Au nom du réalisme - Julien Rault - E-Book

Au nom du réalisme E-Book

Julien Rault

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Beschreibung

De quoi le réalisme est-il le nom ?

Que dit-on exactement Au nom du réalisme ? À qui et à quoi sert-il ? Si le réalisme implique un ça va de soi, les auteurs de ce livre démontrent en revanche que le mot, tel qu'il est employé, ne va jamais de soi.

Autrefois élément de distinction entre pensée de droite et pensée de gauche, le réalisme apparaît aujourd'hui comme un mot-repère traduisant la dilution, recherchée par certains, des clivages traditionnels. Omniprésent depuis quelques décennies, y compris dans les discours dits de gauche, il est devenu une injonction qui témoigne notamment de la dérive du parti socialiste.
Car le Réalisme est d’abord un mot de pouvoir, au sens où il est une arme de déconsidération massive : le brandir, c'est abolir et anéantir aussitôt toute alternative, tout discours d’opposition ; l'invoquer, c'est renvoyer immédiatement l'autre à ses idéaux, à son utopisme. Le réalisme n'admet pas la réplique. Il est donc aussi une injonction à ne pas concevoir ni à revendiquer la possibilité d’autres mondes, d’autres voies. C’est une assignation à se soumettre, à dire oui au monde tel qu’il est. Ou, désormais, au monde tel qu'il va, dissimulant, sous l'invocation du changement et de l'adaptation nécessaire, la perpétuelle reproduction du statu quo.

Des années 1930-1940 à Manuel Valls, de Michel Rocard à Emmanuel Macron, cet ouvrage se propose de mieux comprendre les usages qui fondent le pouvoir d’un mot d’ordre, un mot de et du pouvoir.

Deux spécialistes du langage décryptent les usages et les doctrines issus d'un mot de la vie politique devenu incontournable.

EXTRAIT

Apparu au début du XIXe siècle dans le champ de la philosophie pour désigner «l’existence du monde indépendamment de la perception du sujet », le mot
réalisme est assez récent. Son sens courant (« avoir le sens des réalités et agir en conséquence ») commence, lui, à émerger au milieu du xixe siècle, ce qui correspond globalement au développement du capitalisme lors de la première révolution industrielle.

À PROPOS DES AUTEURS

Stéphane Bikialo est Professeur de linguistique et de stylistique contemporaines à l'Université de Poitiers. Il est l'auteur de Le Réel en vitrine. Les mots et les choses à l'ère du conditionnement (à paraître).
Julien Rault est Maître de conférences en linguistique et stylistique à l’Université de Poitiers. Il est l'auteur de Poétique du point de suspension. Essai sur le signe du latent, Cécile Defaut, 2015.

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Je suis tout simplement quelqu’un qui essaye de voir les choses en face, froidement. Je veux être réaliste.

Ionesco, Rhinocéros

Il est aisé de confondre ce qui est avec ce qui doit être. Surtout quand ce qui est vous est favorable.

Tyrion Lannister, Game of Thrones,épisode 9, saison 5

Introduction

Mais, au nom du réalisme, il n’était pas possible de faire autrement.

(Laurent Fabius, 29/10/2015)

Apparu au début du XIXe siècle dans le champ de la philosophie pour désigner « l’existence du monde indépendamment de la perception du sujet1 », le mot réalisme est assez récent. Son sens courant (« avoir le sens des réalités et agir en conséquence ») commence, lui, à émerger au milieu du XIXe siècle, ce qui correspond globalement au développement du capitalisme lors de la première révolution industrielle.

L’écart qui sépare l’acception philosophique de l’acception commune met en évidence une première spécificité du réalisme : désignant d’un côté ce qui existe indépendamment d’un sujet, référant de l’autre au sens des réalités et à l’action, le mot renvoie à deux enjeux distincts et produit deux orientations contraires. Une telle ambiguïté se retrouve par ailleurs en littérature où le terme n’est pas davantage stabilisé et reste inaccessible à la définition : « la notion est insaisissable, et l’emploi qu’on en fait mérite à chaque fois d’être expliqué sous peine de rendre rapidement insignifiant ou incompréhensible tout propos sur le réalisme en tant que tel2 ». Dès 1826, on le retrouve mentionné en abondance chez George Sand, puis dans la correspondance de Flaubert, ou encore dans le journal des Goncourt.

