dire quelque chose ou faire comme s’il n’était pas là.
— Oui, m’sieur, finit-il par lâcher après un court instant.
— Bon, tant mieux. Dis donc, il serait peut-être temps de descendre, tu dois avoir faim.
— Oui, m’sieur, répondit à nouveau mécaniquement Lucas, comme si un autre que lui venait de parler, comme s’il était en train de se transformer en une abstraction pure.
— Alors, je t’attends. Tu peux descendre quand tu le souhaites.

Les pas s’éloignèrent. Lucas n’avait rien apporté avec lui, il n’avait pas à se préparer, il n’avait donc plus qu’à descendre, en toute logique. L’homme le savait, pourquoi lui laisser du temps ?

En bas, une femme, vêtue d’un peignoir matelassé, épluchait des légumes, penchée sur la table de la cuisine. Elle reniflait bruyamment et jurait à intervalles réguliers. Des mèches de ses cheveux roux teintés, attachés en chignon grossier derrière la tête, tombaient sur ses yeux irrités par les oignons qu’elle était en train de peler. Des fromages s’entassaient sur le buffet dans leur papier gras, répandant une odeur rance et tenace. Sur la table, un chat exhibait son trou de balle, effleurant tout sur son passage. La compagnie des bêtes valait bien celle des hommes, se disait-elle régulièrement. Oh oui ! pour ce qu’elle en disait, certains ne méritaient même pas de vivre. Elle reposa son couteau sur la toile cirée.

CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE

C'est un très bon premier livre, et un très bon thriller raconté par Marie-Laure Banville, qui sait parfaitement nous tenir en haleine jusqu'au bout de son récit. Bravo ! -- Bgn, Babelio

L'histoire est bien ficelée, l'écriture est agréable. Un bon livre policier donc. - meeva, Babelio
À PROPOS DE L'AUTEURE

Marie-Laure Banville est née en 1969. Après des études en école de commerce, elle travaille dans le milieu de l’édition en tant qu’attachée commerciale. Elle obtient ensuite un DEA de littérature comparée et devient professeur agrégé de lettres modernes. Amatrice du genre policier et de ses auteurs majeurs français et américains, elle signe ici son premier roman.

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Couverture

Exergue

« Les pieds dans les glaïeuls, il dort. Souriant, comme
Sourirait un enfant malade, il fait un somme :
Nature, berce-le chaudement : il a froid ».

Arthur RIMBAUD, « Le Dormeur du val », Poésies

PREMIÈRE PARTIE

1

Il était tapi au fond d’un bois depuis plusieurs heures. Il aurait voulu oublier ce qui s’était passé, évidemment. Quand il était parti ce jour-là, vers midi, il avait juste pris de quoi manger, quelques morceaux de pain et du chocolat, une pomme et de l’eau. Il voulait oublier, surtout, oublier.

La faim et la soif le tenaillaient – il avait un peu froid, aussi : on était déjà au mois d’octobre. Il ne savait plus où aller. Il avait marché longtemps, d’après ce qu’il lui semblait. L’épuisement le gagnait et se confondait avec cette misère de solitude, la vision des champs et des bois désolés de l’automne, la grisaille puis la nuit qui tombe, encore et encore, avec son cortège d’ombres.

Lucas appréhendait le crépuscule parce qu’il craignait d’être surpris et ramené chez lui par la police ou des gens bien intentionnés. Qui aurait cru que ses parents étaient si durs avec lui ? Après tout, c’étaient des gens comme tout le monde, et puis les enfants inventent tellement de choses, comment les croire ? Il était encore blotti contre les haies, entre deux champs, lorsqu’une une silhouette massive, aux contours dessinés par la lumière de la lune, une silhouette de nuit, s’approcha de lui et lui tapota l’épaule :

– Allons, mon garçon, qu’est-ce que tu fais là ?

Il mit quelques instants à réagir à la voix masculine qui l’avait sorti de sa torpeur. Il commença à trembler, leva les avant-bras au-dessus de son visage pour se protéger, et ses entrailles se nouèrent. Ce n’est pas le moment, pensa-t-il en un éclair. L’homme continua d’avancer et étendit sa lourde main pataude vers lui avant de la poser sur son épaule.

– Allons, mon garçon, n’aie pas peur.

Lucas cria avant de s’évanouir.

* * *

Il se réveilla dans un drôle d’endroit. Une sorte de grenier, avec un plancher plein de poussière, un vasistas et une charpente apparente au-dessus de sa tête. Il était couché sur un lit de fortune, un matelas recouvert d’un drap blanc et d’une couverture de pensionnat. À ses pieds se trouvaient une bouteille d’eau plate, un morceau de pain, une pomme et un seau pour ses besoins. Il resta allongé sur le dos, sans toucher à la nourriture, les yeux fixés sur le plafond, la bouche entrouverte. La poussière dansait dans la lumière et le parquet dégageait une forte odeur de bois ; ses yeux commencèrent à piquer.

On était sans doute le matin ; il n’avait pas mangé depuis la veille et personne n’était venu le voir. Était-il seul dans la maison ? Qui l’avait amené ici ? Il se leva difficilement et faillit perdre connaissance ; la faim, la marche et le manque de sommeil l’avaient considérablement affaibli. Il fallait se sauver au plus vite, car les gens qui l’avaient découvert avaient sans doute déjà prévenu la police. Il se dirigea vers la porte et s’aperçut qu’elle n’était pas fermée à clé. Il tourna le loquet précautionneusement et sortit. Un long couloir menait à un escalier en bois. Il entendit des voix humaines qui venaient d’en bas.

– Qu’est-ce que tu vas en faire de ce gamin ? criait une femme. Tu crois pas qu’on n’a pas assez d’emmerdements comme ça ? Et il est sûrement recherché, tu y as pensé à ça, au moins ? Même pas, je parie, de toute façon, tu penses jamais à rien. T’es rien qu’un mec qui fait que ce qu’il a envie et c’est tout.

– Écoute, il nous posera pas de problèmes. Il est affamé, il ne sait plus qui il est, on dirait. Faudrait pas qu’il nous claque entre les doigts, ça c’est sûr, mais on va s’en occuper.

