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- des chaussures qui obligent celui qui les porte à agir contre son gré - un cauchemar qui devient réalité - un crayon capable de modifier le passé - une justice à laquelle nul ne peut échapper - une antique machine à écrire qui se révèle diabolique, - un astrologue en contact avec l'au-delà, - une plongée dans un univers inquiétant, - une vengeance que n'aurait pas pu imaginer celui qui en est victime... Huit histoires dans lesquelles des gens ordinaires se trouvent confrontés au fantastique.
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Seitenzahl: 374
Veröffentlichungsjahr: 2022
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Aux Amis de San-Antonio Ma grande famille
Je remercie, pour sa participation à cet ouvrage, mon fils Grégory à qui je dois reconnaître la paternité de l'histoire intitulée MAUVAISE MINE
LES CHAUSSURES DE L'EPOUVANTE
FATAL CAUCHEMAR
MAUVAISE MINE
JUSTICE IMMANENTE
LA « MAGIC SPECIAL »
RADIO GERONIMO
UN AUTRE UNIVERS
MAGIE NOIRE
Vous l'avez peut-être connu, mon ami Joseph. De vue tout au moins, pour l'avoir côtoyé cent fois, mais il faisait tellement partie du paysage que vous aviez sans doute fini par ne plus le remarquer.
On le rencontrait à toute heure sur les allées Paul Riquet, éternellement vêtu d'un vieux pantalon tire-bouchonné sur des croquenots aux lacets remplacés depuis longtemps par des ficelles, d'une chemise de style bûcheron canadien à gros carreaux rouges et verts au col élimé, d'une veste dont on devinait difficilement la couleur d'origine, et d'un pardessus qui comptait plus d'accrocs que de boutons.
Ajoutez à cela une tignasse qui ne se rappelait plus ce que pouvait être un peigne, et une barbe en broussaille dissimulant mal un teint rappelant que l'économie régionale était basée sur la viticulture.
Vous voyez, pas du tout le style SDF actuel sur fond de squat, de drogue, de racket ou de violence. Non, plutôt le clochard type d'antan, avec sa musette rapiécée d'où dépassait en permanence le goulot d'un litre de rouge à bon marché, et ses cigarettes « artisanales» faites de mégots de récupération ramassés sur le trottoir.
Oui, vous le connaissiez sans doute un peu. Moi, je le connaissais beaucoup mieux. J'ai toujours en mémoire le souvenir de notre première rencontre, on ne peut plus classique. Une voix éraillée qui m'interpelle avec, bien sûr, la familiarité du tutoiement.
— Hé, mec ! T'aurais pas une petite pièce en trop ? Ça serait pour m'aider à me payer un petit casse-croûte.
J’ai pensé que le casse-croûte prévu devait être liquide et titrer dans les onze degrés. Pourtant, d'emblée, j'ai trouvé le bonhomme sympathique. J'avais envie, je ne sais pourquoi, de faire plaisir à quelqu'un, n'importe qui.
Vous connaissez, je pense, cet état d'esprit. On se réveille un matin avec le cœur en fête, sans raison particulière, on sourit au rayon de soleil qui s'infiltre dans la chambre à coucher, on chantonne ou on sifflote en se rasant, et on a envie de faire partager cette espèce de joie intérieure qui nous habite.
Sans être vraiment ce qu'on appelle un nanti, j'ai le privilège de jouir d'une certaine aisance financière. Je suis célibataire, j'ai une bonne situation, et des goûts suffisamment simples pour dépenser beaucoup moins que je ne gagne. J'ai tiré de mon portefeuille un billet de cinquante euros.
— Tiens, avec ça, t'auras de quoi faire un vrai repas à midi, je pense que ça ne doit pas t'arriver tous les jours.
Il n'a pas pris l'argent que je lui tendais. Il m'a regardé, avec quelque chose de triste dans ses yeux gris, puis il a détourné son regard en grommelant :
— Vachement sympa de se fout' de ma gueule.
Évidemment, jamais encore on ne lui avait donné une telle somme. Il espérait un ou deux euros, pas plus.
J'ai dû insister.
— Prends ça. Puisque je te dis que c'est pour toi.
Il n'osait pas saisir le billet, persuadé que j'allais l'escamoter au dernier moment en ricanant de sa déconvenue. Voyant que je n'en faisais rien, il a fini par le prendre, comprenant que ce n'était pas une plaisanterie cruelle de ma part. Son sourire m'a payé de ma générosité.
Il ne m'a pas dit merci, mais m'a tendu la main, et là encore, j'ai vu que je le surprenais en ne refusant pas de la lui serrer. Après quelques secondes d'hésitation, il m'a demandé :
— Ça vous dirait, M'sieur, de venir boire un coup avec moi ? Comme je suis rupin grâce à vous, je peux bien vous payer ça.
Sans conviction. Il était presque sûr de mon refus, mais j'ai compris ce que représenterait pour lui un peu de temps passé en ma compagnie. Oublier un moment sa condition d'exclu lui redonnerait un peu de dignité, et c'était sans doute pour lui au moins aussi important que le billet de banque reçu.
Le niveau social n'ayant jamais été pour moi un critère de valeur humaine, je n'ai pas hésité à accepter sa proposition.
— D'accord, mon vieux, mais à deux conditions.
Je l'ai senti se braquer. Il pensait que je cherchais par avance à justifier ma rebuffade.
— D'abord, c'est moi qui t'invite. Et ensuite, ne te mets pas à me vouvoyer et à me dire Monsieur, appelle-moi Daniel.
J'ai vu que je luis faisais un grand plaisir.
— Tope là. Moi, c'est Joseph.
C'est comme ça que nous nous sommes retrouvés attablés à la terrasse d'un café proche, et c'est là, devant un pot de beaujolais -une vraie fête pour lui- qu'il s'est raconté.
Auparavant, il était ouvrier dans une usine de la région parisienne. Marié, un gosse, le petit appartement en location dans une HLM de banlieue pas plus sinistre qu'une autre, un travail en usine, les traites de la voiture... Bref, la routine familiale qui tient lieu de bonheur aux gens simples. Et puis le drame absurde, celui qu'on lit tous les jours dans le journal mais qui, croit-on, n'arrive qu'aux autres, sa gamine qui se fait faucher sur le trottoir, par un chauffard ivre, à la sortie de l'école.
