Au bord du lac - Emile Souvestre - E-Book

Au bord du lac E-Book

Emile Souvestre

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Beschreibung

Extrait : "Toute la ligne des rues qui conduisait du mont Janicule au Forum était envahie par cette masse de désœuvrés que créent les grands centres de civilisation. Ce jour-là, l'oisiveté romaine s'était éveillée avec l'espérance d'une distraction ; elle comptait sur l'arrivée d'un immense convoi de prisonniers."

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Dédicace

Vous rappelez-vous, mon ami, combien de fois nous avons admiré, dans notre Bretagne, ces menhirs druidiques, sur lesquels le christianisme avait greffé la croix du Libérateur, ces débris celto-romains incrustés dans une ruine du Moyen Âge, ces gracieux reliquaires de la renaissance, usurpés par l’utilitarisme moderne et transformés en habitations ou en écoles ? En voyant ces restes séculaires, sentinelles perdues du passé que la faux du temps semble avoir oubliés, combien de foi nous reportés vers les sociétés éteintes qu’ils rappelaient ? La marche des générations nous paraissait imprimée sur le sol même par ces dernières traces ; elles racontaient à leur manière les civilisations successives, et avec ces pages déchirées du passé, on pouvait presque recomposer le livre tout entier.

Depuis, ce souvenir me revenu souvent, et je lui dois sans doute l’idée des rapides esquisses qui composent ce volume. J’ai voulu y montrer à travers quelles épreuves l’humanité avait accompli ce progrès social que la mode nie maintenant ou feint de déplorer. Si j’ai choisi pour héros de mes récits des enfants, c’est que les vices ou les améliorations d’une société se font plus vivement sentir à eux. L’être fort modifie toujours un peu le milieu dans lequel il est appelé à vivre ; l’être faible le subit. L’esclave, le Serf et l’apprenti sont comme les symboles de trois sociétés qui se sont succédé. J’ai pensé que montrer l’avantage de chacune de ces sociétés sur la précédente, pouvait être utile à ceux qui ne sont point encore décidés à « avoir des yeux pour ne point voir. » En regardant ce qu’était le passé, on est plus indulgent pour le présent, on attend avec plus de confiance l’avenir.

Je vous envoie ce volume des bords de notre petit lac, encadré de villas à colonnades antiques, de tourelles aux créneaux innocents, de manoirs féodaux en carton-pierre et de cottages bourgeois ! Je vois, des dix golfes fleuris qui le découpent, s’élancer des barques chargées d’enfants de toutes conditions, qui se poursuivent dans des joutes simulées. La blouse coudoie l’habite de velours ; les mains brunies se mêlent aux mains blanches ; les voix et les rires se répondent ; l’égalité règne partout ! Et moi, tout en regardant, je cherche par la pensée combien il a fallu d’efforts, de souffrances et d’attente pour rendre possibles un tel paysage et de tels jeux !

 

ÉMILE SOUVESTRE.

Enghien-Montmorency.

PREMIER RÉCITL’esclave
I

Toute la ligne de rues qui conduisait du mont Janicule au Forum était envahie par cette masse de désœuvrés que créent les grands centres de civilisation. Ce jour-là, l’oisiveté romaine s’était éveillée avec l’espérance d’une distraction ; elle comptait sur l’arrivée d’un immense convoi de prisonniers.

Les maîtres du monde avaient trouvé une nouvelle nation à réduire ce coin de terre tout couvert de magiques forêts, et que protégeaient des dieux inconnus, était enfin soumis on allait voir ce peuple de l’Armorique, si merveilleux par sa force, si étrange dans ses mœurs, dans son culte, et c’était courbé sous la domination romaine qu’il allait apparaître !

Aussi, ce jour-là, tous les instincts du grand peuple étaient-ils agités ; toutes ses curiosités avaient été mises en mouvement ! il trouvait à la fois un triomphe pour son orgueil, un spectacle pour ses loisirs. Parfois cependant, dans cette foule qu’amassait une même pensée, on entendait surgir quelques mots de regret c’étaient les plus pauvres qu’au milieu de la joie publique, s’attristaient de n’avoir pas quelques milliers de sesterces pour acheter un Armoricain !

Vers la quatrième heure (dix heures du matin), les promeneurs se rangèrent sur deux haies : le cortège de prisonniers commençait à passer sous la porte Aurélia et à traverser les rues de la ville.

