Sous les filets - Emile Souvestre - E-Book

Sous les filets E-Book

Emile Souvestre

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Extrait : "Les voyageurs qui suivent maintenant la route de Nantes à Vannes traversent le pont de la Roche Bernard, dont les câbles gigantesques, suspendus au dessus de l'embouchure de la Vilaine, et retenus aux deux rives, vont chercher, par de longs souterrains, un point d'attache plus sûr à la racine même des collines ; mais beaucoup de ceux qui s'arrêtent pour contempler cette merveille de l'industrie contemporaine ignorent que ce passage..."

À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARAN :

Les éditions LIGARAN proposent des versions numériques de grands classiques de la littérature ainsi que des livres rares, dans les domaines suivants :

• Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
• Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.

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EAN : 9782335102185

©Ligaran 2015

Le passeur de la Vilaine
I

Les voyageurs qui suivent maintenant la route de Nantes à Vannes traversent le pont de la Roche Bernard, dont les câbles gigantesques, suspendus au-dessus de l’embouchure de la Vilaine, et retenus aux deux rives, vont chercher, par de longs souterrains, un point d’attache plus sûr à la racine même des collines ; mais beaucoup de ceux qui s’arrêtent pour contempler cette merveille de l’industrie contemporaine ignorent que ce passage, où l’on ne trouve aujourd’hui qu’un motif d’admiration, était, il y a peu d’années encore, une occasion de retard et parfois de sérieux péril.

Un bac établissait seul alors la communication entre la Loire-Inférieure et le Morbihan. Or, la violence du courant, la largeur de la rivière sur ce point et l’action de la marée, qui en faisait, à certaines heures, un véritable bras de mer, rendaient souvent la traversée difficile. Là, comme au passage des cent rivières maritimes qui sillonnent nos côtes occidentales, les chalands, surchargés par les fermiers qui ramenaient leurs troupeaux des foires ou par les femmes qui revenaient des pèlerinages, avaient plus d’une fois sombré, léguant aux conteurs de veillées et aux poètes des paroisses un éternel sujet de récits ou de complaintes. Qu’on ajoute les crimes commis sur ces carrefours des eaux, les romanesques aventures, d’amour, les miraculeuses rencontres de saints, de fées ou de démons, et l’on comprendra comment l’histoire des passeurs (c’était le nom donné aux conducteurs de bacs) formait un des chapitres les plus dramatiques de ce grand poème éternellement embelli par l’imagination populaire.

À vrai dire, l’existence de ces hommes avait quelque chose d’étrange. Leurs barques, espèces de ponts qui marchaient sur les eaux, étaient devenues leurs demeures. Aux jours ordinaires, ils y attendaient souvent pendant des heures le cri d’appel du piéton isolé, qui entrait dans le bac sans s’asseoir, leur jetait son obole, et continuait sa route. Pour eux, tout visage ne faisait que passer, tout entretien n’était que l’échange de quelques mots ; leur vie se composait seulement d’apparitions fugitives et de courts épisodes. Forcés ainsi de tout saisir au passage, en mesure de recueillir mille indices et jouissant des longs loisirs qui sollicitent la méditation, les passeurs acquéraient, comme les bergers, une lucidité subtile qui leur permettait de lire là où les autres ne voyaient rien d’écrite. Ils devaient à cette supériorité une certaine indépendance que maintenait encore leur position exceptionnelle. Chacun avait, en effet, besoin de leurs services sans qu’ils eussent besoin de personne. Maîtres de hâter ou de retarder le voyage de celui qu’ils transportaient, ils le tenaient momentanément dans leur dépendance sans dépendre jamais de lui. On comprend l’espèce d’avantage que pouvait leur donner une pareille condition sur des riverains fréquemment obligés d’invoquer leur bonne volonté. Toujours présents d’ailleurs à un passage inévitable, ils y exerçaient forcément une surveillance à laquelle peu de choses échappaient, et nulle personne sage n’eût voulu s’attirer la malveillance de ces portiers des deux rives.