Dans l’art pictural, le mot est attesté en 1843 et sert au début des années 1850 à désigner les tableaux de Courbet. Un siècle plus tard, en littérature comme dans les arts plastiques, émerge le « nouveau réalisme3 » ; dans Pour un nouveau roman, A. Robbe-Grillet commente ainsi la permanence et la revendication du mot :

Le réalisme n’est pas une théorie, définie sans ambiguïté, qui permettrait d’opposer certains romanciers aux autres ; c’est au contraire un drapeau sous lequel se range l’immense majorité – sinon l’ensemble – des romanciers d’aujourd’hui […] C’est bien le monde réel qui les intéresse ; chacun s’efforce bel et bien de créer du « réel ». Mais, s’ils se rassemblent sous ce drapeau, ce n’est pas du tout pour y mener un combat commun ; c’est pour se déchirer entre eux. Le réalisme est l’idéologie que chacun brandit contre son voisin, la qualité que chacun estime posséder pour soi seul. (p. 135-136)

Dans le champ politique, la notion de réalisme est tout aussi ambiguë, « insaisissable », ce qui la rend sans aucun doute d’autant plus efficace : tout se passe comme si sa polyvalence en accentuait le caractère d’évidence. Le mot est utilisé autour de 1855, avec l’acception de « sens de la réalité, pragmatisme », et il désigne en particulier (comme disent les dictionnaires) une « aptitude politique à agir en s’adaptant aux circonstances, sans s’embarrasser de principes » ; on parle notamment du « réalisme de Bismarck », de ses alliances tour à tour (ou « en même temps ») avec les libéraux et les conservateurs.

Le mot réalisme a, semble-t-il, choisi son camp depuis longtemps. Doté d’un spectre sémantique assez large, en fonction des visées de chacun, il demeure l’un des vocables emblématiques de la pensée de droite : « La pensée de droite est d’abord un réalisme : elle accorde un privilège à l’existant, et tend à s’incliner devant “la force des choses”, la puissance du fait acquis4. » Ainsi définis, témoignant d’un affaissement devant les exigences d’une réalité construite par un impérieux présent, la pensée et le discours de droite entretiendraient un lien privilégié avec le réalisme. Une rapide recherche d’occurrences5, dans la littérature française, tend à confirmer cette idée puisque les œuvres où le mot apparaît le plus fréquemment permettraient de constituer une singulière bibliothèque : Barrès, Maurras, Péguy, Bernanos, Mauriac… Faisant alors écho à cette formule de Simone Weil : « La politique dite réaliste, transmise de Richelieu à Maurras6. »

Toutefois, l’examen des discours officiels, prononcés par les principaux acteurs politiques depuis une quarantaine d’années7, montre que réalisme n’a non seulement jamais été absent du discours de ce qu’on appelle traditionnellement la gauche mais qu’il se trouve même employé, dès l’accession du socialisme au pouvoir, avec une fréquence plus importante. Avec Michel Rocard, puis sous le gouvernement Jospin, mais aussi sous la présidence de François Hollande, il jouit d’une faveur indéniable et forme une injonction qui, au-delà des clivages traditionnels, devient surtout un mot d’exercice du pouvoir : la fatalité lexicale du discours de ceux, de droite comme de gauche (gauche de gouvernement, gauche du réel), qui sont en responsabilité. Partant de ce constat, nous tenterons de sonder ici ce qui se joue dans le discours politique « au nom du réalisme », en particulier autour de domaines qui semblent appeler cet argument d’autorité : l’immigration (« on ne peut pas accueillir toute la misère du monde ») et l’économie (« la crise et la dette imposent de réduire les dépenses publiques »).

Alain Badiou, dans À la recherche du réel perdu, met en avant ce rapport entre « réalisme » et pouvoir politique ou, plus spécifiquement, économique : « On dirait que c’est à l’économie qu’est confié le savoir du réel. C’est elle qui sait. » Le réalisme ne concerne en effet pas seulement la politique étrangère et les compromissions nécessaires : c’est aujourd’hui un mot qui relève pour une large part du domaine économique et renvoie aux questions de finances, de déficit, etc. À une époque où la « légitimité cathodique8 » vaut légitimité électorale, les « efforts de réalisme » (François Hollande) sont plus volontiers invoqués que les économies budgétaires ou l’austérité.