Plus de six mille Celtes, portant au front la double attestation de leur liberté perdue, une couronne de feuillage et une indicible expression de douleur, défilèrent devant la nation souveraine. Toutes les souffrances réunies se laissaient entrevoir dans leurs regards et dans leurs attitudes. Ils ne marchaient pas seulement le cœur brisé par d’inutiles désespoirs, les souffrances du corps venaient se joindre à celles de l’âme. La fatigue de la route et surtout l’influence d’un nouveau ciel les avaient épuisés. Habitués aux fraîches brises de l’océan, au soleil voilé de l’Armorique, au silence des forêts ils ne pouvaient supporter ni le soleil ardent de l’Italie, ni cette blanche poussière des chemins, ni ces cris de la foule. Mais si, affaiblis par la lutte contre un nouveau climat, ils ralentissaient leur marche, le fouet du maquignon (marchand d’esclaves) leur rappelait promptement qu’ils n’avaient plus droit même au repos.

Je ne sais si la vue de tant de misères n’émut point secrètement ces Romains avides de spectacle et de domination ; mais on n’aperçut dans la foule aucun témoignage de pitié : aucun œil ne se baissa, aucune plainte compatissante ne se fît entendre.

Quand une population entière se trouve sous le poids d’une calamité qui l’atteint d’un seul coup dans tous ses bonheurs, l’individualité de chacun s’efface pour ainsi dire dans ce malheur général, et tous les visages se ressemblent. Cependant, parmi les milliers de victimes qui traversaient Rome, il s’en trouvait une dont la figure se montrait plus inquiète, plus souffrante encore que les autres, mais en même temps plus empreinte de dévouement et de courage. C’était celle d’une femme d’environ trente-cinq ans, dont le regard ne quittait pas l’enfant qui marchait à ses côtés. Tout ce que le cœur d’une mère peut contenir d’angoisses était exprimé dans ce regard ; mais, outre la douleur qui se laissait voir également dans l’œil de chaque mère, on y trouvait je ne sais quelle sainte énergie.

L’histoire de cette pauvre femme était à peu près celle de toutes ses compagnes. Elle avait vu mourir à ses côtés son mari et l’aîné de ses fils ; puis, elle et le plus jeune avaient été faits prisonniers. Mais les pertes douloureuses qu’elle avait faites n’avaient diminué en rien l’activité de sa sollicitude maternelle ; elle oubliait ses chagrins pour ne songer qu’à son enfant. Sans doute elle avait plus et mieux aimé que les autres, car il n’y a que les cœurs d’élite qui restent ainsi dévoués efforts aux heures d’agonie.

Cette femme s’appelait Norva. Son fils Arvins, âgé d’une douzaine d’années, marchait silencieusement auprès d’elle. Son pas ferme et grave, sa résignation muette, son expression calme attestaient fortement son origine. Les mains passées dans la ceinture sa braie, la tête droite l’œil triste, mais sec, il suivait, sans proférer une seule plainte, ceux qui marchaient devant lui. Et cependant, il y avait encore, au milieu de sa jeune force, assez de la fragilité de l’enfance pour que ses pleurs ne pussent être accusés de faiblesse. Lui aussi sans doute puisait son courage dans la vue de sa mère ; car quand leurs yeux venaient à se rencontrer, il portait la tête plus haut et appuyait le pied plus solidement sur la terre.

Il souffrait cependant cruellement, car il songeait au passé, et ses compagnons lui avaient fait comprendre ce que serait l’avenir ! Mais il sentait que ce passé renfermait encore pour sa mère de plus cuisants regrets ; il devinait que l’avenir pèserait encore plus lourdement sur elle, faible et bientôt vieille, et il cachait avec soin ses propres tortures.

La vue de Rome et de ses monuments ne fit pas diversion à la douleur de Norva. Les riches palais, les superbes temples de la ville par excellence passèrent devant ses yeux comme des ombres ; mais Arvins, que sa jeunesse mettait à l’abri de ces chagrins sans trêve qui forcent l’âme à creuser toujours le même sillon, fut frappé des merveilles qui se déployaient devant lui. San aspect resta aussi grave ; mais peu à peu l’expression de tristesse qu’on entrevoyait derrière cette gravité fit place à l’étonnement.

La multitude de statues de marbre et de bronze, les temples entourés de colonnes, où le jour produisait tant de magiques effets, les lignes de palais avec leurs riches vestibules frappèrent vivement l’enfant. Il ne pouvait se lasser de voir, au milieu de ces magnificences de l’art, des centaines d’hommes se drapant dans la pourpre, ou que des chars dorés entraînaient avec la rapidité de l’éclair.

