Anecdotes Normandes - Amable Floquet - E-Book

Anecdotes Normandes E-Book

Amable Floquet

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Beschreibung

Ce livre n'est pas un simple fac-similé, mais le texte a été entièrement revu, corrigé et annoté. Quelque part entre Guy de Maupassant - pour le côté Normand - et Alphonse Daudet pour le style primesautier - lavande et farigoule en moins -, on découvre la Normandie procédurière, mais aussi de légende, à travers l'humour caustique et frais d'un spécialiste de la chose judiciaire. Certaines anecdotes remontant au Moyen Âge, mises au goût du XIX° siècle, hier, par un auteur à (re)découvrir.de toute urgence, sous une plume incomparable.

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Nathalie et Jean-Jacques – recueil de nouvelles

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Les Ysopets – 2 – Phèdre – version Découverte en français

Les Ysopets – 3 – Babrios – version Découverte en français

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Les Fabulistes Classiques – 1 – Benserade

Les Fabulistes Classiques – 2 – Abstémius - Hecatomythia I et II

Les Fabulistes Classiques – 3 – Florian

Les Fabulistes Classiques – 4 – Iriarte – Fables Littéraires

Les Fabulistes Classiques – 5 – Perret – 25 Fables illustrées

Philosophie/Politique :

De la Servitude volontaire – ou Contr’Un – La Boétie

La Désobéissance civile - Thoreau

Humour :

Histoire et avantures de Milord Pet

Eloge du Pet

Discours sur la Musique Zéphyrienne

Commandes – dédicaces :[email protected] ou https://www.bod.fr/librairie/

Table des matières

Introduction

Anecdotes Normandes

La Harelle de Rouen

Un grand dîner du Chapitre de Rouen

Louis XI et la Normande

Élection de Georges d’Amboise

L’Aveugle d’Argenteuil

Le Procès

Le Petit-Saint-André

La Boise de Saint-Nicaise

Le Carrosse de Rouen

La Basoche de Rouen

Droit de Grâce

L’Arrêt du Sang damné

Le Mot d’Ordre

Encore un Procès

Notre-Dame de Bon-Secours

La Vocation

Introduction

Amable Floquet naît à Rouen le 9 juillet 1797, et meurt le 3 août 1881 au château de Formentin, dans le Calvados, où il s’était retiré, traumatisé par les événements de 1870-71.

Après d’excellentes études au collège de sa ville natale, il fait son droit à Caen, puis, au bout de deux ans de stage au barreau de Rouen, il fait partie de la toute première promotion de l’École Royale des Chartes de 1821, pour être employé pendant six ans au département des Manuscrits de la Bibliothèque royale, avant d’occuper le poste de Greffier en chef près la Cour royale de Rouen de 1828 à 1843. Ces expériences lui serviront, comme on le verra, pour dénicher les anecdotes, puis les développer avec brio.

Outre des découvertes archéologiques, on lui doit plusieurs ouvrages sur la Normandie, ainsi que le XVII° siècle.

Il a écrit notamment une Histoire du privilège de Saint-Romain, une Histoire de l’Échiquier et du Parlement de Normandie, ainsi que des Études sur la vie de Bossuet.

Les Anecdotes Normandes que nous allons découvrir ici constituent, à son propre aveu, un délassement. Ce qui ne l’empêche pas de documenter et étayer ses textes, son expérience professionnelle lui ayant servi utilement.

On ne sait pas vraiment s’il s’agit de nouvelles ou de contes, mais manifestement toutes ou tous ont des bases historiques, dont il cite souvent les références.

Dans ces élans lyriques, on le trouve à peu près à mi-chemin entre deux de ses contemporains, Guy de Maupassant1 pour le côté normand, et Alphonse Daudet2 pour le coup de zeph’. En effet, je ne sais pourquoi, par moments je n’ai pu m’empêcher de penser à L’Élixir du Révérend Père Gaucher, de l’auteur provençal ; manquaient juste la lavande, la farigoule et les cigales.

Mais il ne se lâche jamais entièrement. On le sent là bien assis, calé dans son érudition et son expérience, lâchant de temps en temps un peu de pression, comme un vent, rigolant à demi au fur et à mesure qu’il nous promène, lui seul sachant où il compte bien nous mener. Ainsi, on se trouve un peu fréquemment dans le milieu juridique, mais les Normands n’aiment-ils pas les procès ? Il nous le démontre maintes fois.

Comme d’habitude, j’ai un peu toiletté le texte, corrigé quelques coquilles, modernisé l’orthographe, sauf lors de passages particuliers, où des textes anciens sont cités. Je les ai laissés dans leur jus, sous peine d’en perdre une grande partie de la saveur, jugeant que par ailleurs, ils étaient assez aisément accessibles et compréhensibles. J’ai également maintenu certaines tournures typiquement normandes (comme à cette fois, à certains jours...).

Enfin, l’ouvrage originel comprenait une introduction – comme souvent fastidieuse à hauteur de son bavardage -, et des pièces justificatives. Il y avait là une bonne quarantaine de pages qui n’intéresseront que les érudits, lesquels ne font pas partie de mon lectorat. Deux ou trois pages sont mêmes en latin ! J’ai donc écrémé – au prix où est le papier.

