Scènes et récits des Alpes - Emile Souvestre - E-Book

Scènes et récits des Alpes E-Book

Emile Souvestre

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Extrait : "Au fond de la gorge étroite de l'Enge, non loin du bourg de Grindelwald et à quelques pas de ce torrent auquel ses eaux ardoisées ont fait donner le nom de Lütschine-Noire (Schwarze-Lütschine), s'élève un chalet aujourd'hui abandonné, mais bien connu pour avoir abrité pendant longtemps une des rares familles qui conservent encore dans certains cantons de la Suisse les héroïques traditions de la chasse au chamois."À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARAN : Les éditions LIGARAN proposent des versions numériques de grands classiques de la littérature ainsi que des livres rares, dans les domaines suivants : • Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin. • Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.

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Le chasseur de chamois

Au fond de la gorge étroite de l’Enge, non loin du bourg de Grindelwald et à quelques pas de ce torrent auquel ses eaux ardoisées ont fait donner le nom de Lütschine-Noire (Schwarze-Lütschine), s’élève un chalet aujourd’hui abandonné, mais bien connu pour avoir abrité pendant longtemps une des rares familles qui conservent encore dans certains cantons de la Suisse les héroïques traditions de la chasse au chamois. Nous disons héroïques, car cette chasse est bien moins une ressource, comme celle de nos braconniers de la plaine, qu’un noble exercice d’adresse, de force et de courage, une sorte de perpétuel défi jeté à la mort. L’ardeur qui emporte les chasseurs de chamois peut être comparée à celle de ces Koëmper du Nord qui lançaient leurs drakars sur les mers orageuses, peu certains de conquérir le butin, mais sûrs de périr quelque jour par le naufrage ou par l’épée. Comme eux, le chasseur des Alpes poursuit un rêve, qui, à travers le froid, les fatigues et les angoisses, doit le conduire infailliblement au fond des abîmes ; mais qu’importe ? Une puissance invincible le pousse et lui dit : – Marche ! – Il a toujours devant les yeux les héros de la tradition montagnarde ; il pense à ce terrible Colani de l’Engadine, qui chassa jusqu’à soixante-dix ans et tua deux mille sept cents chamois ; il pense à Blaesi de Schawanden, qui en abattit six cent soixante-quinze. Un jour, entraîné trop loin par la poursuite, Blaesi était resté dix heures suspendu à une pointe de rocher, et ses cheveux en étaient devenus blancs. Sauvé par un compagnon, il lui donna sa carabine en jurant de n’y plus toucher ; mais à peine avait-il fait quelques pas sur la montagne, qu’un chamois montra sa tête derrière un buisson de roses des Alpes. Blaesi s’élança sur son arme en s’écriant : « Je suis toujours chasseur ! » et il se mit à poursuivre sa nouvelle proie sans songer davantage à son agonie de toute une nuit.

Et ne croyez pas que ce soit là un fait exceptionnel. Qui n’a lu la rencontre de M. de Saussure et de ce montagnard de Sixt, jeune, beau, marié depuis quelques jours seulement à une femme charmante qu’il adorait, et qu’il quittait cependant pour chasser sur la montagne ? – Je sais le sort qui m’attend, disait-il au grand naturaliste genevois : tous les hommes de ma famille sont morts en faisant ce que je fais ; aussi ce sac que je porte, je l’appelle mon drap mortuaire ; mais quand on m’offrirait tout l’or de Genève, je ne pourrais renoncer à ce moyen de mourir !

Tels étaient précisément les Hauser de l’Enge. La montagne avait toujours été leur véritable patrie ; ils avaient préféré à tout le reste la liberté sauvage des hauteurs et l’étrange gloire de cette guerre faite aux obstacles et aux fléaux. Plusieurs générations de chasseurs célèbres s’étaient succédé dans leur famille, et lui avaient ainsi légué une sorte de distinction, de noblesse. L’histoire du dernier Hauser résumant en partie celle de ses ancêtres et de beaucoup de ses compagnons, nous la donnons ici telle que les souvenirs populaires l’ont conservée, certain que dans son étrangeté même elle reflète fidèlement un aspect peu connu de la vie alpestre.

