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Extrait : "A tue-tête et massacrant le latin avec une frénésie de sauvage, Aldebert, le vieux chantre, en réponse au prêtre qui vient d'entonner le Credo, hurle : "Patrem omnipotentem creatorem..." J'étais parti en voyage, par la pensée. J'étais déjà loin, très loin. Je reviens. Je suis à ma place du dimanche. J'assiste à la messe paroissiale dans la vieille église d'Albas, mon village natal..."
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Seitenzahl: 270
Veröffentlichungsjahr: 2015
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EAN : 9782335038576
©Ligaran 2015
À mon ami GUSTAVE DE MALHERBE en souvenir d’un temps de camaraderie, d’espoir et de travail. Affectueusement.
G.G.
Au collège, à la fin du jour et de la dernière étude, le surveillant frappait ses mains l’une contre l’autre. On se levait en tumulte. On s’agenouillait sur les bancs, et un élève récitait la prière du soir.
Après les implorations habituelles, tout à coup, il articulait cette phrase :
Pause pour penser à ses péchés.
Alors, dans le silence, bras croisés, fronts baissés, plongés au plus profond du recueillement, il s’écoulait une minute environ pendant laquelle… on ne pensait à rien.
À soixante ans, au déclin de mes jours, aussi vers la fin de ma dernière étude dans le collège de la vie, j’éprouve le besoin de me dire : « Pause pour penser à mes péchés… et aux péchés d’autrui. »
Si, à l’étude, on ne pensait généralement à rien, c’est qu’entre douze et seize ans on n’a pas eu le temps de commettre de graves et de nombreuses fautes. À soixante ans, on a eu le temps. On a eu aussi le loisir d’accomplir quelques bonnes actions et d’en voir accomplir.
J’ai connu, en littérature, les hommes et les évènements principaux de mon époque. Comme la plupart de mes camarades, j’ai été mêlé, maintes fois, à leur agitation. J’ai vu, de près, le talent, le génie, la beauté, la noble ambition, le succès, aussi la nullité, la laideur, l’arrivisme et le « ratage » dans leurs représentants et leurs officiants les plus autorisés. J’ai éprouvé l’enthousiasme, le mépris et la révolte. J’ai été en rapports cordiaux avec la sincérité et l’amitié, aigres avec l’égoïsme, le mensonge, l’artifice et l’envie.
Qualités et surtout défauts observés chez les autres n’étaient peut-être que les reflets des miens. Peu importe. En évoquant, sans flatterie, sans haine mais non sans passion, choses et gens, je voudrais engager, un moment, ces derniers à dire avec moi, comme nous le murmurons tous, pour des raisons différentes, chaque II novembre :
Pause pour penser à nos péchés.
À tue-tête et massacrant le latin avec une frénésie de sauvage, Aldebert, le vieux chantre, en réponse au prêtre qui vient d’entonner le Credo, hurle : « Patrem omnipotentem creatorem…
J’étais parti en voyage, par la pensée. J’étais déjà loin, très loin. Je reviens. Je suis à ma place du dimanche. J’assiste à la messe paroissiale dans la vieille église d’Albas, mon village natal, et, en m’empoignant par les oreilles, ce vieillard qui braille m’a ramené à la réalité.
Elle est morne. Elle s’exprime, pour moi, en trois mots : « Je m’ennuie ». J’en souffre. J’en ai honte. Je sais que l’ennui est un aveu de paresse ou d’incapacité. Je l’ai combattu par le travail. Mais dix ans d’étude m’ont irrémissiblement brouillé avec l’agriculture. Par les sports, la marche, la chasse, la pêche. Mais au bout de cinq cents mètres, ma rêverie m’asseoit au pied d’un arbre ou sur l’ourlet d’une route et je n’ai jamais pu me décider à foudroyer la cabriole d’un lapin ni à voir, avec joie, frétiller, au bout d’un roseau, l’agonie d’un poisson.
Alors qu’est-ce que je fais ici ? Parce que, après avoir obtenu mon baccalauréat ès-lettres, j’ai échoué à mon premier examen de droit en 1879, à Paris, puis, en 1880, à Toulouse, j’ai été condamné à cet internement. Parce que je ne veux être ni magistrat, ni avocat, ni médecin et que je ne sais m’occuper utilement d’un vignoble mangé aux vers par le phylloxéra, je dois rester à charge, moins encore à mes parents qu’à moi-même, passer pour un fainéant et être titularisé « fruit sec » !
