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Extrait : "Lorsque, en 1866, la domination immédiate de l'Égypte remplaça, au bord africain de la mer Rouge, celle de la Porte, Massaouah en devint le boulevard."
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Seitenzahl: 329
Veröffentlichungsjahr: 2015
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EAN : 9782335033373
©Ligaran 2015
Mensah et Bogos. – Leur déchéance. – Les menées égyptiennes. – La mission catholique. – Son action. – Superstitions indigènes.
Lorsque, en 1866, la domination immédiate de l’Égypte remplaça, au bord africain de la mer Rouge, celle de la Porte, Massaouah en devint le boulevard. Jusque-là, bourgade misérable, jetée sur un îlot à quelques cent mètres du rivage, si elle avait toujours réservé à ses possesseurs l’avantage de les garder hors de l’atteinte des tribus insoumises ou des chrétiens d’Abyssinie, elle ne leur avait, du moins, jamais offert assez de ressources et de points d’appui, pour les mettre à même de prendre sérieusement l’offensive et de porter la guerre chez leurs ennemis. Négoussié, roi du Tigré, avait campé naguère impunément en face de ses murs avec 10 000 combattants, et les soldats turcs d’Arkiko, réfugiés dans l’île à son approche, s’étaient bien gardés de se lancer à sa poursuite au moment où il s’éloigna.
Mais avec le gouvernement de l’Égypte, la situation se modifia. Aux indolences d’un caïmacan sans autorité, succéda une administration relativement ferme et vigoureuse. Sur l’emplacement des huttes de paille s’élevèrent des édifices solides. Une garnison régulière fit oublier le débraillé des bachi-bouzouks ; la ville fut reliée par une digue à la terre ferme, et des fortifications méthodiques en défendirent les abords.
Tout en obéissant aux exigences raisonnées de l’installation nouvelle, ces dispositions et ces améliorations répondaient surtout aux préoccupations secrètes du khédive Ismaïl-Pacha. Maître du Soudan, de Khartoum à Khassala et à Souakim, il songeait également à la conquête de l’Abyssinie. Mais les enseignements du passé étaient là pour lui apprendre les difficultés de la tâche, et il fallait, auparavant, que Massaouah présentât une base d’opérations assez sûre pour lui permettre de s’ouvrir les redoutables défilés qui, du côté de la mer, y donnent accès.
Il était bien, il est vrai, une autre porte qui lui eût, par le nord, ménagé une issue plus facile ; et déjà, plus d’une fois, avait-il, d’une main subreptice, essayé d’y frapper, nous le verrons. C’étaient les deux provinces du Bogos et du Mensah, situées sur le versant septentrional du plateau éthiopien. Mais, jusqu’alors, la protection de la France, qui y avait suivi les missionnaires catholiques, l’en avait écarté. Ce ne fut que plus tard, aux heures néfastes de la défaite, quand notre drapeau humilié ne projetait plus au loin que des ombres affaiblies, que l’ambition du Khédive put enfin se donner carrière et occuper sans danger les deux pays convoités.
À l’époque où, pour la première fois, je me trouvais dans ces régions, j’eus l’occasion, assez rare alors, de les visiter. La physionomie n’en a, jusqu’à présent, guère plus été décrite que l’histoire n’en a été tracée. Ils méritent pourtant moins de dédain ; et les conjonctures actuelles sont peut-être à la veille de leur ménager un rôle au travers des agitations qui menacent d’ébranler cette partie du vieux monde africain.
Le Mensah, à quatre ou cinq jours de marche de Massaouah, vers l’ouest, fut jadis le patrimoine d’un petit peuple vaillant et batailleur avec lequel les négus d’Abyssinie, ses suzerains de toute antiquité, eurent souvent à compter. Mais l’invasion d’Oubié, roi du Tigré, qui le traversa comme un ouragan avec 20 000 hommes, il y a une quarantaine d’années, fut le signal de sa déchéance. Ensuite, vinrent les Égyptiens dont le règne n’était pas fait pour ramener sa prospérité détruite, et qui s’y implantèrent brutalement sans rien tenter pour en relever les ruines. Les hommes faits avaient été massacrés, les villages incendiés, les troupeaux dispersés ; et lorsque, après ces premières épreuves, une génération nouvelle, forte encore quoique décimée, aurait pu, en succédant à l’autre, réparer et venger ses désastres, un second fléau vint achever ce qu’avait commencé la guerre. Plusieurs années successives de famine désolèrent la contrée et lui enlevèrent ses jeunes gens les plus valides et les plus forts. Presque tous s’éloignèrent peu à peu pour aller chercher au loin de quoi soutenir leur misérable existence, et demander à des cieux plus fortunés ce qu’ils ne trouvaient pas chez eux.