Il m'a montré la photo. C'était une gosse de huit ans, blonde et rieuse, dont la disparition ne peut sembler qu'une erreur monstrueuse du créateur. Et la semaine suivante, sa femme, incapable de surmonter son chagrin, qui se jette par la fenêtre du 9ème étage.
Alors, il avait tout laissé tomber, logement, boulot, copains, et il était parti au hasard. Il était descendu vers le sud. Pensait-il que le malheur, comme la misère pour Aznavour, serait moins pénible au soleil ? En tout cas, il s'était fixé dans l'Hérault, sans raison précise, et c'est ainsi qu'il était devenu Joseph le clochard...
Oui, je pense que je le connaissais mieux que n'importe qui, depuis mon installation à Béziers il y a deux ans. Et c'est pourquoi, lorsqu'il a disparu, je me suis inquiété de ce qui avait bien pu lui arriver.
Peut-être était-il malade ? On ne l'avait pas vu à l'hôpital. Parti ? Où donc puisque rien ni personne ne l'attendait nulle part. Et puis, il me l'aurait dit. J'étais sans doute la seule personne à laquelle il se confiait.
Alors, je me suis rendu au commissariat de police. Allez donc, en costume cravate, vous présenter à un flic comme quelqu'un s'inquiétant de l'absence de son "ami" clochard. On commence par vérifier que vous n'avez pas la démarche hésitante et l'haleine chargée. Ensuite, on cherche à savoir si vous jouissez de toutes vos facultés mentales. Et c'est seulement après s'être assuré que vous n'êtes pas "un plaisantin à qui ça va coûter cher" qu'on veut bien accepter de vous faire rencontrer le commissaire.
Bien sûr, celui-ci connaissait Joseph. Un habitué de la cellule de dégrisement, c'est vrai, mais bon bougre cependant.
— Je regrette, Monsieur, mais je suis sans nouvelles de lui depuis plus d'une semaine.
Pourquoi ai-je eu l'impression, que dis-je l'impression, la certitude qu'il mentait. Intuition ? Télépathie ? Allez savoir... Toujours est-il que j'ai cru comprendre soudain la vérité.
— Monsieur le Commissaire, vous me cachez quelque chose, j'en suis sûr. Soyez franc, j'ai le droit de savoir. Joseph est mort, c'est ça ?
Il a hésité quelques secondes, puis m'a fait cette réponse incroyable :
— J'ai bien peur que ce ne soit pire.
Je me suis senti blêmir. Il a enchaîné :
— Écoutez, je sais qui vous représentez pour lui, Joseph se vantait assez d'avoir un ami "rupin", comme il disait. Il en était si fier. C'est pourquoi je pense que je vous dois effectivement la vérité. Mais je vous conseille de garder pour vous ce que je vais vous raconter, si vous ne voulez pas passer pour fou. C'est tellement incroyable.
Ah ! Comme je regrette à présent d'avoir voulu savoir. On croit qu'une certitude, aussi horrible soit-elle, est préférable au doute. Eh bien non, du moins dans ce cas. Il aurait mieux valu pour moi ignorer à jamais le destin effroyable du sympathique clochard. Surtout que, comme tout le monde, je suis obligé de mettre des chaussures tous les matins. Et il ne s'est pas passé un jour, depuis, sans que je ne me remémore cette atrocité.
Mais, lisez plutôt. Voici l'histoire, telle que je la tiens du commissaire qui fut le témoin direct du drame...
-oOo-
Une dizaine de jours plus tôt, Joseph se promenait aux abords de la ville lorsqu'il fut surpris par un brusque orage, comme il en éclate souvent par ici. De lourds nuages assombrirent soudain le ciel. Des éclairs se mirent à crépiter comme des flashes de paparazzi, accompagnés par le roulement continu du tonnerre. Et un véritable déluge s'abattit sur notre clochard.
Celui-ci n'était pas craintif, mais il se sentait mal à l'aise, comme envahi par une sourde angoisse. Un pressentiment, peut-être, de ce qui allait lui arriver...?
Toujours est-il qu'il vit, à moins de dix mètres de lui, la foudre frapper un arbre dans un craquement de fin du monde, et l'arbre tomber dans sa direction. Il voulait courir, hurler, mais restait comme paralysé, la gorge bloquée, tout entier offert aux rafales de pluie qui lui fouettaient le visage et glaçaient son corps jusqu'aux os.
Tétanisé, incapable du moindre mouvement, il vit l'arbre tomber sur lui, lentement, comme dans un ralenti de cinéma. Puis Joseph se retrouva debout, inexplicablement indemne au milieu des branchages qui venaient de s'écraser autour de lui en l'épargnant comme par miracle.
Soudain, l'orage s'arrêta aussi brusquement qu'il avait commencé.
Les jambes fauchées, notre clochard se laissa choir sur le sol.
— Ouf ! Je crois que je l'ai échappé belle, pensa-t-il en essuyant bien inutilement son front dégoulinant d'une manche bonne à tordre.
Il s'aperçut alors que l'arbre abattu était creux. Le Ciel, ou plutôt l'Enfer, voulut qu'il ait la curiosité d'aller jeter un coup d'œil dans la souche noircie.
— C'est pas vrai. Je rêve !
Hélas non, il ne rêvait pas. Il y avait bien, dans la souche... une paire de chaussures. Il les prit en main et les examina minutieusement. Elles semblaient tout à fait neuves, n'étaient absolument pas mouillées, et même impeccablement cirées. De plus, parfaitement à sa pointure.
N'aurait-il pas dû déjà trouver ça bizarre, anormal, contraire à toute logique ? Mais non. Tout heureux de l'aubaine, il jeta ses vieilles godasses éculées aux orties, et s'empressa de chausser celles que la providence lui avait envoyées.
La Malédiction venait de commencer...