Lucas entendit des pas dans l’escalier. Il retourna précipitamment dans sa chambre et referma la porte. Il n’y avait pas de verrou, et il était exclu de sauter par la fenêtre : c’était trop haut. Il s’adossa contre la porte, mais il savait qu’avec un seul coup pied l’homme aurait raison de sa résistance. Le silence retomba, rythmé par les battements de son cœur et le souffle qu’il entendit soudain derrière la porte. Deux régularités qui se répondaient. L’homme, tapi, semblait guetter quelque chose.

– Tu es là ? Ça va ? demanda-t-il derrière la porte.

Lucas ne répondit pas. Il se demandait d’ailleurs s’il fallait dire quelque chose ou faire comme s’il n’était pas là.

– Oui, m’sieur, finit-il par lâcher après un court instant.

– Bon, tant mieux. Dis donc, il serait peut-être temps de descendre, tu dois avoir faim.

– Oui, m’sieur, répondit à nouveau mécaniquement Lucas, comme si un autre que lui venait de parler, comme s’il était en train de se transformer en une abstraction pure.

– Alors, je t’attends. Tu peux descendre quand tu le souhaites.

Les pas s’éloignèrent. Lucas n’avait rien apporté avec lui, il n’avait pas à se préparer, il n’avait donc plus qu’à descendre, en toute logique. L’homme le savait, pourquoi lui laisser du temps ?

En bas, une femme, vêtue d’un peignoir matelassé, épluchait des légumes, penchée sur la table de la cuisine. Elle reniflait bruyamment et jurait à intervalles réguliers ; des mèches de ses cheveux roux teintés, attachés en chignon grossier derrière la tête, tombaient sur ses yeux irrités par les oignons qu’elle était en train de peler. Des fromages s’entassaient sur le buffet dans leur papier gras, répandant une odeur rance et tenace. Sur la table, un chat exhibait son trou de balle, effleurant tout sur son passage. La compagnie des bêtes valait bien celle des hommes, se disait-elle régulièrement. Oh oui ! pour ce qu’elle en disait, certains ne méritaient même pas de vivre. Elle reposa son couteau sur la toile cirée.

– Alors, tu sais d’où il vient ce gamin ? demanda-t-elle d’une voix martiale à son mari.

– Non, non, je ne sais pas. Je lui ai à peine parlé.

– Et qu’est-ce qu’on va faire de lui, dis ?

La porte de la cuisine s’entrebâilla et Lucas apparut.

2

Encore une journée sans elle. Au réveil, il ne s’en souvenait pas immédiatement. Tout allait bien, l’espace d’une seconde. Puis la pensée qu’il était désormais seul se présentait immanquablement. Seul dans son lit, sans cette possibilité toujours offerte de faire l’amour, de sentir ce corps près de lui, de toucher ses seins et ses hanches. Seulement cette fatigue matinale et la vue pénible des cartons à pizza, DVD de location et canettes vides accumulés sur la table basse du salon. Et les photos de sa fille aussi, sa petite fille de sept ans, partie avec sa femme.

Le travail ne lui laissait pas tellement de répit pour penser à tout ça. Le capitaine Jean-Baptiste Le Goff était en charge d’une nouvelle affaire : la disparition inexpliquée d’un adolescent de treize ans à Longjumeau, dans l’Essonne. Lucas Trumeaux était sorti de chez lui vers onze heures du matin le samedi 20 octobre pour acheter son magazine de foot. Il était seul et n’avait emporté que son sac à dos. Ne le voyant pas revenir pour le déjeuner, ni dans l’après-midi, ses parents avaient téléphoné à tous les copains de Lucas et questionné les voisins, en vain. Toujours sans nouvelles de lui dans la soirée, ils avaient appelé le commissariat. Personne n’avait revu Lucas depuis qu’il était sorti de chez lui. Le patron du magasin de journaux était catégorique : Lucas n’avait pas acheté sa revue de foot chez lui ce jour-là. En bref, le fils Trumeaux s’était évanoui dans la nature, en plein jour, au vu et au su de tout le monde.

Après une enquête préliminaire, le parquet avait ouvert une information judiciaire pour disparition inquiétante. La direction régionale de la PJ de Versailles avait été saisie de l’enquête. Dès le lendemain de la disparition, la brigade criminelle menait les premières recherches dans les alentours et interrogeait les habitants du quartier, les camarades de Lucas et le personnel de son collège afin de recueillir le maximum de témoignages susceptibles d’orienter l’enquête vers une piste quelconque. L’hypothèse de la fugue n’était pas exclue. En revanche, les parents, dont il était le fils unique, pensaient qu’il avait été enlevé : il était tellement gentil, il ne leur aurait jamais fait le coup de partir sans rien dire…

Le Goff était venu sur place pour entamer et superviser une troisième journée d’auditions auprès des familles de Longjumeau. Entre-temps, les dispositifs de recherche avaient été étendus, et un portrait de l’adolescent transmis à tous les commissariats et gendarmeries de l’Île-de-France. Les enquêtes de voisinage continuaient dans des quartiers plus éloignés du centre-ville et s’étendaient aux villes voisines. Les bords de l’Yvette avaient été minutieusement inspectés. Des photographies de Lucas avaient été affichées un peu partout à Longjumeau et dans les environs. L’appel à témoins n’avait rien donné pour l’instant. Deux jours après, l’enquête n’avait pas beaucoup progressé.

Madame Trumeaux fit entrer le capitaine dans leur pavillon, où il découvrit un intérieur un peu vieillot, mais bien arrangé. Le Goff prit le temps de les regarder, elle et son mari, sans se prendre les pieds dans la légitime émotion suscitée par la disparition d’un enfant. Ce temps dut paraître une éternité aux parents. Il semblait évident que madame Trumeaux n’avait pas dormi de la nuit : elle était livide. Elle faisait des efforts pour ne pas céder à la panique, cela était aussi flagrant. On devinait une énorme tension pour parvenir à présenter une figure acceptable, en dépit de tous les scénarios et des cauchemars qui devaient torturer son esprit. Monsieur Trumeaux, un homme corpulent et court sur pattes, se tenait debout dans l’angle de la porte du salon. Il était agité de tics nerveux en tout genre : reniflements compulsifs, haussements d’épaules et yeux roulant dans leur orbite à intervalles réguliers, comme s’il tentait de chasser sans jamais y parvenir une sensation ou une pensée désagréable.