Robert Letour, établi à l’embouchure de la Vilaine, connaissait ces privilèges, et en usait dans une juste mesure. Fils et petits-fils de passeurs, il tenait à maintenir la dignité de sa profession. Depuis vingt-six ans que le bac de La Roche-Bernard lui était confié, pas un voyageur n’avait eu à se plaindre de son inexactitude ou de son imprudence, mais pas un d’eux non plus n’avait impunément essayé de lui imposer son caprice. Ses seuls aides étaient son fils Urbain et sa fille Claude. Bien qu’ils fussent nés tous deux de la même mère, jamais frère et sœur n’avaient présenté un contraste plus frappant. Le premier était un beau garçon de vingt-quatre ans, vêtu avec une propreté recherchée et élevé aux écoles de Vannes, où on le citait également pour son bon sens, ses bonnes qualités et sa bonne grâce ; la seconde, au contraire, sourde et muette de naissance, portait une jupe de berlinge brun, une camisole de tricot bleu et une coiffe de toile rousse ; ses pieds et ses bras nus étaient tannés par le hâle. Il y avait dans ses traits frustes et dans ses formes grossièrement robustes je ne sais quoi de dur qui la mettait, pour ainsi dire, en dehors de son sexe, et ne permettait point d’apprécier son âge. En réalité, elle n’était l’aînée d’Urbain que de quelques années ; mais, prisonnière dans le silence, elle semblait s’y être pétrifiée. Toute sa personne manquait de l’aisance mesurée qui met la grâce dans la vigueur. Cependant sous cette enveloppe mal dégrossie se cachait une pénétration singulière. Le temps que d’autres dépensent à écouter et à répondre, Claude l’employait uniquement à observer. Son père le savait, et ne manquait guère de la consulter dans ses incertitudes. Tous deux s’étaient fait un langage de signes qu’ils comprenaient seuls, et qui leur permettait d’échanger leurs idées à la grande surprise des riverains, pour qui ces communications muettes étaient toujours un nouveau motif d’émerveillement.

Par une belle soirée de septembre de l’année 1839, plusieurs paysans étaient réunis au bas de la pente rapide qui conduisait au bac de Robert, et admiraient la curieuse télégraphie du passeur, qui donnait par signes à la sourde-muette des ordres aussitôt exécutés que compris. Ils revenaient de la foire de Marzeau, et attendaient que la batelée fût complète pour gagner l’autre rive.

– Sainte Anne ! s’écria un jeune fermier qui portait à la main un fer de faux enveloppé d’une corde de paille, en voilà une femme parfaite ! Jamais de mauvaises paroles, et toujours prête à l’obéissance !

– Eh bien donc, si elle vous plaît tant, joli Pierre, reprit avec un peu d’aigreur une petite paysanne placée vis-à-vis du fermier, qui vous empêche de lui proposer la bague d’alliance ? La Claude sera riche, et qu’est-ce qu’il faut de plus à cette heure pour nos gars que des pièces d’argent à faire sonner dans leur ceinture et une montre au gousset ?

– Pour une montre, fit observer le passeur, j’ai idée que le joli Pierre en a une, – et vous aussi, la Manon : – faut même croire qu’elles sont du même horloger et qu’on les a réglées bien d’accord.

– À cause ? demanda la paysanne.

– À cause, reprit Robert, qu’un de vous ne passe jamais pour couper l’herbe sur l’autre bord sans que le second arrive quasiment aussitôt avec sa corde et sa faucille.

Tous les assistants se mirent à rire ; Manon rougit jusqu’à la racine des cheveux.

– Ah ! Jésus ! c’est donc bien par hasard, balbutia-t-elle.

– Je ne dis pas, répondit le passeur ; mais du moins faut pas accuser le joli Pierre d’avaricieuse envie, vu que, depuis qu’il fait l’herbe avec vous, la Manon, il ne retourne plus voir la fille de la Noisetierre, et pourtant on la dit riche à ne savoir que faire de son argent.

– Eh bien ! pour lors il y en a qui ne sont pas comme elle et qui savent en trouver l’usage, repartit un vieux paysan ; quand ça ne serait que M. Richard ! regardez-moi plutôt la maison qu’il vient de faire bâtir là, près des chantiers.