Mais, quand il arriva sur le Forum, son étonnement devint de la stupéfaction. Ce que Rome possédait de plus beaux édifices était renfermé dans cette enceinte que surmontait le Capitole. Les yeux d’Arvins couraient d’un temple à l’autre, des basiliques aux statues dorées, et partout c’était la même élégance, la même splendeur ! Le jeune Armoricain se demanda si tout ce qui l’entourait était bien véritablement l’ouvrage des hommes.

Arrivé au centre de la place, le cortège s’arrêta ; c’était là que la séparation des prisonniers devait avoir lieu ; là que chacun d’eux allait suivre le maquignon qui l’avait acheté à la république, jusqu’à ce que celui-ci le revendît, à son tour, au maître qui devait, pour ainsi dire, le baptiser esclave.

Arvins fut cruellement rappelé à la pensée de sa situation et de celle de sa mère en comprenant qu’ils avaient atteint le but de leur course.

L’espèce d’enchantement auquel il s’était abandonné pendant quelque temps disparut bientôt pour faire place à l’inquiétude. Qu’allaient-ils devenir tous deux ?… Auraient-ils un maître commun ? ou bien faudrait-il encore, à tant d’autres malheurs, joindre celui de la séparation ?

Écrasés par la chaleur, les Armoricains, naguère si forts dans leur âpre atmosphère, s’étendirent sur les dalles de pierre qui pavaient le Forum, cherchant avidement l’ombre de chaque édifice, de chaque statue, et jusqu’à celle des plus frêles colonnes. Cette fois, le hasard fut bon pour Norva et son fils ; il les plaça sous le grand ombrage de l’immense figuier du lac Curtius.

La voix dure des maquignons ne tarda pas à interrompre ce court repos. On fit signe aux prisonniers de se lever ; on procéda à leur partage, et chaque esclavier emmena avec lui son lot de prisonniers.

Arvins et sa mère ayant été acquis de la république par le même marchand, furent conduits, avec une trentaine de leurs compagnons, dans une taverne, près du temple de Castor.

La vente définitive ne devait avoir lieu que quelques jours après, et lorsque les captifs seraient reposés ; car les Romains ne voulaient que des esclaves sains de corps, beaux et vigoureux. Cette santé, qu’ils payaient comme un objet de luxe, se fanait sans doute bien vite dans les épuisements de la servitude ; mais, pendant sa durée, c’était du moins, pour les palais, une décoration dont la vanité des plus riches pouvait se faire gloire.

Maintenant donc qu’on avait fourni sa curée à l’orgueil national en lui montrant l’abattement d’une nation vaincue, il fallait songer à satisfaire d’autres exigences ; il fallait parer la marchandise qu’on devait présenter aux acquéreurs ; engraisser le bétail ! c’était la noble science du maquignon.

Aussitôt que les Armoricains, parmi lesquels se trouvaient. Norva et son fils, furent entrés dans la taverne dont nous avons parlé, on les entoura de mille soins ; un repas abondant leur avait été préparé, et d’anciens esclaves furent chargés de veiller à leurs besoins.

II

Quand le jour de la vente arriva, on parfuma les Celtes à la sortie du bain ; on peigna soigneusement leurs longues chevelures, on y mêla quelques ornements, en ayant soin toutefois de conserver le caractère d’étrangeté qui prouvait leur origine. Enfin, la quatrième heure venue, après avoir posé sur leur front la même couronne de feuillage qu’ils avaient lors de leur entrée à Rome, et leur avoir suspendu au cou un petit écriteau sur lequel étaient relatées les qualités de chacun, on les fit monter sur des échafauds dressés devant la taverne, en leur adjoignant une quinzaine d’anciens captifs dont le propriétaire espérait se défaire à l’aide de l’affluence qu’attirerait la vente des Armoricains.

D’après la loi qui ordonnait aux maquignons de déclarer l’origine de leurs esclaves par des signes extérieurs, ces derniers ne portaient point la couronne de feuillage qui distinguait les prisonniers de guerre ; mais leurs pieds frottés de craie annonçaient qu’ils étaient d’outre-mer. Quelques-uns d’entre eux étaient coiffés d’un bonnet de laine blanche pour annoncer que le maquignon ne répondait point de leurs qualités, et ne voulait prendre, à leur égard, vis-à-vis des acquéreurs, aucune des responsabilités dont la loi le chargeait.