I

Il y a quelques années, le chalet des Hauser avait encore ses habitants. On se trouvait aux premiers jours de mars, et depuis le 28 octobre le soleil n’avait point brillé dans la vallée. Une terne lumière pénétrait à peine au fond de la gorge, et les montagnes qui lui faisaient face, depuis l’Iselten-Alpp jusqu’au Wetter-Horn, étaient enveloppées d’une neige éclatante que les sapins tachetaient de loin en loin. Or voici ce qui se passait dans la chaumière, qui n’était alors éclairée que par la lueur tremblante des ramées brûlant sur l’âtre.

Auprès de la fenêtre, dont les petites vitres étaient devenues opaques sous les cristaux de glace, une jeune fille se tenait debout, appuyée au mur. Elle avait les mains jointes, la tête baissée, et toute son attitude exprimait une tristesse méditative. À ses pieds se tenait assis un jeune garçon, le front appuyé sur ses deux bras repliés. Leur dialogue venait évidemment d’aboutir à une de ces pauses de découragement pendant lesquelles chaque interlocuteur continue l’entretien avec lui-même. Pendant longtemps, on n’entendit dans le chalet que les rugissements sourds de la Lütschine-Noire, qui continuait à lancer contre ses rives les blocs arrachés à la montagne, et les pétillements du sapin, qui projetait au loin ses flammèches étincelantes. Enfin le jeune garçon saisit une des mains de la jeune fille.

– Ainsi c’est bien vrai, Fréneli ? dit-il d’un ton abattu. Tandis que je travaillais loin d’ici avec courage, dans l’espoir de vous avoir pour femme, mère Trina vous destinait au cousin Hans ?

– C’est trop vrai, Ulrich, répondit tristement la jeune fille.

– Mais, si j’ai bien entendu, elle n’a pourtant rien dit encore ni à vous, ni à lui.

– Rien ; vous avez bien entendu.

– Alors votre grand-mère ne vous a point promise au cousin ?

– Par des paroles, non sans doute, mais par l’intention, et Hans l’a comprise sans qu’elle ait ouvert la bouche ; ils se sont expliqués en esprit.

– Reste à savoir si, en avouant à la mère-grand que votre cœur s’est tourné d’un autre côté, elle ne changera pas de projets ?

Fréneli secoua la tête. – Mère Trina est aussi ferme dans sa résolution que l’Eiger sur ses racines, dit-elle, et il vous serait plus facile de déranger la montagne que de changer sa volonté.

– Même si le cousin ne la partageait point ? reprit Ulrich, dont le regard était fixé sur la jeune fille. Voyons, Fréneli, répondez-moi comme si vous aviez la main sur l’Évangile : Hans vous a-t-il quelquefois parlé d’amour ?

– Jamais ; vous savez que les paroles de Hans sont aussi rares que les pièces d’or.

– Oui, c’est un vrai chasseur de chamois. Hans a épousé la montagne ; peut-être ne veut-il point d’autre femme. Si je lui disais tout ?

Fréneli tressaillit. – Sur votre vie ! ne le faites pas, Ulrich, répliqua-t-elle précipitamment. Si Hans soupçonnait quelque chose, Dieu sait ce qui arriverait. J’aurais moins peur de voir la Lütschine hors de son lit et emportant les bois et les prairies comme l’an passé.

– Alors vous êtes sûre qu’il vous aime, Fréneli ?

– C’est-à-dire, reprit la jeune fille avec une nuance d’amertume, qu’il m’aime comme le chamois qu’il poursuit sur les pics. Pensez-vous qu’il lui parle, et qu’il s’inquiète de son consentement ? Je suis aux yeux de Hans ce qu’est tout le reste, une proie ; il estime que je lui appartiens seulement parce qu’il me veut, et il traiterait quiconque essaierait de m’enlever à lui comme le chasseur traite l’homme qui lui dérobe son gibier.

– Ainsi tout le monde ici est contre moi ! s’écria Ulrich douloureusement.