Le père Surot (c’était le nom du paysan) montrait une habitation nouvelle, construite au penchant du coteau, et devant laquelle on avait commencé les terrasses d’un jardin qui descendait jusqu’à la rivière. Le passeur y jeta un regard dans lequel l’observateur attentif eût pu lire une malveillance mêlée de dédain et de dépit.

– Oui, oui, dit-il entre ses dents, le grand boisier, comme on l’appelle depuis qu’il exploite tous les travailleurs de bois de la Bretèche, est devenu un monsieur à cette heure. C’est lui qui doit fournir le tablier du nouveau pont, où il gagnera, disent les autres, des mille et des cent !

– Ce que c’est que la chance ! reprit Surot ; il y a une douzaine d’années, ce n’était que le contremaître d’Antoine Burel, et même on le disait près d’être chassé ; mais, quand le malheur est arrivé à son bourgeois et que les blancs l’ont tué, il a continué ses entreprises, si bien que le voilà aujourd’hui parmi les grosses gens.

– Parmi les grosses gens, ça se peut, reprit le joli Pierre en baissant la voix, mais non pas, pour sûr, parmi les bonnes gens. Autant d’ouvriers qui ont affaire à lui, autant de mécontents.

– C’est la vérité, dit Surot ; mais, comme il ne craint personne, tout le monde le craint.

– Non pas moi, objecta le passeur.

– Ah ! c’est juste, vous lui transportez souvent de la marchandise, fit observer le joli Pierre ; comment donc que vous vous arrangez avec lui ?

– Comme un homme avec un homme : je lui fais de l’ouvrage, et il me paie mon dû.

– Sans menacer et sans crier ?

– Les cris ne font peur qu’aux vaches effarées, et les menaces ne sont que des paroles, dit le passeur.

– Mais c’est qu’il en arrive souvent aux coups, savez-vous bien ?

L’œil de Robert étincela.

– Ah ! jour de Dieu ! pas avec nous, dit-il ; s’il y arrivait jamais, je connais le moyen de le rendre aussi doux qu’un agneau. – Mais… que le ciel nous préserve de querelles… – Entre voisins on doit vivre en paix.

– D’autant que la filleule du grand boisier est grandement polie, ajouta le jeune fermier. Je gage que vous n’avez pas à vous en plaindre, maître Robert ?

– Bien au contraire, dit le passeur, la Renée est toujours prête à nous rendre service.

– C’en est une, celle-là, qui a de la chance, interrompit la jeune Manon ; rester orpheline sans un rouge liard et trouver un parrain qui vous donne tout à discrétion !

– Ne croyez donc pas que ce soit pure générosité, reprit le joli Pierre : au dire des boisiers de la Bretèche, maître Richard lui doit la meilleure part de ce qu’il gagne, car si c’est lui qui tient la toise, c’est elle qui tient la plume, et, comme on dit, les bons comptes font les bonnes maisons.

– C’est vrai que la Renée est une savante, dit Surot ; elle a bien été six ans au couvent, en petite pension.

– N’ayez pas de souci qu’elle l’oublie, répliqua Manon d’un ton rogue, elle en parle aussi souvent que la Béraud de ses jupes et de ses bijoux.

– Allons, tu lui en veux, parce qu’elle est plus brave que toi ! dit le vieux paysan en souriant.

– Moi ! s’écria Manon, qui rougit, ah ! Jésus ! si on peut dire ! c’est bien la dernière de mes peines. La Renée n’a qu’à porter du drap et des rubans, si c’est sa fantaisie !… elle n’est point la seule… et je ne la vois pas plus belle que les autres…

– Mais que lui reproches-tu donc à cette pauvre créature ? reprit Surot ; c’est-il d’être la filleule du grand boisier ?

– Dame ! répondit méchamment Manon, il y a un proverbe qui assure que les loups ne sont jamais parrains des brebis.

– Ah ! vous aimez les proverbes, la Manon ? interrompit Urbain, le fils du passeur, qui avait jusqu’alors gardé le silence ; dans ce cas, je pourrai vous en apprendre un qui vous sera de grande usance ; c’est celui qui dit :

Chien qui mord, femme qui déchire,
De tous les fléaux sont le pire.

