Autour du monde - Paul-Émile-Marie Réveillère - E-Book

Autour du monde E-Book

Paul-Émile-Marie Réveillère

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Extrait : "La veille de mon départ de Ténériffe, j'ai fait une promenade à Laguna, que je visitais il y a trente ans. En fouillant mes vieux papiers, je retrouve le brouillon d'une lettre écrite à mon ami Ernest, il y a trente ans. L'écriture est fine, j'écrivais alors sans lunettes. L'encre et le papier ont jauni."

À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARAN :

Les éditions LIGARAN proposent des versions numériques de grands classiques de la littérature ainsi que des livres rares, dans les domaines suivants :

• Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
• Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.

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Veröffentlichungsjahr: 2016

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Entre ciel et mer, j’ai laissé ma plume courir à sa fantaisie.

Ténériffe

En mer, 5 juin 1882.

 

La veille de mon départ de Ténériffe, j’ai fait une promenade à Laguna, que je visitais il y a trente ans.

En fouillant mes vieux papiers, je retrouve le brouillon d’une lettre écrite à mon ami Ernest, il y a trente ans.

L’écriture est fine, j’écrivais alors sans lunettes. L’encre et le papier ont jauni.

Ernest est mort, c’était mon ami d’enfance, et cette mort a laissé dans ma vie un vide que rien ne comblera. Sous son front élevé, large et uni s’abritait une calme et noble intelligence. Il avait surtout un ferme bon sens, chose si rare… Depuis qu’il n’est plus, je me sens mutilé.

Il m’en souvient, quand j’entrai dans son cabinet, il ferma son livre.

Sur la couverture jaune, je lus en grosses lettres : Le lendemain de la mort… Il venait de perdre un enfant.

– Qu’est cela ? lui demandai-je.

– Un ouvrage assez indigeste de Louis Figuier, renfermant d’ailleurs de belles pages… Je respecte la pensée qui le dicta, car ces lignes ont été écrites par un père, sous le coup de la perte de son fils, et cherchant des consolations dont je sens aussi le besoin. Au fond, ces idées me semblent justes. Nous ne pouvons fixer irrévocablement ici-bas notre destinée future. Je comprends les matérialistes et le post mortem nihil de César, mais des spiritualistes damnant des gens pour l’éternité me paraissent bien inconséquents, c’est rendre Dieu exécrable. Nous vivons trop peu et dans des circonstances trop difficiles pour mériter en ce monde des tourments sans rachat possible. La doctrine de Louis Figuier, par laquelle tous les êtres de la création sont appelés à un développement éternel, me semble digne de la Bonté créatrice.

– C’est un retour à la noble et forte doctrine de nos pères, les plus braves des mortels… Aussi, pendant la période de la plénitude de leur foi, étendirent-ils leur puissance de la Grande-Bretagne à l’Asie Mineure.

– Oui, une grande idée incarnée suffit pour faire un grand peuple… Une nation qui ne personnifie pas une noble pensée est un corps sans âme.

Il était trois heures de l’après-midi quand nous devisions ainsi sur la mort.

– Le premier de nous qui mourra, me dit-il en souriant, viendra dire à l’autre comment on vit là-bas.

– Je te le jure, lui dis-je très sérieusement.

– Et moi aussi, reprit-il, entraîné par mon ton convaincu.

À cinq heures du soir, il tombait frappé d’apoplexie.

Je passai près de lui la nuit entière.

Évidemment, l’âme humaine avait déjà pris son vol, mais la bête râla longtemps encore… enfin la flamme de la vie animale s’éteignit à son tour.

Toute la nuit je prêtai vainement l’oreille.

Non, les morts ne peuvent correspondre avec les vivants ; sans cela, mon ami Ernest m’aurait divulgué le grand mystère.

Quand j’écrivis ces lignes, sur lesquelles je ne puis jeter les yeux sans mélancolie, j’étais embarqué sur l’Ardent avec de braves gens émigrés aujourd’hui, pour la plupart, dans des mondes meilleurs.

D’abord notre excellent et brave commandant, qui possédait l’art de se faire tout à la fois aimer et craindre, le type de l’honneur et de la loyauté, esprit ouvert, gentilhomme démocrate, religieux libéral, bon catholique pour plaire à sa femme.

Puis Sarran, notre second ; Kernoter, notre médecin, qui ne manqua pas l’occasion de nous jouer une farce.

Son premier pèlerinage, bien entendu, fut pour le café, où il fêta fortement le vin de Ténériffe, un vin traître, Dieu sait, comme une lame de couteau sicilien… ce qui le rendit encore plus expansif et plus franc-maçon… car il était bien le plus zélé maçon de tout l’Orient de France et d’Écosse. Au café, dans la rue, il prodigua les signes de reconnaissance maçonnique, et eut cette chance de récolter pas mal de frères, qu’il invita à la fête offerte par l’Ardent à la plus aimable société de Santa-Cruz.