Pour la seconde fois le Forum romain étalait sa splendeur devant les habitants de l’Armorique ; mais si les pauvres captifs avaient retrouvé dans le repos un peu de leur ancienne force, leurs âmes n’étaient ni moins tristes ni plus accessibles aux distractions. Tout ce luxe de marbre, de bronze, de monuments, était à peine remarqué par la plupart d’entre eux. Une seule chose les frappa, ce fut l’aspect presque désert de cette place au milieu de laquelle ils avaient vu, quelques jours auparavant, circuler des flots de population. C’était le moment où les magistrats rendaient la justice, où les négociants traitaient les affaires de commerce dans les basiliques, où les acheteurs étaient occupés dans les tavernes. Quant aux oisifs, ils se trouvaient, comme toujours, là où était le mouvement, sérieusement occupés de regarder le travail des autres, et de le juger sans y prendre part.

Dans une heure ou deux, la physionomie du Forum allait complètement changer. La population romaine devait inonder cette place ; mais d’ici là les captifs étaient maîtres de leurs mouvements et de leurs pensées.

Ils employèrent ces moments d’attente à de derniers adieux. Les mains purent encore se presser une fois ; on put échanger quelques larmes ; parler de ceux qui étaient morts ; répéter le nom du pays dans cette douce langue celtique qu’il faudrait bientôt abandonner pour celle des maîtres !

Les plus forts essayèrent de donner quelques consolations aux plus faibles en leur parlant de vengeance. Ils répétèrent que tout n’était point perdu de l’Armorique, puisque les dieux qui la protégeaient veilleraient toujours sur ses enfants exilés ; mais parmi les voix qui s’élevèrent pour encourager les généreuses fiertés, celle du vieux druide Morgan se faisait surtout écouter.

– Ne montrons point lâchement les blessures de nos cœurs aux ennemis, répétait-il d’un accent calme et fort ; après avoir versé notre sang devant eux, ne leur donnons pas la joie de voir encore couler nos pleurs. Quelles que soient les misères que ce peuple nous tienne en réserve, aucune agonie ne pourra être aussi cruelle pour nous que celle que nous avons éprouvée quand on nous a arrachés de force du sol paternel. Puisons donc du courage dans cette pensée que nous avons désormais subi les plus dures épreuves. Que les femmes elles-mêmes, si de nouvelles douleurs viennent les atteindre dans leurs enfants, ne laissent échapper aucun cri, et que le cœur de l’Armoricaine soit assez grand pour ensevelir toutes les larmes de la mère !

Le regard de Morgan planait sur ceux qui l’entouraient avec une expression de sublime commandement ; mais quand il vint à rencontrer les yeux de Norva qui se fixaient avec anxiété sur son fils, une ombre de pitié le traversa, et sa voix passa subitement à un accent plus doux.

– Norva, dit-il, tu es la femme d’un chef ; songe que du palais de nuages qu’il habite maintenant, mon frère te regarde : ne le fais pas rougir aux yeux des héros.

– Je tâcherai, répondit la mère.

– Et toi, enfant, ajouta le vieillard en se tournant vers Arvins, toi qui dans quelques heures peut-être ne seras qu’un triste rameau détaché de sa tige, rappelle-toi que l’Armorique est ta patrie, et qu’avant le jour où Rome a foulé ta terre natale, les Celtes, qu’elle a chargés de chaînes, vivaient libres et heureux sous leurs grandes forêts. À nos vainqueurs donc toute ta haine ! et quand nos dieux, les seuls vrais et puissants, permettront que le moment de la délivrance arrive pour ton pays, montre à cette nation que, nous aussi, nous sommes dignes d’être maîtres ; car nous savons faire souffrir ! Si jamais, à la vue d’un de nos ennemis, tu te sentais pris d’un sentiment de pitié, écoute tes souvenirs, et tous te diront, qu’à défaut d’autre héritage, les Armoricains ont transmis à leurs enfants celui de la vengeance.

Les éclairs qui jaillirent des yeux d’Arvins contenaient plus de promesses que les plus énergiques paroles. Morgan, le noble et courageux vieillard, mais le prêtre d’une religion sans pardon, parut heureux des sentiments qu’il venait d’exciter ; il posa sa main sur la tête de l’enfant en signe de bénédiction, se tourna vers la mère et ajouta :

– Ne crains rien pour ton fils, Norva ; il a déjà le cœur assez fort pour que les maux de la vie passent sur lui sans l’avilir.

Le clepsydre du temple de Castor marquait la cinquième heure ; c’était le moment où la place du Forum allait être envahie par la foule ; le maquignon imposa silence aux esclaves.