Les assistants se mirent à rire ; mais la paysanne s’indigna.

– Qu’est-ce que me fait votre proverbe ? s’écria-t-elle aigrement ; est-ce que je lui veux du mal à votre Renée ? C’est-il pas le père Surot qui m’a accusée d’être envieuse ? envieuse de quoi, voyons ? Dirait-on pas que c’est une grande gloire d’avoir un parrain que tout le monde voudrait voir couché au cimetière ?

– Quand ce serait la vérité, fit observer Urbain, vous savez que la faute n’en est pas à Renée.

– Toujours n’est-ce pas de quoi lever si haut la tête ! reprit la jeune fille.

– Ce n’est pas non plus de quoi la baisser, répliqua plus vivement le jeune homme.

Elle le regarda d’un air ironique et dit :

– Ah ! vous êtes donc pour la Renée, mon gars ?

– Et vous, vous êtes donc contre elle, mu fille, demanda Urbain.

– Prenez garde d’en dire trop de bien ; ça pourrait, lui faire tort.

– Il n’y a pas de danger ; vous en direz tant de mal, que ça lui fera encore plus de bien.

– Ce que c’est que de se trouver voisins, on devient amis !

– C’est depuis que la Manon demeure près de joli Pierre qu’elle a découvert ça !

– Je parie que vous parlez tous les jours à la Renée.

– Faudrait, pour ça, aller couper l’herbe au même pré.

Ici les rires des auditeurs redoublèrent. Manon se mordit les lèvres et changea de visage ; le passeur s’entremit.

– Allons, la paix ! dit-il avec une certaine autorité ; vont-ils pas se déplumer pour ce qui ne les regarde pas ? Voyons, la Manon, le gars n’a pas de mauvaises intentions, ma fille ; ne prends pas l’air d’une poule qui voit descendre l’épervier. Vous y allez de si grand cœur que la Claude en a pris l’air tout effaré.

Les yeux de la sourde-muette étaient, en effet, fixés sur son frère et sur la jeune fille, dont elle suivait tous les mouvements en s’efforçant de deviner l’objet du débat. Le geste par lequel on avait désigné la maison de Richard l’avait sans doute mise sur la voie, car elle adressa vivement à son père quelques signes accompagnés d’un gloussement inarticulé, et le passeur s’écria :

– Dieu nous secoure ! elle a compris ! – Oui, oui, c’est bien ça, pauvre créature, on parlait de la filleule de Richard !

Ces mots étaient accompagnés de gestes explicatifs que la sourde-muette accueillit par une sorte de grognement et en frappant du poing ses genoux, ce qui était toujours chez elle une expression de colère ; mais, avant qu’on eût pu s’expliquer la cause de son mécontentement, une nouvelle bande de paysans qui arrivaient compléta le nombre des passagers et força Robert à pousser au large.

Le bac, pesamment chargé, s’avançait avec lenteur en coupant le courant que la descente de la marée rendait plus rapide ; la Claude et Urbain étaient aux avirons. Le passeur, au lieu de se tenir à l’arrière, place habituelle des patrons dans les barques qu’ils gouvernent, était assis à l’avant, d’où il donnait les ordres et percevait le péage. Il venait de laisser tomber la dernière pièce de cuivre dans la poche de toile cousue au dedans de sa veste, quand le bac atteignit le milieu de la Vilaine. Un dernier rayon de soleil éclairait, au sommet des coteaux voisins, de longues traînées jaunâtres qui indiquaient les tranchées dans lesquelles allaient se perdre les câbles déjà appuyés sur les deux portiques. Les paysans se montrèrent l’un à l’autre le travail presque achevé.

– Par ma foi ! voici le pont qui a les jambes hors de l’eau, dit le joli Pierre ; encore quelques mois et nous aurons un plancher sur la rivière.

– En voilà une belle invention ! s’écria la Manon.

– Et une économie ! ajoutèrent plusieurs voix. – Nous n’aurons plus besoin de personne pour traverser l’eau. – Et on ne nous demandera plus nos sous marqués.

– Parlez donc pas de ça, vous autres, interrompit le père Surot à demi-voix ; ça doit être un trop grand crève-cœur pour maître Robert.

