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Extrait : "L'ombre de la montagne s'incline sur Philœ. Le kiosque et le temple, la colonnade et les terrasses, émergés des eaux, entrent dans la nuit. Les berges et le fleuve tendent à se confondre, comme aussi la barrière des montagnes et les noires profondeurs où voyagent les étoiles. Mais, bientôt, la lune, montant dans le ciel, se met à cribler le Nil d'une pluie d'écailles brillantes..."
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Seitenzahl: 228
Veröffentlichungsjahr: 2015
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EAN : 9782335054101
©Ligaran 2015
En fin de septembre.
L’ombre de la montagne s’incline sur Philœ. Le kiosque et le temple, la colonnade et les terrasses, émergés des eaux, entrent dans la nuit. Les berges et le fleuve tendent à se confondre, comme aussi la barrière des montagnes et les noires profondeurs où voyagent les étoiles. Mais, bientôt, la lune, montant dans le ciel, se met à cribler le Nil d’une pluie d’écailles brillantes. Un peu de vent s’élève du nord : la voile est déployée ; la felouque longe la rive sous le panache des palmiers et, contre son flanc, l’eau chante tout bas dans un langage inconnu. Mais, presque aussitôt, le vent s’arrête de travailler. La barque est ancrée à la berge. Étendu sur des coussins, j’attends sans impatience que le sommeil m’enlève au charme de contempler la nuit très douce, le ciel paré de tant d’étoiles, et d’écouter le dialogue des sauterelles et des eaux.
… À peine l’aube. Descendu à terre, prosterné sur le sable, le reïs prie. Puis il attend que le vent se lève. Le jour se fait sur le fleuve qui court éperdument vers le défilé de Chellâl. Les montagnes noires, amas de gros blocs roulés, luisent sous les premiers rayons du soleil et, proches derrière nous, les temples de Philœ en reçoivent l’hommage. Quand, après quelques heures, le vent a cessé de tromper notre attente, le reïs prend la barre, les deux jeunes Berbérins qui forment l’équipage déploient la haute voile triangulaire et, contre la course des eaux, la felouque peine. Ils la conduisent le long des rives par le chemin, qu’ils recherchent, des eaux plus lentes et attendent, quand tombe le vent, qu’il lui plaise de se reprendre à souffler.
Ainsi cheminons-nous tout le jour. Doucement, les rivages glissent derrière nous, les rivages tristes et nus, bordés de montagnes noires. De gros blocs roulés et mis en tas en descendent vers le fleuve et parfois même y pénètrent encore en témoignage de ce que, jadis, ils lui barrèrent le chemin et furent vaincus.
Un mince liseré de cultures borde le Nil et souvent s’interrompt pour que la montagne stérile se baigne ; ou bien ce sont quelques palmiers qui semblent souffrir de demeurer de trop longs mois plongés dans les eaux retenues par le barrage d’Assouan ; et d’autres gisent sur le sol, arrachés par l’affouillement des remous. De cette terre misérable qui ne peut plus nourrir ses enfants, les Berbérins ont dû partir, descendre à Assouan et jusqu’au Caire pour trouver du travail : plusieurs villages abandonnés montrent sur le flanc des rochers leurs maisons vides dont les murs se fendent, dont s’effondrent les voûtes en berceau. C’est seulement aux heures lourdes de midi que nous atteignons un rivage où les palmiers plus nombreux, les cultures plus étendues, les maisons entretenues avec soin, font penser qu’il reste des Berbérins en Berbérie ; et les voici, en effet, ces rares habitants, à l’ombre pauvre de leurs palmiers dont ils récoltent les fruits.
