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"Au cœur du Champo" vous invite à un voyage dans l’histoire du cinéma emblématique du Quartier latin : le Champo. Depuis son inauguration en 1938 jusqu’à son classement parmi les monuments historiques, ce récit dévoile les secrets d’un lieu légendaire, où se croisent une famille visionnaire, des figures illustres et des instants culturels inoubliables. Entre passion, mémoire et art, cet hommage vibrant retrace l’âme d’un cinéma qui a su captiver des générations. Plus qu’un récit, c’est une plongée dans un univers intemporel, où chaque page ravive la magie et l’émotion d’un lieu qui continue de faire rêver. Une lecture qui célèbre le passé pour mieux inspirer l’avenir.
À PROPOS DE L'AUTRICE
Dominique Charlot, inspiré par la célèbre citation de Pessoa : « La littérature est la preuve que la vie ne suffit pas », croit fermement au pouvoir des mots pour éveiller des émotions profondes, bien au-delà de leur simple signification. Dans cet ouvrage, il prolonge l’existence à travers la vie de ses personnages, créant une immersion dans un univers où chaque mot prend vie et résonne intensément.
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Seitenzahl: 197
Veröffentlichungsjahr: 2025
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Dominique Charlot
Au cœur du Champo
Roman
© Lys Bleu Éditions – Dominique Charlot
ISBN : 979-10-422-6067-5
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivante du Code de la propriété intellectuelle.
À vous tous…
« Un jour, je m’étais sauvé de chez mes parents et je ne savais pas exactement ce que j’allais faire. Au fond, je partais en vagabondage ! Je passe donc chez un copain qui pouvait m’aider, m’héberger ; manque de chance, il n’était pas là. Comme il fallait que je lui fixe un rendez-vous, j’ai choisi le film que je préférais et qui se jouait cette semaine-là : le roman d’un tricheur. Et je lui ai dit que je serai toute la journée au Champollion… J’étais passé chez lui à midi, à deux heures, j’étais au cinéma Le Champollion et j’étais prêt à y rester jusqu’à sept ou huit heures du soir jusqu’à ce qu’il me rejoigne : c’était un endroit où j’étais en sécurité ! On peut me dire ce qu’on veut sur Guitry, ce jour-là, c’était un ami chez qui j’avais trouvé refuge ! »
François Truffaut
C’était un message, il y a trois semaines :
« Ça y est Claude, mon livre sur le Champo est terminé… J’aimerais beaucoup que tu fasses la préface ! »
Très flatté bien sûr, mais aussi très angoissé : quand aurais-je le temps de faire cela sans bâcler ?
Et quoi ?!
Dominique ne comprend-il pas que nous sommes en pleine tempête, nous, les derniers petits cinémas indépendants parisiens ?
Combien de temps m’appellera-t-on encore « Le dernier des Mohicans », comme le fit une fois en riant Marie-Louise Troadec, dont la famille tenait le Cluny Écoles, juste en face du Champo ?
C’est plus que « Grand Frais » pour le cinéma en ce moment « Post Confinements-Covid », et au Saint-Michel, c’est genre « Capitaine Carlsen » seul sur son rafiot en 1951 qu’on arrivait pas à remorquer sur la Manche déchaînée.
Ou Buster Keaton dans « Steamboat Bill Junior » : on passe son temps à réparer en attendant que ça casse ailleurs.
Pour les petites salles indépendantes qui ont survécu au quartier latin comme le Champo et le Saint-Michel, depuis les années 50 à 80 et aujourd’hui, ça a pas mal changé…
Les écrans trônent de plus en plus seuls face aux têtes clairsemées de quelques amateurs survivants du 7e Art, comme ces espèces mal protégées en voie de disparition.
Plus besoin de demander à la dame ou au monsieur devant de retirer son chapeau ou de baisser un peu la tête pour voir le film…
Mais pas grave, il faut le faire !
Dominique est plus qu’un ami.
Lui, quinze ans de moins que moi, littéraire Khâgneux à Henri IV, et moi matheux Taupin à Louis-le Grand, pas pareil ?
Mais nous avons quelque chose de commun qui est plus que rare : nous faisons partie de ce petit club : « Les imprégnés du cinéma ».