-oOo-
De retour en ville, Joseph, tout heureux de sa trouvaille, se dit que de tels souliers, ça s'arrose. Mais, voilà, il eut beau retourner ses poches, du moins celles qui n'étaient pas trouées, pas la moindre petite pièce. Il était complètement fauché.
— Si seulement je pouvais trouver quelqu'un pour me payer un verre, soupira-t-il presque à haute voix.
C'est alors que l'insolite se manifesta. Il se mit en route, sans l'avoir décidé le moins du monde. Une force invincible l'obligeait à marcher à grandes enjambées. Il se sentit pris de panique.
— Mais qu'est-ce qu'il m'arrive ? pensa-t-il.
Il voulait s'arrêter, s'asseoir sur un banc, retourner sur ses pas, bref, faire n'importe quoi de conscient, de volontaire, mais il continuait d'avancer, tournant à droite, à gauche, se dirigeant irrésistiblement vers un but dont il n'avait pas la moindre idée.
Il ferma les yeux, mais s'aperçut avec terreur qu'il ne s'arrêtait pas pour autant.
Et subitement, le cauchemar cessa. Il ne marchait plus. Il se trouvait devant un décor familier, "Chez Bob", le petit bistrot où il allait convertir en verres de rouge les quelques pièces que « la manche » lui rapportaient. La plupart de dix ou vingt centimes, plus rarement cinquante, les gens se donnaient bonne conscience à bon marché.
— Qu'est ce que je suis venu faire ici ? Pensa-t-il. Je n'ai même pas de quoi me payer un canon.
A travers le léger rideau qui ornait la porte vitrée, il pouvait voir la petite salle vide de tout client. Le patron, derrière son bar, essuyait des tasses à café en sifflotant. Il aperçut le clochard et lui fit signe d'entrer.
— Salut, Joseph. Viens boire un coup, aujourd'hui c'est moi qui rince.
Il n'en croyait pas ses oreilles. Bob était plutôt "près de ses sous", et c'était bien la première fois qu'il lui faisait une telle proposition. L'explication vint d'elle-même.
— Je viens d'entendre l'arrivée du quinté à la radio. Je l'ai dans l'ordre. Le premier à quinze contre un. Là, je vais palper le paquet. Ça s'arrose.
Joseph se pétrifia. « Ça s'arrose... » C’est ce qu’il avait pensé pour ses chaussures, souhaitant que quelqu'un lui paie un verre, et il était venu droit chez Bob, sans savoir ni comment ni pourquoi. Et voilà que le cafetier lui offrait à boire.
Après tout, pourquoi se creuser la tête ? Sans plus chercher à comprendre, le clochard trinqua avec le patron.
Quelques verres plus tard (Bob était vraiment généreux pour une fois) Joseph ne pensait plus au côté étrange de son aventure. Il n'en avait même rien dit au patron du bar, se contentant de croiser haut les jambes pour faire remarquer éventuellement au cafetier ses nouvelles chaussures
Mais celui-ci ne pensait qu'à son quinté et ne s'en était pas aperçu. Et Joseph ne s'étonnait pas que ces souliers, avec lesquels il venait de faire une longue marche dans des sous-bois détrempés, soient aussi propres et luisants que si l'on venait de les polir avec un chiffon doux.
Revenu sur son banc habituel, le clochard se dit qu'il était très agréable, pour une fois, d'avoir les pieds bien au sec.
— Dommage d'avoir un costume aussi défraîchi, dit-il à mi-voix. Avec d'aussi chouettes godasses, il faudrait être loqué comme un milord.
Et tout recommença... Joseph était debout. Il marchait, incapable de s'arrêter. Il voulait retourner à son banc, pas moyen de revenir sur ses pas. Comme la première fois, la panique le submergea. Il hurla :
— Au secours !
Évidemment, ne pouvant deviner son drame, les passants se gardèrent bien d'intervenir. Simplement, l'un d'eux lui dit d'un air goguenard :
— Ne t'inquiète pas, mon gars, l'éléphant rose est bloqué au dernier feu rouge.
Toujours incapable de maîtriser les événements, Joseph pénétra dans un magasin de confection, se rendit au rayon Hommes et, sous l'œil horrifié des personnes présentes, commença à se déshabiller.
Mais avant d'avoir eu le temps de passer le costume qu'il avait déjà décroché de son cintre, il se retrouva à demi nu sur le trottoir, à côté de son tas de hardes, expulsé par des mains plus que vigoureuses..
— Et ne remets jamais plus les pieds ici, espèce de vieux dégueulasse, lui dit le gérant. Tu as de la chance que je n'ai pas de temps à perdre, autrement je t'aurais arrangé le portrait avant de te faire embarquer par les flics.
Rhabillé, Joseph n'osait plus se remettre en route. Il avait bien trop peur de recommencer à agir de façon inconsidérée. Le responsable du magasin se chargea de le ramener à la réalité.
— Eh, dis donc, quand je vendrai des épouvantails, je te demanderai de rester là comme enseigne.
Hébété, le clochard se mit lentement en marche, posant précautionneusement un pied devant l'autre, appréhendant à chaque seconde une nouvelle manifestation de ces chaussures maléfiques.
— C'est sûr, pensa-t-il, tout vient de ces maudites godasses. Depuis que je les ai, il ne m'arrive que des trucs impossibles. Il suffit que je pense à quelque chose pour que ça se réalise. Bon, les verres que Bob m'a payé, c'était au poil, mais le coup des fringues, merci bien ! A ce train-là, je vais me retrouver au trou vite fait. Faut que je change de grolles au plus vite.
Seulement voilà ! Il avait jeté ses vieux godillots. Et il ne se rappelait même plus exactement où, sinon il serait allé volontiers les récupérer..
— Bien sûr, le mieux serait de pouvoir m'en payer des neuves, mais ça coûte au moins une trentaine d'euros et je ne vois pas comment je pourrais me procurer une telle somme... Non ! C'est pas vrai !...