Norva se pressa contre Morgan et essaya de mettre son enfant encore plus près d’elle, car elle se sentait fortifiée par cette double protection d’amour et de pitié. Arvins serra la main de sa mère contre son cœur, et lui jeta un regard qui contenait toutes les suppliantes soumissions de l’enfant, jointes aux fières résolutions de l’homme.

Les curieux ne tardèrent pas à entourer les tavernes d’esclaviers qui se trouvaient sur les différents points du Forum. Chacun des maquignons, une baguette à la main, et se promenant devant les tréteaux, cherchait à attirer l’attention de la foule en enchérissant sur les impudents mensonges de ses voisins.

– Venez à moi illustres citoyens, criait le propriétaire de Norva et de son fils ; aucun de mes confrères ne pourra vous donner des esclaves doués de qualités aussi merveilleuses que les miens. Vous savez que je suis connu depuis longtemps dans le commerce pour la supériorité de ma marchandise. Regardez plutôt, continua-t-il en désignant un Armoricain d’une trentaine d’années, remarquable par l’élégance de ses formes et l’énergie de ses attitudes ; où trouverez-vous un homme aussi fort et aussi beau ? N’est-il pas digne de poser pour un Hercule ? Eh bien, nobles Romains, croyez-m’en sur ma parole, car rien ne me force à mentir, cet esclave est mille fois plus précieux encore par sa probité, son intelligence, sa sobriété, sa soumission, que par cette beauté qui vous étonne. Quel est donc celui de vous qui ne ferait pas volontiers un léger sacrifice pour acquérir un aussi rare trésor ?

Plus la foule grossissait autour de la taverne du maquignon et plus il redoublait de bavarde effronterie. On eût dit que la figure ignoble de ce marchand d’hommes, personnification vivante de toutes les passions honteuses et brutales, était jetée là comme contraste devant ces belles têtes celtiques qui ne reflétaient, pour la plupart, que de fiers instincts et de sérieux sentiments.

Déjà plusieurs marchés avaient été conclus, plusieurs arrêts de séparation avaient été prononcés entre des êtres aimés. Plus d’un vieillard avait vu s’éloigner le fils sur lequel il s’appuyait ; plus d’un enfant avait vu partir sa mère ; et tous pourtant tenaient religieusement la promesse qu’ils avaient faite de ne point donner leur douleur en spectacle à des ennemis. On étouffait un soupir, on refoulait une larme dans son cœur à chaque nouveau compagnon qu’on voyait se perdre au loin dans la foule, et si le courage d’une mère l’abandonnait au départ de son enfant, on se plaçait devant elle, afin que ses gémissements n’arrivassent point jusqu’aux maîtres !

Toutes les scènes de ce drame poignant, mais silencieux, retentissaient dans l’âme de Norva. À chaque coup qui tombait sur un de ses frères, elle sentait comme une nouvelle faculté douloureuse se développer au fond de son cœur ; mais quand elle était près de défaillir, elle levait les yeux sur Morgan, et la vue de cette tête impassible lui rendait son courage.

Pendant quelques instants cependant le cœur de la pauvre femme fut inondé de joie ; une mère et son enfant venaient d’être achetés par un même maître ! Mais le souvenir et la douleur lui revinrent vite ; il y avait autour d’elle tant d’enfants sans mère, tant de mères sans enfants !

Il ne restait plus qu’une dizaine d’Armoricains parmi lesquels se trouvait encore le groupe de Morgan, de Norva et d’Arvins, quand les yeux d’un affranchi s’arrêtèrent avec une attention marquée sur ce dernier.

Le maquignon, toujours à l’affût de ce qui se passait autour de son étalage, s’avança rapidement du côté de l’enfant, et posant le bout de sa baguette sur son épaule :

– Regardez-moi cela, noble Romain, s’écria-t-il en se tournant du côté de l’affranchi ; ne diriez vous pas, à voir ce jeune garçon si grand et si robuste, qu’il est au moins dans sa quinzième année ? eh bien, je puis vous garantir qu’il n’a que neuf ans ; jugez de ce qu’il deviendra un jour. Cette race armoricaine est vraiment merveilleuse.

Norva n’avait pu se défendre d’un frémissement en voyant la baguette du maquignon se poser sur son fils. Quant à Arvins, il ne donna aucun signe d’abattement pendant l’examen fort long de l’acheteur.