Les hommes grimpent à l’aide des saillies de l’écorce ; les femmes ramassent et entassent les dattes. Ils travaillent sans hâte : le temps ne coûte rien, et n’est-il pas inépuisable ? Ils s’arrêtent de cueillir, s’assoient et regardent sur le fleuve désert passer une barque rare…
Prosterné sur la berge nue, le reïs récite la prière de midi. Puis nous repartons, poussés par un souffle imperceptible. Nous longeons la très étroite bande de maïs, de fèves ou de haricots en fleur, que l’envahissement du désert refoule contre la berge. Des bœufs lents font tourner les roues des sakkiyehs dont les pots d’argile versent l’eau du fleuve à la terre altérée. De loin, le reïs échange de nombreux salams avec les Berbérins aux champs et, près d’une sakkyieh aux roues gémissantes, la felouque arrêtée, il se prosterne à terre, l’heure de l’asr venue, l’heure de la troisième prière. Il prie encore, au crépuscule. Et, la nuit commencée, sous l’éclat de la lune et des étoiles, au pied des palmiers, il prie.
… Avant le jour, le vent s’étant levé, la felouque a repris sa course. Quand l’aube éclaire la rive rocheuse et basse, le petit kiosque de Kertassi y dresse sa colonnade légère. Le soleil, très bas, dessine sur les talus de pierre la silhouette du bateau qui est celle des barques anciennes que connut le Nil des Pharaons. Ombre du passé et barque d’ombres, elle passe sur le talus incliné et bas du rivage, elle dresse sa proue mâtée court d’un mât qui porte fixée à une longue griffe la voile en triangle ; sous le bord tendu de son aile, se suivent les profils des deux bateliers ; très à l’arrière, le reïs est à la barre et, entre les montants d’un abri, se dessine l’ombre du maître, assis sur ses talons et tenant à la main une longue palme qu’il agite sans cesse pour chasser les mouches importunes. L’ombre du passé passe, poussée par le vent… À l’horizon, se dressent les montagnes noires de Kalabché. La violence des eaux s’y est tracé un long chemin sinueux. Nous remontons leur impétueux courant, leurs remous, leurs glissements pleins de traîtrises. Et c’est au sortir de ce défilé que, non loin de la berge, apparaissent les pylônes du temple de Kalabché. Les rares habitants du village devisent ou rêvent à l’ombre des arbres. Le gardien du temple s’avance vers moi, tenant au port d’arme son bâton, salue et, faisant demi-tour, me précède sur le sentier, me conduit à travers les salles ruinées du monument et, avec le même cérémonial, me ramène au bateau. Nous repartons, remontant jusqu’à la fin du jour la route liquide, entre deux chaînes de montagnes désolées dont la roche grise vient plonger dans le fleuve. Rares, les cultures. Rares, les petits groupes de maisons de pisé. La menace des deux déserts qui l’étreignent fait paraître précaire le cours hâtif d’un fleuve dont la fuite se précipite depuis des milliers d’ans. Et il nous faut lutter contre lui. La force du vent n’y suffit pas toujours. Il arrive souvent qu’un épi de rochers, entassés par les Berbérins pour protéger quelques mètres carrés de terre, redouble à ce point la violence du courant que la felouque, voile tendue, recule. Alors, les trois hommes usent tour à tour de la perche et, l’obstacle franchi, attendent pour recommencer ce travail que la même difficulté se renouvelle.
À la chute du jour, sur une rive basse et grise, surgissent les restes du temple de Dendour : au centre d’une haute terrasse, ample et dévastée, s’ouvre une grande porte en forme de trapèze ; en arrière, il ne reste plus que les chambres du sanctuaire dont la façade, élégante et lourde tout ensemble, dessine la silhouette d’un trapèze où deux colonnes sont logées.
Et nous allons plus loin, après une station brève. Le vent favorable nous conduit sous la nuit brillante et obscure. Puis il nous laisse dormir contre une berge où montent les fûts empanachés de quelques palmiers.