Je connais mes défauts. Je suis lent au travail, fougueux au plaisir, orgueilleux, timide, mais je me sens capable de me passionner pour une idée et d’en poursuivre, d’un effort indécourageable, la réalisation.
Je l’ai cette idée. Il y a aussi plus de deux ans qu’elle et moi nous nous chamaillons et qu’elle me persécute en me rabâchant : « Tu devrais faire de la littérature ! » Faire de la littérature ! Cette expression seule suffirait à vous en dégoûter ! Faire de la littérature ou faire de la politique, il semble que ce soit la dernière ressource, quelque chose comme le Midi pour les poitrinaires à toute extrémité.
Et puis, avec quoi faire de la littérature ? Je sens bien fermenter, en moi, confusément, le désir d’écrire des histoires d’amour, de faire pleurer, rire ou frémir. Mais ai-je, pour cela, le talent, l’esprit, la sensibilité, la culture qui sont indispensables ?
Mon amour-propre m’en donne bien l’assurance, me faisant valoir que j’ai écrit dans des journaux du chef-lieu des articles remarqués, des poésies pas mal du tout et, dans cette revue si bien nommée « Le feu follet » cette nouvelle qui… Aussitôt j’entends en moi ce désolant bon sens qui éclate de rire en traitant ces choses d’élucubrations et de vagissements.
Et pourtant si on m’adresse cette question : « Que comptez-vous entreprendre, je réponds sans hésiter :
– « Je compte aller à Paris et y faire de la littérature. »
À ce moment-là, il me semble que tous les bras de la maison, après avoir battu l’air, retombent tous ensemble. C’est le signal. La discussion renaît. J’entends, dans des bordées d’indignation, les affreux mots de fou, de bohème, de crève-la-faim.
Alors j’éclate : « C’est faux ! Et c’est révoltant d’injustice ! » dis-je. M’adressant à mon père : « Tu lis avec dévotion, avec délectation et avec enthousiasme, les évangiles, les épîtres de Saint Paul, les Chroniques de Froissart, Joseph de Maistre, les classiques, Hugo !… Tu crois donc que Saint Jean a écrit l’Apocalypse à ses moments perdus, que Saint Paul correspondait avec les Corinthiens après ses heures de bureau et que Joseph de Maistre était, à ses débuts, un va-nu-pieds ? Vous admirez les grands hommes quand ils sont au sommet ! Vous applaudissez leur arrivée et vous conspuez leur départ !… Pourquoi l’écrivain qui aspire au lecteur est-il plus bohème que le médecin qui souhaite le malade ? Pourquoi l’écrivain qui veut vivre de sa plume est-il, selon vous, un fou quand l’avocat prétendant à vivre de sa parole est tenu pour un sage ? Pourquoi un métier de crève-la-faim quand la librairie est un commerce classé, florissant, que les théâtres, en général, prospèrent et que les journaux propagent des millions de feuilles dans l’univers entier ? Pourquoi, enfin, ne serait-il pas honorable de vouloir gagner sa vie en exprimant ses idées, ses sentiments et en apportant au prestige intellectuel de son pays sa contribution si modeste soit-elle ?…
– Mais pour un qui se tire d’affaire, combien de pauvres diables ?…
– Oui, je sais, Gilbert, le poète malheureux : « Au banquet de la vie, infortuné convive ! »… Je sais aussi que nous avons eu, dans notre famille, un oncle tué par la littérature ! L’oncle Baptiste ! C’était un vaudevilliste, et il est mort de n’avoir pu réussir à faire rire. Mais il y a aussi des gens qui sont tués par le notariat ! L’écrivain qui travaille a droit à la considération qui est le salaire moral de tous les travailleurs, et en la lui accordant avant le triomphe au moins s’épargne-t-on la bassesse de l’en combler après !…
– Oui, mais, pour réussir, affirme mon père, il faut une volonté que tu n’auras jamais !…
Nous y voilà ! Je n’ai pas de volonté. Je sais à qui je dois cette réputation. À ma sœur. Elle n’est pas une méchante personne, ma sœur. Seulement elle crie, et, en criant, elle a donné à mes parents l’impression d’une volonté indomptable. Moi, malheureusement, je ne crie pas et je leur ai inculqué l’irrévocable idée que j’étais affligé d’une faiblesse poussée jusqu’à l’infirmité.
C’est ainsi que mon père a décidé de ne me laisser aller à Paris que pourvu d’un emploi assurant, pour la moitié au moins, l’entretien de ma vie. J’ai vingt et un ans depuis le 18 juin. Je veux m’en aller.