Enfin, après s’être convaincu que l’enfant lui convenait, celui-ci en proposa trois cents sesterces. Quelques voix élevèrent ce prix jusqu’à quatre cents sesterces, puis l’on n’entendit plus aucune nouvelle proposition.

Comme dernier enchérisseur, le Romain s’avança alors sur les tréteaux, auprès d’un homme qui avait devant lui une petite table sur laquelle se trouvaient des balances d’airain, et, prenant un as à la main :

– Je dis, répéta-t-il, que, d’après le droit des quirites, ce jeune garçon est à moi, et que je l’ai acheté avec cette monnaie et cette balance.

Puis il laissa tomber l’as dans un des plateaux.

Ce bruit fut comme un coup de mort pour Norva, car il avait également précédé le départ de chacun de ses compagnons. L’enfant se troubla un moment en voyant la pâleur de sa mère, mais un coup d’œil de Morgan suffit pour ramener le calme dans son attitude.

Le vieillard se pencha vivement vers Norva, murmura quelques paroles à son oreille, et la pauvre mère se redressa vivement.

Cette scène fut trop rapide sans doute pour être remarquée par aucun étranger. Morgan parut le croire, du moins, car il lança sur la foule romaine son même regard de dédain.

Le maquignon vint prendre Arvins, afin de le réunir aux anciens esclaves de l’affranchi, qui attendaient leur nouveau compagnon aux pieds des tréteaux. Un geste brutal sépara l’enfant de la mère, et les lèvres de la pauvre femme n’eurent pas même le temps de se poser sur le front de son fils.

– Au revoir, ma mère, cria Arvins ; nous nous reverrons dans peu, j’espère ; car je compte sur ma force et ma patience.

– Au revoir, Morgan.

– Adieu, cria celui-ci en étendant la main vers lui.

Et son bras resta longtemps sans se baisser, car il cachait à la foule curieuse la pâle tête de Norva !

III

L’affranchi qui avait acheté Arvins était l’intendant d’un des plus riches patriciens de Rome. Claudius Corvinus avait hérité, il y avait seulement quelques années, de deux cents millions de sesterces, dont la plus grande partie était, déjà dissipée. Aussi citait-on sa maison comme l’une des plus somptueuses du mont Cœlius. Les parquets en étaient de marbre de Caryste, les colonnes de bronze, les statues d’ivoire, et les bains de porphyre. On y trouvait autant de salles de banquet, ou triclinium, que de saisons, et les lits de ces salles étaient de citre incrusté d’argent, les coussins de duvet de cygne, les housses de soie de Babylone. Tous les murs avaient été tendus d’étoffes attaliques ; des voiles de pourpre brodés d’or étaient suspendus au-dessus des tables de festin.

Lorsque l’affranchi arriva avec l’enfant à ce palais splendide, il sonna à une porte de bronze : l’ostiarius sortit de sa loge où il était enchaîné près d’un molosse, et ouvrit avec empressement : le conducteur d’Arvins fit alors demander le Carthaginois.

C’était l’interprète chargé de se faire entendre des trois cents esclaves de Corvinus. Occupé de commerce avant sa captivité, il avait parcouru toutes les mers sur les navires de sa nation, et parlait presque toutes les langues des peuples maritimes.

L’affranchi lui livra le jeune Celte, afin qu’il le fît revêtir d’un costume convenable, et qu’il lui donnât les instructions nécessaires.

Le Carthaginois conduisit l’enfant au logement occupé par les esclaves.

– Quelqu’un t’a-t-il déjà instruit de tes nouveaux devoirs ? lui demanda-t-il.

– Je n’ai reçu que des leçons d’hommes libres, répondit sèchement Arvins.

L’interprète sourit.

– Tu es bien le fils de ces Gaulois qui ne craignent que la chute du ciel, reprit-il ironiquement. Cependant, ici je t’engage à craindre de plus les coups de lanières. Tu sauras d’abord qu’en ta qualité d’esclave, tu n’es pas une personne, mais une chose ; ton maître peut faire de toi ce qu’il lui plaira : te mettre à la chaîne sans raison, te flageller pour se distraire, ou même te faire manger par les murènes de son vivier, comme Vedius Pollion.

– Qu’il use de son droit, dit Arvins.

– Corvinus n’est point méchant, continua le Carthaginois ; c’est un des beaux de Rome, et il a pour principale occupation de se ruiner. Il ne se lève d’habitude qu’à la dixième heure (quatre heures du soir), pour se mettre entre les mains de ses familiers, qui le parfument, peignent ses joues avec de l’écume de nitre rouge, et frottent son menton de psilotrum pour lui faire tomber la barbe ; cent cinquante esclaves sont employés ici pour sa seule personne, et ont chacun des fonctions différentes.