Là où les oies de Lorentz apprenaient à voler avec leur maître, nous, nous avons appris la vie avec le cinéma.
Et notre Lorentz à nous avait plusieurs noms dont je ne peux citer au hasard que quelques-uns, sans nommer les réalisateurs qu’on ne voit pas quand on a neuf ans :
Louis Jouvet, Arletty, Clark Gable, Ava Gardner, Gérard Philippe, Gina Lollobrigida, Gary Grant, Grace Kelly, Fernandel, Jean Gabin et Yves Montand, Micheline Presle et Danielle Darrieux, Simone Signoret…
Imprégnés de cinéma.
Dominique Charlot, dans son appartement au-dessus du Champo qui collait son oreille sur le parquet pour entendre Charlotte Rampling dans « Portier de nuit » de Lilia Cavani projeté dans la salle en dessous.
Et Claude Gérard, qui, quinze ans plus tôt, se planquait derrière l’écran du Saint-Michel pour voir Pascale Petit et Jacques Charrier dans « Les Tricheurs » de Marcel carné.
Et tous les deux, dès neuf ans, qui sortions de l’école de la rue Saint-Jacques pour nous précipiter dans la salle de cinéma, une fois les devoirs faits et la récitation bien apprise et récitée à notre mère…
Vous allez comprendre en lisant ce livre ce que voulait dire le cinéma, il y a quarante ans :
Le père de Dominique, Monsieur Marcel comme nous l’appelions alors, c’était le Papa du Champo, depuis les années 50 quand il en est devenu Directeur tout en restant Chef projectionniste.
Le Papa d’un petit cinéma d’auteur indépendant, j’ai appris ce que ça veut dire au Saint-Michel depuis que mon père m’en a confié les rênes en 1986.
Cela implique beaucoup d’humilité, de respect, et d’exigence par rapport au public, et c’est ce que Dominique Charlot s’applique à décrire dans ce que vous allez lire.
Ce cinéma que j’ai connu dans mon enfance et que j’essaie de faire vivre encore.
Ce cinéma, c’était la famille, l’amitié qu’il ne faut pas confondre avec le paternalisme, mais aussi la rigueur, l’exigence et la précision, comme la copie dont on devait savoir le métrage exact et l’état à sa sortie du stock.
Tous ensemble, avec un seul but : que les spectateurs ressortent heureux de la salle.
Comme au cirque ou au théâtre.
Ne pas se louper…
Aujourd’hui, c’est le clic sur une souris !
À cette époque, c’était la recherche de la perfection pour le projectionniste confirmé, et l’angoisse pour le débutant, tout seul là-haut dans sa cabine : ne pas rater le départ, ne pas rater le changement de partie d’un projecteur à l’autre, et le niveau du son…
Et c’était aussi l’indescriptible jubilation, comme le dit si bien Dominique Charlot, quand on voyait à travers le hublot de la cabine que ça « marchait » dans la salle, et que, à la sortie, les gens étaient heureux, qu’ils avaient connu « l’osmose et le plaisir partagé ».
Il n’y a qu’en famille qu’on peut faire ça.
Et toutes ces familles de petits cinémas indépendants se retrouvaient dans la grande famille du cinéma, de l’ouvreuse au comédien le plus célèbre de l’époque, à l’occasion de rituels festifs annuels comme la « Fête des Représentants de films » à l’Hôtel de la Paix à côté de l’Opéra et « l’Arbre de Noël » au Gaumont Palace place Clichy.
Pour Dominique, l’Arbre de Noël, c’était « 20 000 lieues sous les mers » et l’apparition de Charles Spencer Chaplin à l’issue de la séance.
Pour moi, quinze ans plus tôt, c’était « Peter Pan » et la visite de Fernandel.
Et ce qui étonnerait peut-être encore plus les gens du cinéma d’aujourd’hui, c’est que finalement, dans cette grande famille, tout le monde ne s’entendait pas trop mal et ne cherchait pas à se faire de l’ombre.
Le Champo faisait ses films, le Cluny Écoles, le Boul'Mich, le Latin et le Saint-Michel faisaient chacun les leurs.
On ne se marchait pas sur les pieds, on se respectait : ça ne venait pas à l’idée de piquer un film à un autre.