… Pas un souffle. La felouque reste là, prisonnière. L’espace, lourd de soleil, garde la plainte continue des sakkiyehs dont la roue lente verse l’eau aux champs : des champs très pauvres, très réduits par l’invasion du fleuve depuis que le barrage d’Assouan fait monter ses eaux les plus basses aussi haut qu’autrefois les eaux les plus hautes. Et que de palmiers souffrent d’y demeurer plongés pendant les deux tiers de l’année ! Combien d’autres arrachés par le courant ! Sur le rivage, à côté de quelques maigres palmiers qui résistent encore, cramponnés au sol de toute la force de leurs racines, d’autres gisent, renversés par la violence des eaux. Les Nubiens perdent ainsi les arbres qui leur donnaient nourriture, bois des barques et des maisons et des sakkiyehs, feu, cordages. Leur pays, si pauvre, est encore appauvri depuis que le barrage, le transformant en un réservoir immense, enrichit la riche Égypte ; et, toujours davantage, ils émigrent donc vers elle, en quête de l’emploi qui leur donnera du pain.
… Pas un souffle. La felouque est là, immobile. Dans le ciel, grandit sans trêve le gémissement des sakkiyehs en travail. Sur le rivage, gisent des palmiers morts. D’autres se dressent encore, qu’abattra peut-être le fleuve aux prochaines grandes eaux. Et nous attendons en vain qu’il plaise au vent de nous apporter la délivrance. Le temple de Gerf Housein est proche : nous ne pouvons l’atteindre. Contre la rive où, près des palmiers morts, d’autres attendent de mourir, la felouque reste prisonnière…
Les gens du village voisin viennent au fleuve, curieux du bateau qui se tient à l’ancre. Et ils se disent, voyant la grande robe blanche et le turban du voyageur, les uns : « C’est un Moghrébin » ; les autres : « Un cheikh arabe » et d’autres : « Un pacha ». Et ils prennent à part le reïs, qui répond : « Non, mais un khoâga, un monsieur d’Europe, qui visite les vieux temples. » Alors, ils s’éloignent et la felouque reste impuissante, à l’amarre.
Ironie cruelle, le vent s’élève, mais il souffle du sud ! Joignant ses forces à celles du courant, il nous ferait regagner Chellâl en beaucoup moins de temps qu’il n’en a fallu pour venir. Et il souffle très fort, avec une violence toujours accrue, jetant au fleuve des nuées de la poudre impalpable du désert et l’haleine brûlante des mers de sable ; une tempête y sévit, bien certainement, et très proche d’ici, par-delà le mur de la montagne… Attendre… dormir…
Toujours le calme plat. En halant la felouque ou en la poussant à la perche, mes hommes lui font faire un petit bond en avant, qui nous met à un village presque en face du tempe de Gerf Housein dont on aperçoit la colonnade ruinée. Mais l’équipage est las et, pour aborder l’autre rive, il faudrait remonter fort loin, tant le courant ferait dériver. Force est donc d’attendre encore le vent favorable. Il est 8 heures du matin : plongé dans l’eau, le thermomètre marque 20° ; dans l’air et à l’ombre, 29° ; au soleil, 39.
Vers 10 heures, s’élève, très légère, la brise. La voile est tendue. Nous remontons le fleuve, nous le traversons et, près de l’autre rive, sur une brusque saute de vent qui laisse à peine le temps d’orienter la voile, nous manquons de chavirer ; la felouque ne reprend son équilibre que pour donner de la mâture dans un palmier ; à grand-peine, les hommes l’arrêtent juste pour que la voile ne s’y déchire pas. Quelques instants après, nous accostons au village de Gerf Housein. À mi-côte, la montagne est sculptée et creusée en forme de temple. Aux piliers de la grande salle, les statues du Pharaon déifié s’adossent, un fouet à la main.
… Après avoir dormi près des sakkiyehs gémissantes qui, tout le jour et toute la nuit en travail, versent l’eau du fleuve aux champs de doura, nous sommes poussés par une brise légère entre les rives sablonneuses et basses du pays de Dakké. Les montagnes reculent dans le désert et, sur l’horizon élargi, se profilent en petits cônes tumultueux. Sur le sable fauve, les beaux pylônes du temple de Dakké dessinent les trapèzes jumeaux qui figurent les clochers des temples égyptiens ; mais toutes les salles se sont effondrées.