Fréneli ne répondit pas sur-le-champ. – Il y a quelqu’un qui est votre ami, dit-elle d’une voix plus basse, après un court silence : c’est l’oncle Job. Bien que lui aussi n’aime que la montagne, et qu’il ait eu regret de vous voir abandonner la carabine du chasseur, il ne parle jamais de vous qu’avec affection.

– Mais l’oncle Job ne peut rien sur la volonté de tante Trina… D’ailleurs il n’est point ici.

– Non ; il est dans les cols d’en haut cherchant ses plantes, ses pierres et ses cristaux. Pourtant j’ai espérance qu’il reviendra ce soir.

– Eh bien ! je ne retourne que demain à Mérengen, répondit pensivement Ulrich ; je verrai si je puis espérer quelque chose de l’oncle.

Et se rapprochant de la jeune fille, qu’il entoura d’un de ses bras : – Mais toi, ajouta-t-il en penchant la tête jusqu’à effleurer des lèvres la chevelure de Fréneli, m’aimes-tu donc si peu que tu puisses vivre contente avec le cousin Hans ?

– Vous savez trop le contraire, répondit d’un ton très ému la jeune fille, qui fit un faible effort pour se dégager.

– Ainsi tu m’aideras, Fréneli ?

– Autant qu’une pauvre fille le peut, Ulrich.

– Mais si la mère Trina et Hans persistent…

– Alors, répliqua-t-elle en pleurant, nous serons bien malheureux.

Le jeune homme porta les poings à son front avec une expression de désespoir. Cependant ni lui ni Fréneli ne songèrent un instant à la possibilité d’une désobéissance. Dans cette vie simple des vallées alpestres, la tradition du foyer, entretenue par l’influence de la Bible, a maintenu entière la soumission des enfants ; la logique n’y est point encore venue au secours de la passion pour discuter le pouvoir du chef de famille ; lui seul a le droit de vouloir, et, comme Abraham, il pourrait, au besoin, conduire son fils à l’immolation en lui faisant porter le bois du sacrifice.

La grand-mère de Fréneli, restée seule pour représenter cette royauté sans contrôle, avait su conserver tous les privilèges de sa position. Élevés à son foyer, ses petits-neveux Hans et Ulrich avaient appris à ne jamais discuter ses volontés jusqu’à l’âge où tous deux, devenus chasseurs de chamois, avaient conquis la liberté de la montagne ; mais Ulrich n’avait en lui ni l’instinct de lutte, ni le besoin de fiévreuse émotion qui passionnent pour cette rude existence : ses aspirations étaient ailleurs. Chaque fois qu’il traversait les vallées de Lauterbrunnen ou de Hasli, il s’arrêtait involontairement des heures entières devant les seuils où des pâtres sculptaient l’if et l’érable ; il admirait ces chefs-d’œuvre d’adresse auxquels ne manque qu’un caprice plus inventif ; il rêvait de nouvelles formes, et, aux heures de l’affût, oubliant la proie qu’il attendait, il laissait tomber à ses pieds sa carabine pour découper en dentelle quelque tavillon arraché à la toiture d’un chalet. Ses essais multipliés et toujours plus heureux furent bientôt connus. À mesure que sa réputation de chasseur de chamois allait déclinant, celle de sculpteur d’érable grandissait. Enfin un entrepreneur de Mérengen offrit de le prendre dans son atelier. Ulrich devait y trouver, outre les moyens de suivre ses goûts en se perfectionnant dans l’art qu’il aimait, des avantages suffisants pour assurer à Fréneli un bien-être que la chasse lui eût toujours refusé. Ce dernier motif suffisait seul. Il accrocha sa carabine au pied du lit de l’oncle Job et partit pour Mérengen. Deux années s’écoulèrent, deux années de travail acharné, pendant lesquelles Ulrich conquit la première place parmi les sculpteurs en bois de l’Oberland et amassa la somme nécessaire à la réalisation de son vœu le plus doux. Nous avons vu comment les projets de la grand-mère lui avaient été révélés au moment où il croyait toucher au but.