Alors, sans en informer ma famille, j’ai écrit à mon beau-frère, chef du contentieux à la Compagnie Parisienne du Gaz, le suppliant de me dénicher un emploi. Il m’a promis de faire tout son possible. Mais il y a, de cela, près de deux mois, et je ne reçois rien ! C’est aujourd’hui le 23 octobre, et déjà, dans les courants d’air qui jouent aux quatre coins autour des piliers de l’église en bousculant des odeurs d’encens, d’ail et de basilic, je sens le petit frisson avant-coureur de la Toussaint, et j’en ai froid dans le dos. Encore un hiver ? Oh ! non ! Non ! Pas ça !…
Le chantre vient d’entonner : Domine salvum fac imperator… et, dans les rires, comme chaque dimanche, de se reprendre parce que, vieux bonapartiste, imperatorem l’enchante mais rempublicam le dégoûte.
L’Ite missa est licencie les fidèles. La cloche sonne. On se hâte. Les chaises tombent. Les souliers traînent. Les sabots claquent. Les doigts s’offrent, les uns aux autres, de l’eau bénite. Les dames s’effondrent en révérences, échangeant, complimenteurs ou acides, des « oui, madame », des « non, madame » et des « certes, madame ». Les paysans s’en vont, le dos rond, le pas lourd. Moi je file vers la place publique où, sous les grands arbres, deux ou trois notables vont m’accueillir avec la phrase que je connais bien et dont l’ironique sollicitude m’exaspère déjà.
Avant même que je lui aie serré la main, le jeune instituteur me demande :
– Eh bien ? Toujours pas de nouvelles ?
Je me fâche :
– Qu’est-ce que ça peut vous faire ?
– Beaucoup ! me répond ce gracieux jeune homme. Je me mets à votre place, et je comprends fort bien votre impatience…
Nous sommes en marche. C’est, avant que sonne midi, la déambulation automatique de l’aller et du retour. Près de nous, la fléchette d’un tir à l’arbalète claque en touchant le but. Des marchandes étalent de vertes et frisées salades fraîchement scalpées. La façade de ma première école aligne ses fenêtres d’où, par les brûlants après-midi, s’échappaient, en fumées scolaires, des sentences : « L’a-mour-de-la-pa-trie est-un-de-voir-sa-cré », et, à mes pieds, sur le sol, mes yeux baissés revoient les endroits où mes genoux de gamin s’incrustaient dans la boue et s’écorchaient aux cailloux quand je jouais aux boules.
– Ne vous faites donc pas de mauvais sang, m’adjure l’instituteur qui, voulant réparer ou peut-être aggraver, m’assure que mon beau-frère s’occupe de moi avec ardeur. Mais que, par le temps actuel, il est si difficile…
Il ne peut finir… Une gamine qui court en agitant un papier bleu est, d’un bond, auprès de nous et m’annonce : « Une dépêche « qu’elle » vient d’arriver… »
Je lis :
Nommé attaché au Contentieux Compagnie du Gaz. Indispensable venir avant fin courant pour que appointements partent du Iernovembre. Lettre suit.
Comme je reste, quelques secondes, muet de saisissement, on me demande :
– Mauvaise nouvelle ?…
Alors, d’une voix gloussante, mais qui, parfois, s’élève jusqu’à l’accent de la proclamation, je lis le message.
Aussitôt on crie bravo. On me serre les mains. L’instituteur n’arrête pas de s’exclamer : « Qu’est-ce que je vous disais ? » Je réponds « merci… merci… merci… » Je suis ivre d’émotion, et, tout à coup, je m’élance vers la maison où j’entre, brandissant la dépêche en clamant avec un triomphant orgueil : Je suis employé au Contentieux de la Compagnie du Gaz !
C’est tellement imprévu qu’il en rejaillit du prestige sur moi. On s’extasie : « Voilà une chance ! À la bonne heure ! Enfin ! Tu vas gagner ta vie ! Mon enfant ! Mon fils ! Tu vois ! Il n’y a qu’à vouloir ! Avec ton intelligence et ton esprit, il ne te manque que de la volonté ! » Je jure que j’en aurai et que je ferai des choses remarquables. » On ne t’en demande pas tant ! » s’écrie ma mère, et ma sœur, me secouant par les épaules, m’ordonne : « Tâche donc d’être un homme !… »
Mais que se passe-t-il en moi ? C’est abominable ! J’en suis furieux ! J’en ai honte ! J’ose à peine me l’avouer ! Je voudrais… je ne voudrais plus m’en aller ! C’est trop fort ! Qu’est-ce que je peux donc bien regretter ?