– Vous voulez du café ? proposa-t-elle au policier.

– Non, je vous remercie, j’ai des problèmes d’estomac, ça m’est interdit, répondit poliment le capitaine, touché par cette marque d’attention inattendue dans de telles circonstances.

– C’est affreux, continua-t-elle. Il y a seulement trois jours, Lucas était avec nous, et là… Toute la journée, je le guette à la fenêtre. Nous ne vivons plus…

Après avoir retracé la chronologie des événements, établie selon leurs premières déclarations, il décida de pousser un peu plus loin ses investigations, conscient qu’il marchait sur des œufs et que toute maladresse entraînerait une sortie de route immédiate :

– Est-ce qu’il pourrait y avoir une raison, selon vous, qui l’ait poussé à partir – je veux dire à quitter le domicile familial de son plein gré ? Une dispute récente, une mésentente, des mauvais résultats à l’école, des copains avec qui ça ne se passait pas bien… ?

– Des conflits, vous voulez dire ? répondit un peu vivement le père, agacé par la question intrusive du policier. Non, pas vraiment… Enfin, oui, pour finir les légumes dans l’assiette, faire les devoirs, rien de très méchant… On n’était pas encore dans la crise d’adolescence, avec Lucas.

Le couple restait figé face à lui, les yeux immobiles et les mains croisées sur la poitrine. Le Goff comprit qu’il ne pourrait rien obtenir d’eux sur ce mode-là. Il demanda à voir la chambre de Lucas et à récupérer un vêtement pour aider les chiens à retrouver sa trace. La mère ne comprenait pas cette nouvelle requête : ses collègues étaient déjà venus hier, et ils avaient même emporté l’ordinateur. Ils ne pouvaient pas lui demander à ce moment-là ?

La chambre était dans un grand désordre. Rien n’avait bougé vraisemblablement depuis le départ de Lucas. Les cahiers d’école étaient étalés sur le bureau, ainsi que les stylos, sortis de la trousse éventrée. Il y avait un poster d’AC/DC accroché au mur, une guitare électrique bon marché et un ampli dans un coin, des vêtements traînant aux pieds du lit, et quelques photos de famille punaisées sur un tableau en liège. Lors de la première perquisition au domicile des Trumeaux, on avait fouillé la chambre en espérant trouver une lettre, un journal intime, ou quelque chose de ce genre, expliquant la décision du gosse de quitter le domicile familial, mais en vain. Les policiers du groupe de Le Goff épluchaient les listings d’appels du téléphone fixe – Lucas n’avait pas de portable –, examinaient minutieusement le disque dur, lisaient attentivement le courrier électronique de Lucas, consultaient les pages de ses camarades sur les réseaux sociaux, espérant trouver au moins un début d’explication. Peut-être l’ordinateur finirait-il par cracher sa vérité. Mais aucune information déterminante n’en était sortie pour l’instant, ce qui n’augurait rien de bon. Le capitaine eut un frisson.

– Je peux prendre les photos qui sont au mur ? demanda-t-il. Je vous les rendrai dès que j’en aurai fait une copie.

– Oui, bien sûr, répondit la mère en les décrochant du tableau. Là, on le voit avec nous, sur la plage ; et là, avec notre chien, un braque, mort l’année dernière. Lucas l’aimait beaucoup.

– Il a des copains, votre fils ?

– Oh ! il était surtout ami avec le fils des voisins, Ludovic.

– Il a des activités en dehors du collège ?

– Il joue au foot, dans le club de la ville. Qu’est-ce que vous voulez comme vêtement ? demanda-t-elle en fouillant dans du linge sale étalé par terre. Tiens, un tee- shirt, celui qu’il portait la veille, je m’en souviens maintenant, ça vous irait ?

– Très bien, ça fera l’affaire. Ne vous inquiétez pas, on ne l’abîmera pas. C’est juste pour les besoins de l’enquête.

Jean-Baptiste Le Goff serra la main des deux parents Trumeaux, promettant de les tenir informés. La mère le regarda partir, plantée sur le perron, comme stupéfiée.

Une fois sorti de chez eux, le capitaine nota quelques éléments sur les Trumeaux. Niveau de vie moyen : ne manquant de rien, mais pas spécialement aisés non plus. Tous les deux employés chez Carrefour Les Ulis, lui au rayon charcuterie, elle comme hôtesse de caisse. La quarantaine bien entamée. Visiblement très atteints, mais niant farouchement l’existence de tout problème ayant pu provoquer une fugue. Avaient-ils tout dit ?

3

Lucas s’avança vers ses hôtes, comme un automate. Ceux-ci le scrutèrent, le jaugèrent, semblaient soupeser dans leur esprit tout le profit qu’ils pourraient tirer de la situation, si périlleuse fût-elle, et tous les inconvénients aussi qu’elle présentait. Mais, quand le vin est tiré, comme on dit… Et là, l’occasion était trop belle, elle n’était pas près de se représenter.

– Alors, mon garçon, comment t’appelles-tu ? lui demanda la femme d’un ton doucereux.

Lucas ne répondait pas, figé comme un mannequin dans cet espace inconnu.

– Alors, il faut te le dire comment ? reprit-elle, déjà beaucoup moins aimable. Tu sais que sans nous, tu serais déjà crevé de froid à l’heure qu’il est ? Alors, tu ne dis pas merci ?

Lucas s’obstina dans son silence, ce qui exaspéra davantage la femme, qui ne pouvait supporter qu’on lui résiste. Surtout un gamin de son âge.

– Bon. Eh bien, écoute ! Si tu veux qu’on te foute la paix, tu vas l’avoir. Mais nous, avant, on aimerait bien savoir comment tu t’appelles et d’où tu viens.