Le Saint-Michel ne cherchait pas à piquer un film « Warner » ou « Fox » au Champo ou au Cluny-Écoles, et le Champo faisait pareil pour un film « Corona » au Saint-Michel.
Et c’était simple : quand je voulais voir un film qui ne passait pas au Saint-Michel, mon père « Monsieur Jean » appelait le père de Dominique « Monsieur Marcel » pour qu’il me mette un exo à la caisse.
La palette du Champo était riche en chefs-d’œuvre classiques : Drôle de drame, certains l’aiment Chaud, Helzapopinn, M le Maudit François 1er, Fric Frac, To be or not to be, l’Idiot, Hôtel du Nord, Les visiteurs du soir…
Sans oublier les Chaplin et les Marx Brothers.
Imprégnés de cinéma…
Le seul problème en ce qui me concerne, c’est que quand j’osais citer un film dans une rédaction à l’école, voir une dissertation au début du lycée à Montaigne jusqu’à la 3e, on me soulignait le titre en rouge pour me dire que ce n’était pas une bonne référence…
Dominique, quinze ans plus tard, n’a peut-être pas connu cela : René Clair, entre-temps, était devenu académicien.
La grande famille du cinéma bat de l’aile, et c’est un peu la Mort du Cygne :
Aujourd’hui, à quelques exceptions près, l’ambiance parisienne du cinéma rappelle plus « Gangs of New York », ou « The Irish Man » de Martin Scorsese qu’un film de Marcel Pagnol.
Et comme le dit Dominique dans ce que vous allez lire, « Le rendement et le profit ont succédé au bien-être ».
Alors, fini le cinéma de Papa ?
Bien sûr que non !
J’ai dit à une bonne amie distributrice de films au début de l’année :
« 2021, l’année où ça passe ou ça casse ! »
Il reste donc un peu plus de deux mois pour que ça passe, mais vous verrez, ça passera !
Et maintenant, « Soir » en cabine, ouverture du rideau…
Bonne séance de lecture !
Claude Gérard,
Espace Saint-Michel
En ce matin de février, l’église était encore vide. Le froid et l’humidité enrobaient les chaises et les bancs d’une brise glacée provenant d’une porte du presbytère entrouverte.
Un doux chauffage d’appoint rougeâtre venait juste d’être allumé, et un silence apaisant planait dans la nef, sur des pavés inégaux gris et polis par le temps et les pas.
J’arpentais tranquillement les travées, espérant qu’un rayon de lumière vienne éclairer les vitraux endormis. Déjà des bouquets et gerbes de fleurs avaient été posés au pied de l’autel solennel.
J’y reconnaissais des noms, des associations, des productions, des sigles et quelques références inconnues de ma part.
Je n’étais ni triste ni ému, j’étais concentré. Je ne souffrais pas, je ne pleurais pas, encore une fois et avec conviction, j’étais concentré.
J’avais pris la décision, dans une inconscience assumée, de dire un texte. On me l’avait déconseillé, donc, j’avais pris le risque…
En janvier 1920, la petite ville de Champigny-sur-Marne répandait de la douceur hivernale. La rivière aidait à lutter contre les froids et vents glacés, permettant à chacun de traverser le pont de pierre et de métal pour aller travailler sereinement à Saint-Maur.
Mon père naquit dans une famille modeste, mais pas pauvre.
Mon grand-père, médaillé à Verdun, était chaudronnier, et ma grand-mère exerçait la couture à domicile. Ils avaient eu deux enfants, une fille tout d’abord, laquelle fera toute sa carrière au crédit lyonnais, boulevard des Italiens, et un fils, Marcel, quelques années plus tard, dont le destin fut constitué de hasard, d’audaces et de rencontres.
Ils étaient ouvriers, communistes et fiers de l’être.
Cette fierté fut d’autant renforcée que mon père et ma tante obtinrent avec succès leur certificat d’étude. Chacun aujourd’hui s’accorde à dire que l’examen était coriace, et que pour l’avoir, il fallait savoir compter, maîtriser la géométrie, l’algèbre, les chefs-lieux de la nation, l’histoire de nos rois de France, les rivières et les fleuves et autres matières nécessaires à une parfaite culture, que nos bacheliers contemporains auraient bien du mal à restituer.
C’était une famille respectueuse de la politesse, de l’honnêteté et du courage.