Je vous souhaite de partager d’agréables moments,

Christophe Noël

1 Guy de Maupassant est un écrivain et journaliste littéraire français né le 5 août 1850 au château de Miromesnil à Tourville-sur-Arques (en Seine-Maritime) et mort le 6 juillet 1893 dans le 16e arrondissement de Paris.

2 Alphonse Daudet, né le 13 mai 1840 à Nîmes et mort le 16 décembre 1897 à Paris, est un écrivain et auteur dramatique français.

Anecdotes Normandes

La Harelle de Rouen

(Sédition en 1381)

Les journées des 26 et 27 février 1381 avaient été signalées, à Rouen, par les scènes les plus tumultueuses. C’était alors que, sous le nom de Charles VI, à peine âgé de treize ans, quatre tuteurs avides, les ducs de Berry, de Bourbon, de Bourgogne et d’Anjou, perpétuant, doublant, au profit de leur insatiable avarice, des impôts que Charles V avait abolis à son lit de mort, pressuraient, avec une infatigable cruauté, un pays épuisé déjà par plus de trente années de guerre. Partout, en France, les peuples s’indignaient ; partout ce n’étaient que souffrances, murmures, révoltes et massacres.

Mais à Rouen, plus qu’ailleurs, ces exactions incessantes devaient pousser le peuple à bout. Le roi défunt, longtemps duc de Normandie, n’avait-il pas vécu de longues années dans cette ville ? Y avait-il un de ses habitants qui eût perdu le souvenir de Charles-le-Sage et de son incomparable douceur ? Ce roi, mourant, avait légué son cœur à sa ville de prédilection ; et avec quels respects, avec quels transports de reconnaissance et de douleur avait été accueilli ce dernier gage de l’amour d’un bon prince, qui, à son heure suprême, avait aboli des impôts onéreux au peuple ! Et puis, lorsque la province allait sécher ses larmes et renaître à l’aisance, au bonheur, tout à coup des officiers du fisc, des traitants avides étaient venus dans les halles, sur les marchés de Rouen, rétablir, en grand appareil, leurs bureaux de recette ; exigeant, plus durement que jamais, des taxes plus élevées encore que les anciennes ; vexant, emprisonnant, dépouillant les pauvres qui, à grande peine, avaient du pain. Ah ! parmi le peuple de notre ville, l’indignation avait été grande, l’explosion soudaine et terrible. Chasser les receveurs et les traitants, renverser les bureaux, mettre en pièces les registres et les rôles des taxes nouvelles, avait été l’ouvrage d’un instant ; puis, les portes de la ville avaient été closes ; les chaînes tendues à l’extrémité de toutes les rues ; et, pendant ces premiers mouvements, avant-coureurs de scènes plus tragiques, dans la tour du beffroi de l’Hôtel de Ville s’agitait la cloche de la commune, dont les tintements précipités et lugubres appelaient, à grands cris, les ouvriers drapiers, tous les gens de métier, tous les vagabonds, pour qu’ils eussent à venir en hâte délibérer sur les affaires de la cité ; car on avait fait taire les bourgeois qui voulaient prêcher la prudence ; et ceux-là prévalaient aujourd’hui dans les conseils, qui proféraient le plus haut des paroles de sang, qui avaient des bras nerveux et étaient couverts de haillons.

Un instant, Robert Deschamps, maire en exercice, avait voulu se montrer et haranguer cette populace en colère ; mais, presque aussitôt, il lui avait fallu s’enfuir. Hélas ! quelques jours avant ces désordres, quels respects universels eussent accueilli partout le maire de Rouen, lui qui, à la cour du Roi, marchait à l’égal des comtes ; qui, dans sa ville, n’était pas seulement le chef des assemblées de la commune, mais juge, et juge souverain en matière de meuble et d’héritage, ayant son prétoire, ses gardes, ses prisons ! Et lorsque, au jour de Noël, la cloche du Beffroi sonnant, ce magistrat suprême se rendant solennellement à l’Hôtel de Ville, allait prendre possession de la mairie, environné de ses douze pairs, de ses douze prud’hommes, escorté de ses trente-deux sergents revêtus de leurs grandes robes de livrée, alors, dans la foule innombrable qui se pressait sur son passage, il n’était nul si hardi qui n’ôtât son chaperon en toute hâte, et qui n’inclinât humblement la tête. Mais au-jourd’hui, son tour était venu de s’humilier et de se taire ; ce prétoire ou ses prédécesseurs et lui avaient rendu la justice, il venait d’être renversé de fond en comble : sa geôle avait été forcée, ses prisonniers délivrés, ses pairs et ses prud’hommes insultés, ses trente-deux sergents mis en fuite ; et pas un d’eux n’eût osé marcher dans Rouen, la verge en main, avec sa robe de livrée ; car maintenant le peuple voulait régler lui-même ses affaires et tout voir par ses yeux.