Tout ce que j’ai dédaigné jusqu’à ce jour et que, maintenant, je regarde avec déchirement comme des êtres qui vous chérissaient et, pour qui, au moment de les quitter, on se découvre une incurable affection. Mon village blotti dans ce creux de vallon, les collines qui firent le gros dos à mon enfance pour qu’elle grimpât dessus à quatre pattes, ces noires masures, au ras de cet escarpement, ébréchées comme les dents d’une mâchoire de vieille, ce Lot si accueillant, si calme et qui, tout à coup, mugit et bave parce qu’une digue l’empêche de passer. Rien n’échappe à mon regard qui s’approvisionne en souvenirs et prend les moindres vues, l’aviron du batelier qui miroite en un saut de poisson, cette flottille d’oies qui se prélasse, ce cheval qui boit, en léchant, dans l’eau, le reflet de ses lèvres, cette puante ruelle bordée d’échoppes où des ressemeleurs font danser entre leurs genoux des souliers grands comme des enfants, ces chiens qui se chamaillent, ces pigeons qui s’aiment, ce cochon qu’on égorge, ces bourgeois qui flânent, cet omnibus jaune qui charge, en ouragan, le silence, et, autour de la table familiale, satellites de la lampe, ma mère, mon père, ma sœur, moi, nos quatre visages courbés sur les assiettes d’où montent des fumées.
Tous les coins et les recoins de ma vieille demeure lâchent leurs souvenirs qui courent après moi, et je les revois tous, comme, dans les vrais derniers moments, avant de capituler, la vie récapitule. Bon Dieu ! Si mon père savait ce qui se passe en moi !…
Pour aller dire au revoir, peut-être adieu aux confidents muets de mon enfance, il faut que je me cache. Je cours dans le jardin boire la dernière gorgée au ruisseau galopant devant les arbustes alignés qui donnent à son eau si fraîche le goût de leurs noisettes. Je me recueille quelques minutes près du puits, sous cette voûte de lauriers que mon grand-père appelait le temple de la gloire et j’embrasse le pawlonia qui abrita si souvent mon sommeil, à ses pieds, sur le gazon, parmi les sauterelles.
Au-dedans, je visite les chambres comme si je les voyais pour la première fois, et je reste songeur dans ce cabinet de travail où, sur la page de mon devoir de vacances, me réapparaît l’index culotté de tabac par lequel mon paternel professeur soulignait les contresens de mes versions latines.
Ce sera dur de m’arracher d’ici ! Le sol natal colle à mes pieds. Oh ! que cette sentimentalité va me gêner et me faire souffrir ! Il faut que je m’en affranchisse. Sans quoi, elle ferait, de moi, au lieu du serviteur de mon cerveau qui est sain, l’esclave de mon cœur, ce fou !…
Heureusement que la hâte des préparatifs m’aide à faire cet effort. Deux jours ont suffi. Maintenant l’omnibus qui doit me conduire jusqu’à la station prochaine stoppe devant la porte.
Bourrés de lainages par la sollicitude maternelle comme si mon séjour devait être un éternel hiver, mes bagages sont hissés. Il faut nous dire adieu. Ma sœur qui doit me retrouver dans une quinzaine à Paris, est sans émotion. Ma mère dissimule la sienne sous des paroles grondeuses :
– « Je parie que tu vas prendre les premières ! » Un jeune homme peut bien voyager en seconde ! Et puis, je suis sûre que tu passeras des mois sans nous écrire ! Et puis…
Mais elle ne trouve plus rien. Elle me serre longuement dans ses bras et j’entends tout ce que m’assure son silence et qui est tout le contraire de ce qu’elle m’a dit.
Mon père m’accompagne jusqu’à la gare. Outre le désir qu’il a de rester avec moi le plus longtemps possible, il ne me croit pas capable d’accomplir, seul, les formalités du guichet et de l’enregistrement.
Je le regarde. Jamais la distance que l’âge a établie entre nous ne m’a paru si infranchissable. J’ai vingt et un ans. Il en a soixante-douze. Sous ses cheveux blancs qui bouclent sur la nuque, son visage rasé offrant au regard ses beaux traits d’intelligence et de droiture m’apparaît comme un visage d’aïeul. Il est plus que mon père, et je m’explique pourquoi mon affection vénère, en lui, un grand-père comme la sienne, en son enfant, chérit un petit-fils, pourquoi il me juge selon son époque et pourquoi je le confronte, moi, avec mon temps.