Un peu plus loin, comme nous atteignons Kourti, le vent tombe. Contraints d’aborder, nous nous reposons à l’ombre des mimosas en fleur et des palmiers. Les hommes du village viennent s’asseoir près de nous. Les enfants se tiennent derrière eux et, plus loin, sous d’autres bouquets d’arbres, les femmes, vêtues de draperies de toile écrue, la chevelure divisée en une multitude de petites tresses, le cou orné de longs colliers de verroterie, les poignets de larges bracelets d’argent, un grand anneau de cuivre pendant à la narine.
Encore un peu de vent ; puis, à la corde et à la perche, lentement, nous finissons par atteindre les maigres restes du temple de Maharaka : cinq colonnes, deux pans de mur, une rive de sable doré et, près du village, l’habituel rideau de palmiers ; en face, sur l’autre bord du fleuve, un groupe de montagnes mamelonnées. À travers la colonnade des arbres, nous regardons glisser l’eau qui emporte au loin l’image d’un ciel très pur ; à l’heure du moghreb, le soleil y laisse tomber, pendant quelques instants, l’or pâle et le rose léger de ses adieux et, presque aussitôt, la lune épanche sur la vallée le fluide pur et si doux de sa blanche lumière… Mais voici que le vent s’élève : partons !
Toute la nuit, la felouque a navigué, sautant sur les vagues clapotantes que soulevait le vent. À la pointe du jour, nous atteignons le temple enseveli de Sébouah, dont les pylônes émergent des sables. Puis nous reprenons notre course dans la grande agitation des eaux dont le vent du nord contrarie la fuite. Le fleuve est plus étroit. Le pays est complètement désert : les montagnes noires viennent presque sans cesse plonger dans le fleuve ; elles érigent de grandioses falaises aux coudes du Nil, près de Korousko.
Le Nil commence à décrire à Korousko l’S qu’il achève à Derr, à une vingtaine de kilomètres plus au sud. Les courbes qu’il dessine, les changements de direction du vent, la rapidité du courant, rendent le passage difficile. Immédiatement au-dessus de Korousko, nous pénétrons dans une nappe d’eaux bouillonnantes et de tourbillons que la force du vent ne parvient pas à nous faire franchir. Un de nos Nubiens, Mohammed, prend alors l’extrémité d’un câble, se jette à l’eau, nage avec vigueur, évite adroitement les plus violents remous, atteint la rive. Mais il a lâché la corde. Le reïs la lui lance : Mohammed la manque, veut la rattraper, tombe dans le fleuve, est entraîné dans un tourbillon qui le happe ; nous le voyons tourner dans l’entonnoir liquide et disparaître. Quelques mètres plus loin, il revient à la surface, tire sa coupe avec une énergie redoublée, atteint la terre. Le reïs lance à nouveau le câble. Mohammed le saisit, le passe sur son épaule et nous hale. La felouque, jusqu’alors immobilisée sur les eaux tumultueuses par les forces contraires du courant et du vent, avance lentement, franchit enfin le rapide. Un peu en amont, nous accostons pour la nuit, près d’un bouquet de palmiers. La lune, presque pleine, ne tarde pas à faire couler sa lumière si brillante et si douce sur les noires montagnes de Korousko, le large fleuve en fuite, l’autre rive où les sables étalent leur nappe claire. Et une sakkiyeh voisine, jour et nuit versant aux champs altérés l’eau bienfaisante, gémit.
Journée de grand labeur pour gagner Derr ! Et même y parviendrons-nous ? Pas un souffle ! Marcher à la rame ? Le courant est trop fort. À la perche ? Le fleuve est trop profond. Sur l’autre rive, la course des eaux est trop violente : nous devons rester tout contre celle-ci qui, sur une longueur de plusieurs kilomètres, est couverte de mimosas plongeant dans le fleuve ou le surplombant et rendant ainsi très difficile et très fatigant le halage. À tout instant, pour doubler un tronc d’arbre ou des branches plongeantes, les deux Nubiens se jettent à l’eau, contournent l’obstacle, grimpent sur le talus qui se dresse presque à pic et halent, puis recommencent leur épuisante et dangereuse manœuvre, risquant chaque fois d’être jetés dans le réseau des branches qui se baignent, d’y être retenus et de s’y noyer. Plus loin, c’est la felouque qui manque de faire prendre sa mâture dans les branches hautes et d’y déchirer sa voile. En quatre heures, nous parcourons ainsi 4 kilomètres. Enfin, s’élève un peu de brise. Les hommes peuvent délasser leurs muscles. Mais ils demeurent en alerte, car nous ne pouvons vaincre le courant qu’en rasant le rivage et nous risquons à tout moment d’être jetés dans la ramure épaisse, inextricable, des mimosas épineux qui le recouvrent d’une broussaille touffue.