Le vieux passeur l’entendit et se retourna.

– Faites pas attention, mon Surot, reprit-il en secouant la tête avec mélancolie, faut bien que la jeunesse vante le nouveau. C’est l’ordinaire d’abandonner les plus faibles pour les plus forts. Quand ce pont mauhardi aura enjambé la rivière, aucun de ceux qui sont ici ne se rappellera que mon bac lui a fait traverser l’eau à toute heure et par toutes les saisons, en le portant sur ses reins comme saint Christophe portait le Christ.

– Ne croyez pas ça, maître Robert, répliqua le joli Pierre, on se rappellera toujours dans le pays que vous étiez un vaillant passeur.

– Mais on aimera mieux ne pas avoir à vous déranger, ajouta la Manon ironiquement.

– Principalement quand on aura peur d’être vu, reprit Robert Letour d’un air sombre ; une fois le fossé comblé entre ceux d’ici et de là-bas, les deux rives seront comme des maisons ouvertes où tout le monde pourra entrer sans frapper.

– Eh bien, tant mieux ! s’écria le joli Pierre ; plus la route sera facile, plus il viendra de gens dans le pays, plus il y aura de commerce…

– Et plus vous serez malheureux ! interrompit le passeur.

– Pourquoi ça ?

– Parce qu’il vous arrivera à tous comme à moi ; où il y avait un bac, on dressera un pont. Laissez un peu venir ceux de la ville avec leur argent et leur malice, et vous verrez ! Ils auront bientôt les meilleures terres, ils élèveront le plus beau bétail, ils tiendront les plus belles marchandises, et vous autres, les gens du pays, vous ne pourrez plus rien vendre. Aussi, petit à petit, les grands domaines mangeront vos fermes ; celui qui occupait une charrue aura assez de sa bêche. Les voyageurs qui passeront sur la route trouveront que tout va mieux, parce qu’ils rencontreront des voitures et des maisons en pierres de taille ; mais ces maisons-là auront pris la place de vos logis, et ces voitures ne vous laisseront plus de chevaux. À cette heure que le pays est pauvre soi-disant, chacun possède son morceau de terre qu’il travaille à sa guise ; quand le pays sera devenu riche, tout se trouvera aux mains de quelques gras rentiers dont il faudra devenir les serviteurs à gages, et, au lieu de paroisse de laboureurs, vous aurez des paroisses de domestiques. Les plus vieux paysans se regardèrent.

– Ça s’est vu tout de même, dit l’un d’eux avec hésitation ; on disait de mon temps que la grande opulence dévorait la petite chevance.

– Bah ! c’est la mauvaise humeur qui fait parler maître Robert, reprit le joli Pierre ; il ressemble maintenant à la corneille, qui ne peut chanter que pour annoncer le mauvais temps.

– Faut être juste aussi, ajouta Manon avec une pitié hypocrite ; le plus beau pont est triste à voir pour un passeur.

– Ne crains rien, ma fille, dit Letour avec une sorte de dignité, celui-ci ne me tourmentera pas longtemps, car, aussi vrai que je crois en Dieu, il ne sera pas plus tôt achevé que le passeur et son bac iront chercher fortune ailleurs.

Tous les passagers se récrièrent.

– S’il est possible ! répétèrent les plus voisins, quoi ! maître Robert, vous quitterez le pays ? – Et où voulez-vous donc aller ?

– Là où les pauvres gens ont encore besoin des services d’un pauvre homme, répliqua le passeur. Grâce à Dieu, il reste des rivières où l’on sera le bienvenu.

Joli Pierre lui demanda s’il avait déjà choisi sa nouvelle station ; mais Robert refusa de s’expliquer davantage. Quelques voisins se rappelèrent seulement alors qu’il avait fait, le mois précédent, une absence de plusieurs jours, consacrée sans doute à la recherche d’un passage où il pût s’établir.

– Par ainsi, le gars Urbain ne pourra plus nous apprendre de chansons aux fileries d’hiver, dit Manon ; eh bien ! foi de chrétienne, j’en serai grandement marrie.