Lucas baissa les yeux. Le dos voûté et les épaules rentrées, il cherchait à se faire le plus petit possible. Il aurait voulu simplement demander la permission d’évoluer comme ce chat au milieu de la cuisine, que personne n’inquiétait, et qui n’attirait l’attention de personne non plus. Mais lui, c’était tout autre chose ; il l’attirait, l’attention, et d’une manière particulière. Pour la première fois depuis le début de cette aventure, il eut envie de rentrer chez lui.

La femme semblait mener le bal. L’homme restait de marbre, avec une expression inerte sur le visage. Elle rendit enfin sa sentence :

– Écoute-moi bien. Tant que t’auras pas craché le morceau, tu ne mangeras rien, tu resteras enfermé là-haut, tu ne verras personne ; tes parents, faut même pas y penser. Tu comprends, personne sait que tu es ici. Alors, que tu y restes quelques jours de plus ou de moins, ça ne fait pas de différence. Personne ne viendra te chercher, tu comprends ça, gamin ? T’as intérêt à tout nous dire rapidement. Sinon…

Sa voix se chargea d’une menace discrète, laissée à l’appréciation de qui voudrait bien comprendre.

– Allez dégage maintenant, finit par lâcher l’homme. On t’a assez vu. Tu remontes là-haut et tu te fais discret. On viendra te voir demain matin.

4

Le commissaire Lanvin appela Le Goff sur son portable pour lui demander comment s’était passée l’entrevue avec les parents du jeune disparu. Il y avait une grosse pression déjà : les disparitions d’enfants, ça intéressait toujours les journalistes. Qu’est-ce qui pouvait bien pousser les gens à adorer ça ? Et lui-même, pensa Le Goff, qu’est-ce qui avait bien pu l’inciter à embrasser la carrière de flic ? Être un héros, faire le bien, rétablir la justice, maintenir la paix sociale, ça oui, évidemment. Mais en définitive, n’y avait-il pas ce même goût morose et inavoué pour la misère, le sang, la merde et la contemplation muette de la mort violente et de la haine, déversée, pulsionnelle, primale ? L’énigme de la nature humaine, le contact avec des zones insoupçonnées de l’âme et l’apparition de cette vérité brutale déclenchaient chez lui un surcroît de vitalité. Son chef, lui, ne semblait pas être visité par ce genre de questionnement. Il appliquait la loi, méthodiquement, sans accroc. Du bon boulot, carré, qui ne l’empêchait pas de vivre normalement avec sa femme et ses gosses, de fréquenter un bon milieu, d’accompagner son fils le week-end à ses tournois de tennis, d’appeler sa femme « chérie ».

Oui, décidément, son ex-femme avait raison sur ce point : il s’aigrissait. Normal : plaqué, tout seul comme un con à quarante balais, avec un salaire de fonctionnaire, il ne pouvait pas applaudir au spectacle du bonheur bourgeois. Ces réflexions amères venaient souvent le troubler, et elles s’accrochaient à sa cervelle comme des parasites. Or, ça n’était parfois tout simplement pas compatible avec les nécessités de l’existence, surtout celle d’un flic. L’appareil pensant devait être propre et dégagé de tout ce qui pouvait le troubler, afin que les bonnes idées affluent et le guident vers la résolution des énigmes et l’identification des coupables. Il devait sentir le mensonge, l’absence de clarté, l’hésitation, le bobard mal ficelé, la combine qui s’échappe, la faille, l’ambiguïté, le trouble. Et pour ça, moins on avait de pensées, mieux c’était.

Tandis que les policiers avec leurs chiens quadrillaient la zone à la recherche d’un corps, parcouraient les bois, les égouts et les abords du chemin de fer, que les plongeurs inspectaient les fonds de l’Yvette, que les avis de recherche avaient été lancés dans les médias locaux et nationaux, lui continuait à chercher du côté du voisinage et de la famille. Il rendit visite dans l’après-midi aux voisins les plus proches des Trumeaux.

* * *

– Le gamin, si on le connaît ? répondit madame Dupontel en sortant le sucre en morceaux et les tasses à café. Bien sûr, capitaine ! Ce gamin-là, il était toujours dehors avec les nôtres à jouer au foot ou aux fléchettes. Franchement, je ne vois pas qui aurait pu lui vouloir du mal dans le secteur. Mais on voit tellement de choses de nos jours, hein, Hervé, qu’est-ce que t’en penses toi ?

Son mari n’avait pas d’avis : mais c’est vrai qu’on voyait pas mal de timbrés se promener dans la nature. Alors, qui pouvait savoir ? Madame Dupontel servit le café. Malgré son estomac fragile, Le Goff accepta d’en boire une tasse : après le repas, ça faisait moins mal.

Lorsqu’il les questionna au sujet des parents Trumeaux, monsieur Dupontel dressa un portrait peu flatteur de leurs voisins :

– Oh ! ça n’était pas toujours évident, ça c’est sûr. Nos deux gamins jouent au foot, donc on se voyait régulièrement le week-end, autour des terrains, avec le père. Il était souvent en colère parce qu’il pensait que son fils ne travaillait pas assez à l’école. Il lui disait des trucs comme « je savais bien que tu n’y arriverais pas », « décidément, t’es vraiment trop nul », et puis il le comparait avec d’autres élèves qui réussissaient mieux, parfois devant tout le monde, ça ne le gênait pas. Le gamin, il ne disait rien, mais on voyait bien qu’il encaissait, parce qu’après il rentrait tout penaud et n’adressait plus la parole à personne.

Il expliqua longuement, en s’appuyant sur d’autres « détails », la façon dont il voyait les choses : les parents étaient beaucoup trop durs et exigeants avec Lucas, alors que par ailleurs on ne pouvait pas dire qu’ils s’en occupaient beaucoup.

Madame Dupontel rajouta de l’ombre au tableau :

– Oh ! ça oui, et puis c’est vrai ce que tu dis : la mère, elle n’est jamais à la maison. Moi, je veux bien, mais quand on est caissière à Carrefour, on n’y passe pas ses jours et ses nuits, quand même ? C’est un mystère… Je ne sais pas ce qu’elle fait de ses journées… Donc le gamin, il est souvent livré à lui-même. C’est sûr que ça ne pousse pas à travailler à l’école, faut comprendre. Du coup, j’ai dit à Ludo, notre fils : quand tu rentres du collège, dis à Lucas de passer à la maison, il mangera un bout de pain avec du chocolat, ça sera moins triste, et puis vous pourrez faire vos devoirs ensemble. Et c’est vrai qu’on l’avait souvent à la maison, du coup.