La connotation négative qui habitait le terme depuis la mise en place de la Realpolitik semble s’être dissipée et le mot fait irruption dans une phraséologie qui le lie explicitement au pragmatisme, à la lucidité, à l’efficacité. Très utilisé dans des formulations de type injonctif (« il faut être réaliste », « soyons réaliste », « je crois qu’il faut faire preuve de réalisme », etc.), le mot lui-même apparaît comme un impératif absolu. Brandir le réalisme, c’est vouloir faire agir, faire plier l’autre par un discours de raison, un discours sérieux9. C’est alors un argument de respect, d’autorité qui finit par devenir un argument de pouvoir, intimidant :

Aujourd’hui le réel, comme mot, comme vocable, est essentiellement utilisé de manière intimidante. Nous devons nous soucier constamment du réel, lui obéir, nous devons comprendre qu’on ne peut rien faire contre le réel, ou – les hommes d’affaires et les politiciens préfèrent ce mot – les réalités10.

Arme performative redoutable, possédant un pouvoir de valorisation et de déconsidération massives, l’invocation du réalisme permet d’anéantir aussitôt tout discours d’opposition ; elle n’admet pas la réplique. Le réalisme impose et s’impose en ce qu’il fait passer la réalité pour le réel. Il asphyxie, il conditionne et se trouve en effet du côté de ce que Jean Dubuffet nomme l’« asphyxiante culture », un système de représentation collectivement stabilisé (perçu, nommé), codé, une norme, une convention, un mot d’ordre : « il faut prendre conscience que ce que nous tenons pour le réel et qui nous apparaît fortement comme tel (comme seul tel) n’est rien de plus qu’une arbitraire interprétation des choses à laquelle pourrait aussi bien être substituée une autre11 ».

Ceux qui, au nom du réalisme, partent de cette réalité construite oublient (ou font en sorte d’oublier) qu’elle n’est pas le réel mais une option parmi d’autres, une construction, une représentation normée et idéologisée du réel qu’on appelle réalité et qui donne lieu au réalisme. L’ère du conditionnement dans laquelle nous vivons depuis une quarantaine d’années vise à faire oublier ce caractère conventionnel, imaginaire et à faire passer la réalité pour le réel12. En ce sens, le réalisme est magique.

Si le mot est magique, s’il participe du discours sérieux qui produit l’évidence et induit le pragmatisme, c’est aussi et surtout un mot très complexe.

L’histoire du mot, des années 1930 au discours d’Emmanuel Macron devant le parlement réuni en Congrès le 3 juillet 2017, en passant par le réalisme pétainiste puis celui de la gauche de gouvernement (entre 1981 et 2017), témoigne de constantes étonnantes.

La pensée réaliste implique certes un « ça va de soi », elle impose la prise en compte du réel comme un impératif. Mais s’il est à ce point malléable et recyclable, c’est que le mot réalisme, lui, ne va pas de soi. Il est ainsi souvent, en contexte, l’objet d’une spécification, d’une redéfinition, d’une traduction (« le réalisme, c’est… », « le réalisme n’est pas… », « le réalisme, c’est-à-dire… ») qui lui permet d’être tout à la fois l’utopie et le monde tel qu’il est, le rêve et la raison, l’imagination et le pragmatisme…

Inséré dans des séries de termes variés qui permettent de le définir par opposition (supposée) ou par équivalence, le mot peut ainsi s’adjoindre, de façon assez inattendue – mais en accord avec la démarche d’inversion sémantique caractéristique de la « novlangue néolibérale13 » –, à l’audace, à l’ambition, à la volonté… : « une transformation tout à la fois audacieuse et réaliste de notre pays » (Nicolas Sarkozy, 30/09/2006), « une association volontaire, réaliste et ambitieuse » (Emmanuel Macron, 03/7/2017). La double pensée, ou pensée complexe, témoigne ainsi d’une certaine prédilection pour un terme aux vertus de conciliation et de flexibilité sans pareilles. Et les uns de justifier leur présence au sein d’un gouvernement, et les autres de motiver leur démission, en ayant recours à la même litanie, construite autour de l’impériosité du réalisme, et de son adaptation non plus seulement au monde tel (qu’on considère) qu’il est mais tel (qu’on considère) qu’il va ou qu’il doit être.