– Moins que moi ! répondit avec un soupir le jeune passeur, qui depuis son débat avec la jeune fille était retombé dans le silence.

– Pour le vrai, c’est dur de quitter l’endroit qui nous est devenu une accoutumance, dit le père Surot.

– Eh donc ! qui l’empêche de rester ? reprit Manon ; n’y a-t-il pas dans le pays de quoi occuper ses bras ?

– Ne vous inquiétez point de ce que feront mes bras, interrompit Robert avec un peu d’impatience, on saura bien leur trouver du travail sans votre aide, si c’est la volonté de Dieu.

– Faudrait peut-être aussi connaître celle d’Urbain, répliqua la paysanne d’un ton aigre-doux.

– Et qui te dit qu’il en a une autre ? demanda le passeur.

– Ce n’est pas lui toujours, répondit la jeune fille ironiquement, car il reste là aussi muet qu’un poisson.

– S’il ne répond rien, reprit Robert, surpris et mécontent de la tristesse taciturne de son fils, c’est qu’il connaît son devoir, et qu’il sait que les enfants suivent celui qui gouverne la maison. La Manon guigna le jeune passeur.

– Pauvre gars ! dit-elle avec malice, comment donc qu’il s’habituera à vivre ailleurs et à ne plus voir ce joli coteau de maître Richard ?

Le jeune homme parut déconcerté ; elle éclata de rire.

– Allons, allons, je ne dis rien, reprit-elle en se levant ; c’est seulement pour vous apprendre qu’on a des yeux comme un autre ; mais méfiez-vous du nouveau conducteur des travaux, vous savez, le petit M. Lenoir ; c’est un malin qui ne sort quasiment plus de la maison neuve. Voici le bac qui aborde ; sans rancune, mon Urbain, soyez bon enfant, et on ne causera pas. – À vous revoir, maître Robert.

Elle avait repris son panier, rattaché sa cape de serge, et elle quitta la barque d’un pied alerte. Urbain, qui avait paru très embarrassé et qui voulait sans doute éviter des questions, aida le père Surot à débarquer ses paquets et à les porter jusque chez lui, laissant le passeur singulièrement intrigué.

Lorsque là Claude vit son frère disparaître à la suite du vieux paysan, elle frappa de nouveau du poing sur ses genoux, en faisant entendre l’espèce de glapissement qui lui tenait lieu d’exclamation. Elle se leva vivement, courut à une petite butte d’où elle pouvait apercevoir la route suivie par son frère, regarda quelque temps et revint avec des gestes de dépit.

– Eh bien ! qu’y a-t-il, la fille ? demanda le passeur.

La sourde-muette répondit par des signes rapides et ; tellement multipliés, que son père parut avoir quelque ; peine à comprendre.

– Doucement donc, doucement ! dit-il en continuant à traduire tout haut ses gestes et ceux de la Claude selon son habitude ; tu es fâchée qu’Urbain ; soit parti avec le père Surot ? Pourquoi ça ? – C’est toujours bon de rendre service à un voisin. – Tu crois qu’il est allé pour autre chose ? – qu’il attend quelqu’un ? – qui ça ? – hein ? – Qu’est-ce que tu me montres sur l’autre bord ? La maison de Richard ! – Dieu nous sauve ! est-ce que le gars aurait quelque : chose pour la Renée ?

La sourde-muette multiplia les signes affirmatifs, en les accompagnant de son cri rauque.

– Ah ! malheur ! s’écria Robert en frappant du pied, est-ce bien possible ce que tu dis là ? C’est donc pour ça qu’il est si triste depuis que nous devons quitter le passage ?… Oui, oui, je me souviens à cette heure ! il ne manque jamais d’être sur le chemin de la Renée, et elle-même, elle a toujours quelque chose à nous dire ou à nous demander… Et je n’y avais pas pris garde ! Ah ! pauvre homme ! on a bien raison de dire que nos yeux ne sont bons qu’à voir chez les voisins !

La Claude continuait à appuyer son opinion par signes avec une vivacité toujours plus irritée ; le passeur croisa les bras.