– Vous le voyiez souvent donc, confirma l’inspecteur. Vous pensez qu’il aurait pu fuguer ?

– Qu’est-ce que t’en penses, Hervé ? demanda la femme, un peu sceptique, en se tournant vers son mari.

Celui-ci resta silencieux, pour signifier qu’il n’avait pas d’avis. Son épouse reprit la parole :

– Moi, je pense qu’il était perturbé ce gamin, mais comme il est plutôt gentil, ça ne se voyait pas trop. Et puis, fuguer, ça paraît gros quand même… Mais au fond, j’en sais rien.

Une lueur de tristesse passa devant ses yeux.

– Une autre petite tasse, inspecteur ? proposa-t-elle.

L’« inspecteur » observa le fond de sa tasse : il allait en rester là. La façon simple, naturelle et décontractée avec laquelle ils avaient répondu à ses questions l’avait convaincu que leur implication dans cette disparition était probablement nulle. Mais avant de tirer la moindre conclusion, il fallait réunir tout un faisceau d’indices, aller glaner à droite à gauche et faire les recoupements. Tout cela prenait du temps, hélas.

* * *

Il lui restait une toute petite heure à tuer avant son rendez-vous de seize heures avec le principal du collège Maurice Pialat, situé dans une commune voisine, rendez-vous qui serait suivi d’un entretien avec Ludovic Dupontel. Il entra dans le premier café venu pour finir de lire Le Parisien, qui titrait dans les pages « Essonne » : « Toujours rien sur la disparition de Lucas au troisième jour de l’enquête ». Ça lui fit comme un coup de poing dans la poitrine. Était-ce sa faute de flic, à lui, si les gosses disparaissaient, enlevés par des malades mentaux, eux-mêmes bousillés sans doute par d’autres depuis des temps ancestraux ? Qu’est-ce qu’il y pouvait au fond ? Quel pouvoir avait-il, quel mince pouvoir ? Aucun. Il faisait son boulot de flic du mieux qu’il pouvait, et c’était tout : remonter les traces, encore fallait-il qu’il y en eût. Mais les flics, s’ils tâtonnaient, étaient vite fautifs : de ne pas aller assez vite, d’avoir négligé des éléments d’enquête, voire salopé les indices. Il se souvint aussi de tout ce qu’on ne disait pas quand il était gosse, de tout ce qui était tabou : les coups distribués généreusement par les voisins à leurs enfants, les yeux cernés et les larmes qui ne coulent plus, le martinet accroché sur le portemanteau de l’entrée, leur sourire obséquieux, qui découvrait une belle rangée de dents affables. Mais depuis la nuit des temps, les cris des enfants se perdent dans la forêt, retombent en pluie de silence, une pluie acide. Jamais personne n’entendait les petits poucets égarés par leurs parents. Tout le monde tournait le dos sur leur passage, en chœur de silence, un silence gêné, de honte humide, suintant la couardise, un silence tonitruant de veulerie humaine, confit en saloperie consentante.

C’était un assez grand collège, le collège du fils Trumeaux : plus de cinq cents élèves, toute la France représentée par échantillon, enfin, là, d’après ses renseignements, c’était surtout la classe moyenne plus les HLM. Les autres, ceux des grandes maisons et des beaux gazons, fréquentaient d’autres établissements scolaires. C’est drôle comme les fils de riches trouvent toujours à s’échapper, se détachant comme de grands oiseaux dans l’horizon d’un ciel sans nuage.

La personne qui tenait la loge annonça son arrivée au principal du collège, qui le fit attendre un bon quart d’heure. Puis il le vit s’approcher enfin : c’était un homme proche de la retraite, physiquement un peu négligé, engoncé dans un costume clair qui n’était plus de saison. Sur son visage perlaient quelques gouttes de sueur et il avait du mal à retrouver son souffle.

– Excusez-moi, capitaine, dit-il en lui tendant la main, tous les ordinateurs sont en panne, aujourd’hui, et je cours depuis ce matin pour essayer de trouver la solution. Venez, suivez-moi, mon bureau est un peu plus loin.

Le principal proposa à Jean-Baptiste Le Goff de s’asseoir et lui demanda, dès qu’il eut fermé la porte :

– Alors, avez-vous du nouveau concernant la disparition de Lucas Trumeaux ?

Le Goff résuma brièvement la situation : les recherches se poursuivaient. Puis le principal sortit d’une pochette un ensemble de documents qu’il se mit à commenter :

– Sur le plan scolaire, si l’on se base sur les bulletins de l’année dernière et les résultats de ce début d’année de 4e, c’est un élève moyen, avec un ensemble tout juste correct, sans plus, autour de la moyenne ; d’après ses professeurs, il ne travaillait pas suffisamment. Il ne pose pas de problème particulier de comportement en classe. Il ne bavarde pas, mais n’est pas très actif à l’oral non plus. Du côté de la vie scolaire, aucun incident ne nous a été rapporté : pas d’insultes, de bagarres, ou autre. En revanche, il semble un peu solitaire et renfermé. Vous pourrez consulter son dossier scolaire et, si vous le souhaitez, interroger ses professeurs.

– Comment réagissent les professeurs et les élèves du collège devant sa disparition ?

– Tout le monde est très choqué et chacun se demande, après coup, s’il n’est pas passé à côté de quelque chose. Mais les Trumeaux n’étaient pas connus des services sociaux ni du médecin scolaire, et tout paraissait à peu près normal. Ils venaient même à toutes les réunions parents-professeurs. Alors, que voulez-vous ? Il y a quelque chose qui nous échappe totalement pour le moment. Je ne suis pas certain que les parents y soient pour quelque chose dans cette affaire, si vous voulez mon avis.