Des pavillons tendus sous les tentes transforment l’arrière en salle de bal, ornée de trophées, d’armes et de feuillages ; des lustres, faits de sabres et de pistolets portant des bougies dans leurs canons, illuminent des yeux très noirs et des épaules très blanches… les violons s’accordaient à l’entrée des francs-maçons… les frères jettent un regard dédaigneux sur cette assemblée de profanes, tournent les talons et, d’un pas digne, se rendent à l’office se griser avec les domestiques.

Et moi aussi j’étais maçon !

Je ne reconnus pas mes frères… c’est ma première infidélité au Temple… Puisse le Grand Architecte de l’Univers me la pardonner !

À notre arrivée aux Antilles, la fièvre jaune enleva Sarran… Il fut la première, mais non la seule victime du fléau.

Ce n’était point un homme vulgaire, ce Sarran, voué à l’étude des institutions de Lycurgue et des Commentaires de César. Il était l’incarnation du fanatisme guerrier. Mourir de maladie lui fut cruel ; frappé d’une balle, il serait mort radieux. Tremper son âme, endurcir son corps étaient les deux grandes occupations de sa vie. Dans sa minuscule chambre de bord, vêtu du costume élémentaire dans lequel luttaient les jeunes Lacédémoniennes, chaque jour il se livrait à deux heures d’exercice gymnastique ; puis il montait sur le pont et faisait, à tour de rôle, avec chacun de nous le plus d’escrime possible ; ensuite venait le maniement d’armes avec le fusil réglementaire ; enfin, il se reposait par la lecture des Commentaires. N’importe où nous abordions, il partait en promenade avec un sac de soldat sur le dos, sac consciencieusement rempli de pierres au poids de la charge du soldat romain. En pays français, au sac de soldat, il joignait le fusil d’infanterie. Jamais je n’ai vu pratiquer un si parfait dédain pour les délicatesses de la vie.

Pauvre Sarran !… il avait le pressentiment de nos hontes… il n’y aurait pas survécu.

Kernoter, suivant son expression favorite, est allé siffler avec les anges ; le pauvre Breton est mort de la poitrine à Pau, j’y ai cherché en vain sa tombe… du joyeux buveur, il ne reste plus trace sur la terre, si ce n’est dans le souvenir de deux ou trois amis.

Le cognac, disait-il, soutient l’homme jusqu’à ce qu’il l’abatte… le cognac l’a quelque temps soutenu, puis un beau jour l’a abattu.

C’était bien le meilleur des hommes.

Pendant l’épidémie de fièvre jaune, jour et nuit sur pieds, il avait pour ses malades des tendresses de mère… et toujours imperturbablement gai dans cette terrible lutte contre la mort. Il aimait ses malades, ses malades l’aimaient… À ceux qu’il n’a pu sauver, il a du moins rendu la mort douce. Jamais je n’ai vu couvrir, sous le voile de l’insouciance, tant de courage et de bonté. Jamais je n’ai vu, avec aussi peu de sérieux apparent, faire aussi héroïquement son devoir… Imaginez la sœur de charité légendaire dans la robe de Rabelais.

On voit les choses quelque peu différemment à trente ans de distance !… Tandis que notre ami Kernoter étudiait à fond – de bouteille – les liquides de tous les pays où nous passions – sauf l’eau, bien entendu, – je faisais un examen non moins consciencieux des nymphes de toutes races et de toutes couleurs, ainsi qu’il ressort de ce fragment de lettre :

 

Ténériffe, 10 mai 1852.

« Au moment où nous mettons pied à terre, une nuée de mercures galants nous abasourdit… on se sent en Espagne. »

Il n’en est plus de même aujourd’hui… À mon aspect, Mercure s’enfuit à tire-d’aile.

« Par le nombre des messagers d’amour, on juge l’île féconde en dames au cœur compatissant.

Un de nos guides nous conduit chez une superbe brune, type achevé de la beauté espagnole : des yeux longs comme le doigt, humides et brillants – de la flamme se jouant dans du jais – des yeux mendiant l’amour. Coquettement vêtue de couleurs claires, une rose jaune dans ses noirs cheveux ondés, elle se balançait dans un de ces fauteuils oscillants que devraient adopter les paresseux de tous pays.

Cette perle, au dire de Mercure, était une fiancée de qualité à la veille de ses noces.

J’admirais ses mains finement gantées.

C’est si joli, sans gants, une jolie main de femme… je la priai de les tirer.

Elle refusa d’abord.

Et je pensai en moi-même : si sa modestie ne lui permet pas de tirer ses gants…

Sur mes instances, elle céda enfin… Quand elle fut dégantée, Kernoter lui prit la main, la regarda attentivement et me dit d’un ton doctoral :

– Acarus scabiai.

Je le regarde stupéfait.

– Je vous jure, reprit-il, que la belle a la gale.