Eh si ! Il était reparti à grandes enjambées. Cette fois, il ne chercha pas à résister. Il avait compris l'inutilité de lutter contre cette force invincible qui l'entraînait vers... vers quoi, au fait ? Une banque ! Il entrait dans une banque…
Il passa derrière le guichet, pénétra dans la guérite du caissier sous le regard médusé des clients et des employés, saisit une liasse dans le coffre ouvert, et en tira trois billets de dix euros qu'il glissa dans la poche intérieure de son vieux veston.
Évidemment, on ne se contenta pas de l'expulser, comme on l’avait fait au magasin de confection. Quelques personnes l'immobilisèrent et on appela la police. Joseph se retrouva donc au commissariat.
Le commissaire s'étonnait. Le plus gros larcin que le clochard puisse commettre, c'était de ramasser une pièce de monnaie qu'un client avait laissé comme pourboire à la terrasse d'un café.
— Alors, Joseph, on passe au grand banditisme ? On dévalise les banques à présent ?
— J'vous jure, c'est pas d'ma faute, M'sieur l'commissaire. C'est à cause de mes godasses.
Son interlocuteur fronça les sourcils :
— Attention, hein ! Tu sais que je suis bien gentil, mais il ne faudrait pas malgré tout me prendre pour un imbécile.
Alors Joseph raconta tout : l'orage, l'arbre frappé par la foudre, la découverte de ces chaussures qui l'obligeaient à agir contre son gré, Bob qui lui offre à boire, le magasin de confection, la banque...
Le commissaire était dubitatif. Le clochard avait trop peu d'imagination pour aller inventer un récit aussi farfelu. Des souliers qui « imposerait leur volonté » à celui qui les a aux pieds... N'importe quoi !
— Enlève les donc, tes fameuses godasses, que je les voient de plus près
Joseph se déchaussa et tendit ses souliers au policier. La première chose surprenante, c’était leur propreté inexplicable. Pourtant portés pour marcher dans les sous-bois, ils étaient brillants comme si on venait de les cirer à l'instant, ne présentaient pas la moindre tache ou souillure. Pas la plus petite griffure non plus, ni de trace de terre ou de végétaux sur les semelles. Mais à part ça, ces chaussures semblaient tout-à-fait normales...
Seule singularité, peut-être, à l'intérieur au-dessus du talon,, était gravée cette simple mention : "CAGLIOSTRO".
— C'est une marque italienne, hein, M'sieur l'commissaire ?
— Je ne pense pas. Cagliostro, c'est le nom d'un aventurier qui a vécu dans la seconde moitié du XVIIIème siècle. Il se disait magicien, et prétendait être âgé de quatre cents ans. Je ne vois pas quel rapport il pourrait y avoir entre cet individu et ta trouvaille.
Le commissaire était de plus en plus perplexe.
— Tiens, rechausse-toi.
Joseph obéit.
— Ouais, ben tout cas, moi, je vais me débrouiller pour en trouver des autres, de chaussures. Celles-là, je ne veux plus en entendre parler, qu'elles aillent au Diable !
A peine avait-il prononcé ces mots qu'il y eut comme un éclair aveuglant. L'instant d'après, il ne restait plus, à l'endroit où s'était trouvé le clochard, qu'un vague filet de fumée jaunâtre.
Et une très forte odeur de soufre envahissait le commissariat...
Je m’appelle Romain Letellier. J’ai quarante-trois ans, et je suis médecin généraliste. Certains me trouvent beaucoup de mérite d’avoir pu mener à bien des études longues et coûteuses, alors que j’étais issu d’un modeste milieu d’ouvriers d’usine. C’est vrai, mes parents se sont beaucoup sacrifiés pour que mes sœurs et moi nous connaissions une existence moins rude que la leur.
Pour éviter des frais de garde trop coûteux pour eux, ils ont dû faire pendant des années ce qu’on appelait contre équipe, c'est-à-dire travail le matin de cinq heures à treize heures pour l’un, l’après midi de treize heures à vingt et une heures pour l’autre. Y compris le samedi parce qu’à l’époque, dans les usines de textile, on faisait quarante-huit heures par semaine.
Et il faut avoir connu l’atmosphère d’un tissage pour se rendre compte de la pénibilité du travail. Des dizaines de métiers à conduire, dans une atmosphère poussiéreuse, surchauffée, avec un taux d’humidité à la limite du supportable, et un bruit tel qu’il fallait hurler pour se faire entendre d’une personne située à trois mètres de soi… L’enfer.
Et puis, même en dehors du boulot, quelle vie ! A part le dimanche, ils ne se voyaient guère plus d'un quart d’heure chaque soir, juste le temps de se dire le nécessaire :
« — Romain a beaucoup toussé, aujourd’hui. Emmène le demain après midi chez le docteur ». Ou :
« — Il faut que tu dises à Sophie de se reprendre un peu. Elle a de très mauvaises notes en histoire-géo ».
On le comprend aisément, ils voulaient pour nous un avenir plus souriant, et je pense que, sur ce plan, ils n’ont pas été déçus. Martine, mon aînée de dix-huit mois, est directrice financière dans une banque, et Sophie, ma cadette, gérante franchisée d’une boutique de prêt-à-porter.
Quant à moi, après avoir effectué mon internat à Besançon, j’ai eu l’opportunité de reprendre le cabinet de notre vieux médecin de famille qui partait en retraite, et je suis donc installé depuis maintenant quatorze ans à Héricourt, la petite ville de Haute-Saône où je suis né.
Comme on s'en doute, bon nombre de mes patients m’ont connu à l'époque où j’usais mes culottes courtes sur les bancs de la communale. Ce qui ne m’a pas facilité les choses au début.
Il éprouvaient une certaine réticence à aller confier leurs petits ennuis physiologiques au «gamin Letellier » qui, avec les garnements de son âge, tirait les sonnettes avant de s’enfuir ou mettait des pétards dans les boîtes aux lettres le 14 juillet. Mais bon, tout ça, c’est le passé. Maintenant, ce n’est pas la clientèle qui me manque, loin de là.
Et parmi elle, Pat, mon ami de toujours. Pat n’était pas, comme on pourrait le croire, le diminutif de Patrick ou Patrice, mais un surnom qu’il s’était inventé lui-même à l’adolescence à partir de ses initiales (il s'appelait Pierre-André Tamborini). Après tout, il y a bien PPDA ou JPP.