Le jeune sculpteur recommençait à interroger Fréneli sur les indices qui avaient pu trahir les projets de mère Trina, lorsque celle-ci entra. C’était une femme de plus de soixante-dix ans, petite, maigre et comme repliée sous le poids de l’âge. À voir sa démarche lente, mais ferme, on eût dit que la vieillesse avait revêtu ses membres d’une armure d’acier. La décrépitude de son visage faisait mieux remarquer ses yeux gris, dont la fixité pénétrante rappelait ceux de l’oiseau de proie ; ses épaules étaient chargées d’une de ces hottes d’osier qui semblent inséparables de l’habitant des montagnes, et qu’il emporte sans but, par habitude, comme le soldat son épée.

À peine eut-elle franchi le seuil, que son regard alla chercher dans la pénombre du chalet Fréneli et Ulrich, qui, interrompus au milieu de leurs confidences, étaient visiblement embarrassés.

– Ah ! ah ! dit-elle en dégageant, sans se presser, un de ses bras de la hart d’osier que la hotte avait pour courroie, il y a de la compagnie ; te voilà ici, toi !

– Dieu vous protège, grand-tante ! répondit le jeune homme en s’avançant vers la vieille femme, j’arrive de Mérengen… J’étais venu m’informer de vos nouvelles.

– Et tu les demandais tout bas à Néli, reprit la vieille femme ; à la bonne heure ! mais j’aime à voir au visage ceux que je reçois. Néli, allumez une clarté.

Pendant que la jeune fille obéissait, mère Trina se débarrassa de la hotte, qu’elle déposa dans un coin ; puis, s’avançant vers la partie éclairée de la cabane, elle jeta un rapide regard sur Ulrich et sur sa petite-fille.

– Hans n’est point de retour ? demanda-t-elle.

– Pas encore, mère-grand’, répliqua Fréneli.

La vieille femme se retourna vers son neveu. – C’est que lui ne se repose jamais, dit-elle avec intention ; le pain qu’on mange ici, il faut qu’il le gagne là-haut, au-dessus des glaciers. Tu as bien fait de choisir un métier plus facile, toi : les chamois courent trop vite pour les pieds qui aiment à s’étendre sur la pierre du foyer.

– Aussi ai-je lieu de me réjouir chaque jour de ma détermination, répliqua le jeune homme sans deviner l’ironie sous l’accent sérieux de la grand-mère.

– Ulrich nous a apporté un échantillon de son travail, interrompit Fréneli, qui essaya de s’entremettre ; voyez, mère-grand’, comme il est devenu habile !

Elle avait approché la lumière d’une de ces coupes en forme de tulipe, imitées depuis par tous les découpeurs de bois, mais dont Ulrich avait eu idée le premier. Mère Trina jeta à peine un regard rapide sur l’œuvre de son petit-neveu. – Et il y a des gens qui achètent ce bois taillé ? demanda-t-elle avec une sorte de surprise.

– Assez cher, répliqua Ulrich fièrement, pour que mon tour, mon poinçon et mon couteau me rapportent là-bas plus d’argent chaque semaine que sa carabine n’en rapporte ici à Hans en tout un mois. Mère Trina croit-elle que l’argent soit une bonne chose ?

– Certes ! répliqua la vieille femme, c’est ce qu’il y a de meilleur… après l’or.

– Sans compter, ajouta Ulrich, qui suivait sa pensée, que je n’ai pas toujours, comme sur la montagne, la mort qui me coudoie. Aussi la femme qui m’attendra près du foyer n’aura pas à trembler chaque fois qu’un bruit d’avalanche viendra des Schreck-Hœrner ou du Wetter-Horn.

La grand-mère lui lança un regard qui le força à baisser les yeux. – Ah ! c’est là ce que tu faisais comprendre tout bas à Néli ! dit-elle.

La jeune fille voulut, du geste, arrêter la réponse d’Ulrich ; mais il saisit avec une sorte d’empressement désespéré l’occasion de connaître son sort tout entier. – C’est vrai, je lui ai parlé, dit-il d’un accent ému, et, puisque vous l’avez deviné, il n’y a plus de raison pour se taire devant vous. Moi, j’ai toujours souhaité ce mariage ; mais depuis trois années nous sommes deux à y penser.

La vieille femme se retourna vers Fréneli, qui baissa la tête en rougissant.