Je l’entends qui me parle d’une voix tutélaire et qui me prodigue des conseils que mon respect filial révère comme les plus nobles avis, mais dont mes jeunes instincts flairent l’horrible danger :
– « Si tu dois t’adonner à la littérature dans tes moments perdus, me recommande-t-il, sois, avant tout, modeste ! En dehors de ton application au travail, ne fais rien pour te faire valoir. Si tu as du talent, sois tranquille, on le reconnaîtra et tu peux être certain qu’on te rendra justice !…
Malheureusement les cahots de la voiture sont tellement violents que, nous faisant sauter, nous renversant de côté ou nous jetant l’un sur l’autre, nez contre nez, la gravité de ces dernières recommandations se trouve si ridiculisée que, chacun rentré en soi, nous nous bornons à l’échange des propos essentiels.
Nous voici dans la cour de la gare. Mon père me dit :
– Laisse-moi faire.
Il va prendre mon billet, surveille la pesée des bagages, conteste le poids, fait recommencer, plie mon ticket dans le bulletin qu’on lui délivre, m’oblige à enfoncer, dans une case de mon portefeuille, ce papier et m’enjoint comme au plus étourdi des enfants de dix ans :
– Au moins ne le perds pas !
Puis il veut encore que je découvre une cachette sûre pour le billet de cent francs qu’il me donne en m’adjurant :
– Surtout, sois économe !…
Nous sommes sur le quai de la gare. Je suis muet d’émotion. J’ai, maintes fois, quitté mes parents. Mais, en ce moment, je fais plus que les quitter. Je me sépare d’eux. Ils restent ici, eux, enracinés dans leurs traditions. Moi je sens que je vais vers une existence nouvelle qui me fera une âme, un esprit à son image et, si mon cœur leur garde toujours leur fils, la vie, à coup sûr, leur prendra leur enfant.
Un petit cri aigu, et le train glisse jusqu’à nos pieds. C’est déjà le train frileux dont le moindre bruit s’inscrit sur le tableau noir que, de chaque côté des wagons vient de dresser la nuit. Le facteur pousse un chariot avec un effort que le poids de mes malles ne peut justifier. Un sac de cuir tombe d’une portière devant le chef de gare qui balance, comme un encensoir, une lanterne à feu rouge. Des ombres descendent. Une dame volumineuse et qui semble rembourrée de tous les voiles de la nuit, vient à nous et demande si nous partons en voyage. C’est la dame la plus méchante du pays. Que je voudrais m’offrir sa stupeur en lui répondant que je vais à Paris faire de la littérature. Mais je suis devancé, et elle apprend que, nommé au Contentieux de la Compagnie Parisienne du Gaz, je me rends à mon poste.
Mon père et moi nous nous embrassons avec tout l’emportement d’affection qui nous jette l’un sur l’autre, confond, cette fois, nos âges et prolonge tant qu’il peut, cette étreinte.
Je pénètre dans un compartiment de seconde classe. La locomotive tire, d’un grand coup hargneux sur sa chaîne. Il semble que tout se démantibule. Me voilà parti.
Tout en casant ma valise dans le filet et en calant, au dossier, le rouleau de ma couverture, je pense que mon père est déjà dans l’omnibus qui le ramène à Albas. En arrivant, il annoncera : « Voilà ! Ça y est ! Tout s’est bien passé. Il paraissait content. » À table, de temps en temps, il dira : « Il doit être à Libos… Il est à Périgueux… » Au moment de se coucher, il constatera : « Il est arrivé à Limoges »… et, demain, il sera tout à ses réussites qu’il étale devant lui et combine jusqu’à l’heure d’aller à la propriété s’entretenir avec le domestique qui travaille le bien.
Il est revenu à la vie qu’il s’est faite. Moi je vais à celle qu’il faut que je me fasse. Je me sens, tout à coup, accablé. Le décor agit violemment sur le nerveux que je suis. Enfermé dans cette étroite caisse à peine éclairée par un lumignon qui nage péniblement sur l’huile dans laquelle il va se noyer, je suis ramené au néant de moi-même. Jamais, me semble-t-il, je ne me tirerai d’affaire. Toute ma vie je ne serai qu’un pauvre petit employé de rien du tout qui ne connaîtra pas une miette de ce qu’il a rêvé. Un pessimisme affreux m’écrase. Je m’épouvante. Comme ma mère me connaît bien !