Bienfaisante gale !… Elle sauva mon âme d’un grand péché et mon corps d’un grand danger. »

 

À cette époque, j’avais pour la chasse une passion désordonnée. Toutes les belles du monde ne m’auraient pas fait manquer une partie de chasse… il m’a fallu dire adieu même à ce plaisir. Quelle est, chez nous autres civilisés, l’origine de ce goût barbare, sinon, par un phénomène d’atavisme, une rechute vers les appétits sanguinaires de nos premiers parents. Le sauvage vit toujours en nous, nous sommes tous encore, au fond, cruels et fétichistes. La civilisation a beau nous amollir et nous museler, le fauve saisit toutes les occasions pour rompre sa chaîne.

La tête échauffée par la description des bois de lauriers de Ténériffe, je décidai une excursion aux environs de Laguna.

Je reprends mon vieux brouillon de 1852.

 

« À cinq heures du matin, armé jusqu’aux dents, comme pour combattre le tigre, je me jetai dans une voiture traînée par quatre mules et commençai à gravir la montagne par l’intermédiaire de leurs fines et nerveuses jambes de cerf.

L’imagination s’effraye devant la puissance des forces souterraines et l’effroyable longueur de temps nécessaire pour construire, par un amoncellement successif de laves et de scories, ce prodigieux pic de Ténériffe, réputé longtemps le point le plus élevé du globe. Bien qu’il n’atteigne guère que le tiers du Kidchinja, je doute qu’il existe rien de plus imposant. Le Kidchinja, le Chimborazo ont pour piédestal de hautes montagnes, la base fait ici les trois quarts de la valeur du monument. Le pic, lui, s’élève de l’Océan dans son fier isolement, unique dans la mer comme le soleil dans le firmament. De profonds ravins sillonnent les flancs du cône. Cimes aiguës, crêtes acérées s’étagent, se superposent dans un formidable désordre, suivant les caprices de la toute-puissante nature ; les rouges dentelures semblent brûler encore du feu de la fournaise… Tous ces bouleversements gigantesques se perdent dans la forme générale du colosse, comme à quelques pas disparaissent les rides du visage d’un vieillard.

Grâce au climat, des sources de richesses jaillissent de ces rochers arides. Les cactus, chargés d’une neige de cochenille (on les dirait vraiment blanchis à la chaux par ces myriades d’insectes), croissent vigoureusement entre les pierres dénudées, étalant leurs grandes fleurs rouge-orangé. Le blé pousse là aussi, on ne sait trop pourquoi, donnant de beaux épis sur une paille chétive.

Mes mules écumantes montent courageusement des rampes, dont nous n’avons même pas l’idée dans le Huelgoat. À cette heure matinale, des files de chameaux descendent, portant au marché légumes, fruits et fleurs, balançant leur tête au bout de leur long cou et louvoyant pour descendre les pentes. Qui leur a révélé cette propriété des zigzags ?… L’homme a mis du temps à les découvrir. Ces chameaux font d’instinct ce qu’auraient dû faire les ingénieurs de la route. Y aurait-il plus d’astuce dans la tête d’un chameau que dans celle d’un ingénieur ?

Pendant une montée de deux heures, fort pénible pour les mules, je plaignis plus d’une fois ces pauvres victimes du péché d’Adam. Car, sans le péché d’Adam, il n’y aurait ni voitures ni mules… pas même la mule du pape, puisqu’il n’y aurait pas de pape.

Enfin voici le plateau de Laguna – changement de décor à vue. Ce n’est plus ce sol de la côte, où l’on s’attend à voir s’échapper des flammes entre les pierres calcinées. Au pied de hautes montagnes se déroule eu plaine un tapis de riches moissons d’un vert admirable – tant la différence de température entre Santa-Cruz et Laguna correspond bien à la différence d’altitude. Autour de Santa-Cruz, la moisson est faite ; à mi-hauteur, la paille est jaune et le grain presque mûr ; à Laguna tout est vert. Ici on respire un air frais, pur et léger. Les habitants de Laguna contemplent les gens de Santa-Cruz comme, du haut du ciel, les bienheureux regardent les âmes du purgatoire.

De tous côtés retentit le chant des cailles. Mais les entendre n’est pas les voir. Elles ramagent à mes oreilles : Paie tes dettes !… Paie tes dettes !…

Mordieu, leur répondis-je, impatienté de cette plaisanterie monotone, si je suis ici, c’est bien pour cela. Vous ne savez donc pas, sottes bêtes, que tout marin navigue pour payer son tailleur. Nous ne sommes plus au temps où l’on cueillait sa culotte sur un figuier. Il faut des culottes, et la Providence n’a pas encore créé l’arbre à culottes. Que ne suis-je tailleur, au lieu d’être marin !… Je resterais tranquille près de ma femme, je ferais naviguer les autres, et je ramasserais leur argent… Au lieu de cela, je suis sans le sou et sans femme. Les tailleurs et les modistes ont seuls profité du péché d’Adam. Saint Thomas d’Aquin, l’ange de l’école, dans sa Somme – ainsi nommée parce qu’on ne peut le lire sans somme – affirme même que Satan est un tailleur, lequel incita nos premiers parents à manger la pomme dans le but de culotter l’humanité. Saint Augustin pensait manifestement aux modistes et tailleurs quand il dit : Bienheureuse faute !…

Et les cailles de ricaner : Paie tes dettes !… Paie tes dettes !…

Ah ! pensai-je, si j’avais mon vieux Ralph, qui a le nez si fin, le vieux mâtin, je vous ferais bien lever, péronnelles… et, dans ma carnassière, vous ne vous ririez plus de moi. Un chemin bordé de cactus et de rosiers me conduit, à travers la plaine, au pied de la montagne aux lauriers.