Toutefois, à cette multitude en délire qui, depuis deux jours, s’épuisait en cris inutiles, il sembla tout à coup qu’il lui fallait un roi qui autorisât ses désordres et rédigeât en lois ses caprices et ses fureurs ; mais c’était un roi de son choix qu’elle voulait, un roi son esclave, un roi son ouvrage, son instrument passif et docile.

« Le roi de France ni ses conseillers ne pourraient faire un peuple (criait-on de toutes parts), mais un peuple fera bien un roi ! Or sus, Jehan Le Gras, laisse là ta boutique et ta draperie ; mets sur ta tête cette couronne, sur tes épaules ce manteau royal, qui servirent l’autre semaine, lorsque fut joué le mystère du roi Salomon ; prends aussi le sceptre ; bien ! Monte maintenant sur ce charriot, puis marchons, et nous saurons bien te dresser quelque part un trône. » Et le cortège, se mettant en marche aux acclamations discordantes d’une populace enivrée, parcourut toutes les rues de la ville, et arriva dans l’aître3 de Saint-Ouen, près de la croix. Là un trône fut élevé en peu d’instants, et le nouveau roi y fut assis, tremblant, pâle de terreur ; car, si simple que fût cet homme, il voyait bien qu’il était le sujet du peuple ; or un peuple en délire est un maître redoutable. Et puis maintenant va commencer le règne du roi d’un jour, Jehan Le Gras, premier de ce nom.

« Sire, lui crièrent mille voix ensemble, les impôts nous grèvent : ne veux-tu pas qu’ils soient abolis comme l’avait ordonné Charles-le-Sage ? — Oui, bégaie le fantôme de roi ; j’octroie l’abolition des impôts. » À l’instant, sur toutes les places, dans toutes les rues de Rouen, dans les halles, dans les marchés, retentirent ces mots, toujours magiques aux oreilles des peuples : « Plus de tailles, plus d’impôts, plus de taxes ; vous serez francs et libres de toutes charges ! — Et les officiers des aides, les agents du fisc, ces traitants, insatiables sangsues ; les juifs, ces juifs infâmes surtout, à qui un régent avare et sacrilège permet d’habiter la France, malgré les édits, parce qu’ils le gorgent d’or ; ces usuriers, enfin, qui, s’ils ne sont pas juifs, sont bien dignes de l’être, Sire, ne veux-tu pas que justice en soit faite ? — Faites, faites justice », balbutia le monarque tremblant. Cent bourreaux partirent, les bras nus, la hache à la main ; quelques instants après, il n’y avait plus, dans Rouen, de receveurs, d’agents du fisc, de juifs, d’usuriers ni de traitants, et la Seine coulait sanglante sous le vieux pont de Mathilde.

« Nous n’avons plus de maire, de pairs ni de prud’hommes, et Dieu en soit loué ! reprit le peuple, parlant toujours au roi son esclave. Mais ces maires prévaricateurs, qui, durant l’année et jour de leur pouvoir, se sont montrés si durs, et n’ont eu ni cœur ni entrailles pour les pauvres souffrants, est-ce que justice n’en sera jamais faite ? — Faites, faites justice », dit le roi d’un jour. Alors, dans la rue du Grand-Pont, dans la rue Damiette, dans la rue aux Gantiers, des maisons furent assaillies, pillées, démolies, rasées au niveau du sol. C’étaient les demeures d’Eudes Clément, maire en 1371 ; de Guillaume Alorge, maire en 1376 ; de Jehan Trefflier, maire en 1377 ; de Guillaume de Maromme, maire en 1380 ; de Robert Deschamps, maire en exercice. On vit s’écrouler aussi les hôtels de quelques riches bourgeois, de quelques prêtres, dont l’opulence désespérait une populace haineuse et jalouse. Hélas ! les infortunés étaient allés se réfugier, tremblants, dans des cimetières ; et bien leur en avait pris, car le peuple allait s’échauffant toujours davantage, et les bourreaux l’avaient suivi, bras nus, brandissant leurs glaives tranchants et leurs haches aiguisées.

Cependant, le nouveau roi était toujours séant en son trône, et toujours le peuple tenait ses assises. — « Nous allons chercher bien loin nos ennemis, s’écria une voix rauque, et ils sont là, sous nos yeux, qui semblent nous braver. Sire, ces moines orgueilleux de Saint-Ouen, qui veulent, malgré la ville, avoir des hautes-justices et des gibets, le jour n’est-il pas venu d’en avoir raison ? — Faites, faites justice », murmura Jehan Le Gras. Mais, vraiment, la populace n’avait pas attendu les ordres de son roi ; les portes du monastère venaient d’être défoncées, les meubles pillés ou brisés. On en voulait surtout à la tour aux archives ; le peuple en eut bientôt fait voler la porte en éclats ; et là furent déchirés avec rage et réduits en cendres, les antiques privilèges accordés, de siècle en siècle, à la royale abbaye, fondée (il y avait huit cents ans) par Clotilde et Clotaire Ier. Le peuple vainqueur revint bientôt dans l’aître, traînant tous les religieux de Saint-Ouen, pâles, éperdus, muets de terreur, et, à leur tête, Guillaume Le Mercher, leur abbé, qui, déjà mourant, ne devait pas survivre trois jours à cette horrible scène. Alors, dans cette foule de forcenés, vous eussiez entendu des imprécations, des hurlements et des menaces qui glaçaient d’effroi. — « Moines, plus de baronnie, plus de hautes justices, plus de baillis, plus de verdiers, plus de gibets à Bihorel, ou bien vous allez tous mourir. Le Parlement de Paris vous a donné raison contre nous, parce que vous étiez riches et puissants, et que nous étions, nous, faibles et pauvres ; mais, à cette fois, c’est nous qui rendons la justice : or sus, renoncez aux dépens énormes dont on nous a grevés envers vous ; sinon, voilà le tranche-tête qui va faire son devoir. »