À Libos, où j’attends l’express venant d’Agen, je fais supplémenter mon billet et je monte dans un compartiment de première classe où j’ai la chance d’être seul. Le décor a changé. Il est gris perle, plus accueillant. Il fait quelques frais de toilette. Cela me suffit.
Mes idées aussi ont changé de compartiment. Elles sont montées en première. Elles s’épanouissent. L’espoir me revient. J’acquiers des assurances. Je me dis que si je porte, en moi, le germe d’une œuvre, il faut à son éclosion la rumeur de la ville, le coudoiement de la rue, les serres chaudes des bureaux de rédaction, des salons, des théâtres. Je fais des projets, m’exalte, jalonne, de succès, une route glorieuse, mais, à peine en ai-je parcouru quelques cents mètres, que je m’endors.
Je me réveille citadin. Les gares de banlieue défilent. Paris est proche. Toute ma jeunesse est debout, prête à s’élancer sur la vie. Je suis de plus en plus nerveux. Je me gante. Je vais d’une portière à l’autre. J’empoigne mes bagages et…
(Vieil air).
Paris !… Mon beau-frère m’attend à la gare. Je lâche ma valise et ma couverture pour lui sauter au cou en le remerciant. Mais il n’aime pas les effusions. Il est l’homme pressé jusqu’au halètement.
– Voilà, me dit-il. Je suis content d’avoir réussi. Ce n’était pas commode. Ton emploi est tout à fait inutile. Ça ne fait rien. Il faudra que, demain matin, tu sois à la Compagnie, dès neuf heures précises, pour signer la feuille. Un moment après, je te présenterai au directeur. C’est une faveur que, presque jamais, il n’accorde. Ensuite tu verras ton chef de bureau, un homme charmant, tout ce qu’il y a de plus hypocrite, mais charmant. Quant à maintenant, je vais te donner les clefs de l’appartement. Moi j’ai affaire du côté de la gare de l’Est. Viens déjeuner avec moi, si ça te fait plaisir, brasserie de Strasbourg, à deux pas de la gare. Voici le numéro de la voiture que je t’ai retenue. Voici les clefs. Je te laisse te débrouiller. Je suis en retard. Je file. À tout à l’heure, à ce soir ou à demain matin…
Un instant, je tournoie sur place. Je me ressaisis. Je retire mes bagages avec une aisance dont mon père serait stupéfait, et une demi-heure après, rue de Grenelle, près de l’Archevêché, portées sur les épaules du concierge, mes malles s’élèvent jusqu’au cinquième étage, où je suis introduit dans un appartement habité par des meubles housses de blanc qui ont l’air de fantômes gras. Faut-il se reposer ? Faut-il dormir ? Non. Il faut prendre un bain. Cela fait, je vais rejoindre mon beau-frère, brasserie de Strasbourg. Je lui apporte des nouvelles des siens, de leur existence là-bas, dans le Lot. Il ne m’écoute pas. Il m’entend avec un sourire qui le situe, au plus près, à Marseille. Il me dit qu’il est en train de monter des affaires colossales qui nécessitent des dépenses énormes.
– Ton père ne comprend pas ça ! déplore-t-il.
Le cigare allumé, il commande :
– Garçon, l’addition et une voiture.
Puis à moi :
– Il faut que je te quitte. Je vais à Saint-Denis. J’ai rendez-vous à quatre heures dans un café, boulevard Montparnasse et, à six heures, boulevard Saint-Denis. Je ne te dis pas à ce soir, car je ne sais pas où je pourrai dîner.