Pour autant, un vent d’originalité et de modernité les habitait. L’érudition et la libre pensée circulaient joyeusement dans la famille. Anticléricaux, ennemis des courbettes, combattants fervents de la lutte des classes et libérés du corps. Ils tranchaient avec une société sclérosée, moraliste et tapie derrière des préjugés sociaux ou religieux.
Marcel était un jeune homme petit et fin, les yeux cerclés de lunettes à la Harry Potter. Toujours élégant, il respectait à merveille le dicton de son père : la propreté se reconnaît aux ongles et aux chaussures !
Fort de ses dix-sept ans, musclé, légèrement catcheur et déjà bricoleur invétéré, il dévorait les encyclopédies d’électricité et de mécanique, mais il lisait aussi Alexandre Dumas dans la collection Nelson. Se passionnait pour les premiers romans noirs, et contemplait avec envie les cartes du monde reconstituées, en couleur, et même parfois en relief.
À l’époque, il faut travailler et comme l’on dit « ramener la paye » à la maison. Sa sœur est embauchée à la banque. Puis l’âge venu (sept ans de différence), mon père décide de faire des petits boulots d’appoint.
Il est étrangement attiré comme un aimant par les studios de cinéma de Joinville-le-Pont, à deux pas de son domicile. Arpentant les plateaux de tournage qui enchaînent les films rageusement, il découvre pour la première fois l’univers mystérieux et passionnant du cinéma avec un grand C.
D’autant que sa plongée dans l’univers du prochain septième art lui donne l’occasion de découvrir à la fois, ses deux futures obédiences, la technique et les acteurs.
À Joinville, les virtuoses réalisateurs se côtoient, s’échangent sans jalousie leurs vedettes fétiches, partagent les chefs éclairagistes et décorateurs et vont de plateau en plateau tels des étourneaux portés par le vent.
Carné, Renoir, Duvivier, Clair mettent en lumière le génie de Gabin, les yeux de Morgan, l’élégance de Darrieux, le mystère de Fresnay, le mordant d’Arletty, la truculence de Simon et le phrasé sautillant de Jouvet. Mon père observe, guette, touche, s’imprègne de l’atmosphère frénétique des plans de tournage. Il s’émeut lorsqu’un réalisateur s’énerve sur un comédien, rentre en osmose et en silence sur une scène dramatique et d’émotion intense et rit aux éclats sur une grimace de Fernandel, de Charpin, ou de Carette.
Mais que faire dans cette industrie dans laquelle déjà tout le monde a sa place préposée ? Comment participer, même modestement à cette fourmilière de trouvailles, d’inventions et de créations artistiques ? Comment crier haut et fort dans ces hangars immenses, qu’on a choisi intuitivement sa vocation et son futur : à moi le cinéma !
En lavant des voitures par exemple, mais pas n’importe lesquelles, celles brillantes et luxueuses qui transportent les vedettes. Celles alignées à l’entrée des studios, et qui, dotées de leur chauffeur en livrée, raccompagneront dans quelques heures les comédiennes, épuisées d’avoir pleuré vingt-quatre fois sur un plan identique, avec un partenaire exigeant.
Marcel brique avec minutie et ferveur celle du comédien en vogue, à la fois pour sa beauté et son ton unique, Charles Boyer. Anatole Litvak tourne avec lui et Danielle Darrieux, le film Mayerling.
Une fresque imposante et enchanteresse. Boyer sent bien que Marcel n’est pas venu jusqu’ici uniquement pour arroser les pare-chocs et toucher une modeste pièce de monnaie.
Aussi, et en tout premier lieu, il lui permet de jouer un enfant de chœur dans la grande scène du mariage. Le tournage est grandiose, et en scrutant à la loupe les rangs bondés de la cathédrale reconstituée, on a peine à y reconnaître le laveur de voitures. Pour autant, Marcel ressent cette invitation et cette participation modeste comme une entrée fracassante dans l’univers du cinéma.
En toute humilité, ce sera le seul rôle de sa vie.
Charles Boyer n’en reste pas là, il lui confie qu’à Paris, un cinéma vient de s’ouvrir. Au 51 rue des écoles, et que le tôlier recherche du personnel. Il lui griffonne sur un bout de papier les références de l’annonce et lui propose de s’y rendre sans plus traîner.