Aussi, de ce qui fut autrefois le Mensah florissant et prospère, subsistent à peine, maintenant, quelques buttes de paille à demi effondrées, de misérables hameaux, des campagnes désolées, au milieu desquelles se traînent péniblement çà et là des spectres humains, hâves et décharnés, de femmes, pour la plupart, vieillies et ridées avant le temps, ou d’enfants rabougris qui ne seront jamais des hommes…
C’est un peu plus au nord, dans la direction de Khassala, au penchant des montagnes, que vivent les Bogos, ou mieux, les Bilen, ainsi qu’ils s’intitulent eux-mêmes dans leur idiome. Sortis de l’Agamé, une des provinces méridionales de l’Abyssinie, à la suite d’on ne sait trop quelles circonstances, ils apparurent, il y a trois ou quatre cents ans, sur le territoire qu’ils occupent actuellement, et dont le fertile aspect, les eaux courantes et les collines boisées, en leur rappelant les sites charmants de leur patrie originelle, les séduisirent au point de suspendre leur marche envahissante.
C’étaient, alors, de fiers guerriers qui eurent bientôt étouffé toute résistance, et réduit les populations autochtones en un état de vasselage dont les lois impitoyables ne faisaient plus, des personnes comme des terres, que la propriété exclusive des conquérants. Les siècles, tout en atténuant l’âpreté de ces rapports, n’en ont même pas aujourd’hui altéré le caractère ; et il est peu de pays au monde où l’orgueil de la caste établisse encore, à l’heure qu’il est, une distinction plus nette entre le patricien, c’est-à-dire le Bilen venu avec la conquête, et le plébéien ou Tigré, descendant de la race vaincue.
Mais à cela, avec quelques légendes diffuses, se bornent à peu près les enseignements de l’héritage paternel. Endormis dans la même apathie, après avoir, aussi longtemps qu’ils purent invoquer la haute suzeraineté du Négus, confondu leurs rancunes, pour exploiter, à frais communs, les tribus musulmanes limitrophes des Beni-Amer, des Barcas, des Barias, et piller leurs biens, nobles et vilains courbèrent ensuite leur tête résignée sous le joug de l’Égypte, et ce ne fut plus qu’accidentellement qu’ils invoquèrent de la mission catholique la protection infatigable qu’étendait auparavant sur eux sa main trop souvent abusée.
À une date postérieure de bien peu aux excursions d’Oubié, un des membres de la mission lazariste installée à Massaouah était venu, en effet, jeter les fondements d’une église catholique parmi eux, et avait choisi Keren, leur principal village, pour y établir sa résidence. Chrétiens cophtes, comme les Abyssins des hauts plateaux, leurs ancêtres et leurs frères, il n’avait pas fallu longtemps à leur esprit subtil pour démêler tous les avantages à retirer de ce voisinage. Aussi, sans que l’enthousiasme du néophyte, on peut se risquer à le dire, y entrât pour beaucoup, Bogos t’es hautes et des basses terres, au nombre de 25 000 âmes environ, groupés autour de lui, en étaient arrivés bientôt à ne plus vouloir écouter d’autre voix que celle du missionnaire, leur bienfaiteur et leur ami, et à ne plus reconnaître d’autre souveraineté que la sienne, parce qu’au-dessus, ils discernaient l’image de la France dont le reflet rayonnait jusqu’à eux.
Ce fut là, pendant longtemps, l’unique barrière à laquelle se heurtassent, sans oser la franchir, les convoitises égyptiennes. Mais pour être contraintes ou dissimulées, elles n’en étaient pas moins vives ; et les Bogos, plus que jamais délaissés par l’autorité suzeraine que battaient en brèche tant de compétitions rivales, se voyaient à leur tour en butte aux hostilités et aux rapines de plus en plus audacieuses des tribus musulmanes, excitées contre eux par les encouragements secrets des agents du Khédive. Il vint même un jour où, se croyant assez forts et dédaignant toute mesure, ceux-ci se laissèrent aller à une démonstration directe. Sous un prétexte futile, des soldats égyptiens firent irruption dans la contrée, s’y livrèrent à tous les excès dont une pensée européenne peut difficilement évoquer le tableau, puis rentrèrent en triomphateurs à Khassala, traînant derrière eux un cortège de captifs.