– Vous me connaissez depuis le berceau, continua Ulrich ; j’ai été élevé ici comme votre fils, vous savez qu’il n’y a en moi ni lâcheté ni malice, et que la femme qu’on me donnera ne sera point à un homme sans cœur. Dieu me punisse si elle pleure jamais par ma faute ! Laissez donc Fréneli et moi être heureux, tante Trina, et nous vous remercierons à deux genoux, comme les papistes remercient leurs saintes. Voyez, votre petite-fille vous prie avec moi ; ne nous ôtez pas la force et le contentement de vivre.

Il avait pris la main de la jeune fille, et se tenait avec elle devant la grand-mère dans une attitude de supplication craintive. Celle-ci les garda un instant sous son regard, comme un couple de ramiers sous l’œil du vautour ; mais enfin, secouant la tête : – Connais-tu la dot de Fréneli ? demanda-t-elle à Ulrich.

– Sa dot ! répéta le jeune homme, qui parut ne point comprendre ; je n’ai jamais pensé qu’elle dût en avoir, mère Trina. Que m’importe une dot ?

– Il m’importe, à moi, reprit la vieille femme, car cette dot n’est point un don qui enrichit, mais qui oblige. Elle est là, dans cette armoire qu’aucun de vous n’a jamais vu ouvrir et qui dans votre enfance vous faisait peur.

Et la vieille grand-mère alla au meuble vermoulu, enfonça dans la serrure une clé rouillée qui tourna avec effort, et ouvrit brusquement les deux battants. La sombre profondeur de l’armoire laissa distinguer plusieurs crânes de chamois surmontés de cornes recourbées. Ces ossements blanchis se détachaient dans l’ombre en silhouettes si bizarres, que Fréneli ne put retenir un léger cri. La grand-mère se retourna vers elle.

– As-tu donc si peu de cœur que cette vue t’épouvante, folle créature ? dit-elle durement.

– Elle peut du moins surprendre, interrompit Ulrich. Qu’est-ce que ceci, mère Trina, et d’où peut venir à Fréneli une pareille dot ?

– Des pères de son père, répondit la vieille femme ; bien que tu ne sois pas un grand chasseur, Ulrich, tu peux reconnaître que chacune de ces dépouilles est celle d’un empereur des chamois.

– En effet, répliqua le jeune homme, qui savait que, d’après la tradition, ces hauts cornages appartenaient aux chamois assez vieux pour que leur descendance formât une sorte de tribu dont on les croyait chefs.

– Tu n’es pas non plus sans avoir appris combien il est difficile d’atteindre un pareil gibier, reprit mère Trina, et on t’aura dit, je suppose, que celui qui le rapportait n’avait au-dessus de lui, pour l’adresse, que l’archange Michel ou le Chasseur-Noir.

– On me l’a dit, répliqua Ulrich.

– Eh bien ! reprit la grand-mère avec une certaine emphase, depuis plus de temps qu’il n’en faut pour faire croître un chêne, tous ceux qui ont épousé les filles de notre maison ont rapporté à leur fiancée, en présent de noces, un empereur des chamois. Regarde : sous chacun des cornages, tu pourras lire le nom d’un de nos ancêtres. Le dernier qui se dresse un peu au-dessus des autres, a été suspendu là par mon gendre ; que Dieu le récompense ! Quand il était venu me demander sa cousine, la mère de Fréneli, je lui avais montré ce que je te montre.

– Et que vous avait-il répondu ?

– Rien ; mais deux mois après il jetait à mes pieds ce que tu vois là ; s’il ne l’eût point apporté, ma fille et moi nous aurions attendu un chasseur plus adroit.

Les deux amants échangèrent un regard désolé.

– Quoi ! s’écria Ulrich, vous auriez mis une pareille gloire au-dessus de tout le reste, tante Trina ? vous n’auriez rien accordé à l’amitié de votre fille pour le père de Fréneli ?

Un sourire méprisant fit grimacer les rides de la vieille femme et fut sa seule réponse.

– Peu vous importe donc la volonté de celle qui se marie ! reprit tristement le jeune homme ; ce qu’il vous faut, ce n’est point son bonheur, c’est seulement qu’il y ait dans votre famille le meilleur chasseur de la montagne.