Il avait très tôt pris en grippe ce prénom composé qui, dès la communale, lui avait valu les moqueries de ses camarades de classe le jugeant prétentieux. Pourtant, ce n’était pas par snobisme que ses parents l’avaient appelé ainsi. Simplement papa voulait Pierre, comme son papa à lui, et maman André, comme le parrain du petit.
Et voilà comment, en pensant ménager la chèvre et le chou, on inflige involontairement des tortures morales à un gamin pendant toute son enfance.
Dans mes plus lointains souvenirs, Pat est toujours présent. Il faut dire que nous sommes nés à un jour d’intervalle, lui le 30 avril, et moi le 1er mai, ce qui lui faisait dire avec humour : « Tu verras demain, quand tu auras mon âge ».
Nous nous sommes retrouvés ensemble à empiler des cubes ou à nous disputer le même paquet de gommettes à la maternelle. Nous avons ensuite séchés tous deux sur des problèmes de trains qui s’obstinaient à ne jamais partir en même temps et à rouler à des vitesses différentes pour se croiser à un endroit sur lequel ni lui ni moi n’étions jamais d’accord. Cela avait d’ailleurs peu d'importance, l’endroit en question étant systématiquement très éloigné de celui où nous l’avions situé l’un et l’autre.
Pat, c’est la première cigarette fumée en cachette dans le bois de la Rouchotte derrière la gare, avec la trouille que nos parents découvrent qu’on sentait le tabac en rentrant, malgré les feuilles d’oseille que nous avions mâchées pour nous purifier l’haleine.
Ce sont les descentes en luge l’hiver, après l’école ou le jeudi après midi ; les randonnées à vélo à la belle saison, le mois de « colo » pendant les grandes vacances, et plus tard, le cinéma ou les parties de flipper au bar Le Royal les samedis après-midi pluvieux. Les inévitables brouilles aussi, qui nous rendaient aussi malheureux l’un que l’autre, et ne duraient jamais bien longtemps parce que nous nous rendions vite compte que le motif de discorde était d’une futilité dérisoire.
C’est le permis qu’on a passé en même temps. Lui l’a eu du premier coup alors que moi, si ma première tentative pour le code a été la bonne, j’ai dû m’y reprendre à trois fois pour la conduite. J’étais trop émotif et perdais mes moyens devant l’examinateur. Une vraie peau de vache, d’ailleurs, qui multipliait les pièges pour nous recaler.
On peut le dire, nous étions inséparables. Au point qu’à l’adolescence, certains se demandaient si cette amitié indéfectible ne cachait pas finalement autre chose de moins avouable. Entre nous, ça nous faisait doucement rigoler, parce que les filles, intriguées par ces bruits qui couraient sur nos mœurs, avaient tendance à vouloir vérifier ce qu’il en était en réalité, et ce sont elles qui nous draguaient.
Vous l’avez compris, Pat c’était, comme chante Maxime Leforestier « le frère que je n’ai jamais eu ».
Notre première grande séparation, ce fut à l’occasion du service militaire. Comme on s’en doute, nous aurions désiré le faire ensemble, mais vous connaissez l’armée, il suffisait d’espérer l’outremer pour qu’on vous envoie servir la France à seulement dix kilomètres de chez vous. A croire qu’au conseil de révision, on vous demandait votre souhait d’affectation uniquement pour ne pas en tenir compte.
Nous, nous aurions aimé les chasseurs alpins. Lui s’est donc logiquement retrouvé au « Train des Équipages » à Trèves en Allemagne, et moi à la Base Aéronautique 116 à Luxeuil.
Une fois rendus à la vie civile, nous nous sommes beaucoup moins vus qu’auparavant. D'une part parce que j’étais de plus en plus pris par mes études. Et puis, il y avait Yolande...
Eh oui, Yolande, la fille dont nous étions tous deux tombés amoureux... Mais ne vous imaginez pas un drame cornélien, cette situation s’est réglée de la façon la plus simple qui soit. Voyez-vous, pour moi, aimer sincèrement quelqu’un, c’est vouloir avant tout son bonheur, et son bonheur, celle que je chérissais ne pouvait le trouver qu’auprès de Pat, car c’est de lui qu’elle était éprise. Elle éprouvait pour moi une grande affection, sans plus.
Je me suis donc tout naturellement effacé. Oh, je n’irai pas jusqu'à prétendre ne pas en avoir souffert. Au contraire, si je réussissais à faire bonne figure devant eux, combien de fois ai-je mordu mes draps le soir dans mon lit pour étouffer mes sanglots ?
Mais je le répète, l’essentiel pour moi était que Yolande soit heureuse. J’ai même été témoin à son mariage avec Pat.
Deux années plus tard, c’était à mon tour de me faire passer la bague au doigt. Ayant dû renoncer à ce qui restera à tout jamais le grand amour de ma vie, je n’avais pas l’intention de fonder un foyer, mais je venais de m’établir et mes parents rêvaient pour moi d’un « beau mariage ». Ils y voyaient une sorte de consécration de ma situation sociale. Par lâcheté sans doute, je me suis laissé faire. On a plus ou moins arrangé une union avec la fille unique d’un général, Marie-Clotilde de la Boisselière.
Je n’éprouvais, pour ma fiancée, aucun sentiment profond, une certaine tendresse, peut-être. Quant à elle, elle tenait surtout, je pense, à échapper à un milieu où, discipline militaire et obsession du quand dira-t-on obligent, on ne devait pas, comme il convient de ne pas dire chez ces gens là, rigoler tous les jours.
Une anecdote vous situera la mentalité de ma belle famille. Une semaine avant la cérémonie, le général -de réserve, mais il tenait à ce qu'on lui donne son titre- m'a pris à part pour me demander :
— Ma fille m'a fait part de votre intention d'inviter vos amis Tamborini à la noce. Je tiens à vous faire part de mon entière réprobation concernant ce projet. Vous avez désormais un rang à tenir, y avez-vous songé ? Il conviendrait pour vous de mettre un terme à vos relations avec ces petits fonctionnaires.