Mais l’attaque avait été trop brutale. En outre, d’après nos conventions diplomatiques avec la Porte, nul chrétien se réclamant d’une protection européenne ne peut être vendu comme esclave ; et les prisonniers enlevés étaient chrétiens ou soi-disant tels. Le missionnaire prit activement en main leur cause devenue la sienne. L’action du vice-consulat de France à Massaouah, sollicitée avec instance, ne se fit pas attendre, et sur l’intervention énergique de notre représentant, en dépit de tous les délais, de tous les atermoiements suscités par la mauvaise foi orientale, quelques-uns des captifs, sinon tous, furent rendus, et même une indemnité dut être payée aux victimes par le gouvernement égyptien.
L’avortement de cette expédition prématurée et les conséquences humiliantes qu’elle entraîna reculèrent pour quelque temps la réalisation de ses projets. Ce fut une trêve dans la décadence progressive des Bogos, et de cette ère éphémère de repos aurait pu dater, pour eux, celle d’une régénération encore possible. Il n’en fut rien. Se targuant avec plus d’orgueil que de raison de la sécurité inespérée qu’ils allaient devoir, désormais, à leur titre imprévu de clients de la France, ils n’en profitèrent que pour tenter de louvoyer plus à l’aise entre les lois de l’empire éthiopien dont ils songeaient à s’affranchir, et les menaces de la domination musulmane dont les serres s’entrouvraient déjà, ne s’inquiétant ni du passé ni de l’avenir, se livrant tout entiers aux jouissances précaires d’un présent qui ne leur appartenait même pas.
La foi catholique en bénéficia-t-elle du moins ? Il est permis d’en douter, et pendant la durée de mon séjour parmi eux j’ai plus fréquemment entendu des allusions aux superstitions demeurées quand même toujours vivaces dans les traditions locales, que je n’ai saisi de témoignages de respect pour cette religion qui les avait sauvés. Entre mille, il en est une tout obscurcie des rêveries païennes, curieuse par son analogie avec celles d’autres peuples qu’aucun lien apparent ne rattache cependant aux Bogos, et dont le rapprochement ouvre à la pensée un vaste champ d’interrogation et de mystère. Avant de poursuivre le cours de mon récit, je demande à la citer.
Sans se préoccuper outre mesure de mettre d’accord, et les enseignements de la doctrine chrétienne sur l’éternité de la récompense ou du châtiment, et les écarts de leur propre imagination, les Bilen admettent une troisième condition intermédiaire qui n’est plus la vie terrestre, bien que les fonctions journalières en pèsent toujours sur les trépassés, et qui n’est pas encore l’état immatériel de l’âme dégagée de son enveloppe humaine.
L’homme ainsi transformé conserve son apparence primitive, et sans s’éloigner des lieux où il a vécu, son fantôme est condamné à y errer la nuit, par groupes, par familles, ainsi qu’autrefois, menant paître aussi des fantômes de troupeaux, parcourant les vallées et les montagnes, s’abreuvant aux sources, édifiant des abris éphémères, et poursuivant, en un mot, le cours normal de la vie qu’il menait en ce monde, jusqu’aux rayons du jour, à l’aube duquel s’évanouit tout vestige de cette fantasmagorie funèbre. De témoignages, ou même d’incidents, à l’appui de cette croyance indiscutable, nul n’est embarrassé pour en invoquer. Le plus étrange, à mon avis, à cause de la preuve matérielle qui en subsista, est celui qui me fut raconté une fois à moi-même, en m’en désignant l’héroïne.
Cette femme s’était égarée dans les bois, et surprise par la nuit, au lieu de suivre le sentier du village, ses pas la conduisirent dans un endroit désert, inconnu, où le vent soufflait en rafales lugubres, où les hurlements des animaux sauvages frappaient son oreille, mêlés à des bruits de sanglots et de plaintes. Épouvantée, elle tomba à genoux, en se ramenant sur les yeux un pan de son vêtement, et se cachant le front dans les mains. Puis, au bout de quelques instants, le relevant avec hésitation, elle aperçut, à peu de distance, deux ou trois lumières tremblotantes, qui ne pouvaient provenir que d’un campement de voyageurs ; c’était le salut. Elle se précipita de ce côté en courant. Mais point de bruit, point d’animation ; rien de ce tumulte qui, d’ordinaire, révèle le voisinage d’une caravane. La flamme s’élevait droite au-dessus des foyers silencieux, et semblait éclairer sans donner de chaleur.