Longtemps j’erre en vain sous leur voûte séculaire, aucun frémissement dans les broussailles ne signale la présence d’un fauve… Dans les lauriers, silencieux comme des vieillards moroses (ils sont, pour la plupart, si âgés – nombre d’entre eux sont tombés en enfance), aucun chant d’oiseaux ne répond au gazouillement des cascatelles.

Pas un coup de fusil à tirer… Dans l’ombre solennelle des bois se dresse le fantôme navrant de la bredouille.

Des torrents descendent dans les ravines aussi écumeux que mes mules dans leur ascension, mais beaucoup plus rapides… Pourquoi ces torrents, comme des fous qu’ils sont, courent-ils avec tant d’impatience s’absorber dans la mer, au lieu de garder leur joyeuse individualité dans la montagne ?… Ainsi toujours impatients du lendemain, par dégoût du présent, par horreur de la veille, nous hâtons-nous vers l’océan du Grand-Tout… mais notre vie à nous est triste ; au contraire, il est doux de bondir librement à l’ombre des lauriers.

Je m’assis pensif – la bredouille rend pensif et conduit à des réflexions salutaires sur le néant des vanités humaines – sous cet ombrage aussi impénétrable aux rayons du soleil que les forêts de Calypso. Des plantes grimpantes embrassent les troncs moussus des lauriers, se jouent dans leur feuillage et s’élancent sur les branches des arbres d’alentour. Ces lianes ne peuvent se contenter d’un amour unique. Après avoir enlacé leur époux d’une voluptueuse étreinte, elles quêtent des baisers aux voisins. Ce sont des courtisanes mariées.

Ces amours des lianes et des lauriers – manifestement symbolisées par les frasques de Vénus et de Mars – me mettent en mémoire une secte des États-Unis où l’on pratique l’amour complexe… L’amour complexe !… voilà un mot bien trouvé ; nos moralistes, qui ne sont pas poètes, appellent cela de la promiscuité. Les lianes pratiquent l’amour complexe. « Décidément, j’étais bredouille.

Il me fallut retraverser la plaine sous le feu des moqueries des cailles railleuses :

Paie tes dettes !… Paie tes dettes !…

Je n’avais cependant pas fait cette ascension pour penser à mes créanciers.

Les mules redescendirent au grand galop à Santa-Cruz, déboulant à leur tour comme des torrents.

Pendant mon absence, on avait organisé la fête.

Le soir, au nom du navire, je vais inviter les officiers d’une corvette à vapeur anglaise qui vient de mouiller. On m’accueille cordialement.

Quand je reviens avec nos invités, le champagne coule à flots. Les violonistes, excités par des libations, raclent avec furie. Les yeux des femmes pétillent comme le champagne, et les roses de leur teint passent au coquelicot. Je dis les choses les plus aimables à une jolie brune, mettant à son service tout mon bagage d’espagnol ; elle ne m’en laisse pas moins en plan pour danser une habanera avec son mari – on aime beaucoup son mari dans ce pays-là – j’avais fait mes offrandes d’encens à une lune de miel !… Elle était charmante, suspendue au cou de son mari, le dévorant du regard. Grisée d’amour, de habanera, de champagne, quand elle passe en tournant près du grand mât, croyant ne pouvoir être vue, elle se lève sur la pointe du pied et baise les lèvres de son danseur. Ce baiser me mordit au cœur.

Mes lèvres, à moi, sont vierges du baiser d’une femme aimée… Moi aussi, j’aime… j’aime jusqu’à la démence d’un amour malheureux… il me poursuit dans tous les points du globe, et me déchire dans les forêts du nouveau monde comme dans l’orgie où je cherche parfois un remède à ma douleur.

Pourquoi suis-je parti ?… Pour fuir une femme et payer mon tailleur.

Ce baiser me rend tout mélancolique, il soulève, dans ma pauvre âme endolorie, toute une tempête de pensées noires comme un grain de sud-ouest dans une nuit d’hiver.

Allons boire avec les Anglais…

Terrible fut le choc. Je portai haut notre étendard dans l’ouragan de la bataille ; la victoire, enfin, nous reste… tous les fils d’Albion tombent, hors un seul. Ainsi, dans les combats de l’antiquité, tous les guerriers d’une armée succombent frappés par-devant, excepté celui qui va porter la funèbre nouvelle.

Mais le champagne ne peut éteindre l’incendie allumé dans mon sein par le baiser de la jeune mariée.