L’abbé mourant se hâta de signer tout ce que le peuple voulut, car il était pressé ; on l’avait interrompu dans son agonie, il fallait qu’il s’en allât achever de mourir.

Mais d’où viennent ces bourgeois, ces ouvriers, partis en grand nombre tout à l’heure, avec des armes, sur un ordre secret qui semblait cacher quelque mystère ? Et que portent-ils donc de si saint, pour que partout, sur leur passage, les têtes s’inclinent et les chaperons s’abaissent ?

Ainsi s’interrogeaient entre eux les innombrables habitants qui fourmillaient dans l’aître de Saint-Ouen. Mais, à mesure qu’approchait le cortège, retentissaient plus distinctement les cris : « Honneur à la charte aux Normands, octroyée par feu, de bonne mémoire, le roi Louis X, dont Dieu ait l’âme ! Bonnes gens, chaperon bas devant la charte aux Normands ! »

C’était elle, en effet, la charte aux Normands4, que malgré les prêtres, malgré les satellites de l’archevêché, ils étaient allés prendre dans le trésor de la cathédrale, où elle était religieusement gardée avec les reliques et les châsses de la basilique ; car cette charte qui, naguère, avait donné aux Normands la liberté, elle était dans le trésor de Notre-Dame, tout près de la fierte5 de Saint-Romain, qui, une fois chaque année, donnait la vie.

Cependant elle s’avançait, la charte royale, portée, en grand respect, sur un carreau6 à glands d’or, par quatre bourgeois, têtes nues : alors vous eussiez vu tous les habitants, saisis d’enthousiasme, s’empresser, se heurter, pour la contempler de plus près, leur charte déjà jaunie par ses soixante-sept années d’existence ; pour mieux voir suspendu à des lacs de soie son grand sceau de cire verte, sur lequel Louis X était représenté séant en son trône, tenant le sceptre d’une main, de l’autre sa verge de justice ; et à la suite, comme des captifs derrière un char de triomphe, étaient traînés tremblants, à demi morts de frayeur, tous les membres du vénérable chapitre de Rouen, Gilles Deschamps, leur doyen, en tête, avec l’official, dont les prisons venaient d’être forcées, le prétoire démoli, et les prisonniers rendus à la liberté.

« Chanoines, balbutia Jehan Le Gras, soufflé par les rebelles, vous avez trois cents livres de rente sur les halles de Rouen ; renoncez-y par cet acte que voilà tout dressé d’avance ; faites vite, car voilà venir la charte aux Normands : le jour baisse, et nous avons d’autres affaires. » À peine l’acte était signé, que des trompettes retentirent et commandèrent au peuple un profond et religieux silence. Cependant, sur un échafaud dressé à la hâte, venait de paraître un homme revêtu des insignes de bailli ; c’était Thomas Poignant, bailli d’Harcourt. Il fallut qu’il lût à haute voix, pour tous les habitants rassemblés, la charte de Louis X ; ou des hommes armés de pics, de pioches, de leviers, et qui n’attendaient qu’un signal, allaient, à l’heure même, démolir ses maisons qui étaient là sur la place de l’Abbaye. Thomas Poignant, glacé de frayeur, lut, d’une voix mal assurée, la charte aux Normands, qu’il tenait dans ses mains tremblantes. Le peuple faisait silence ; et, à cette heure, dans tout Rouen, si bruyant peu d’instants avant, on n’entendait autre chose que la charte de Louis X et la cloche de la commune, qui, seule de toutes les cloches de la ville, avait sonné depuis soixante-douze heures, et ne s’était tue ni jour ni nuit. Quand, enfin, elle eut été lue, cette charte des franchises de la province, force fut à tous de venir, têtes nues, la main levée, jurer sur la croix de Saint-Ouen et sur les saints Évangiles de la garder fidèlement. Le roi d’un jour jura le premier, la couronne bas : après lui, ce qu’il y avait là d’officiers et de magistrats qui, par miracle, avaient échappé au massacre ; ensuite, tous les chanoines, les religieux de Saint-Ouen, de Sainte-Catherine, du Mont-aux-Malades, de Bonnes-Nouvelles, de tous les monastères de la ville ; les avocats, les bourgeois de Rouen, tous, en somme, depuis le plus grand jusqu’au plus petit. Et puis, de ceux qui avaient été, pendant ces trois jours, frappés, dépouillés, on exigea un autre serment ; il fallut, sous peine de mort, qu’ils renonçassent à toute idée de réparation ou de vengeance. Les tabellions d’église et de cour-laie7 étaient là, avec leurs clercs, bien empêchés à dresser tous ces actes en bonne forme, et il fallait les signer ou mourir. La nuit étant venue mettre un terme à ces sanglantes saturnales, le roi Jehan Le Gras fut solennellement reconduit à sa boutique, bien fatigué, il l’avouait, d’une couronne qu’il n’avait portée qu’un jour. Las, eux-mêmes, de toutes ces violences et de tous ces meurtres, les rebelles avaient besoin de respirer quelques instants ; les gens paisibles purent donc, enfin, goûter un repos qu’ils ne connaissaient plus depuis trois jours.