Quand le vent tombe, nous sommes en face du temple d’Amadah, à demi enseveli dans le sable qui couvre son rivage : le désert, nu, s’achève dans le fleuve en dessinant une grande courbe dorée. Notre rive, au contraire, est de féconde terre noire, chargée de champs de doura, ombragée de bois de palmiers aux colonnades hautes et de mimosas parfumés. À la corde, la felouque lentement remonte et, quand, enfin, le Nil a presque repris la direction du sud-ouest, nous amarrons devant la petite ville de Derr.
Après la nuit venue, le vent se lève brusquement, nous porte à quelques centaines de mètres plus haut et, tout à coup, cesse.
C’est le calme plat. En vain, nous attendons une brise favorable. Les sakkiyehs, nombreuses sur ces rives plus fertiles, confondent leurs plaintes en un même bourdonnement qui, seul avec le fleuve emporté dans sa course, donne quelque vie à l’immuable immensité. Le reïs se décide à faire haler le bateau. L’attelage d’hommes le traîne d’un pas ralenti par les inégalités du sol, la coupure des berges à chacune des roues d’eau et, plus loin, par les grands rochers brûlants et nus de la montagne qui revient plonger dans le fleuve. Puis, le Gébel recule et la berge se garnit de mimosas inclinant sur l’eau toutes leurs branches. Alors, notre marche devient plus difficile : les haleurs doivent à nouveau contourner à la nage des masses broussailleuses, ramener à terre, au-dessus de l’obstacle, le câble, pendant qu’à la barre le reïs veille à ce que la traction des hommes contrariée par la pression du courant ne jette brusquement la felouque dans les cimes épineuses et fleuries. Ainsi, pendant des heures qui tombent à l’oubli. Et, la fatigue venue, quand les Nubiens mettent à l’ancre pour le reste du jour, ils mesurent la brièveté de la route parcourue au prix de tant d’efforts.
Un village est là, entouré de palmiers et de champs de doura. Un vieillard surveillait l’irrigation de ses cultures : il m’accueille avec courtoisie et me prie de prendre place sur la couverture de laine blanche qu’il étend à terre, à l’ombre. Puis, il se hâte de pétrir quelques mottes de terre pour boucher un des petits canaux où l’eau court : la portion du champ qu’elle alimentait est maintenant convertie en une nappe d’eau boueuse où baignent les plantes. D’un coup de pioche, il livre passage à l’eau, que la sakkiyeh verse sans arrêt, pour qu’elle inonde un autre carré de terre. Et, revenu près de moi, assis sur ses talons, il me conte qu’il a passé dans ce Soudan où je vais trente années de sa vie, se livrant au commerce entre Berber et Sennaar ; il se trouvait à Khartoum au temps des Dervouiches et lorsque les troupes anglaises investirent la ville ; maintenant, ayant amassé quelque argent, il a acheté un peu de la terre si rare au pays berbérin, il cultive son champ en attendant l’heure de la mort. Ayant dit, il se lève, vite il ferme avec des mottes de terre qu’il pétrit le carré de légumes devenu un réservoir d’eau où baignent les tiges feuillues, il ouvre une autre portion de son champ au courant fertilisateur que la sakkiyeh envoie sans trêve, il revient près de moi, s’assied sur ses talons et, tendant la main comme pour saisir et retenir une vision du passé : « Je connais aussi Le Caire ; j’y ai vécu trois ans ; et cinq à Alexandrie… »
Comme, de la berge élevée, tout en l’écoutant, je contemple l’autre rivage, son rideau de palmiers, ses montagnes à demi ensevelies sous le sable doré et, plus loin vers le sud, la ruine d’une forteresse haut perchée que construisirent les Romains, voici que le soleil, s’inclinant au ras de l’horizon, met sur le désert et sur le fleuve ses adieux coutumiers. Bientôt, la lune, dans son plein, brille entre les mimosas et les palmes. Les étoiles lui font cortège. Et une telle clarté baigne le ciel, le Nil, la montagne et les champs, qu’on serait tenté de croire que le jour recommence.