La sonnerie retentit et, cinq minutes plus tard, Ludovic Dupontel se présenta devant les locaux de l’administration. Il fut invité à s’asseoir face aux deux hommes. D’emblée, il fit au capitaine la désagréable impression d’un adolescent buté et arrogant qui avait décidé qu’il coopérerait mollement avec la police. Son crâne était surmonté d’une crête confite dans le gel fixant et son pantalon, malgré un large ceinturon D&G, tombait sur ses hanches, et même plus bas, si bien que l’élastique du slip Calvin Klein dépassait largement et fièrement de l’endroit où il aurait dû rester confiné. Le capitaine trouvait cette mode hideuse et ridicule. Les adolescents en général, d’ailleurs, l’irritaient, avec leur air qui vous dit « merde », à vous, pauvres cons d’adultes, qui ne comprenez jamais rien. Il vint même à Jean-Baptiste une furieuse envie de gifler le gosse boudeur et suffisant.

– Bonsoir Ludovic, assieds-toi, lui dit-il enfin, ravalant ses jugements et son agacement. Nous sommes ici pour faire le point sur la disparition de Lucas et nous avons besoin de ton aide. J’ai cru savoir que tu étais son meilleur copain et que tu le connaissais bien.

– Ouais, grommela l’adolescent, c’est ce qu’on dit partout depuis.

– Pourquoi ? Ce n’est pas vrai ?

– Bah, en fait, Lucas, comme on est voisins, on se voit, c’est sûr. On part ensemble le matin et, le soir, on revient et on fait nos devoirs chez moi, mais bon… Voilà, pas plus que ça, marmonna-t-il sur un ton blasé et distancié.

Il expliqua ensuite qu’il n’avait pas revu Lucas depuis la veille au soir, lorsqu’ils s’étaient quittés devant chez lui. Lucas était rentré, prétextant des « trucs à faire ». Quels trucs ? Il ne savait pas, il n’avait pas posé de questions. Il confirma la version de ses parents concernant l’ambiance familiale chez les Trumeaux – « c’était abuser », ajoutait-il régulièrement pour commenter défavorablement chacun des nombreux faits trahissant le détestable mépris des géniteurs pour leur progéniture. Quant aux profs, la plupart s’en tenaient à une distance indifférente, comme c’était d’ailleurs souvent le cas vis-à-vis des élèves passifs et moyens. Selon lui, oui, il aurait pu fuguer, car c’était vraiment dur pour lui : ses darons lui mettaient « grave » la pression sur les notes et ils ne voyaient même pas qu’il se donnait du mal. Les profs non plus d’ailleurs : ils l’avaient même prévenu qu’il aurait un avertissement travail s’il continuait comme ça ! « Le seum ». À part ça, pas de fréquentation ni d’absence suspectes. Lucas ne séchait jamais les cours.

Pendant toute la durée de l’entretien, l’adolescent avait gardé ses yeux fixés sur ses Converse, ne laissant filtrer aucune émotion sur le visage. Il ne desserrait pas les dents.

– Tu ne me dis pas grand-chose finalement, dit Le Goff. Pourtant, ici, au collège, on vous voyait souvent ensemble, ça doit forcément te toucher…

Enfin, ses yeux s’embuèrent de larmes. Dans un hoquet, il répondit :

– Bah, je sais pas. Si ça se trouve, il est tombé sur un dingue et on le reverra jamais… Mais c’est sûr qu’avec ses parents ça se passait vraiment mal. Moi je pense plutôt qu’il est parti… Enfin, je dis ça comme ça, Lucas ne m’en a jamais parlé. Moi, j’aurais pété les plombs à sa place, donc je peux comprendre.

Le Goff se tourna vers le principal :

– Après tout ce qui vient d’être dit, que pensez-vous de la situation de Lucas ?

Celui-ci, gêné, fit signe à Ludovic de partir. L’adolescent remit son sac sur son dos et quitta la pièce.

– Écoutez, capitaine…, soupira-t-il. Comme je vous l’ai dit, au collège, Lucas est un peu solitaire mais, à part ça, rien de particulier ne nous a jamais alertés. On ne peut pas non plus aller dans toutes les familles pour leur dire comment élever leurs enfants, vous comprenez ?

– Oui, je vois…, acquiesça le policier.

– Vous savez, reprit le principal, tous nos élèves se sentent solidaires de leur camarade et ont été très choqués par sa disparition. Ils ont tous accepté spontanément de coopérer avec la police, ainsi que tout le personnel du collège : professeurs, personnel de la vie scolaire, assistante sociale, infirmière et médecin scolaire. Que pouvons-nous faire d’autre ? Nous ne pouvions pas prévoir, d’après les seuls éléments dont nous disposions, qu’un événement épouvantable comme celui-là allait se produire. D’ailleurs, la famille a-t-elle une quelconque responsabilité dans ce qui arrive ? Rien n’est moins sûr, non ?

– Malheureusement, je ne peux pas vous en dire davantage pour le moment, conclut le policier. Nous travaillons sans relâche à la recherche de ce malheureux. Je suis désolé. Mais bien sûr, je vous tiens au courant dès que j’ai du nouveau.

Le Goff soupira en sortant du bureau, déçu de ne pas avoir pu obtenir davantage de ces entretiens.

5

L’homme approcha tout doucement de Lucas. Sa voix se fit doucereuse, avant de se durcir brutalement comme un coup de cravache :

– Alors, mon garçon… Viens par ici.