Mon père s’exécute, fonce, court, vole, fait poinçonner son ticket de métro, sort de la bouche du métro Saint-Michel, remonte sportivement le boulevard, traverse le carrefour déjà embouteillé, vérifie une dernière fois ses ongles et ses chaussures, et se présente majestueusement devant les portes de ce nouveau cinéma.
L’église Saint Séverin se remplit progressivement, je n’ose croiser les visages. Leur tristesse affichée risque de me perturber, de m’entraîner dans ce que je redoute le plus.
Jusqu’ici « tout va bien ». L’énergie et le courage m’habitent. Aussi, il faut absolument que je reste dans ma bulle de protection. Je m’assieds derrière un pilier torsadé. Mon texte à la main ressemble à une bouée de sauvetage. Ce sont les béatitudes Mathieu 5-3-12. J’ai choisi moi-même le passage, en accord avec le prêtre Hervé, un ami de la famille et aumônier du Lycée Henri IV. C’est un passage apaisant qui ne parle que d’amour. Aucune allusion à la mort ou à l’au-delà.
Les lumières du transept s’activent. L’organiste tente quelques notes vibrantes et remplies de souffle. Les chandeliers s’éclairent sur l’autel. Le sacristain porte le ciboire et pose des paniers en osiers pour la quête. (Dérisoire)
J’ai tout d’un coup froid aux pieds, mais mes mains se crispent sur ma feuille roulée. Je crains de penser. D’y penser. Concentré, il faut rester concentré.
Apprendre, apprendre et toujours apprendre, voilà l’obsession de mon père. Engagé très rapidement au Champo, celui-ci fait un peu de tout. Tantôt, il distribue des tracts sur le trottoir, pour informer le public de la programmation. Tantôt, il aide les opérateurs projectionnistes, à nettoyer les obturateurs, changer les charbons, monter les bobines, coller de la pellicule aux perforations, passer le balai dans la salle… Bref, ne rien négliger, s’accrocher, et avec la persévérance son tour viendra.
Il ne croit pas si bien dire. Rapidement repéré pour son opiniâtreté, Roger Joly, le « boss », lui confie des missions de plus en plus valorisantes.
Passé de simple grouillot de service, il rejoint définitivement l’équipe de projection. En cette époque de 1938, il ne faut pas moins de trois personnes dans une cabine. Un aide-opérateur, un opérateur et un chef opérateur.
Passant de poste en poste, Marcel devient le vrai chef de cabine du cinéma. Il participe d’ailleurs comme nous l’évoquerons plus tard à l’élaboration du système ingénieux et unique de projection.
Son élan de carrière s’interrompt brusquement et comme le chante très justement Brel « Et la guerre arriva »
La drôle de guerre, puis la vraie.
Nous l’avons indiqué, notre famille était communiste, aussi les menaces et représailles ne tardèrent pas à se manifester. On invita mes grands-parents à envoyer leur fils chéri au STO (service du travail obligatoire). L’immeuble de mes grands-parents, maintenant à Aubervilliers, regorgeait de militants rouges et de futurs combattants de l’ombre. Aussi, personne n’eut le choix, aucun ne voulut prendre le risque de se faire arrêter, voire pire, et mon père prit son baluchon, direction la frontière allemande. Il avait vingt et un ans.
Mon père fut très silencieux ou peu loquace à raconter ses trois années de captivité.
Du STO, garçon rebelle avec quelques camarades, saboteurs improvisés, ils furent envoyés en camp de prisonniers à Nuremberg. Une autre chanson. Un froid sibérien, des conditions de travail immondes, peu de nourriture, puis plus du tout sur les dernières semaines. Ils se vantèrent plus tard d’avoir mangé le seul être vivant bien nourri : le chat des Ukrainiennes !
Libérés miraculeusement par un contingent canadien, mon père et ses copains de souffrances échappèrent au pire, admirèrent juste le désarroi des Allemands bombardés, allèrent pisser sur l’esplanade où Hitler et Goebbels hurlaient leur haine des juifs et ne croisèrent pas, pour leur plus grand bonheur, l’arrivée redoutée des Soviétiques avides de revanche.