Néanmoins, elle avançait, et, derrière l’enclos d’épines, elle voyait des formes humaines se mouvoir lentement au milieu de vaches immobiles. Des femmes accroupies broyaient automatiquement du dourah, dont les grains écrasés ne criaient pas sous la meule ; des hommes allaient et venaient, portant des jattes de lait et de beurre, mais tout cela sans un mot, sans un rire ; des vieillards, assis en rond, laissaient pencher indolemment la tête sur leur poitrine. Puis, en approchant davantage, parmi ces gens, elle en reconnut : horreur ! C’était le campement des morts !
Au cri d’effroi qu’elle poussa, quelques-uns vinrent à elle. Il y avait là de ses amis, de ses parents, ensevelis depuis des mois, des années. Ils la reconnurent aussi et la firent asseoir sur une pierre, près du feu. Ensuite, sans prononcer une parole, on lui offrit à manger. Elle avait faim, elle accepta. Mais sa main tremblait tellement qu’en portant à ses lèvres une calebasse pleine de beurre fondu, le récipient vacilla, et une partie du liquide tomba sur ses vêtements. Après quoi, accablée de fatigue, brisée par l’émotion, elle s’étendit auprès du brasier et s’endormit.
Lorsqu’elle ouvrit les yeux, le soleil était levé. L’esprit sous le coup d’impressions confuses, la mémoire alourdie et voilée, elle regarde autour d’elle… Personne ! Rien que les cieux, les arbres, la verdure et la terre… Où est-elle ?… Peu à peu, elle se souvient ! Elle s’est égarée, puis elle s’est endormie, puis elle a rêvé… Elle a rêvé aux morts. Ils étaient là, autour d’elle, muets, décharnés, sombres, ceux qu’elle a connus, qu’elle a aimés jadis… Quel rêve horrible !… Mais non ! ce n’est point un rêve !… voilà sa robe, et sur cette robe qu’elle touche, voilà aussi la tache que le beurre des morts y a laissée, tache ineffaçable dont l’eau du ruisseau est impuissante à laver l’empreinte.
Quelle coïncidence entre ces superstitions des sauvages de l’Afrique et celles des sauvages de l’Amérique, nuancées, il est vrai, des modifications en rapport avec les habitudes et les besoins propres aux deux races ! Aux tribus vagabondes des bords de l’Orénoque ou du Mississipi, subsistant de leurs chasses, errant à travers les forêts en quête d’une proie, des hécatombes de gibier, des chasses sans fin, des bois touffus. Aux peuples pasteurs des montagnes de l’Éthiopie ou des plaines du Soudan, adonnés à l’élevage des troupeaux, s’abreuvant de leur lait, la vie future réserve des pâturages, des vaches, des brebis… C’est bien là le reflet de la préoccupation unique qui, à l’origine, sur toute la surface du globe, s’est imposée aux dogmes des couples les plus divers, celle de vivre, et dont le souci les poursuit jusqu’aux limites de l’existence surnaturelle qu’ils pressentent, sans en deviner le caractère idéal.
La religion chrétienne, telle que la comprennent et la pratiquent les Abyssins depuis des siècles, n’a que bien peu relevé le niveau grossier de ces tendances. Avant l’apparition des missionnaires catholiques, à quoi s’en réduisaient les enseignements effectifs ? À quelques préceptes vulgaires, quelques règles de discipline plutôt que de doctrine, quelques simulacres extérieurs, des jeûnes, des pèlerinages, des abstinences, dont il suffisait parfois de l’inobservance accidentelle pour frapper les coupables d’une apostasie sans remède.