Quel beau jour c’était, au Moyen Âge, que le samedi-saint, veille de la fête de Pâques, cette grande solennité des chrétiens ! Après six longues semaines de privation, de tristesse et de pénitence, le monde chrétien régénéré semblait renaître et sortir de la tombe avec son divin rédempteur. Clergé, fidèles, riches, pauvres, grands et petits, allaient quitter les vêtements de deuil pour les habits de printemps et de fête. De toutes les campagnes voisines, les populations accouraient en foule à la métropole, pour célébrer la Pâque dans la grande église de Rouen. Enfin, une nouvelle année allait naître, car les années commençaient à Pâques ; le cierge pascal allumé était le signal de la nouvelle ère ; et ce signal était accueilli par des cris de joie.

Le samedi-saint de l’année 1381 trouva la ville de Rouen dans des dispositions bien différentes de celles que nous venons de décrire. Trente-huit jours s’étaient écoulés depuis les scènes tumultueuses de la place de Saint-Ouen ; et, pendant cet intervalle, quel changement s’était opéré dans les esprits ! Enivrés par leurs premiers succès, les rebelles avaient, dès le lendemain, tenté de se rendre maîtres du château, bâti naguère par Philippe-Auguste. Mais ils s’étaient vus vigoureusement repoussés par les gardes, qui avaient tué ou blessé les uns, et mis les autres en fuite. De leur côté, les paisibles, comprenant, enfin, que c’en était fait d’eux-mêmes et de leurs biens si ces assassins étaient maîtres plus longtemps, avaient tenu tête aux méchants. Puis, bientôt, on avait vu entrer dans Rouen des troupes formidables. Jean de Vienne, amiral de France, les seigneurs de Pastourel et Jean Le Mercier, seigneur de Noujant, commissaires envoyés par le roi pour punir les rebelles, avaient fait exécuter quelques-uns des plus coupables ; sur l’échafaud, en permanence au Vieux-Marché, tombaient, chaque jour, les têtes de quelques victimes. Les prisons, toutefois, étaient pleines encore de séditieux qui ne pouvaient échapper au supplice ; car, à toutes les demandes en grâce venues de Rouen, le roi et son conseil n’avaient répondu que par des menaces et des paroles de colère. « Allez, avait-on dit aux suppliants, allez demander des lettres de rémission à Jehan Le Gras, le roi de votre choix. » Hélas, les malheureux auraient été bien empêchés de le découvrir, ce monarque éphémère ; car, dès la nuit qui suivit son lit de justice, jetant au loin le manteau royal, le sceptre et la couronne, il s’était enfui de la ville et oncques depuis on n’en avait eu de nouvelles. Enfin, le samedi-saint, dès l’aurore, on apprit que Charles VI et les quatre princes ses oncles, partis de Pont-de-l’Arche pour Rouen, allaient arriver à Rouen. Impatienté des lenteurs des trois commissaires, le régent voulait qu’on en finît une bonne fois avec ces gens-là, qui, dans leurs imprécations séditieuses, lui avaient reproché amèrement le vol du trésor du Palais et du trésor de Melun.

Aux premiers bruits de cette nouvelle, vous eussiez vu toute la population de Rouen plongée dans un abattement difficile à décrire. C’en était donc fait de leurs époux, de leurs fils, de leurs pères, de leurs amis, reclus, chargés de fers, dans les tours du château et dans les geôles ! Combien aussi de rebelles, épargnés jusqu’à ce jour et libres encore, n’avaient plus en perspective que la prison et l’échafaud ! Cependant, on démolissait, en hâte et à grand bruit, les murailles de la porte Martainville, par où le roi devait arriver ; car le monarque outragé avait fait dire qu’il n’entrerait que par la brèche, et à armes découvertes, dans une ville qui lui avait déclaré la guerre.