Notre beau monde congédié, pour terminer la nuit, nous descendons visiter une société charmante, plus recommandable par les grâces que par les vertus. Là, nous recommençons une habanera tourbillonnante, échevelée, une vraie ronde de sabbat, avec une douzaine de métisses andalouses – gouanches – vierges au dire de Mercure – toujours vierges, les femmes de ce pays-là… Ont-elles de la chance.

Aucune d’elles n’avait la gale… »

 

Il y a trente ans, j’écrivais ces folies ; aujourd’hui je chausse mes lunettes pour les lire.

J’étais jeune alors et j’avais le spleen… En un instant, du moins, je passais de la tristesse à la joie ; je ne sors plus de la tristesse, maintenant.

Mais qu’importe, je suis au bout de mon rouleau.

À première vue, ce monde n’est point fait pour inspirer confiance en l’autre, car tous deux sont du même auteur.

Il n’y a peut-être pas d’autre monde du tout…

Je crois cependant que, voyageurs éternels, nous visiterons de meilleures hôtelleries que notre détestable auberge. Dans tous les cas, avec toute la bonne volonté possible, Satan lui-même ne réussira pas à nous préparer un bouge plus infesté de vermine que notre ignoble abri d’ici-bas.

Laguna, ancienne capitale de l’île, serait à peine en France un gros bourg. Là se fixèrent les premiers colons ; en ce temps, on n’aimait pas à se trouver à portée des canons des écumeurs de mer. Aussi y trouve-t-on les vestiges de la grandeur de cette époque barbare, où certaines personnalités se développaient outre mesure au détriment du plus grand nombre. La sécurité assurée, les besoins de relations faciles devenant impérieux, Laguna descend à Santa-Cruz et laisse pousser l’herbe dans ses rues non repavées depuis un temps immémorial.

Nous visitons d’abord la cathédrale. Les colonnes de bois sculpté, disparaissant sous le feuillage de végétaux fantastiques fouillés avec une patience de Chinois, ornent le fond de la nef – le tout sérieusement doré, – on n’a pas ménagé la matière. Cette masse d’or éblouit. L’or impressionne toujours et provoque le respect, probablement par une conversion mentale en pièce de vingt francs, qu’on aimerait à tenir en son escarcelle.

Un dôme supporté par des colonnes – dôme et colonnes plaqués d’argent ciselé – surmonte le tabernacle. Ce dôme d’argent ressort avec un puissant effet sur le fond d’or du monument. Vraiment, le clergé en tout pays dispose de la lampe d’Aladin. Les jours de fête, on revêt les marches de l’autel de plaques d’argent du poids d’une demi-tonne.

Doter les églises rachète du péché… Plus on pèche, plus les églises resplendissent ; c’est le plus clair résultat de la foi, avec l’engraissement des moines.

La chaire et ses dépendances, en marbre blanc, forment un noble morceau de sculpture : un ange de proportions surhumaines porte la chaire sur une épaule et la soutient de l’autre bras levé. Cet ange sort des mains d’un maître. Les statuettes des quatre évangélistes, très purs chefs-d’œuvre, se groupent autour de la chaire.

Avec ces objets d’art contrastent d’horribles statues de saints, au visage grotesquement colorié, somptueusement vêtues et protégées par des vitrines ; dans les pagodes de Chine, je n’ai point vu plus vilains magots.

Dans toutes les églises, plus encore en Espagne, le ridicule et le beau se coudoient.

Un immense tableau, peint par quelque vitrier, représente la grande rôtisserie des humains, dont se délecte sur son trône céleste le Dieu de l’Évangile.

Par Vercingétorix !… Je n’adore point ce dieu-là.

Aujourd’hui, on rit de cet enfer qui a fait tant d’athées, sans jamais avoir amélioré personne. Ce vieux débris du molochisme disparaît comme a disparu le culte du dieu infanticide. Du moins, Moloch se contentait de jouir pendant quelques minutes des tortures des enfants déposés dans ses mains d’airain rougi, il ne les brûlait pas pendant l’éternité. Nous ne voulons plus de dieu barbare ; il faut choisir entre l’athéisme pur et la grande doctrine gauloise de l’évolution des âmes, seule compatible à la fois avec la justice et la bonté divines ; doctrine par laquelle toutes les âmes, quelles qu’elles soient, après des épreuves plus ou moins dures, selon l’abus qu’elles auront fait de leur liberté, s’avanceront tôt ou tard confiantes dans la voie du progrès indéfini.

Pour mon compte, j’incline à considérer la terre comme un enfer temporaire, où l’on expie les péchés commis dans une vie antérieure… Ce bas monde est un enfer très suffisant, il est inutile d’en inventer un autre.

À Laguna, ville toute cléricale, on se butte à chaque pas contre des prêtres au chapeau de Bazile, en robes luisantes, gras, repus, insolents, au milieu d’une population déguenillée.

L’Église est une maison commerciale très solide ; elle tire un revenu certain de la vente de ses coupons de loges au Paradis.