De toutes les prohibitions et de toutes les prescriptions, la plus impérative et la plus inexorable est celle qui interdit au chrétien la viande des animaux tués de la main d’un musulman. Or, un jour que des Abyssins étaient descendus au marché de Massaouah, des mahométans les invitèrent à venir boire du tedj au cabaret. On y resta longtemps. De grosses cruches aux flancs rebondis avaient été préparées d’avance, et la liqueur épaisse se versait à la ronde, dans des verres en corne de buffle. Ces vases sont profonds et larges, et la raison, souvent, a le temps de s’envoler avant que le fond en soit atteint. Lorsque nos buveurs arrivèrent à la dernière goutte des leurs, ils y découvrirent, sous les couches dorées de l’hydromel, des tranches de viande bouillie.
– Qu’est-ce ceci ? dit l’un d’eux.
Les autres se mirent à rire, sans répondre.
– Par la sainte montagne du Thabor, répondez, s’écria le groupe des chrétiens inquiets.
– Allah est grand, répliqua alors, sentencieusement et d’un air grave, le plus âgé des marchands. Désormais sa main est sur vous, car cette viande est celle d’un mouton que j’ai tué moi-même ce matin, suivant les rites ordonnés par la loi du Prophète. Vous y avez goûté. Maintenant donc, il n’y a plus à s’en dédire, vous êtes des nôtres.
– C’est vrai, murmurèrent tristement les Abyssins en courbant la tête, nous voilà musulmans.
Et il fallut bien des arguments et bien du temps pour leur persuader que cette souillure involontaire n’avait point effacé en eux la qualité de chrétiens, et qu’ils pouvaient encore se considérer comme tels. Je ne sais même pas si l’on y parvint tout à fait.
Moins éclairés encore, s’il est possible, et plus étrangers que les habitants des hauts plateaux aux leçons moralisatrices du christianisme, les Bogos, avant tout, estimaient que là où ils rencontraient le plus d’avantages matériels, là devait être la vérité. Ce fut sous ce point de vue pratique qu’ils envisagèrent, dès le début, la portée du séjour des missionnaires catholiques au milieu d’eux, et qu’ils écoutèrent leurs prédications, alléchés par l’appât exclusif des récompenses terrestres à recueillir. Mais, depuis deux ans, ces calculs peu édifiants menaçaient de se voir déjouer. Rappelé en Europe, le chef de la mission les avait quittés, ne laissant derrière lui que des vicaires indigènes aussi peu aptes à le remplacer qu’à le faire oublier. Son successeur tardait à venir ; et plus éprouvés que jamais par la disette, aveuglés par la misère, abandonnés à eux-mêmes et au découragement de leurs instincts cupides, ces chrétiens, qui devaient tout à sa parole ou à sa charité, étaient déjà sur le point de se tourner sans plus de scrupule vers cette même Égypte musulmane dont il les avait délivrés, lorsque enfin un nouvel évêque débarqua à Massaouah. Suivant le bruit public, il apportait avec lui de l’argent envoyé par le gouvernement français ; et une partie du personnel qui le suivait était destinée à la mission des Bogos.
Ces secours arriveraient-ils à temps ? C’était le moment même que j’avais choisi de mon côté pour me rendre chez eux. Dans cette intention, je venais de me rapprocher de Massaouah, et d’accord avec M. Münzinger, notre agent consulaire, qui, depuis plusieurs années, avait créé dans ce pays un établissement agricole, nous étions sur le point de nous mettre en route. Le prélat demanda à nous accompagner avec un de ses prêtres, le P. Delmonte. Accrue de ce renfort, notre caravane allait présenter un aspect imposant, et, suivis d’une escorte nombreuse de serviteurs bien armés, nous partîmes.
Monkoullo et le chef des chameliers. – Le Samhar. – Les marchands d’esclaves. – La plaine d’Azuz. – Le territoire d’Abyssinie. – Mon serviteur Gœrguis.
Chacun de nous, escorté de ses propres domestiques, montait un mulet caparaçonné à la mode d’Abyssinie. L’évêque, lui, était sur une mule dont, jadis, le Négus avait fait cadeau, avec tout son pittoresque harnachement, à un prêtre de la mission, au temps où il ne la persécutait pas encore et ne la chassait pas de ses États. Autour du cou, à la place de sonnettes, lui pendait un triple rang de feuilles de laurier en étain, dont le choc cadencé produisait un tintement argentin qui s’entendait de loin. La bête n’était plus jeune, il est vrai, mais elle n’en était pas moins têtue, et le bon évêque, qui, dans le principe, se berçait de la vaine illusion que le pas de sa monture ralenti, ou tout au moins calmé par l’âge, serait plus en harmonie avec les allures épiscopales, fut maintes fois obligé de recourir à des arguments en dehors du style canonique, pour dompter ses caprices et la maintenir en droit chemin.