Je sors. Je suis tout à l’ivresse de me retrouver à Paris, de refaire connaissance avec lui. Je marche, je marche. J’enfile des rues. Je tourne à droite. Je tourne à gauche, sans savoir où je vais. Feu m’importe ! J’évolue. Je manœuvre. Je m’exerce à la circulation. Je défie les voitures. Je m’arrête aux étalages. Je reprends ma marche. Je ne sens pas la fatigue. J’ai la tête au vent ! Je suis à Paris. Je foule le pavé de Paris ! Je ne cesse de me le répéter et j’en suis si joyeux que je me dis à moi-même en latin : Pede libero pulsanda tellus !…
Et ce soir, je dîne entre la chaussée d’Antin et la place de l’Opéra, en plein boulevard. Assis à une table, j’ai la sensation, après le matinal bain de propreté, de prendre, maintenant, dans la lumière, la tiédeur et les parfums, le vrai bain de Paris. À travers les hautes et larges glaces de la façade, je vois, dans le défilé des passants, le flot qui moutonne, le long du boulevard. Il pénètre et se répand autour de moi. Les vagues de la vie nocturne clapotent. Les nouvelles de la politique, du théâtre, du monde, et celles de l’étranger affluent en poussant leurs clameurs. Ah ! comme je vais aimer Paris ! Comme je vais l’aimer pour sa beauté, son charme, sa cruauté, son élite, son peuple, ses splendeurs, ses horreurs, pour lui ! Comme je vais m’y enthousiasmer, y lutter, y souffrir, y vaincre peut-être ! En tout cas y rester, car jamais plus je ne le quitterai. Et c’est vraiment le bain aromatisé, tonifiant, après lequel, rentré dans ma chambre, je pense un moment à ceux que j’ai laissés là-bas, au village. La fenêtre est ouverte. Je leur envoie un grand baiser dans l’espace. Je referme. Je m’étends dans mon lit et avec le bel entrain de mes vingt ans, je m’endors.
– Tu es prêt ? Vite en voiture ! Nous ne sommes pas en avance !…
Cependant, à neuf heures moins cinq, le fiacre qui nous véhicule, mon beau-frère et moi, s’arrête, 6, rue Condorcet, devant le grand portail de la Compagnie Parisienne du Gaz.
Précédé par mon introducteur, je monte jusqu’au premier étage, suis un large et long couloir au milieu duquel une porte affiche, sur une pancarte : « Bureau des oppositions. » Quelqu’un ouvre à l’instant même et nous en profitons pour entrer. C’est une vaste pièce éclairée par deux hautes fenêtres et dans laquelle sont groupés, devant un registre, cinq à six jeunes gens. À la suite du dernier paraphe, j’appose, non sans émotion, la signature qui m’atteste employé.
Puis, mon beau-frère m’ayant dit : « Viens », j’accompagne sa marche le long du couloir, au bout duquel, il bifurque à gauche et s’engage dans un nouveau corridor jusqu’à une cérémonieuse entrée faite de deux battants feutrés que couronne cet intitulé : « Direction. » Un huissier nous ouvre et annonce :
– Monsieur le chef du Contentieux.
Au fond d’une immense pièce si funérairement verte que, dans la glace, mon visage me renvoie la face d’un cadavre, un lourd vieillard à cheveux et à barbe de neige écrit. Nous avons beau nous avancer jusqu’à toucher la table, il continue à écrire. Mon beau-frère hasarde :
« Monsieur le directeur »… il écrit toujours. J’ai envie d’éclater de rire. Enfin, sans lâcher le porte-plume, et sans que son buste fasse un mouvement, il tourne lentement sa tête et lève vers le chef du Contentieux un œil rond et blanc comme un œil de turbot.
– J’ai l’honneur, monsieur le directeur, de vous présenter mon beau-frère, que vous avez bien voulu agréer comme employé.
Je termine en balbutiant un peu :
– Ce dont, monsieur le directeur, j’ai l’honneur de vous remercier…
Le bonhomme de neige à œil de turbot incline légèrement la tête, et, d’un geste du porte-plume, signifie que l’entrevue prend fin.
Mais que mon chef de bureau, M. Faradol, a plus de grâce et d’affabilité ! Il bondit, tourbillonne, danse, ne sait à quelle manifestation s’adonner pour exprimer à son collègue sa reconnaissance de lui offrir un collaborateur de qui sa sympathie pressent le grand mérite ainsi que l’agrément ! Après m’avoir dit : « Venez, ami, venez », il me prend par la main, comme s’il m’engageait dans un en-avant-deux de quadrille, me fait ainsi traverser deux bureaux en jetant mon nom devant nous et, entrant dans le mien, annonce à mes futurs collègues :
– Mes amis, voici un camarade de qui vous apprécierez, j’en suis sûr, le mérite et qui a tous les droits à notre sympathie.
Me désignant un affreux bureau d’acajou huileux dont la surface de cuir a l’air d’être dévorée par une maladie honteuse, il ajoute :
– Ami charmant, voici votre bureau. Il est sale comme un peigne, mais notre vieux garçon lui donnera un joli petit coup de vernis… Ami Marquis et cher employé principal, mettez donc notre nouvel ami au courant du service…
– Oh ! ce n’est pas creusant ! m’explique Marquis. Voici, devant vous, le tableau des oppositions. Quand on vous présente un mandat à signer, vous vérifiez si le nom du titulaire est sur le tableau. S’il n’y est pas, vous paraphez. S’il y est, vous refusez le visa. Cette petite opération a lieu de dix à midi et de une heure à trois. Après quoi vous disposez de votre temps.