Le lune cheminait depuis deux heures dans ce jour nocturne lorsque, soudain, le vent s’est levé. Vite, à la voile ! Nous faisons, sans effort, en cette nuit lumineuse, autant de chemin que sous le soleil avec une grande peine et, brusquement, le vent tombe, comme se faisant un jeu de nous décevoir.
Pendant quelques heures d’une brise légère, nous avançons lentement le long de rives basses, souvent désertes, surtout vers l’ouest où la nappe blonde des sables menace d’envahir le lit du Nil. Vers le milieu de l’après-midi, le vent tombe. La felouque accoste la berge. Un indigène âgé y procédait aux ablutions rituelles de la prière de l’asr. Il les achève, s’approche et nous souhaite la bienvenue. Sur le haut de la rive frangée de quelques palmiers et mimosas, s’alignent les rares gourbis d’un petit hameau à l’abandon : un champ de doura verdit, une sakkiyeh l’arrose, une seule ; deux ou trois autres gisent démontées, inutiles, et leurs canaux d’irrigation, à demi détruits, s’en vont se perdre dans les champs reconquis par le désert. Sortant d’un gourbi ruiné, un jeune Berbérin vient à notre rencontre. Les jeunes hommes du pays nubien, me dit-il, ne veulent plus cultiver le sol ; ils émigrent dans les grandes villes d’Égypte, enquête de menus emplois ; s’ils n’en ont pas trouvé, et tel est son cas, ils reviennent au village en attendant que s’ouvre la saison d’hiver où sans doute la venue d’étrangers nombreux leur vaudra quelque place de serviteur. Lui-même fut au service d’un Allemand qui l’emmena en Italie et en France. Il me dit la joie de son retour au désert de Nubie, l’amour qu’il porte à cette terre lumineuse, son ciel immense, son fleuve royal ; et comme je lui demande quel pays, de la France ou de l’Italie, lui avait plu davantage, il me répond, par politesse : « La France. – Pourquoi donc ? – Parce qu’il y a davantage de voitures. – C’est beau, Paris ? » Alors, jetant les yeux vers les profondeurs du désert, il murmure : « Parfois, jusqu’ici viennent pour se désaltérer les gazelles… », et, regardant comme dans un rêve la nuit qui s’est faite sur nous, semée d’étoiles, les palmiers dressant sur la berge haute leur éventail immobile, la lune qui s’est levée sur la cime des monts et dont la lumière très douce coule sur la nappe fuyante du fleuve, il soupire : « Paris est beau, oui… Mais, à Paris, où est ma lune ?… où sont mes étoiles ?… où, ma montagne ? et mon Nil, si joli… Ô mon pays, plus beau que tout au monde !… »
… Très, très lentement jusqu’au village voisin… Sur la berge en terrasse, à l’ombre d’un acacia, deux Berbérins m’ont fait asseoir sur la natte de paille qu’ils ont jetée à terre. Dans quelques semaines, ils partiront pour Le Caire où les attend leur emploi habituel qu’ils remplissent pendant les six mois de la « saison ». Le reste de l’année, ils le passent ici, chez eux, dans l’oisiveté d’une villégiature. « Des nègres venus du Soudan cultivent nos champs. » Ils m’offrent le café, le thé. Pendant que nous buvons l’infusion chaude et sucrée, un indigène survient en qui j’ai la surprise de découvrir un compagnon de l’explorateur allemand Nachtigal. Vieillard alerte, aimable, il a parcouru tout le Soudan entre Souakim et Tombouctou, se livrant à la traite des Noirs ; il me montre les cicatrices des blessures que lui ont faites un coup de poignard et le jet d’une flèche. Sa connaissance approfondie de ces régions, alors inconnues des Européens, l’avait désigné au choix du Dr Nachtigal ; au cours de ces derniers voyages, il reçut une balle dans le mollet. Il me conte ses souvenirs avec la simplicité joyeuse d’un homme qui ne se doute pas d’avoir vécu le temps de l’Afrique héroïque. Assis à terre, à l’ombre d’un acacia, sur la berge en terrasse du Nil de Nubie, en face de la rive orientale où l’étendue nue s’achève par une nappe de sable fauve, il passe là tous ses jours, au repos, songeant à ses grandes courses de jeunesse, alors que, voyager au continent noir, c’était conquérir l’inconnu.