– C’est bon, je te crois, reprit-il d’un ton chagrin ; je sais bien ce qui te met en si grand souci ! La femme du gars Urbain doit commander au logis, et tu as peur d’avoir une maîtresse. Il le faudra pourtant un jour ou l’autre ; mais, s’il plaît au ciel, cène sera pas la filleule de maître Richard, non ; par le vrai Dieu ! ma volonté est ailleurs. Je parlerai à Urbain… ou peut-être à la fille… C’est à savoir lequel vaut le mieux.

En murmurant ces derniers mots le passeur était allé s’asseoir au bord du bac, où il sembla tomber dans une méditation soucieuse. Évidemment il réfléchissait à la découverte qu’il venait de faire et au moyen de rompre le lien d’affection qui s’était formé à son insu entre son fils et Renée. Il fut arraché à sa rêverie par une exclamation de la sourde-muette. La Claude lui montrait du doigt Urbain, qui débouchait au loin par le sentier en compagnie de leur jeune voisine.

La filleule du boisier portait l’élégant costume des artisanes et avait, dans toute sa personne, une grâce frêle et mignonne qui rappelait la demoiselle. Elle tenait d’une main une ombrelle verte, de l’autre un vieux volume à couverture de basane et marchait à petits pas, l’oreille penchée vers Urbain comme dans une causerie intime. Ce fut seulement en arrivant au bac qu’elle releva la tête, rencontra le regard du passeur et le salua. Elle se réjouit tout haut de le trouver de ce côté de la rivière, et annonça que son parrain, arrêté à la grande auberge pour y remiser le char-à-bancs, ne tarderait pas à la rejoindre. Il revenait avec elle de la forêt de la Bretèche, où elle était allée, selon l’habitude, faire le paiement de quinzaine.

Tout en parlant ainsi avec une volubilité un peu embarrassée et comme quelqu’un qui cherche à se donner une contenance, elle était entrée dans le bac et s’était assise à l’arrière. Urbain, qui l’y avait suivie, prit le gros livre qu’elle venait de déposer près d’elle.

– Peut-on regarder ? demanda-t-il.

– Cette question ! répliqua Renée en riant, vous ne reconnaissez donc pas mon vieux Barème ?

Robert tressaillit.

– Le volume de comptes, dit-il en le prenant ; celui qu’on t’a prêté l’autre jour et où tu as trouvé qu’il manquait une feuille ?

– Où donc ? demanda la jeune fille.

Ça doit être ici, dit le passeur en ouvrant le livre à une page tachée de rouille.

– Juste ! s’écria Urbain. Eh ! mon père, lisez-vous donc maintenant pour trouver si bien la place ? Voyez, la feuille a été arrachée, car il en reste encore un morceau.

– Eh bien ! je n’en savais rien, reprit Renée ; à vrai dire, je n’ouvre guère le volume que quand je vais à la Bretèche pour faire le compte des boisiers.

– Voici les preuves de vos promenades, dit Urbain, qui avait repris le Barème à son père, et montrait, de loin en loin, entre les pages de calcul, une fleur desséchée qui semblait entremêler au texte aride des souvenirs plus doux.

La filleule de Richard sourit et se mit à feuilleter avec Urbain le vieux livre, s’arrêtant à chacun de ces signets champêtres pour raconter où elle l’avait cueilli. Le passeur, soucieux et les bras croisés, les laissa continuer cette revue, leurs têtes penchées l’une vers l’autre et leurs haleines mêlées, jusqu’à ce que les gestes irrités de la sourde-muette l’eussent averti. Il sortit brusquement de sa rêverie, fronça le sourcil et ordonna au jeune gars de passer à la forge, pour réclamer un harpon depuis longtemps attendu.

L’ordre était donné d’un ton qui ne permettait ni l’objection ni le retard. Urbain se leva avec un visible déplaisir, enjamba, sans se presser, les bancs du bateau, et se dirigea lentement vers la ville. Robert le suivit des yeux jusqu’à ce qu’il eût disparu, et se retourna alors vers la jeune fille.