Ayant, en un destin tout autre, une foi juvénile et considérant la Compagnie comme une brève étape, ce milieu, dans lequel je vais vivre quelque temps, ne me déplaît pas. Même il m’intéresse. Nous sommes là cinq jeunes hommes qui, tous les matins accourus à pied ou sur des impériales d’omnibus, nous retrouvons devant la feuille de présence que nous devons signer.
Marquis, notre employé principal, est issu des contributions directes, où, dit-il, ayant remis vertement son chef à sa place, il perdit la sienne. C’est un Breton volubile et hâbleur qui agite, en parlant, une barbiche de bouc. Il ne cesse de faire allusion à une affaire phénoménale dont la réussite lui permettra de venir en aide aux camarades, et, sur cette réchauffante promesse, après avoir imité la procession de la Fête-Dieu en province, cantiques, fanfares, tambours, il distribue le travail de la journée avec une générosité si large qu’il n’en garde pas, pour lui, le plus petit morceau.
Mon voisin Lapierre s’en plaint amèrement.
Il est chétif. Sa bouche est constamment mi-ouverte pour un étonnement que rien ne peut calmer. Il est vêtu d’une lévite saumonée qui lui mord les chevilles et est coiffé d’un haut de forme qui a perdu six reflets au moins sur les huit qu’il eut dans sa jeunesse. Comme il me sait préoccupé de littérature, il me parle, avec une insistance qui me le révèle pourvu de relations imposantes, du bibliophile Jacob, des Montgommery, des Lockroy, des Hugo, etc… Comme je m’informe auprès de Marquis, l’employé principal me répond :
– Personne, en effet, mieux que notre ami Lapierre ne connaît le bibliophile Jacob et son entourage. Il est le fils de sa cuisinière et de son maître d’hôtel !
– C’est la vérité même, confirme le docteur.
Celui qu’on appelle ainsi est Marmonot, un gros petit homme qui porte, accrochée à ses joues, une si volumineuse barbe qu’elle semble la réduction d’une botte de foin. On l’a surnommé « le docteur » parce que, sans avoir jamais étudié la médecine, il ne parle que de thérapeutique, et il se flatte, rien qu’en employant le coaltar, de procurer à son père, atteint d’un cancer, une agonie supportable.
Il y a un rêveur. C’est Guérard. Il a vingt ans, l’air collégien, de petits yeux endormis, de rondes joues cramoisies et une bouche qui, d’une oreille à l’autre, rit silencieusement. Un contentieux dévorant et une maladroite entreprise agricole ont ruiné son père. Alors toute la famille s’est mise au travail. Guérard a sacrifié une vocation pourtant pressante à l’état d’employé. Il voulait être jardinier. Oh ! il ne renonce pas encore tout à fait, et il me confie par quels procédés intensifs il est sûr de produire des fleurs véritablement monumentales ainsi que des légumes dont l’énormité soulèvera l’admiration et peut-être l’effroi.
Il y a aussi Magnol, un pauvre diable à bout de souffle qui ne parle à personne, à qui personne ne parle et de qui Marmonot, le docteur, a déclaré diagnostiquant une tuberculose avancée, qu’il était un danger pour l’administration.
Notre chef, Albert Faradol, a conscience d’être un homme gracieux. Il est de taille élancée, a les yeux égrillards, les joues écarlates et, sans doute par une erreur de teinture, la barbe et les cheveux d’un rose coucher de soleil. Il marche à petits pas comme pour une contre-danse, et ses lèvres ont un sourire si affectueux qu’il a l’air d’un baiser. Toujours il fait précéder du mot « ami » le nom de l’employé qu’il salue ou interpelle. S’il complimente, il est amical. Mais, s’il réprimande, il est tendre. Alors il prend le coupable par la taille et lui glisse à l’oreille : « Ami bien cher, je vous colle deux francs cinquante d’amende. » On a beau invoquer une excuse valable, la femme, l’enfant ou soi-même malades, il reste doux et inexorable. Pourtant si le retardataire révèle qu’il a été surpris par l’heure en pleine joie d’amour, Faradol s’épanouit, s’intéresse, questionne, exige des détails et, parvenu à un trouble où sa pudeur ne veut plus rien entendre, il conclut : « À tout péché miséricorde ! » et, ayant absous, il fuit vers son bureau.