Charles VI n’était encore jamais venu à Rouen, et c’était la joyeuse entrée8 qu’allait y faire ce roi de treize ans ! Chose admirable ! en cette ville plongée dans une morne stupeur et dans une indicible angoisse, ceux-là, le croira-t-on, étaient les plus accablés, que leur fidélité à leurs devoirs, leur conduite irréprochable, lors des derniers troubles, devaient mettre à l’abri de toute crainte ; mais, à une époque où la religion régnait dans tous les cœurs, faut-il s’étonner que des chrétiens sincères, purifiés encore par de longues et récentes expiations, se regardassent comme prisonniers avec leurs frères, comme souffrant avec eux, accusés avec eux, voués avec eux à l’ignominie, à la mort ? Et voyez ce qu’imagina leur ingénieuse charité pour fléchir un monarque en courroux ! Dès les premiers pas que Charles VI et son cortège royal firent dans la ville, partout ils ne virent que tapisseries tendues le long des maisons, les rues jonchées de draps, de buis, et du peu que l’on avait pu trouver de fleurs et de feuillages. Partout des bourgeois, des nobles, des prêtres, des femmes, agenouillés, les mains jointes, fondant en larmes, criaient : Noël ! Noël ! vive le Roi ! On avait voulu apaiser, par un tel accueil, le monarque justement courroucé ; mais inutile précaution, à mesure que Charles VI s’avançait, ces acclamations intéressées faisaient bien vite place à des cris involontaires d’espérance et d’amour. C’est que Charles VI, plus grand de beaucoup que ne le comportait son âge, était « souverainement beau de corps et de visage ; et tant estoit plein de grant bénignité, doulceur et amour, que Dieu le démonstroit mesme en l’empreinte de sa face ; en sorte que toutes personnes qui le voyoient estoient amoureux et resjoys de sa personne. » Donc, sur le passage de ce beau prince, du fils de Charles V, s’échappaient maintenant de tous les cœurs, comme de toutes les bouches, les cris mille fois répétés : Noël ! Noël ! vive le Roi !

D’abord, le prince avait été touché de cet accueil inattendu, et on avait cru le voir essuyer quelques larmes. Mais un mot du duc d’Anjou était venu réprimer ce mouvement généreux d’un jeune cœur, et glacer d’effroi la multitude éperdue : « Ribauds (avait dit le régent à ces malheureux), plus tost deussiez-vous cryer mercy, la hart au col ; mais aussi bien y perdriez-vous vostre temps. »

Et comme on passait, en ce moment, devant la tour du Beffroi, le duc avait ordonné que l’on dépendît la cloche de la commune, cette cloche fatale qui, en février, avait donné le signal de tant d’excès. Toujours, cependant, sur le passage du monarque, malgré le duc d’Anjou, des vieillards, des femmes en pleurs, des jeunes filles, des enfants, les mains jointes, criaient à haute voix : Noël ! Noël ! vive le Roi ! Car, aux oreilles d’un roi de treize ans, peut-il retentir d’autres cris que des cris d’espérance et de joie ; et un roi, presque enfant encore, venant, pour la première fois, dans une de ses bonnes villes, pouvait-il y apporter autre chose que du bonheur ?

L’émotion de Charles allait croissant toujours. Au grand portail de la cathédrale, le vénérable archevêque de Rouen, Guillaume de Lestrange, lui adressa des paroles qui le touchèrent plus qu’on ne saurait dire. L’âme toute remplie de Charles-le-Sage, son père, dont le saint prélat venait de lui parler longtemps, il s’avançait tout songeur, sous un dais, vers le sanctuaire, lorsqu’apparut à ses yeux un spectacle qui le fit défaillir un instant : c’était le tombeau, tout récent encore, où reposait le cœur de Charles V, légué par ce monarque à la ville de Rouen, qu’il avait tant aimée. À cette fois, ni le duc d’Anjou, ni le duc de Bourgogne ne furent plus les maîtres. Ce spectacle avait triomphé de toutes les irrésolutions de Charles VI ; car (et il venait de s’en souvenir) il avait vu son auguste père signer, chaque année, dans la semaine sainte, grand nombre de lettres de grâce, en mémoire du Dieu qui pardonna au genre humain coupable. À l’heure même, par son ordre absolu (un jeune roi veut vite et fortement), des lettres de pardon furent dressées et scellées de son sceau royal : « Nous les octroyons, disait-il, pour honneur et révérence de Dieu, de la saincte et benoiste sepmaine peneuse en quoi nous sommes, et de la gracieuse et belle recueillète que les habitants de Rouen viennent de nous faire, à nostre joyeux advènement en ceste ville. »

Cependant, parmi la foule immense qui se pressait dans la Cathédrale, dans l’aître et dans les rues adjacentes, on ne savait ce qui se passait au chœur de la basilique. Seulement commençaient à circuler dans la foule des paroles de pardon qui ne trouvaient guère de créance chez ce peuple consterné ; lorsqu’au haut de l’antique jubé, parut le vénérable archevêque, Guillaume de Lestrange, dont le visage annonçait la joie, et qui lut, à haute voix, les lettres que venait de signer Charles, un tonnerre de Noël ! et de vive le Roi ! gronda sous les voûtes de la métropole, et en fit retentir tous les échos. Ce fut comme un orage qui se prolongea quelque temps, et, ni le respect du lieu saint, ni les signes du prélat, ne purent modérer ces transports. Cependant, le bruit du pardon royal avait parcouru la ville avec la rapidité de l’éclair ; et, peu d’instants après, le temple auguste vit une scène des plus touchantes. Les portes des geôles et des tours avaient été ouvertes aux nombreux prisonniers graciés ; tous, tenant à la main leurs chaînes brisées, vinrent ensemble à Notre-Dame, remercier le roi Charles et s’agenouiller devant la tombe de son père. En ce moment le cierge pascal venait d’être allumé, et on entendait, au loin, les innombrables cloches de toutes les églises de la ville, qui annonçaient la grande fête de Pâques.