Notre première halte devait être Monkoullo, le faubourg continental de Massaouah. Ce fut sous les arbres d’un jardin appartenant à la mission, que l’évêque et sa suite passèrent cette nuit de voyage. Quant à M. Münzinger et à moi, nous poussâmes jusqu’à un autre gros village, à deux ou trois portées de fusil du premier, et nommé Emkoullo, où nous reçûmes l’hospitalité chez un haut et puissant seigneur de l’endroit, le chef suprême des chameliers.
L’habitation, construite de chaume et de nattes assez solidement tressées, ne comprenait qu’une pièce. Au fond, dans toute la largeur, depuis le toit jusqu’au sol, régnait, parallèlement à la muraille, et à la distance d’un mètre environ, une sorte de châssis à claire-voie, en roseaux croisés, analogue au treillage des volières, chez nous. À hauteur d’appui, dans l’intervalle entre la paroi extérieure et cette seconde cloison, une espèce de rayon coupait horizontalement l’espace vide, d’un mur à l’autre. Enfin, au milieu, une porte cintrée, absolument pareille à celle d’un colombier, et de dimensions juste suffisantes pour livrer passage au corps d’un homme, ouvrait sur ce plancher suspendu.
Quel pouvait être le motif de cet arrangement singulier ? Je ne me gênai point pour m’en enquérir. On me répondit que c’était là, tout à la fois, la chambre nuptiale et le lit des époux.
D’interrogation en interrogation, je finis par obtenir des explications plus précises, avec l’aveu de cette pratique barbare, en honneur chez les Chohos, qu’on nomme la « fibulation », et dont les petites filles sont les infortunées victimes.
Cette coutume odieuse fut importée chez eux du Soudan, où les autorités égyptiennes, à l’issue des conquêtes d’Ibrahim-Pacha, tentèrent, mais en vain, de la détruire. On alla jusqu’à pendre les matrones qui y prêtaient leur ministère. Rigueurs inutiles ! Le despotisme du préjugé acquiert un tel empire en Orient, que les enfants, à l’âge de six ans, sept ans, couraient d’elles-mêmes au devant de la mutilation.
Il est à croire que les encouragements des parents, pour être secrets, ne demeuraient pas étrangers à ce fanatisme précoce, et qu’ils redoutaient de voir plus tard rejaillir jusqu’à eux la honte qui, certainement, ne manquerait pas d’atteindre leur fille au moment de son mariage, – ou plutôt d’avoir à subir une dépréciation fâcheuse dans la valeur de leur marchandise. Toujours est-il qu’à la nouvelle épouse, ainsi mutilée dès le bas âge, les premiers jours de l’hymen n’offrent plus qu’une série d’abominables tortures ; et il n’est pas rare qu’éperdue de douleur, pantelante sous ses brutales caresses, elle s’échappe des bras de son mari. Les proportions exiguës, l’ouverture étroite de la cage où on l’emprisonne, sont là pour l’en empêcher, et retenir, bon gré, mal gré, près de son maître, a malheureuse à qui se révèlent, sous un jour aussi dur, les douceurs à venir de l’amour conjugal. De cette prison, sous aucun prétexte, il ne lui est permis de sortir, – j’allais dire jusqu’à ce qu’elle soit apprivoisée. Elle y doit demeurer un mois entier. C’est le délai légal ; et c’est ainsi, au sein de la plus affreuse des captivités, que s’essayent les timides bégayements de son cœur.
Ces bégayements-là débutent par des clameurs de bête fauve. J’en fus témoin. Un jour, à Haylet, un peu plus au nord, dans la plaine d’Azuz, je me promenais à la tombée de la nuit, en compagnie du cheik de ce village. Tout à coup, nous entendons des cris épouvantables, qui n’avaient rien d’humain, sortir d’une maison voisine. Je m’arrête, croyant à une catastrophe.
– Oh ! ce n’est rien, me dit le cheik en continuant à marcher, et d’un air goguenard ; c’est une fille qui s’est mariée ce matin.