Celle-ci rangeait les fleurs dans le livre avec un soin minutieux, qui prouvait bien moins un amour d’ordre que la distraction de son esprit. Il la regarda un peu de temps sans parler, comme un homme qui se consulte. Évidemment il hésitait sur le parti à prendre avec la filleule de Richard. Le passeur l’avait connue enfant et vue grandir sous ses yeux, dans les habitudes familières qu’autorise le voisinage, jusqu’au moment de son entrée au couvent ; mais, lorsqu’elle en était sortie, cette séparation de cinq années, jointe aux élégantes et discrètes manières de la jeune fille, lui avait imposé. Dans l’intervalle d’ailleurs, la fortune de maître Richard s’était augmentée, et avec elle la distance qui séparait les deux familles. Le passeur le sentit instinctivement. Devenu plus timide avec Renée, il avait renoncé à son ancien tutoiement, et s’était accoutumé à lui témoigner une sorte de déférence amicale. Il conservait pourtant au fond le souvenir de leur intimité première ; la jeune fille n’avait pu lui faire oublier l’enfant. Aussi, après avoir balancé quelque temps, il s’approcha d’elle brusquement, lui mit la main sur l’épaule, et dit à demi-voix :

– Il faut que je vous parle. Renée.

Elle leva vers lui les yeux avec un sourire interrogateur et étonné.

– À moi ? dit-elle, et de quoi donc ?

– Du gars Urbain.

Il sentit l’épaule de la jeune fille tressaillir sous ses doigts.

– Faut pas trembler pour ça, continua-t-il avec un peu d’impatience dans l’accent ; il s’agit de causer sans frime et d’amitié, car j’ai toujours idée que vous nous voulez du bien, Renée.

– Ah ! vous pouvez le croire, s’écria-t-elle d’une voix émue, il n’est personne ici ou autre part à qui je souhaite plus de bonheur !

– Je vous remercie, ma fille, dit le passeur d’un ton plus doux ; pour lors vous ne voudrez point que le gars Urbain me chagrine plus longtemps. Depuis que j’ai parlé de quitter La Roche, il n’a ni courage ni bonne humeur.

– Et pourquoi voulez-vous partir ? demanda la jeune fille avec un accent de supplication plaintive.

– Pourquoi ? répéta le passeur ; ce n’est pas vous qui devez me demander ça, la Renée ; vous me l’avez entendu dire trop de fois. Vous savez que je ne puis pas rester ici, que je ne le veux pas, et que c’est au gars de me suivre. Jusqu’à cette heure, dans notre famille, personne n’a jamais eu honte du métier de son père ; faut que le gars soit ce que je suis, ce que ses grands-parents ont été ; qu’il vive dans le bac des Letour de sa sueur et de son courage : c’est notre gloire, ça ! comme aux gentilshommes de conserver leurs manoirs et de vivre du rien-faire. Voilà assez longtemps que je tiens la gaffe de patron, le moment d’Urbain est venu, et là-bas c’est pour lui que la barque labourera la rivière.

– Ainsi vous avez déjà choisi votre nouvel endroit ? demanda la jeune fille troublée.

Le passeur fit un signe affirmatif.

– Et… c’est peut-être… bien loin ? ajouta-t-elle en hésitant.

– Bien loin, dit Robert ; sans compter que le passage est rude et des fois de grand péril ; mais le gars est d’âge à avoir une aide.

– Une aide, répéta Renée sans avoir l’air de comprendre.

– Quoi donc ? reprit Robert, avez-vous oublié l’ancien temps, ma fille ? Quand Urbain et la Claude avaient leur mère (puisse Dieu l’avoir reçue dans sa gloire !), ne l’avez-vous pas vue manier l’aviron et tirer la cordelle ?

– Je l’ai vue, dit la jeune fille.

– Donc, continua le passeur, faut que le gars ait de même une créature qui le secoure de sa vaillantise, et… je l’ai trouvée.

Renée se redressa comme si un coup l’eût frappée, mais elle retint l’exclamation qui entrouvrit ses lèvres.

– Oui, continua Robert, j’ai trouvé là où nous irons la fille de ma propre cousine… C’est fort comme un jeune chêne et doux comme le petit d’une brebis, juste ce que je cherchais, car il faut au gars une brave créature qui aura du cœur dans les bras, et non pas une demoiselle…