— Sire (dit à Charles VI Guillaume de Lestrange attendri), voilà revenir les beaux jours de l’église naissante. Vous avez fait comme ces grands empereurs qui, à la Pâque, mettaient tous les prisonniers en liberté, ne voulant pas, disaient-ils, qu’en ce jour d’universelle allégresse, un seul chrétien eût sujet de gémir. Fasse Dieu qu’il n’y ait que joie sur la terre pour un roi qui commence son règne sous de tels auspices !

En cet instant, l’orgue de la basilique, touché par l’organiste qui préludait, rendit, sous sa main distraite, un son plaintif, ressemblant à un lugubre soupir. Dans les idées du temps, cette circonstance ne pouvait passer inaperçue ; aussi y eut-il, là, de bons français qui frémirent, et ne purent se défendre des plus tristes présages.

3 Au Moyen Âge, le terrain libre qui entoure une église et qui sert de cimetière.

4 La Charte aux Normands, ou Charte normande, est un acte conférant certains droits ou privilèges aux Normands octroyés le 19 mars 1315, par le roi de France Louis le Hutin lequel, en répondant aux barons normands impatients, en confirme tous les termes en juillet 1315

5 Reliquaire en forme de sarcophage.

6 Coussin.

8 Les joyeuses entrées sont une sorte de présentation des nouveaux souverains aux villes et à leurs habitants, qui donnaient lieu à des réjouissances et des fêtes. Le nouveau souverain devait prêter le serment de respecter la coutume de la ville, en échange de quoi elle reconnaissait son autorité. Ces fêtes se traduisaient par un parcours bien précis dans la ville, où toutes les corporations de métiers, tous les organes administratifs, devaient se mettre en spectacle.

Un grand dîner du Chapitre de Rouen

À L’HÔTEL DE LISIEUX

En 1425, le jour de la Saint-Jean

Il existait anciennement, dans notre ville, une paroisse entièrement indépendante de l’archevêque de Rouen : c’était la paroisse de Saint-Cande-le-Vieux. Elle relevait du Saint-Siège, représenté par les évêques de Lisieux, qui venaient dans la capitale de la Normandie, tout près de l’église métropolitaine et du manoir de l’archevêque, exercer des pouvoirs dont il est permis de croire qu’ils étaient un peu fiers. Cette parcelle de leur diocèse, située à douze ou quinze lieues du reste, était régie par le rituel de Lisieux, et en suivait fidèlement les pratiques, différentes quelquefois de celles de la métropole ; en sorte que, d’un côté du ruisseau, on pouvait, à certains jours, manger la poularde en toute sûreté de conscience, tandis que, du côté opposé, et à six pieds de distance, telle chose eût été une violation blâmable des prescriptions imposées au chrétien.

Jaloux à l’excès de cette fraction démembrée de leur territoire, les évêques de Lisieux avaient fait construire, tout près de l’église de Saint-Cande, un spacieux manoir qu’on appela d’abord l’hôtel de Saint-Cande, puis l’hôtel de Lisieux. L’hôtellerie qui porte aujour-d’hui ce nom a été bâtie sur une partie du terrain qu’occupait naguère le manoir épiscopal ; peut-être y trouverait-on encore quelque vestige de l’ancienne demeure des évêques de Lisieux. Ce fut dans ce manoir épiscopal, remarquable sans doute, alors, par ses tourelles élancées, par les ogives de ses portes, de ses fenêtres, et par l’éclat de ses verrières, que Zanon de Castiglione, évêque de Lisieux, donna, en 1425, une fête dont le souvenir nous a paru digne d’être conservé pour ceux qui aiment à connaître, dans ses détails, la vie privée de nos pères. Neveu du cardinal Branda, Zanon de Castiglione venait d’être appelé, après lui, au siège épiscopal de Lisieux. Le 24 janvier 1424, comme on célébrait la messe dans le chœur de la Cathédrale de Rouen, Zanon de Castiglione, revêtu des insignes de l’épiscopat, s’avança vers le maître-autel, assisté de plusieurs chanoines et prêtres de Rouen. Là, étendant la main sur l’évangile, il dit : « Moi, Zanon, évêque de Lisieux, je promets à toujours, à l’église métropolitaine de Rouen, à révérend père monseigneur Jean, archevêque de Rouen, ainsi qu’aux archevêques qui lui succéderont régulièrement, le respect et l’obéissance canoniques. Ainsi Dieu me soit en aide et ce saint Évangile. » Pendant qu’il parlait, son serment était inscrit au livre d’ivoire placé sur l’autel ; le prélat le souscrivit de son seing, précédé de la croix révérée qui annonce toujours la signature des évêques.