6

Lucas n’osa pas se relever tout de suite. Il resta longtemps prostré, jusqu’à une nouvelle tombée de la nuit. Il se mit à espérer, pour la première fois depuis son départ, que ses parents viendraient le chercher, comme lorsqu’il était tout petit, chez la nourrice, le soir après le travail ; il rêvait d’un chocolat chaud, d’un mercredi après-midi devant la télévision. Il pensa à sa mère, toujours occupée. Il y avait tant de choses à faire dans une maison, ne pouvait-il pas comprendre à la fin ? Il imaginait souvent que sa prof de français l’emmenait avec elle, qu’il serait le bonheur de ses jours et le centre de ses pensées. Mais malgré toute sa gentillesse, qu’est-ce qu’elle en avait à faire de lui, au fond ? Le soir pensait-elle à lui ? Sûrement pas, trop occupée avec sa propre famille. Lui, quand il retrouvait ses parents, à la fin de la journée, il avait l’impression d’être une corvée de plus sur la liste. Se dépêcher de manger, aller au lit. Fatigue immense. Ensuite, toute la vie durant, tu cours après l’amour et il se dérobe. Et personne ne s’en aperçoit. Tu fais désormais partie de la foule des anonymes et des moches qui soupirent après l’amour, crèvent de passer à côté en voyant s’écouler les jours et la vie ; tu embrasses des filles, mais ce ne sont que des baisers furtifs ; parfois, ça marche un temps, mais elles finissent par te quitter et, succombant sous le poids des remords, tu te trouves décidément trop méchant et trop con pour avoir su garder la femme de ta vie ; tu n’es qu’un pauvre type qui n’a que ce qu’il mérite. Mais Lucas était encore trop jeune pour avoir entamé la danse circulaire du malheur. Il pouvait encore rêver que sa mère viendrait le chercher, qu’elle aurait la tête d’Angélique marquise des anges et une poitrine moelleuse sur laquelle il poserait sa tête ; et ses larmes se transformeraient en une joie miraculeuse.

7

Le capitaine Le Goff se leva une nouvelle fois avec la gueule de bois et pensa à cet enfant qu’on ne retrouvait pas, malgré tout le déploiement des forces de police. L’emploi du temps de plus de cinq cents habitants avait été contrôlé. On avait effectué de multiples perquisitions, fouillé les bois avec les chiens, sondé les bassins de retenue de Gif, Bures et Saulx-les-Chartreux. Plus de dix mille appels téléphoniques avaient été passés au crible. La photo de Lucas avait été diffusée par les journaux locaux et nationaux, ainsi qu’à la télévision et dans tous les lieux publics de l’Essonne. Les dossiers de tous les condamnés pour agression sexuelle de la région avaient été étudiés, leur emploi du temps méthodiquement vérifié.

Une semaine déjà. Et pas le début du moindre indice.

Sa vie à lui n’avançait pas beaucoup non plus, d’ailleurs. Elle restait étale, comme une mer frappée par le soleil un jour sans vent. Il passa sa main dans ses cheveux gras et se dit qu’il avait besoin d’une bonne douche. Tout ce temps passé à répéter les mêmes gestes, quotidiennement. Quel sens cela avait-il ? Quel sens pouvait-on leur donner, quand on ne rêvait que d’une chose : être débarrassé de soi-même et de l’ennui, du désagrément que l’on se cause en ressassant des choses pénibles ? Mais peut-être qu’un jour sa femme sonnerait à sa porte en lui disant : « Chéri, me revoilà ». Et tout serait oublié. Tout ça lui donnait des suées un peu étranges.

C’était dimanche. Un vrai dimanche de célibataire, qui allait s’étirant, du ciel bleu de dix heures du matin encore plein des possibilités de la journée, résonnant des pas des gens sur la place du marché, des couples accompagnés d’enfants, au ciel grisâtre de dix-sept heures où tout serait passé. La corvée du Lavomatique en perspective, qui couperait la journée. Il faudrait penser à acheter une machine à laver. Après le départ de sa femme, il avait emménagé dans un deux-pièces rue de la Croix-Nivert, près de la station Cambronne. Un quartier sans histoires, sans réel caractère. La tour Eiffel n’était pas dans le champ de vision. Seules les structures métalliques du métro aérien rappelaient le paysage parisien. Un quartier banal pour gens banals, les petites fourmis du marché du travail des cadres. Du temps de sa jeunesse, on pouvait encore manger un couscous pour trente francs ; désormais, dans les bars, on aurait bientôt du mal à se souvenir qu’on y fumait. Les démolitions s’étaient enchaînées durant deux décennies, et l’habitat populaire avait fait place à des résidences de standing pour CSP + +. Toute la rue du Commerce avait été grignotée par les banques, les magasins de téléphonie, les chaînes de magasins de vêtements. Pire, le Kinopanorama avait fermé. C’était vraiment à pleurer, comme époque.

Vers midi, il entra dans la brasserie qu’il fréquentait régulièrement à Dupleix : Le Sympathique. On y servait une nourriture tout à fait correcte ; il adorait leur entrecôte-frites. Le décor était soigné – un alignement de tables en bois verni et des banquettes grenat, posées sur un carrelage en tomettes de terre cuite qui donnait au lieu un caractère provençal pittoresque. Un établissement faisant dans l’authentique, mais sans ostentation. Pas un de ces faux troquets populaires de l’est parisien. Julie, la serveuse, vingt-cinq ans tout au plus, essuyait des verres derrière le zinc. Il la trouvait gentille, Julie, excitante – une poitrine gonflée comme un soufflé qui sort du four – et touchante même, avec ses mains rougies par le service.

Il opta finalement pour le plat du jour au comptoir, gigot-haricots verts. Pensif, il imaginait déjà les prochains titres du Parisien : « Déjà une semaine depuis la disparition du petit Lucas ». Mais que faisait la police ?

Son portable sonna. C’était le lieutenant Lévy, son adjoint et meilleur coéquipier :

– Jean-Baptiste, il faut que tu viennes ; on a retrouvé ce matin le cadavre d’un enfant de dix ans, sur un terrain vague à proximité du centre commercial de Villebon-sur-Yvette. C’est sans doute arrivé la nuit dernière. Apparemment, meurtre par strangulation. Compte tenu de l’âge, il y a peu de chances que ce soit le fils Trumeaux.

Il raccrocha. La merde afflue, pensa-t-il à regret devant son plat qui refroidissait.

– Désolé, faut que je file, lança-t-il à Julie en se précipitant dehors.

8

Les policiers arrivés sur place avaient délimité un large périmètre de sécurité sur le terrain vague à proximité du centre commercial. Malgré tout, quelques personnes étaient postées là, tout autour, cherchant à approcher le corps retrouvé, lointain, hors de portée des curieux, hors de portée de tout désormais. Bon Dieu de merde, qu’est-ce qui pouvait bien pousser des hommes à se conduire ainsi ? De quel enfer sortaient-ils pour ne pas mesurer l’horreur, ne pas se retenir de commettre l’irréparable ? Dieu du ciel, pourquoi fallait-il que le sens de la saloperie humaine se dérobe ainsi ? Ce n’étaient pourtant pas les prisons, ni les psychologues, ni les drogues ou les médicaments qui manquaient. Mais non, ça continuait d’arriver, tous les jours, à tous les endroits de France.