– Quelles seront les miennes ? demanda Arvins.

– Tu seras employé à la conduite des chars, répondit l’interprète. Suis-moi ; je vais te montrer ton royaume.

Il conduisit le jeune Celte aux remises, et lui montra les différents chars qui s’y trouvaient à l’abri.

– Voici d’abord, lui dit-il, les petorita, équipages à quatre roues, imités de ceux des Germains, et qui servent au transport des provisions ou des esclaves ; plus loin, les covini, chars couverts dans lesquels le maître sort lorsqu’il pleut. Ces voitures légères, ornées d’ivoire d’écaillé et d’argent ciselé, que tu vois à notre droite, s’appellent rhedæ ; Corvinus s’en sert d’habitude pour les promenades. À notre gauche sont les litières garnies de tapis de Perse et de rideaux de pourpre.

Arvins était émerveillé de tant de magnificence. L’interprète le conduisit aux écuries pavées de lave, dont tous les râteliers étaient de marbre de Luna.

– Les cinquante mules qui sont rangées là, lui dit-il, sont destinées à traîner les chars de Corvinus ; quant aux soixante chevaux que tu vois de l’autre côté, ils servent aux esclaves numides qui précèdent l’équipage du maître lorsqu’il sort. Maintenant que tu connais les lieux, je vais te conduire au chef des écuries pour qu’il te donne ses ordres.

Arvins se rendit avec l’interprète près de l’esclave chargé des équipages ; celui-ci fit connaître au Carthaginois quelles seraient les fonctions de l’enfant, et son conducteur lui transmit ces explications. Lorsqu’il eut achevé :

– Je n’ai plus à te faire qu’une recommandation, ajouta-t-il, c’est de garder toujours le silence devant le maître, lorsque tu auras appris la langue latine. Il est si fier avec ses esclaves, qu’il ne leur adresse jamais la parole. Lorsqu’il leur commande, c’est par signe ou en écrivant sur ses tablettes. Maintenant, tu peux aller chercher ton diarium ou ration journalière, puis tu te mettras au travail.

Tout ce qu’Arvins venait de voir et d’entendre était si nouveau pour lui, que sa douleur en fut, sinon diminuée, du moins suspendue. Mais ce fut bien autre chose lorsqu’il vit sortir, au milieu de ses clients, des joueuses de flûte et des prêtres saliens, Claudius Corvinus, revêtu de la toge de pourpre, les cheveux parfumés de cinnamome, les bras polis à la pierre ponce et tout chargés d’anneaux incrustés de pierres précieuses. Il ne s’était jamais fait l’idée de tant d’opulence. Telle était en effet, à cette époque, la vie des riches patriciens de Rome, que leurs maisons ressemblaient moins à des demeures privées qu’aux cours efféminées des plus puissants rois de l’Asie. On n’y entendait que la voix des chanteurs ; des couronnes de roses de Pestum, abandonnées par les convives, jonchaient toujours le seuil, et un parfum de festin s’exhalait sans cesse des soupiraux entrouverts. Chaque matin, une foule de clients remplissaient le vestibule pour recevoir la sportule ou distribution journalière de cent quadrans, par laquelle le patron s’assurait leurs voix aux élections des magistratures. Lui-même se montrait quelquefois à ces faméliques courtisans, passant au milieu d’eux d’un pas nonchalant, et la tête penchée vers l’esclave nomenclateur, qui lui répétait à l’oreille le nom de chacun.

Le reste du jour était consacré aux promenades à pied, sous les portiques du Forum, ou, en char, sur la voie Appienne. Puis venait le repas du soir, auquel accouraient les parasites, et qui se prolongeait le plus souvent jusqu’au jour.

La table de Claudius Corvinus était citée pour sa délicatesse. Il faisait partie de ce sénat de mangeurs qui avaient proposé des prix publics à ceux qui inventeraient de nouveaux mets, et son cuisinier, acheté au prix énorme de deux cent mille sesterces, était le même auquel l’illustre gourmand Apicius avait fait présent d’une couronne d’argent comme à l’homme le plus utile de la république. Aussi le triclinium de Corvinus était-il toujours garni de convives appartenant aux plus nobles familles ou aux plus hautes magistratures de Rome.