À la vue de toutes ces bandes d’employés de la Providence, je songeai à mon défunt ami Kernoter, avec qui je les rencontrai jadis à Laguna. Il les saluait invariablement jusqu’à terre :

« Car, disait-il, j’ai été élevé par ces gens-là et je les connais bien ; s’ils ne peuvent vous faire grand bien dans l’autre monde, ils peuvent vous faire grand mal en celui-ci. »

Ces prêtres, en ce moment, rendent la vie très dure à leur évêque, qui a le mauvais goût de les chicaner à propos de leurs maîtresses. Ici, comme en Espagne, les cures se donnent au concours, suivant la règle canonique et conformément aux décisions du concile de Trente. En Espagne, une cure est-elle vacante, les desservants de tous les diocèses ont le droit de se présenter au concours avec leurs simples lettres de prêtrise. Cette coutume développe naturellement l’esprit d’indépendance parmi les membres du clergé espagnol.

La petite ville, bâtie en général de maisons d’assez chétive apparence, renferme de vieux hôtels portant sur la façade les armoiries de leurs nobles propriétaires. Parmi ces hôtels, on admire deux palais construits avec des pierres de lave brun-rouge foncé, d’apparence ferrugineuse. C’est sombre et solennel, le temps leur a communiqué quelque chose de sa gravité triste. On sent que cela fut fondé par de vrais aristocrates. Une fine dentelle de pierre couvre de ses broderies le plus beau de ces palais, grandiose dans son ensemble. Cette somptueuse habitation appartenait à un seigneur possesseur de sept marquisats et sept fois grand d’Espagne. Une marquise centenaire l’occupe présentement. Dans son jeune temps, dame d’honneur de la reine, elle fut un des très rares témoins de l’entrevue de Napoléon avec Charles IV et Ferdinand VII. Désespérée de ce drame odieux, elle s’enfuit à Ténériffe et s’enterra dans son hôtel de Laguna, interdisant chez elle tout journal et toute conversation pouvant effleurer, même de loin, la politique.

Par cette prohibition sévère de tout genre de nouvelles publiques, la grande dame atteignit son but de rester étrangère au cours des évènements modernes et de continuer à vivre dans le temps passé. Pour donner la mesure de cette ignorance volontaire, on cite le fait de la marquise s’écriant, à propos d’une sottise de Napoléon III, racontée devant elle en dépit de la consigne : « Il doit être bien âgé, ce misérable. »

La bonne femme croyait encore Napoléon Ier sur le trône. À cette occasion, elle apprit la mort de celui auquel elle appliquait si justement, en vertu de son droit de témoin du crime de Bayonne, la qualification de misérable.

L’espagnol, qui me donnait ces détails, me parla ensuite du marquis :

– Ce beau vieillard, me dit-il, avait l’habitude de se promener tous les soirs dans la rue, devant son palais, fumant un de ces délicieux brevas, aujourd’hui sans prix, qui valaient alors deux cent cinquante douros le mille. En ce temps, j’étais un des polissons de l’école de Laguna et me serais fait fesser pour un breva. Lorsque je n’avais pas les mains sales – cas d’ailleurs assez rare – je les frottais de terre, et, muni d’une méchante cigarette, je demandais du feu au marquis. Le vieux gentilhomme s’inclinait souriant, répondait « avec grand plaisir » et me tendait son pur havane. Quand j’avais allumé, le marquis saluait, reprenait son cigare, puis, après quelques pas, le laissait tomber. Bien entendu, je ramassais ledit cigare sur ses talons, et voilà comment, pendant trois ans, j’ai fumé des brevas de grand d’Espagne. Le noble seigneur n’avait pas été sans deviner mon manège, mais, à aucun prix, il n’eût voulu qu’on pût dire qu’il avait refusé du feu.

À notre retour à Santa-Cruz, la présence sur rade d’un vaisseau chargé de condamnés pour la Nouvelle-Calédonie me fit dire à mon compagnon :

– Si je ne me trompe, on n’est pas mal vu, en Espagne, pour avoir été aux galères.

En réponse, mon hidalgo me conta l’anecdote suivante, dans laquelle on trouverait la trame d’une scène bien dramatique :

Un seigneur de la Grande-Canarie, le comte de La Torre, vint à Santa-Cruz exploiter notre cercle, corrigeant par son adresse les infidélités de la fortune. Il choisit pour compère un personnage fort en vue de l’intimité du capitaine général. À la suite d’une violente querelle au sujet du partage des bénéfices de la commune entreprise, notre Canarien rentre chez lui, prend un revolver, rejoint son complice à la promenade et lui brûle la cervelle en public.

Naturellement, il fallut comparaître devant le juge.

Assassiner un familier du capitaine général, le cas était grave… Comment se tirer de là ?

Le comte de La Torre eut une idée sublime : il répondit qu’il avait usé d’un droit naturel en tuant l’amant de sa femme. Ingénieux stratagème !… malheureusement, la jeune femme préférait son honneur au salut de son digne mari, et la parfaite innocence de l’épouse ressortit des débats avec une évidence indéniable. Malgré la beauté de l’invention, le juge se vit obligé de condamner le meurtrier aux galères.