J'avais oublié de vous le préciser, Pat et sa femme sont tous deux professeurs dans un collège, lui d'anglais et elle de mathématiques. Ces propos méprisants de la part de mon futur beau père m'ont révolté. J'ai répondu assez sèchement :
— Général, je crains qu'il n'y ait un malentendu. Pierre-André (je lui donnais à dessein son prénom composé) et son épouse sont, comme vous l'avez remarqué, mes amis et ils le resteront. Pour moi, on ne mesure pas la valeur humaine à l'importance d'un compte bancaire ou au nombre d'étoiles sur un képi.
Ces petits fonctionnaires, comme vous les appelez, exercent une profession des plus honorables qui mérite votre respect. Même les enfants de militaires ou de médecins ont besoin d'apprendre à compter et de pouvoir s'exprimer dans une langue universelle, et ceux grâce à qui ils acquièrent ces connaissances ont autant leur place dans l'échelle sociale que vous et moi, même s'ils ne se trouvent pas sur le même barreau. Je ne me mêle pas de trier vos invités, laissez moi choisir les miens.
Il a blêmi, et s'est retiré sans ajouter un mot.
Cela dit, il me fallait être bien naïf pour imaginer pouvoir cimenter un couple sur des bases aussi fragiles. Marie-Clotilde et moi avions vraiment trop peu de choses en commun. Je ne partageais pas du tout ses goûts pour le golf ou l’équitation, sports à mon avis pratiqués par pur snobisme, ni pour les réceptions fastueuses destinées à épater des gens aussi superficiels qu’elle.
De son côté, elle me reprochait mon côté « pantouflard » parce que je n'aspirais qu'à la tranquillité pendant les rares moments de répit que me laissaient mes patients.
Bref, six mois après notre mariage, nous avons décidé de reprendre chacun notre liberté. Consciente elle aussi de l’erreur que nous avions commise, elle n’a fait aucune difficulté pour accepter un divorce par consentement mutuel. Vu la brièveté de notre vie commune, Marie-Clotilde a obtenu une prestation compensatoire relativement modeste, et j’ai tourné cette page négative de mon existence.
Pat et Yolande ont de nouveau pleinement fait partie de ma vie. Nous déjeunions ensemble presque tous les dimanches. Une fois, ce sont eux qui me recevaient, la suivante, c’était à mon tour de leur rendre l'invitation. Parfois au restaurant, mais le plus souvent à la maison. J’ai en effet la chance d’avoir à mon service, depuis des années, une employée de maison comme j’en souhaite à tous les hommes seuls.
Il s’agit d’une voisine qui s’est trouvée veuve peu de temps après ma séparation d’avec ma femme. Elle percevait une pension de réversion bien trop faible pour lui permettre de vivre décemment, et elle était à la recherche d'un emploi. Comme j’avais besoin d’une personne pour tenir mon ménage et préparer mes repas, je l’ai engagée. Quand je reçois mes amis, je la paie en extra pour le surplus de travail occasionné, et croyez moi, la cuisine qu’elle nous mijote n’a rien à envier aux prestations d’un grand traiteur.
Maintenant, avant de poursuivre ce récit, je dois préciser que je suis –peut-être devrais-je dire j’étais- quelqu’un d’assez rationnel. Sans doute était-ce dû à ma formation médicale, mais le paranormal, pour moi, relevait plus de l’imaginaire que d’autre chose. Nul n’aurait pu me faire admettre la réalité de prétendues apparitions spectrales, de déplacements d’objets à distance, ou d'autres manifestations inexpliquées du même genre.
C’est pourquoi je n’étais absolument pas préparé à ce qui allait arriver…
-oOo-
Le point de départ de cette impensable aventure se situe quelques jours après le début des vacances scolaires de février. Un lundi matin, j’ai trouvé mon ami sur le palier de mon cabinet. Il savait que je prends mes consultations à neuf heures, mais que j’arrive toujours une demi-heure plus tôt pour dépouiller le courrier récupéré à ma boîte postale. Cette visite m’a un peu surpris, nous avions déjeuné ensemble la veille et quand nous nous étions quittés, il semblait tout à fait en forme.
Là, je lui trouvais un air soucieux, inhabituel chez lui, qui m'intriguait. Je l'ai fait entrer, et l'ai laissé prendre place dans le fauteuil avant de demander :
— Alors, vieux, qu’est-ce qui t’amène ?
— Rassure-toi, ce n 'est pas un problème de santé. Enfin, peut-être pas... Bref, c'est l'ami et non le médecin que je viens voir. J'ai besoin de ton avis sur un truc absolument loufoque. Voilà : Est-ce que tu penses que des rêves peuvent devenir réels.
— Tu veux parler des rêves prémonitoires, c'est ça ?
— Non, pas vraiment, je voudrais juste savoir si, pour toi, il est possible de vivre réellement ce que l'on est en train de rêver ?
Je n'ai pas pu m'empêcher d'éclater de rire.
— Tu réalises ce que tu me demandes ? Comment pourrais-je répondre autre chose que non à une supposition aussi absurde ? Et d'ailleurs, pourquoi me poses-tu cette question saugrenue ?
Il a poussé un long soupir.
— Parce que c'est ce qui est en train de m'arriver.
J'ai instantanément retrouvé mon sérieux. Pour que Pat, un garçon parfaitement équilibré, me sorte une telle énormité, il fallait qu'il lui soit vraiment arrivé quelque chose d'étrange. Je l'ai encouragé à poursuivre.
— Raconte.
— Voilà ! Ça s'est passé dans la nuit de samedi à dimanche, j'ai rêvé que je me trouvais dans une jungle. J'étais entouré d'arbres de plusieurs dizaines de mètres de haut d'où pendaient des lianes grosses comme mon bras et dont le feuillage était si dense qu'en plein jour régnait une semi pénombre.
L'atmosphère était d'une moiteur étouffante. Il y avait des perroquets multicolores, des singes, toute une faune qu'on ne trouve qu'en région équatoriale. J'entendais des bruits assez inquiétants, probablement des feulements de fauves.