– Et nous l’avons toujours eu ! répliqua la vieille femme avec orgueil.

– Mais que vous a-t-il apporté, continua Ulrich en s’animant, sinon la pauvreté, les angoisses et le veuvage ? Où sont maintenant les restes de ceux qui ont placé là ces dépouilles dont vous êtes si fière ? Tous n’ont-ils pas eu les avalanches pour linceul et les précipices pour cimetières ?

– Qui te dit le contraire ? répliqua mère Trina avec une froideur hautaine ; t’ai-je donc parlé de vie longue, de repos ou de richesse ? Dans les vieilles histoires que les enfants nous lisent haut pendant les veillées d’hiver, n’as-tu pas vu de nobles familles dont tous les hommes mouraient à la guerre ? Eh bien ! nos maris meurent sur la montagne ; c’est leur champ de bataille ; la honte commencera au premier qui mourra dans son lit.

Fréneli joignit les mains avec une exclamation qui semblait protester ; mais la vieille femme l’interrompit d’un ton d’impatience impérieuse : – Paix ! paix ! folle créature ! dit-elle ; on ne vous demande point votre pensée. Grâce à Dieu, ce n’est pas vous qui avez le commandement ; il vous suffit d’écouter et de vous taire. Je parle à celui qui a voulu savoir comment les maris entraient ici ; à cette heure il le sait, et il a vu ce que chacun d’eux devait ajouter à notre trésor d’honneur.

– Ainsi nul ne sera accepté s’il n’a rempli la condition ? fit observer Ulrich, et le cousin Hans lui-même…

– Hans ne demande rien, interrompit brusquement la grand-mère ; Hans est à son devoir. La bonne occasion viendra un jour pour lui, et alors sa balle saura suivre le droit chemin. En attendant, il s’occupe de nous nourrir.

– Et vous pouvez ajouter que c’est une préférence qu’il obtient contre toute justice, fit observer Ulrich vivement, car moi aussi j’avais droit de faire accepter…

– Rien, acheva la vieille femme. Les Hauser ont toujours vécu de la montagne ; le neveu Hans et l’oncle Job y récoltent pour nous, et leur moisson suffit.

Comme elle achevait ces mots on entendit dans le sentier raviné qui conduisait à la cabane le cliquetis des cailloux roulant sous un pas précipité. Fréneli redressa la tête, prêta l’oreille et dit : – C’est lui !

Presque au même instant la porte fut rudement repoussée en dedans, et Hans franchit le seuil. Il portait le costume complet des chasseurs de chamois : veste et pantalon de drap montrant les nombreuses cicatrices du temps, gros souliers recouverts de guêtres de cuir qu’avaient frangées les glaçons, chapeau de feutre rougi par la pluie. À son côté pendait la hache destinée à lui ouvrir un chemin sur les pics neigeux, le maillet avec lequel il forçait la charge de sa carabine, et la cartouchière de cuir renfermant ses munitions ; un grand sac de toile rousse, roulé en bandoulière, passait sur son épaule gauche.

Il était entré comme un orage, et venait de s’arrêter au milieu de la cabane en laissant tomber lourdement la crosse de son fusil contre le sol. Mère Trina reconnut au premier coup d’œil que la chasse avait été malheureuse. Sans dire un mot, elle fit signe à Fréneli de ranimer le feu, et elle-même alla vers un petit buffet où elle prit tout ce qu’il fallait pour mettre le couvert. Ce fut alors seulement que le chasseur aperçut Ulrich.

– Dieu te garde, Hans ! dit ce dernier en faisant un pas à sa rencontre.

Le cousin ne répondit pas ; mais son regard se porta rapidement vers Fréneli, dont il surprit les yeux attachés sur le jeune sculpteur. Il s’approcha du foyer sans rien dire, accrocha sa carabine au mur, et, s’asseyant sur le billot qui occupait le coin de l’âtre, il étendit devant la flamme ravivée ses pieds couverts de givre. Bien qu’habitué à sa morosité silencieuse, Ulrich en parut cette fois un peu surpris ; il alla se placer de l’autre côté de l’âtre, les bras croisés et l’épaule appuyée au mur.