La Torre se rend donc en Espagne, par le paquebot, aux premières, pour subir sa condamnation. Arrivé à Carthagène, il s’installe dans le meilleur hôtel de la ville, libre comme l’air, sauf l’assujettissement de signer chaque jour au presidio sa feuille de présence. Après quelques mois de ce régime, le gouvernement jugea l’expiation suffisante. Toutefois, la grâce conditionnelle interdisait au comte l’accès de Ténériffe. La Torre dut attendre près d’une année, à la Grande-Canarie, sa grâce pleine et entière.

Cet escroc assassin, plus méprisable encore par l’odieuse calomnie au moyen de laquelle il tenta de se dérober à la justice, n’a pas été chassé de notre cercle. Personne ne lui refuse la main. Dernièrement, au théâtre, il entra dans une loge où j’étais en visite, on fut très étonné de m’en voir sortir aussitôt.

Le soir venu, par un air frais et doux à souhait, mon ami de Santa-Cruz et moi nous étions assis pour regarder le défilé des belles Espagnoles dans la grande allée du paseo tout embaumé de fleurs odorantes.

– Vous avez là, dis-je à mon interlocuteur, une ravissante promenade ; elle n’est pas grande, mais je ne connais rien de plus joli, surtout par ce merveilleux clair de lune, où l’on peut admirer, comme en plein jour, la beauté des femmes et la beauté des plantes.

– Ce jardin, me répondit-il, où l’excellente musique de la garnison…

– Qui doit bien composer les trois quarts de la garnison.

– À peu près… Il faut bien une musique aux ordres des colonels et des généraux. Quand on déduit de l’effectif la musique, les ordonnances, les officiers supérieurs et généraux, il ne reste, en effet, plus personne… Je disais donc que ce jardin, où la musique militaire joue tous les dimanches, est une création des étrangers. Nous n’avions aucun lieu de réunion, quand le gouvernement proclama les lois sur la sécularisation des biens de l’Église. Cette terre dépendait du couvent dont vous voyez le clocher près d’ici ; elle fut mise en vente au prix de 10 000 douros, soit 50 000 francs. L’évêque lança contre l’acquéreur l’excommunication majeure. Le refus des sacrements et la perspective, après la mort, d’être jeté à la voirie ne tentait personne du pays. Plus d’un étranger, qui trouvait dans son incrédulité un paratonnerre suffisant contre les foudres de l’Église, craignait d’être mis au ban de la société canarienne. Et puis, que faire de ces terrains après acquisition ?… L’Église a plus d’un mauvais tour dans son sac ; juif ou chrétien doit compter avec elle. Personne ne se présenta. Six mois après, remise en vente à 5 000 douros, pas d’acquéreur. Bref, la mise à prix tomba au chiffre dérisoire de 100 douros. Alors un parpaillot proposa d’acheter ladite terre, de la planter, de la transformer en promenade et d’en faire don à la ville. Les étrangers goûtèrent fort cette idée et se mirent à l’œuvre ; quand le jardin fut terminé, on l’offrit à la municipalité, qui accepta. Du coup, le maire fut excommunié. Le pauvre ayuntamento donna sa démission, s’humilia, fit longtemps en vain toutes les soumissions possibles… pour lui les portes du temple restaient fermées à double tour. Mais, quand on peut financer, on finit toujours par s’arranger avec l’Église. Le maire l’apprit à ses dépens : il lui en coûta bon pour s’approcher de la sainte table ; au même prix, il eût pu se payer ailleurs plus d’un bon déjeuner.

En dépit de la résistance de l’évêque, le paseo appartient bel et bien à la ville, à qui il ne coûte d’ailleurs aucun frais, le jardin étant entretenu par le produit de loteries toujours patronnées par les plus jolies femmes.

Magnétisme terrestre

En mer, 15 juin 1882.

 

Nous voici dans le pot au noir, à l’un des points morts de la traversée.

Pas un atome d’air, un calme plat coupé de pluies torrentielles, d’orages et de grains… L’atmosphère, saturée de vapeur, étouffe. On respire de l’eau chaude. Le système nerveux, tendu à l’excès par l’électricité de l’air, nous maintient, sans repos, dans un état d’agacement et de souffrance intolérable… Quand sortirons-nous de ce mauvais pas ?

Ayons le courage, toutefois, de ne pas trop nous plaindre en songeant au rôle grandiose et nécessaire joué dans les phénomènes terrestres par le pot au noir. Cette zone si pénible à traverser est le cœur de la terre… à la fois son cœur et son poumon, car elle est à la fois l’organe de la circulation de l’air et de la circulation de l’eau, sang de notre planète.

Si nous jetons un coup d’œil sur une mappemonde, nous voyons la ligue équatoriale traverser l’Afrique et l’Amérique dans deux parties relativement étroites ; hors de là, elle parcourt à peu près partout la mer libre. Très près de l’équateur, le nouveau monde se réduit à un isthme tellement étroit qu’on est en train de le couper. En un mot, la zone équatoriale est une zone essentiellement marine.