Amaigri, malade, barbu, sale et sans doute traumatisé à jamais, Marcel arriva comme bien d’autres à la gare de l’Est. Ma tante m’avoua beaucoup plus tard, dans une confidence affective, l’avoir croisé trois fois sur le quai sans pouvoir le reconnaître.
Pendant son absence, le Champo continua à fonctionner grâce aux femmes. Suzanne, caissière, ouvreuse et comptable. La femme de Roger Joly (lequel a rejoint le général de Gaulle à Londres) et tous ceux que la force de ne rien lâcher habitait obstinément. Cela s’appellera tout simplement le courage.
Se faisant joyeusement soigner pour différentes maladies récoltées à l’occasion de ces vacances forcées, mon père se fit piquer les fesses par une jolie infirmière brune, à l’hôpital Lariboisière. Leur regard se croisa et c’est ainsi que mon père rencontra ma mère.
De retour au cinéma, mon père reprit ses fonctions et continua son ascension sociale, en devenant quelques années plus tard, le directeur de la petite salle au grand film.
L’église est pleine à craquer. Je n’en reviens pas. D’où viennent tous ces gens ? J’avais une vague idée de la reconnaissance du métier pour mon père, mais jamais à ce point.
Dans la foule, je reconnais Montand, en noir, le visage fermé. Je croise du regard Mocky, couvert d’une casquette à carreaux. De Funès (qui téléphona à ma mère quelques jours plus tôt pour prendre de ses nouvelles). Mais est-ce bien eux ? N’est-ce pas une illusion ?
Ma famille est au premier rang. Mes professeurs de lycée sont pieusement venus. Mes copains également. L’aumônerie du Lycée, des directeurs de salles, des distributeurs de films, des projectionnistes, des caissières, des ouvreuses, quelques journalistes, dont certains publieront un bref article.
Et puis tous les autres que je n’arrive pas à distinguer et qui ont certainement croisé Marcel dans leur vie personnelle ou professionnelle.
En moi, la tristesse laisse place à la fierté d’être le fils de cet homme qui n’aurait jamais imaginé autant manquer aux gens, ce matin-là.
J’ai lu mon texte jusqu’au bout sans trembler ni vaciller. Je n’ai pas pleuré mon père pendant des années durant. Je n’ai fait que le citer, tenté parfois de l’imiter, sans jamais l’égaler.
Quand je parle de lui, j’essaie au maximum de traduire notre histoire commune qui fut bien trop courte, par des anecdotes cocasses, une expression grivoise ou argotique bien à lui.
Ce que je retiens surtout, et ce ressenti de bien être quand j’évoque son histoire, se résume en une anecdote, en un moment rare, en une phrase.
J’étais dans mon adolescence attiré par le music-hall, et j’ai exercé modestement pendant plusieurs années l’art de la ventriloquie. Mon père était ravi. Ma mère un peu moins.
J’animais principalement les arbres de Noël des municipalités de région Parisienne.
Un dimanche, nous sommes allés à Creil, ville au nord de Paris. En train naturellement, mon père ne conduisant plus, à la suite d’un accident provoqué par un chauffard, et où ma grand-mère maternelle perdit la vie.
Après le spectacle où je reçus beaucoup de compliments, nous fûmes invités à partager une coupe de champagne aux côtés du maire de la ville et de son équipe. Peut-être deux coupes… Ou trois… Nous étions gais.
Reprenant un peu tardivement notre train de retour, mais heureux, je dis à mon père : « Je crois qu’on va se faire houspiller par maman ».
Celui-ci, sur le quai brumeux où la nuit tombait doucement, me glissa à l’oreille avec une délectation que je ne lui avais jamais connue « Tu sais Dominique, dans la vie, il faut faire ce que l’on aime ».
Cette phrase, d’une simplicité déconcertante, m’a fait comprendre deux choses :
La première, c’est que cette maxime, prononcée avec légèreté, mais force par mon père, était le résumé de sa vie.
Partir un beau matin de Champigny, les poings dans les poches, avec pour seul carburant, l’envie.
Et la deuxième, c’est qu’aujourd’hui encore cette phrase me donne des ailes.
Sans elle, je n’aurais peut-être jamais écrit cet ouvrage.
Aujourd’hui, et seulement maintenant, je me donne le droit de le pleurer, tranquillement, tendrement, avec bonheur, et sans regret…