– Il faut croire que les chamois n’abondent pas dans les alpages, dit-il avec une légère nuance d’ironie, puisque le cousin Hans redescend comme il est parti ?

Le chasseur haussa les épaules et répondit dédaigneusement : – Qui a jamais dit que les chamois abondaient dans les alpages quand le dégel leur permet de trouver des pâtures sur les plus grands pics ?

– Alors c’est donc que le cousin n’a pas voulu les chercher si haut ! reprit le sculpteur.

Hans lui jeta un regard farouche. – J’arrive des Schreck-Hœrner, dit-il avec une certaine emphase.

À ce nom, les deux femmes se retournèrent, et Ulrich lui-même ne put réprimer un mouvement. Les Schreck-Hœrner ou Pics de la Terreur sont en effet les plus hautes aiguilles qui se dressent sur le Mettemberg, et leur nom indique suffisamment combien leur abord a toujours paru redoutable ; les chasseurs eux-mêmes s’y hasardent rarement, et l’on compte ceux qui vont chercher les chamois jusque dans ces derniers refuges. Aussi mère Trina, qui achevait de mettre le couvert, revint-elle vers le foyer.

– Les Schreck-Hœrner ! répéta-t-elle d’une voix altérée ; viens-tu vraiment des Schreck-Hœrner ?

– Pourquoi non ? répliqua Hans en la regardant.

– C’est là qu’ils sont tous restés !… murmura la vieille femme se parlant à elle-même… le père de Fréneli… le père de sa mère… et le père de l’aïeul… Il y a une vieille haine entre notre famille et les Schreck-Hœrner.

– Et même sur ces hautes cimes tu n’as rien trouvé ? demanda Ulrich, intéressé malgré lui à l’audace du cousin.

– Qui te dit cela ?

– Alors tu as vu des pistes ?

– J’ai vu mieux.

– Quoi donc ?

– Une troupe de chamois avec leur empereur !

Trois exclamations partirent en même temps. Dans ces sauvages vallées, la chasse au chamois est le côté romanesque et saisissant de la vie ; à elle se rattachent toutes les aventures miraculeuses ; elle est, – comme la contrebande sur nos frontières, comme les expéditions de pionniers vers l’ouest des États-Unis, ou la recherche de l’or aux bords du Sacramento, – l’éternelle inspiratrice des récits du foyer ; c’est là que puise la muse populaire pour ses contes des Mille et une Nuits ; aussi a-t-elle sur toutes les imaginations un irrésistible pouvoir.

À l’annonce de la rencontre faite par le chasseur, mère Trina, Fréneli et Ulrich se rapprochèrent de lui en l’interrogeant tous à la fois. Hans se redressa ; un éclair d’exaltation avait illuminé ses traits hâlés.

– Oui, je les ai vus ! reprit-il en étendant la main, comme s’il eût voulu montrer la proie merveilleuse. C’était dans une des fentes qui s’ouvrent au pied de la petite dent. Avec ma lunette d’approche, je les ai bien examinés, puis j’ai renouvelé mes amorces pour être sûr de mes deux coups, et je me suis avancé en rampant. Déjà j’étais à portée du chamois placé en sentinelle, car je commençais à distinguer ses cornes, quand il a bondi de côté pour avertir les autres, et tous sont partis, l’empereur en tête… Il y en avait neuf !…

Mère Trina tressaillit à ce dernier détail.

– Tu es sûr du nombre ? dit-elle vivement ; tu les as comptés ?

– Aussi certainement que je compterais les doigts de ma main.

– Ils étaient conduits par un empereur ? tu ne t’es point trompé ?

– Me prenez-vous donc pour un chasseur d’hier ?

La vieille femme parut réfléchir.

– Je les ai poursuivis trois heures parmi les pics et le long des Échelottes, reprit Hans en s’animant de plus en plus. D’abord ils allaient au Viescher-Horn à travers le glacier, puis ils ont rebroussé chemin. Quatre fois j’ai coupé court, et je me suis trouvé assez près pour entendre les sifflets de commandement de l’empereur qui continuait à conduire la bande ; mais toujours une crevasse ou une aiguille m’a coupé le passage.