Tu connais le côté parfois décousu des rêves. Pour une raison mystérieuse, je savais devoir atteindre rapidement une petite clairière. Au centre, se trouvait une pierre dressée, au pied de laquelle il me fallait creuser.
J'ai empoigné une pelle qui se trouvait justement là, mais dès que je l'ai saisie, elle est tombée en poussière. Heureusement, le sol était assez meuble, alors j'ai commencé à creuser avec mes mains. C'est à ce moment là que je me suis réveillé.
J'étais oppressé, angoissé. J'ai décidé de me lever pour aller boire un verre d'eau, et en me le servant, j'ai fait une découverte incroyable : J'AVAIS DE LA TERRE SOUS LES ONGLES...
J'étais éberlué.
— Et c'est cette banale constatation qui suffit pour te faire échafauder une hypothèse aussi abracadabrante, avoir vécu ce cauchemar en réalité...? Mais mon pauvre vieux, tu as dû simplement manipuler de la terre la veille au soir.
Je ne sais pas, moi, tu n'aurais pas aidé Yolande à nettoyer des poireaux pour la soupe ou à rempoter un géranium ?
Il a hoché négativement la tête.
— Voyons, Romain, tu oublies mon toc ?
C'est vrai, sa femme et moi le plaisantions souvent à ce sujet. On ne pouvait pas vraiment qualifier cette habitude de « Trouble Obsessionnel Compulsif » mais Pat avait la manie de se laver très fréquemment les mains. C'était la première chose qu'il faisait en se levant, et la dernière avant de se coucher. Entre nous, ce n'était pas une si mauvaise chose, et ce n'était pas à moi, médecin, de le lui reprocher, puisqu'il passait ainsi systématiquement à côté des épidémies de gastro-entérite, entre autres.
— Tu sais, je crois qu'il t'est effectivement arrivé une chose extraordinaire. Pour une fois, une fois dans ta vie, tu as oublié de te laver les mains avant d'aller te coucher...!
Il a haussé les épaules.
— Ne sois pas stupide. C'est évidemment ce que j'avais fini par penser. Seulement, il y a eu la suite.
J'ai tout de suite compris que la suite à laquelle il faisait allusion ne pouvait être qu'un second « rêve réel ».
— Tu as fait un nouveau cauchemar cette nuit.
— Je ne sais pas si on peut appeler ça un nouveau cauchemar. C'était le précédent qui continuait, ou plutôt qui reprenait exactement où il avait fini la veille. A peine endormi, je me suis retrouvé au même endroit, dans cette clairière au milieu de la jungle, mais je n'avais plus besoin de creuser.
J'ai donc décidé de retourner dans la forêt. Là, j'ai emprunté un petit sentier. Je marchais, mais j'avais l'impression de faire du sur-place, de ne pas avancer.
Et soudain, le sentier s'est transformé en torrent de boue très épaisse, on aurait presque cru des sables mouvants. J'y enfonçais jusqu'aux genoux. Je t'ai dit que j'étais entouré d'arbres d'où pendaient de grosses lianes, j'ai pu en saisir une pour m'extirper de ce piège, et me réfugier sur un petit promontoire rocheux.
C'est tout, je me suis réveillé.
Il a marqué un petit temps d'arrêt, comme s'il hésitait à poursuivre.
— Romain, j'en suis sûr, j'ai vraiment vécu cette situation. Tu comprends ? C'était un rêve, mais en même temps, c'était réel.
— Voyons, Pat, tu délires !
Il a poussé un profond soupir.
— Je préférerais, seulement j'ai eu la preuve du contraire en me levant le lendemain matin. Mon pantalon de pyjama était CREPI DE BOUE SECHEE jusqu'aux genoux. Et j'avais les pieds dans le même état.
J'ai réfléchi un bref instant.
— Il y a fatalement une explication logique. Tu as fait une petite crise de somnambulisme. Tu te seras levé pendant ton sommeil, et tu seras allé faire une promenade dans la nature, ce qui explique tes pieds boueux et tes habits tachés.
Il m'a lancé un regard légèrement ironique.
— Ah oui ? Tu veux bien me rappeler ce qu'est la boue ?
Je ne voyais pas où il voulait en venir avec sa question simpliste, mais j'ai tout de même répondu.
— Un mélange de terre et d'eau.
— Et l'eau, ça fait quoi, en dessous de zéro degré ?
J'en suis resté bouche bée. Cette évidence ne m'avait pas frappé, mais c'est vrai, le thermomètre était descendu jusqu'à moins douze la nuit précédente. Dans de telles conditions climatiques, Il est évident que si boue il y avait, elle aurait été profondément gelée et dure comme de la pierre. Impossible donc de s'y enfoncer.
J'étais dubitatif.
— Tu en as parlé à Yolande ?
— Non, bien sûr. Et ne vas surtout pas lui raconter ça, je ne veux pas l'inquiéter. Comme elle s'était levée avant moi, elle n'a rien remarqué. J'ai brossé les draps et j'ai mis mon pyjama directement dans la machine à laver.
J'ai fermé les yeux quelques secondes. Je ne voyais pas d'explication rationnelle à lui donner.
— Alors, doc ? Conclusions...?
L'important, dans l'immédiat, était de le rassurer.
— Écoute ! Ton boulot de prof est plutôt stressant, non ? Tu as sans doute accumulé une trop grande tension nerveuse au cours du dernier trimestre, et c'est probablement cela qui provoque chez toi quelques troubles passagers. Je pense que c'est ta mémoire qui « disjoncte » en quelque sorte. De temps en temps, elle n'enregistre pas certains faits.
Tu as pu, d'une manière ou d'une autre, être en contact avec de l'eau et de la terre, à un endroit où la température permet que ce mélange se transforme en boue, mais tu n'en gardes aucun souvenir conscient. Et ton inconscient qui lui, n'a pas occulté cet épisode, te le restitue sous forme de ce rêve qui interfère avec la réalité.