Au coucher du soleil, le vent se lève. La felouque avance sur des eaux cuivrées par le reflet du ciel. Vite, la nuit se fait, lourde d’étoiles. La lune y monte, largement étalée. Sur sa lumière se découpent les gerbes des palmiers. La brise grandit : toute la nuit, elle travaille, poussant le long des rivages rocheux et déserts et contre le glissement et le remous d’eaux rapides la barque lasse de son trop long repos.
Au matin, nous nous trouvons devant le temple d’Abou Simbel. Franchi le double massif de montagnes qui forme en ce lieu une sorte de défilé, des berges basses sont apparues fuyant jusqu’à l’extrême horizon. Et le vent cesse, nous abandonnant le long des champs de doura, face à la grande solitude de la rive d’occident. Nous y demeurons tout le jour, sous une chaleur lourde. Mes Nubiens, fatigués par toute une nuit de veille, somnolent. Le ciel, qui jusqu’ici était resté d’une pureté inaltérable, se charge de grands nuages semblables à ceux qui chez nous précèdent l’orage ; mais, en ce pays des tropiques, ils ne sont qu’annonciateurs du Soudan où la saison des pluies s’achève et le reïs m’assure qu’ils ne promettent rien d’autre qu’une bourrasque et des sautes de vent. Aussi fait-il soigneusement rouler la voile. Quand le soleil disparaît dans un ciel blanc, les nuages immobiles semblent nous écraser de leur poids.
Deux heures ne se sont pas écoulées que, soudain, un vent violent se jette sur nous. Le fleuve, qui paraissait un bain de mercure, est soulevé dans un grand tumulte de vagues. Les feuilles rudes des palmiers s’entrechoquent. Les grandes tiges de doura, couchées, font entendre comme le murmure d’une foule invisible. Au premier assaut du vent, le reïs s’est levé d’un bond : il a doublé l’amarre, fixé par un second cordage la grande antenne qui porte la voile étroitement roulée, retiré le gouvernail. La felouque est secouée par l’eau et le vent qui la prennent de flanc et la jettent contre la berge où elle se heurte rudement. Les vagues se brisent contre notre nef et la couvrent de gerbes de fines gouttelettes. Tout le fracas du fleuve finit contre nous en un ressac furieux. Projeté sans arrêt sur le rivage de boue durcie, le bateau en reçoit tant de chocs et si forts que le reïs, inquiet, tente, aidé de ses deux hommes, de le maintenir à l’écart de la berge avec des planches : mais elles font bélier ; le remède est pire que le mal ; le reïs les retire et s’abandonne à la dure poussée de l’eau. De grands nuages noirs couvrent le ciel. Quelques étoiles apparaissent au hasard de leurs déchirures. On dirait que toute la violence du vent est déchaînée pour nous livrer à la colère du Nil.
Un jour sans soleil se lève sur la fin de l’ouragan. La felouque est à demi échouée sur le rivage. Les trois Nubiens ont quelque peine à la remettre à flot. Il ne reste d’hier qu’une forte brise qui nous conduit à Ouady-Halfa, à la seconde cataracte, seuil du Soudan égyptien, sous un ciel uniformément vêtu de nuages.