– Et où les as-tu perdus ? demanda mère Trina.

En arrivant à l’Eiger ; le temps de tourner une roche, ils avaient disparu.

– C’est ça ! c’est bien ça ! reprit la vieille grand-mère pensive ; neuf chamois… l’empereur en tête !… Impossible de les atteindre, et quand on est proche enfin, tout s’évanouit… Le père de Fréneli les avait vus dans le mois qui a précédé sa mort.

Hans tressaillit comme malgré lui, mais après un moment de silence : – Croyez-vous donc que ce soit un troupeau de chamois d’égarement ? reprit-il en haussant les épaules.

– Qui sait ? dit mère Trina regardant fixement devant elle ; le méchant esprit est là-haut dans son royaume.

– Ai-je dit le contraire ? répliqua Hans ; ceux qui ont passé la nuit vers la Jungfrau l’ont entendu plus d’une fois hurler sous les glaciers ! Mais que m’importe ! Voilà onze ans que je le brave dans sa maison, et tant que j’aurai ma hache et ma carabine, je n’aurai besoin de personne contre lui. Dieu me damne ! quand même le troupeau de ce matin serait à l’ange noir, je jure qu’il fera connaissance avec mes balles.

Fréneli et Ulrich se regardèrent. Nourris tous deux dans la croyance des vallées, ils considéraient la région des neiges éternelles comme une terre de redoutables prodiges où l’homme ne pouvait se hasarder qu’avec une précaution craintive et sous l’aide de Dieu ; aussi l’audace de Hans leur parut-elle une impiété. La vieille femme partagea sans doute cette sensation, car elle secoua la tête et dit à demi-voix : – Il ne faut pas irriter l’ennemi invisible, Hans.

Mais le chasseur s’était exalté dans sa bravade ; il se leva, et frappant du poing sur la table dont il venait de s’approcher : – Par ma tête ! tante Trina, s’écria-t-il, je me soucie de celui dont vous parlez comme de la marmotte qui siffle dans les rochers de la Scheideck. Écoutez bien ce que je promets, – et vous autres aussi. – Avant huit jours, il y aura sur cette table un quartier de l’empereur des chamois que je viens de poursuivre.

Ce serment fut accompagné d’un regard jeté sur la jeune fille qui fit tressaillir Ulrich. Les paroles de son cousin n’étaient jamais prononcées à la légère ; ce qu’il avait dit était toujours une sorte d’engagement pris avec lui-même et qu’il accomplissait à tout prix. Aussi sa téméraire promesse fut-elle suivie d’un long silence.

Cependant il avait approché de la table une chaise de bois et s’était assis devant le misérable repas servi par la grand-mère. Il se composait uniquement d’un reste de pain noir et d’un morceau de fromage maigre. Hans se retourna vers le sculpteur.

– Je suppose que le cousin n’a point faim pour les dîners de chasseur, dit-il ironiquement ; on n’oserait lui offrir de prendre part à une si maigre chère.

– Qui parle de maigre chère ? interrompit une voix près du seuil.

Et l’oncle Job apparut à l’entrée du chalet, armé de son bâton ferré, le marteau de chercheur de cristal à la ceinture, la boîte de fer-blanc suspendue à l’épaule. Fréneli et Ulrich coururent à sa rencontre, l’un pour lui serrer la main, l’autre pour le débarrasser de ce qu’il portait ; mais le vieillard ne voulut lui abandonner qu’un petit panier qu’il tenait passé au bras.

– Prends garde, Néli, prends garde, ma fille, dit-il gaiement. Ce ne sont ni des herbes, ni des pierres, ni même des papillons ;… c’est ma réponse au neveu Hans. Ne parlait-il pas quand je suis entré de maigre chère ? Lève le couvercle, Néli, et montre-lui ce que j’apporte.

Elle ouvrit le panier, d’où elle retira successivement des œufs, du lard fumé, trois pains blancs et une petite bouteille d’eau de cerise. Le chasseur, qui avait paru indifférent aux premières exhibitions, accueillit cette dernière par une interjection de contentement.