Mais ce serment n’était pas la seule obligation qu’eussent à remplir les évêques suffragants9 de Normandie. Après que Zanon de Castiglione eut apposé son seing au livre d’ivoire, les chanoines le prirent à part et lui firent connaître un usage auquel il devait se conformer. Il fallait qu’avant de prendre possession de son siège, il donnât, à l’archevêque de Rouen, son métropolitain, au chapitre, au clergé de la Cathédrale, et à tous les officiers de l’église et des chanoines, un festin solennel ; à moins, cependant, qu’il n’aimât mieux offrir, en argent, l’équivalent de ce qu’aurait pu coûter ce repas. C’est ce qu’on appelait le past des évêques, « pastus », du mot pascere, que l’on me dispensera de traduire10. Les évêques de Bayeux, de Séez, d’Évreux, de Coutances, d’Avranches, et enfin de Lisieux, ne s’étaient jamais refusés, jusqu’alors, à l’accomplissement de ce devoir.

Zanon de Castiglione, pressé de se rendre à Lisieux, où sa joyeuse entrée devait avoir lieu dans le terme le plus prochain, pria instamment qu’on le laissât partir, et promit de donner à Rouen, le 24 juin suivant, jour de la Saint-Jean, le banquet auquel il était obligé. On ne pouvait repousser une telle ouverture ; mais les chanoines tenaient à ce que le prélat donnât des sûretés. À l’heure même fut dressé, par des notaires, un acte en bonne forme, conçu en termes aussi exprès, aussi explicites, que s’il se fut agi de la vente du plus spacieux domaine de la province. Le prélat promettait, pour le jour dit, le banquet obligé ; il le promettait convenable, et tel qu’il devait être pour une semblable conjoncture. À la garantie de cette obligation, il engageait tous ses biens présents et à venir, déclarant renoncer formellement à toute exception de fait et de droit. Mais ce n’est pas tout : hélas ! nous sommes tous mortels ; du 24 janvier à la Saint-Jean, mal pouvait advenir à l’évêque de Lisieux, et alors qu’en eût-il été du banquet promis ? Le cas avait été prévu, et l’acte disait qu’arrivant le décès du prélat, ses biens resteraient engagés à l’archevêque de Rouen et au chapitre, jusqu’à ce qu’on les eût convenablement indemnisés. Cet acte fut signé de la main de Zanon de Castiglione, et scellé de son sceau épiscopal.

Le 24 juin suivant, jour de la Saint-Jean, le matin, assez longtemps avant la messe, monseigneur de la Roche-Taillée, archevêque de Rouen, et tous les chanoines de Notre-Dame, étaient réunis dans la salle capitulaire, et relisaient peut-être l’acte du 24 janvier, lorsqu’on entendit heurter à la porte, et le messager du chapitre annonça qu’un prélat désirait parler à Messieurs. Ce prélat fut introduit : c’était Zanon de Castiglione, évêque de Lisieux. Il salua l’assemblée, alla s’asseoir auprès de la chaire de l’archevêque de Rouen, et s’exprima en ces termes : « Me voilà venu au jour dit, Monseigneur et Messieurs, pour acquitter mes engagements et vous inviter au banquet ou past dû et promis par moi. S’il n’était pas aussi solennel, aussi magnifique, et tel, enfin, que le mérite la présence d’un si grand prélat et d’hommes aussi éminents, acceptez-le, toutefois, de bonne grâce, et imputez-en l’insuffisance, non à mauvais vouloir de ma part, mais à mon peu d’habitude de ces sortes de choses, et à mon ignorance des usages de ce pays. Croyez à ma bonne volonté et au désir que j’aurais de vous traiter d’une manière plus digne de vous.

— Monsieur de Lisieux (lui répondit M. de la Roche-Taillée), dans cette province de Normandie, l’archevêque, les évêques ses suffragants, et les chanoines de Rouen, ne font tous ensemble qu’un seul et même corps, animé des sentiments les plus fraternels. Le past solennel dû par les évêques suffragants remonte aux temps les plus reculés, et est une manifestation de ces sentiments de confraternité. Ce que nous savons tous ici de vos vertus, de votre caractère, de votre vie exemplaire, de votre savoir éminent, nous fait applaudir à votre promotion au siège épiscopal de Lisieux. Regardez-vous ici comme étant parmi des frères prêts à vous donner conseil, faveur, assistance, en toutes les occasions où vous pourrez les désirer, soit qu’il s’agisse de votre personne, soit qu’il soit nécessaire de défendre les libertés de l’église et les droits de votre évêché. Quant au banquet, certains de votre bonne volonté, nous n’aurons garde de nous formaliser si, étranger à ce pays, vous ne vous êtes pas minutieusement conformé à des pratiques de notre église qui vous sont inconnues ; et nous applaudissons d’avance aux dispositions que vous avez prises. » En ce moment, deux dignités et deux chanoines furent envoyés à l’hôtel de Lisieux voir si la salle du festin était convenablement préparée pour recevoir l’archevêque et son chapitre ; ils étaient chargés aussi de maintenir l’ordre pendant le repas, parmi les officiers de la suite de l’archevêque et ceux du chapitre, et d’y rappeler ceux qui pourraient s’en écarter.