Je vais te prescrire un sédatif léger, tu le prendras une demi-heure avant de te coucher, et tu verras que tout va rentrer très rapidement dans l'ordre.
En repartant avec son ordonnance, il a soupiré.
— J'aimerais bien partager ton optimisme.
A plusieurs reprises au cours de la journée, j'ai repensé à cet événement. Bien sûr, l'explication que j'en avais donné ne m'avait pas convaincu moi-même. Oui, Pat aurait pu gratter de la terre avec ses mains lors d'une crise de somnambulisme, mais pas s'enfoncer dans de la boue par une température de moins douze degrés.
Plus j'y réfléchissais, plus je me persuadais qu'il n'y avait pas deux possibilités : cette boue qu'il avait cru voir sur son pyjama et sur ses pieds n'existait tout simplement pas. Alors ? Était-il victime d'hallucinations ou bien s'agissait-il de troubles psychiques plus graves ? Si cela venait à se reproduire, il me faudrait adresser mon ami à un collègue psychiatre.
Malgré tout, j'espérais voir les choses s'arranger d'elles même, c'est pourquoi je n'imaginais pas du tout le trouver à nouveau le lendemain devant la porte de mon cabinet. Pourtant, il m'attendait, la mine plus défaite que la veille. Il ne m'a même pas laissé le temps d'ouvrir la porte et m'a littéralement sauté dessus.
— Cette fois, ça s'aggrave, tu vas bien être obligé de me croire. Cette nuit...
Je ne l'ai pas laissé poursuivre.
— Attends au moins d'être entré avant de me raconter quoi que ce soit, les voisins vont s'imaginer que je donne des consultations sur le palier.
Il s'est laissé tomber dans le fauteuil et n'a pas attendu que je sois moi-même assis pour me dire ce qu'il était venu me raconter.
— Cette nuit, j'ai eu de nouveau ce cauchemar.
— Un instant. Tout d'abord, avant de te coucher, tu as bien pris le sédatif que je t'ai prescrit ?
— Bien sûr, mais tu vois, ça n'a servi à rien, ça ne m'a pas empêché de retourner dans cette jungle. Et pas seulement en rêve, c'est ça le drame.
J'ai soupiré.
— Pat, tu ne vas pas recommencer ! Tu ne peux pas nier la frontière infranchissable entre la réalité d'une part et le côté virtuel des rêves d'autre part.
Il a ricané.
— Dis-le, je suis en train de devenir fou, c'est ça ? J'aurais dû m'en douter, aussitôt qu'un médecin se trouve face à un cas auquel il n'y a pas encore été confronté, il refuse d'avouer son ignorance et préfère déclarer son patient mythomane ou affabulateur.
Il s'est tu brusquement, prenant conscience d'avoir dépassé les bornes. Je lui ai demandé doucement :
— Tu penses vraiment ce que tu viens de dire ?
Il a rougi, comme un gamin pris en faute.
— Excuse-moi, mais si tu étais à ma place... Crois-moi, il y a vraiment de quoi devenir dingue.
— Vas-y, raconte.
— Comme il fallait s'y attendre, mon rêve a repris là où il avait fini. J'étais juché sur ce rocher, au bord du sentier transformé en torrent de boue, avec toujours ces perroquets qui volaient autour de moi, ces singes que j'entendais hurler dans les arbres, ces feulement qui indiquaient la présence proche de fauves. Je ne me sentais vraiment pas en sécurité. J'ai pensé : « Il faut absolument que je quitte cet endroit ».
Le décor autour de moi a alors brusquement changé. J'étais dans un désert. Aucune végétation, pas la moindre trace de vie, rien que du sable à perte de vue de quelque côté que je me tourne. J'ai marché pendant ce qui m'a semblé être des heures. Je ruisselais de transpiration, je mourais de soif.
Et soudain, venu de je ne sais où, a surgi un coyote. Il n'avait pas l'air d'avoir peur de moi. J'ai ôté ma chemise et l'ai jeté sur lui pour l'effrayer. Peine perdue, il m'a bondi dessus, j'ai essayé de parer l'attaque avec mon bras, mais je n'ai pas pu éviter qu'il y plante profondément ses crocs. J'ai crié de douleur, et c'est ce cri qui m'a réveillé.
Seulement, bien que le cauchemar ait pris fin, la douleur, elle, n'a pas disparu. Et pour cause, tiens, regarde...
Il a relevé la manche droite de son pull-over et m'a tendu son avant-bras entortillé dans une bande velpeau. Il a ôté cette dernière et j'ai vu qu'il présentait effectivement une trace de morsure très profonde.
— Alors, je l'ai rêvé, ça, peut-être ?
J'ai examiné sa blessure. Pas joli, joli. L'animal qui avait provoqué ça n'avait pas fait semblant, il avait failli arracher le morceau.
— Aucun doute, c'est une sévère morsure. Mais ça doit être un chien qui t'a fait ça, Pat. Un chien bien réel, en chair et en os, pas le coyote imaginaire de ton cauchemar ! Cela a dû se produire dans la journée...
Il ne m'a pas laissé finir.
— Ben voyons ! Je me fais bouffer par un berger allemand ou un doberman l'après-midi, et je ne m'en rends compte seulement le lendemain matin... On fait plus fulgurants comme réflexes...! Je vais tout de suite arrêter de conduire, parce que si un feu passe au rouge quand j'arrive à un carrefour, je commencerai à freiner cinquante mètres après l'avoir franchi.
— Laisse moi terminer, tu veux ? Cela s'est sans doute produit dans la journée, et tu t'en est bien sûr rendu compte immédiatement, mais tu l'as oublié instantanément parce que, comme je te l'ai dit hier, ta mémoire ne l'a tout simplement pas enregistré. Alors pour toi, c'est comme si l'événement n'avait pas existé, tu comprends ?
Il a haussé les épaules.
— Donc, une fois, je me souviens très bien, par exemple de mon cauchemar récurrent, et une autre fois j'oublie des événements pourtant très marquants, comme un chien qui a failli m'arracher un bras.
Et d'après toi, ça proviendrait de quoi, cette mémoire à fonctionnement intermittent ?