Cette région marine, sous l’action des feux verticaux du soleil, est le foyer de toute vie terrestre.

Ici se forme, en majeure partie, l’humidité répandue dans l’atmosphère entière, humidité indispensable au jeu de nos poumons.

Cette vapeur d’eau, d’après les expériences de Tyndall, joue un rôle de premier ordre relativement au phénomène dominateur de la température du globe. Elle remplit, en effet, le rôle d’écran pour les rayons de chaleur obscurs ; aussi, toutes les fois qu’elle n’existe pas, la température s’abaisse rapidement. C’est ce qui a lieu dans certaines parties arides de l’Inde, où l’eau se congèle si vite par le rayonnement nocturne. La sécheresse de l’air, dans le Sahara, y cause encore les prodigieuses variations de température du jour et de la nuit. Au contraire, en Cochinchine, à la Guyane, à Grand-Bassam, la chaleur est presque la même le jour et là nuit, conservée qu’elle est par l’humidité du climat.

C’est encore l’eau évaporée dans l’immense chaudière équatoriale qui, emportée par les courants aériens des régions supérieures, retombe sur les continents en pluies nourricières.

Dans l’Atlantique, au pot au noir, prend naissance ce gulf-stream qui porte sur nos côtes, avec la chaleur humide, la fécondité.

Supposons – ce qui est peut-être bien arrivé dans quelqu’une des périodes géologiques écoulées – l’équateur essentiellement terrestre, un Sahara inhabitable succède à l’élément vivifiant. La sèche chaleur d’un four envahit notre pauvre monde, les fleuves s’arrêtent et nous ne pouvons plus concevoir la terre habitée par les êtres que nous connaissons.

Non seulement la zone équatoriale marine est la source de toute humidité, et, par suite, pour les vivants d’aujourd’hui, la source de toute vie, mais elle est encore le laboratoire du magnétisme terrestre.

La radiation solaire prend tantôt la forme de la chaleur, tantôt la forme de la lumière ; par la formation chlorophyllienne dans la plante, elle devient le principe ou l’aliment de la vie. Quand nous nous chauffons avec de la houille, nous nous chauffons de vieux rayons de soleil… Quand nous nous alimentons de grains ou de fruits succulents, nous consommons le travail de la radiation solaire ; il en est de même pour les animaux… Nous vivons de rayons de soleil, et la radiation solaire est le protée qui revêt, pour ainsi dire, toutes les formes qui se présentent à nos yeux.

Par l’évaporation de la mer, la radiation solaire prend la forme de l’électricité et donne ainsi naissance aux phénomènes magnétiques… Et, dans le monde visible, tous les phénomènes se trouvent ainsi ramenés à une majestueuse unité et ne sont que les apparences diverses revêtues par la radiation solaire.

Il y a quelques années, je consultais le comte du Moncel au sujet de certaines opinions, que je croyais neuves, touchant les aurores polaires ; l’éminent électricien me répondit que des idées analogues avaient été précédemment émises par un savant, M. de la Rive, si j’ai bonne mémoire ; car, sur cette réponse, j’abandonnai mes travaux et n’en ai conservé aucune trace.

Il me semble aujourd’hui qu’on peut tirer du grand fait du pot au noir non seulement l’explication des aurores polaires, mais encore celle du magnétisme terrestre.

Je considère l’évaporation de l’eau dans les mers équatoriales comme le générateur de l’électricité atmosphérique, les autres causes n’étant que secondaires ou perturbatrices. La zone équatoriale serait le point d’origine des phénomènes magnétiques, comme elle est, sans aucun doute, l’agent de la circulation aérienne ou aqueuse… et elle serait l’agent de la circulation électrique, précisément parce qu’elle est le moteur des autres éléments air et eau.

Les belles expériences de M. Gaugain sur l’évaporation des liquides dans un creuset semblent contraires à cette théorie. Mais il est, à mon sens, un fait devant lequel se taisent les expériences de cabinet, c’est le fait des orages incessants – orages d’un grandiose inconnu en Europe – dont la zone équatoriale est journellement le théâtre.

Quelle peut être la cause de ce tonnerre quotidien le long de l’équateur marin, sinon l’évaporation de la mer ?

Jamais on ne persuadera à un marin, qui a beaucoup fréquenté les tropiques (et, pour mon compte j’y ai passé vingt années), que l’évaporation de la mer n’est pas la source d’électricité par excellence. Notre système nerveux est un électromètre bien autrement délicat que les merveilleux instruments de M. Thomson. La souffrance très pénible d’une agitation nerveuse extraordinaire dans le pot au noir ne laisse pas l’ombre d’un doute à cet égard.

Lorsque l’immense quantité de vapeur d’eau électrisée, développée par la radiation solaire perpendiculaire à l’Océan, se condense en nuages, l’électricité contenue dans cette vapeur se condense également, et peut atteindre alors la tension nécessaire à la production de la foudre.