Les techniciens de l’identité judiciaire étaient en train de faire les constatations nécessaires : photographies des lieux et du corps de la victime, repérage et prélèvements des traces et indices visibles. Lévy était blanc, d’un blanc tirant sur le verdâtre, et il ne disait pas un mot. La tension faisait comme une boule de haine et de dégoût suspendue parmi les hommes présents. Le corps de l’enfant, au visage violacé, gisait sur le côté. Il devait avoir une dizaine d’années. On pouvait aisément imaginer sa souffrance, la terreur et les cris qui se perdent, puis peut- être l’abandon de la lutte, sa résignation alors qu’il était presque déjà mort. Jean-Baptiste Le Goff refoula sa nausée et les images qui la provoquaient. Il pria pour que cet enfant trouve la paix.

Le capitaine serra la main des policiers et du médecin légiste, avant de s’adresser à son lieutenant :

– Quand est-ce qu’on l’a retrouvé ?

– Ce matin, vers huit heures, répondit Lévy. Un des employés de la pizzeria du centre commercial, arrivé sur les lieux, a cru distinguer une forme depuis sa voiture, quelque chose d’inhabituel, et quand il s’est avancé pour voir, il a découvert le cadavre.

– Qu’est-ce que vous savez pour l’instant ?

– Il n’a pas été tué sur place, commenta le médecin légiste. Le corps a été transporté et la mort remonte à quelques heures tout au plus. La strangulation est sans doute la cause principale du décès. L’autopsie le confirmera. Le gamin devait avoir une dizaine d’années, portait des vêtements usés et sales, trop légers pour la saison ; il appartenait sans doute à une communauté rom, d’après le type ethnique. On n’a rien retrouvé sur lui, ni papiers, ni argent.

– Est-ce que sa disparition avait été signalée dans les jours précédents ?

– Non, on n’a rien du tout, répondit Lévy. J’ai appelé nos collègues de Paris et de la petite couronne. Ils n’ont aucun élément à nous donner concernant une disparition dans les communautés qui vivent aux abords de la capitale.

– Quels sont les indices ? demanda Le Goff.

– Pas grand-chose, à vrai dire, continua le lieutenant. Aucun résidu de tir d’arme à feu. On a pu relever quelques traces fraîches de pneumatiques dans le sol humide. Le meurtrier a sans doute garé sa voiture en empiétant sur le terrain. Puis il a dû sortir et faire quelques mètres pour se débarrasser de son encombrant colis, d’où les nombreuses empreintes de pas. Des chaussures de chantier ou de randonnée, avec des grosses semelles, pointure 46, appartenant donc vraisemblablement à un homme grand. Ça sent la précipitation : après tout, n’importe qui aurait pu le voir. Pourquoi ici, et pas dans la forêt un peu plus loin ? C’est quand même assez exposé comme endroit. Ça nous laisse au moins une chance d’avoir des témoignages.

Le Goff soupira :

– On n’a plus qu’à espérer que ça s’arrête, parce qu’avec ça, et la disparition du fils Trumeaux, on est dans une belle merde.

– Ah ! au fait, le procureur est venu, dit Lévy. Il veut te voir. En tout cas, l’enquête, c’est pour nous. Il pense qu’il y a peut-être un lien avec la disparition du fils Trumeaux.

* * *

De retour au commissariat, Antoine Lévy prépara des cafés longs pour toute l’équipe avec le Magimix tout neuf qu’ils s’étaient offert à Noël. La nuit allait être blanche. Depuis la découverte du cadavre, aucun témoin ne s’était présenté et le mystère restait entier autour de l’identité de l’enfant. Lévy entra avec son plateau dans le bureau de Le Goff, posa les tasses, et remarqua que le patron n’avait toujours pas enlevé les photos de sa femme ; il en fut un peu gêné, mais ne dit rien. Antoine Lévy était naturellement réservé, voire bourru. En vieillissant, ça ne s’arrangeait pas, disait sa femme. Un taiseux, qui cachait sa compassion pour les travers du genre humain sous des dehors ombrageux et un physique impressionnant, un quasi-quintal de muscles entretenu par une discipline exigeante. Il aurait voulu souhaiter à son chef de tourner la page.

Le Goff et Lévy furent bientôt rejoints par les autres membres de l’équipe : le lieutenant Darbot et le brigadier Chauffour. Darbot était l’intello du groupe : il avait fait des études littéraires en parallèle de ses études de droit. En début de carrière, il avait passé plusieurs années dans un commissariat de quartier, car il aimait bien le contact avec les gens. C’était souvent à lui que l’on demandait de rédiger des notes de synthèse. Il rompit le silence mélancolique :

– Un enfant négligé, voire maltraité, et abandonné, peut-être prostitué, retrouvé en banlieue, mort, loin de sa communauté, sur un terrain vague à proximité d’un centre commercial. Pas de témoin, pas de signalement pour la disparition : ça s’annonce mal.

– Qui peut bien être l’enfant de salaud qui fait des trucs pareils ! s’exclama Chauffour, le petit dernier de l’équipe, fraîchement débarqué de la police des frontières à Lille.

– On va attendre de savoir ce que donnent l’autopsie et les relevés, reprit Le Goff sans prêter attention à l’indignation du brigadier. On aura peut-être quelque chose. Une trace d’ADN, des cheveux… Et puis peut-être que quelqu’un a vu quelque chose, dans la nuit, au matin, même si, le dimanche, la plupart des magasins sont fermés… Les journalistes sont prévenus ?

– Oui, tu penses ! s’exclama Lévy. Ça va s’étaler dès demain à la une du Parisien : « Un serial killer dans l’Essonne ? Une nouvelle victime ». Lanvin va vouloir nous voir très vite et, à mon avis, on a intérêt à montrer qu’on occupe le terrain. Les journalistes vont nous coller au cul.