Le discours qui accompagne ce mot de pouvoir témoigne ainsi de réticences (liées aux subsistances de connotations négatives) mais aussi d’une tentation (liée à son caractère d’évidence et à son pouvoir d’auto-engendrement). Tout se passe comme si ce mot, attractif et dangereux à la fois en raison de sa plurivocité, à même de se retourner contre ceux qui en usent, ne tenait qu’à ses vertus de réceptacle, d’enveloppe vide. La rhétorique du réalisme a partie liée, évidemment, avec l’opportunisme.

1. C. Simon, dans son discours de réception du prix Nobel, indique que Baudelaire définissait ironiquement le réalisme par cette formule : « le monde comme si je n’étais pas là pour le dire » (Discours de Stockholm, Minuit, 1986, p. 14-15).

2. Article « Réalisme », Dictionnaire des littératures de langue française, Bordas, 1984, p. 2017.

3. Voir notamment A. Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman, Minuit, 1963, et P. Restany, Nouveau Réalisme 1960-1990, La Différence, 1990

4. E. Terray, Penser à droite, Galilée, 2012, p. 23. Le premier chapitre est consacré au « réalisme ».

5. La base Frantext est une base textuelle à dominante littéraire (80 %) comprenant environ 5 000 références en 2016.

6. S. Weil, Œuvres, Gallimard, 1999, p. 1121.

7. Notre étude se fonde sur l’analyse d’un corpus de plus de 130 000 discours, entretiens, conférences de presse, etc., couvrant une période de près de 50 ans (1968-mai 2017), issus principalement du site vie-publique, mais aussi du Corpus Politext (pour les discours du Président Georges Pompidou) ainsi que de nombreux entretiens de presse.

8. J.-M. Cotteret, Gouverner c’est paraître, PUF, 1991.

9. Au sens défini par Ph. Hamon cité plus loin.

10. A. Badiou, A la recherche du réel perdu, Fayard, 2015, p. 7.

11. J. Dubuffet, http://www.dubuffetfondation.com/hourloupe.htm#1962.

12. C’est l’objet du Réel en vitrine. Les mots et les choses à l’ère du conditionnement de S. Bikialo (à paraître).

13. A. Bihr, La Novlangue néolibérale. La rhétorique du fétichisme capitaliste, éditions Page deux, 2007.

Chapitre 1.« Il faut être réaliste » : de l’injonction à la naturalisation

Non qu’il faille d’autres mots que nos mots, mais ils se disposent spontanément selon des structures qui correspondent à l’ordre moral de notre société. Il y a une police jusque dans notre bouche.

Bernard Noël, « L’outrage aux mots »

Le réalisme est d’abord une injonction : une injonction non pas seulement à faire mais à être (« il faut être réaliste », « sois réaliste »). Intervenant très fréquemment dans des phrases relevant d’un acte directif, traduisant diverses nuances d’ordre, de souhait, de prière, les mots réalisme et réaliste comportent aussi, intrinsèquement, l’idée d’une obligation : ils s’imposent (la période exige le réalisme…) autant qu’ils imposent (le réalisme exige de…).

Le réalisme : un devoir, un gage d’efficacité

Rares sont les mots dont le contexte d’emploi est aussi uniforme. Le mot réalisme s’inscrit majoritairement dans un discours injonctif, impérieux, qui balaie tout le spectre de la prescription (soyons réalistes, nous devons être réalistes, il y a un devoir de réalisme), notamment par le biais de tournures impersonnelles (il faut être réaliste).

Sur les eurobonds, nous devons faire preuve de réalisme. (Alain Juppé, 4/01/2012)

Sur ce sujet de la défense, il faut faire un effort, je l’ai fait, mais il faut essayer d’être réaliste. (François Hollande, 9/05/2016)

On peut multiplier les gadgets pour dire que les partis c’est ringard, mais il faut être réaliste : la politique c’est sérieux et sans structure ça finit toujours à l’eau. (Robert Ménard, 25/05/2016)