À la surprise qu’un genre de vie si nouveau devait exciter chez Arvins, succéda bien vite le mépris. Élevé dans les habitudes frugales de sa nation, et accoutumé à dédaigner tout ce qui n’ajoutait ni à la force de l’homme, ni à sa sagesse, il détourna les yeux avec un superbe dégoût de cette profusion sans but, et se remit à penser tristement à l’Armorique.

Le souvenir de sa mère lui était d’ailleurs toujours présent ; c’était le seul amour qui lui restât, le dernier intérêt de sa vie ; il espéra qu’à force de recherches il pourrait découvrir dans Rome le maître qui l’avait achetée.

Mais pour essayer cette enquête difficile, il fallait avant tout pouvoir se faire entendre. Il se mit donc à étudier le latin avec toute l’ardeur que peut donner une passion unique et profonde. Malheureusement, sa langue, accoutumée au rude accent celtique, se refusait à de plus molles inflexions. Sa mémoire ne retenait qu’avec une sorte de paresse haineuse les mots de ce peuple ennemi ; on eût dit que tous les instincts patriotiques se révoltaient en lui contre le langage du vainqueur. Mais la volonté de son cœur, plus patiente et plus forte, finit par dompter ces répugnances ; quelques mois s’étaient à peine écoulés, qu’Arvins put comprendre ce qu’on lui disait, et y répondre.

Il commença alors ses recherches ; mais il s’aperçut bientôt que, pour les rendre profitables, le loisir et la liberté lui manquaient. Son temps appartenait au maître, et c’était à peine s’il disposait, chaque jour, de quelques heures. Aussi, plusieurs mois se passèrent-ils sans qu’il pût rien apprendre sur le sort de Norva.

Triste et découragé, l’enfant cherchait en lui-même par quel moyen il pourrait rendre ses perquisitions plus fructueuses, lorsqu’un spectacle dont il fut témoin vint changer toutes ses préoccupations.

IV

Un soir qu’Arvins était assis sur le seuil des remises, le visage dans ses mains et les coudes appuyés sur ses genoux, il entendit de grands cris de joie. Un Germain, dont il avait souvent remarqué la diligence et la sobriété, sortait du logement des esclaves la tête rasée, et entouré de ses compagnons, qui le félicitaient. Tous se dirigeaient vers l’habitation principale.

– Qu’y a-t-il donc ? demanda Arvins étonné.

– C’est le Germain que l’on va affranchir, répondit l’interprète.

– Que dites-vous ? s’écria le jeune Celte ; un esclave peut-il jamais recouvrer la liberté ?

– Lorsqu’il la paye.

– Et comment se procurer assez d’argent pour cela ?

– En imitant ce barbare, qui, depuis trois années, ne fait qu’un repas sur deux, afin de vendre la moitié de son diarium, travaille la nuit et économise les moindres profits. Il a réussi, en mettant denier sur denier, à ramasser un pécule de six mille sesterces, avec lequel il a payé son affranchissement.

Pendant que l’interprète donnait ces explications au jeune Celte, le Germain était entré dans le triclinium, où Corvinus se trouvait à table avec le préteur. Les autres esclaves s’arrêtèrent sur le seuil. Arvins se mêla à eux pour voir ce qui allait se passer.

Le Germain s’approcha d’abord du maître qui lui mit la main sur la tête, et dit :

– Je veux que cet homme soit libre et jouisse des droits de cité romaine.

Alors un licteur placé derrière le préteur toucha trois fois l’esclave de son faisceau ; Corvinus le saisit par le bras, le fit tourner sur lui-même, et lui appliqua un léger soufflet :

– Va, dit-il en riant, et rappelle-toi que, lorsque je serai ruiné, tu me devras une pension alimentaire comme mon affranchi.

Le Germain se retira, et les esclaves, pour prendre congé de lui, le menèrent boire à la taverne voisine.

Ce que venait de voir Arvins donna un autre cours à ses idées, et fit naître en lui un nouvel espoir. Jusqu’alors, il n’avait songé qu’à retrouver sa mère, et qu’à se consoler avec elle des douleurs de l’esclavage ; mais il se sentit enivré à la pensée qu’ils pouvaient encore tous deux recouvrer la liberté.

Avec cette résolution ferme et prompte qui caractérisait tous ceux de sa race, le jeune Celte se décida aussitôt à préparer leur commune délivrance, en même temps qu’il continuerait ses recherches. Il n’ignorait pas combien le but auquel il tendait serait long et difficile à atteindre, mais dès ses premières années il avait appris la patience, et il savait qu’il suffit d’attendre pour que le gland devienne un chêne.