Chez mon hôte actuel, semblable surprise n’était pas à craindre. Il était vieux et ne songeait plus au mariage. Mais il tenait à nous gratifier d’égards particuliers. Pour nous faire honneur, il tira d’un bahut deux tapis usés, rapportés par lui, quelque trente ou quarante ans auparavant, d’un pèlerinage à la Mecque ; et je n’oublierai jamais le regard d’écrasante ostentation qu’il nous jeta en en recouvrant les deux angarebs, c’est-à-dire les deux lits qui nous attendaient. Nous nous y couchâmes, pénétrés, comme il convenait, du luxe déployé à notre intention ; et, fatigué, je ne tardai pas à m’endormir.
Je reposais depuis une demi-heure à peine, quand me voilà réveillé par une sensation désagréable, bien que mal définie encore et confuse. On eut dit les piqûres légères d’un million de petites épingles s’enfonçant peu à peu dans les chairs… Et puis, c’était comme un bruit sourd, insaisissable, quoique persistant, celui que produirait, dans le lointain, la marche d’une armée en campagne. Je me tournais et me retournais sur mon grabat, enviant le calme insouciant de mon domestique Ibrahim, étendu à mes pieds.
À la fin, n’y pouvant plus tenir, et incapable d’endurer davantage ce supplice en silence :
– Que de moustiques !… m’écriai-je.
– Ce ne sont pas des moustiques, me répond mon homme sans broncher et impassible.
– Et qu’est-ce donc ?
– Ce sont des punaises.
À ce mot, on le comprend, je bondis. À travers les fentes de la hutte, les rayons de la lune laissaient percer une éblouissante lumière. Je me précipitai au dehors. Quel spectacle, grand Dieu ! J’étais habituellement vêtu d’habits de laine blanche, avec de grandes guêtres boutonnées, me montant jusqu’au-dessus du genou. Tout cela était devenu noir, noir d’insectes qui se livraient, sur mon malheureux individu, à des combats acharnés dont j’étais le champ de bataille. J’eus beau me secouer, m’agiter : deux jours après, je trouvais encore de ces puantes petites bêtes nichées dans les plis de mes guêtres… Cette nuit-là, je ne dormis plus guère.
À l’aube, nous étions en route à travers les steppes arides du Samhar.
De loin en loin, quelques rares mimosas, des dunes moutonneuses qui semblent grandir ou diminuer au caprice des vents dont l’aile balaye la poussière ; des fragments de roches calcinées ; de profondes ravines creusées par les pluies diluviennes de l’hiver ; à l’horizon, par-ci par-là, la course effarée d’une gazelle que poursuit l’hyène ou le chacal ; des amas d’ossements blanchis ; au-dessus de cette scène d’aspect si morne, le vol circulaire des vautours ou d’autres oiseaux de proie ; et plus haut, plus haut que les habitants de l’air, plus haut que le regard, plus haut que la pensée, l’azur immaculé d’un ciel sans nuage, les rayons embrasés d’un soleil sans pitié… Voilà le Samhar.
Et il y en a comme cela, dans la direction du nord, pour huit jours avant d’atteindre Souakim. Du côté de l’Abyssinie, à l’ouest, il n’en faut que deux avant d’arriver au pied des montagnes, où la végétation commence à s’épanouir. C’était ce chemin que nous suivions…
De temps à autre, une ligne tourmentée zèbre la chaude perspective du désert d’une teinte plus sombre. C’est le lit desséché d’un de ces torrents éphémères, ont à peine un haillon pour couvrir leur nudité. Tous sont chétifs, décharnés, et viennent Dieu sait d’où !… de trois, de quatre cents lieues dans l’intérieur, comme aussi peut-être, chose affreuse à dire, du village voisin, où ils ont été vendus par des parents hors d’état de les nourrir. Les cadavres de la moitié de leurs compagnons, morts de misère et de fatigue, jalonnent la route qu’ils ont parcourue.
Mais, à notre vue, le front des marchands est devenu soucieux. Ils n’ignorent pas les efforts des blancs pour anéantir leur odieux trafic, et ils redoutent les conséquences de notre rencontre. Pourtant leurs mesures sont bien prises, et nulle intervention inopportune n’en entravera le cours. Le gouverneur de Massaouah, qui doit veiller, en apparence, au maintien des dispositions rigoureuses édictées par son propre gouvernement contre la traite des noirs, est, moyennant une part dans les profits, de connivence tacite avec eux. Aussi n’est-ce plus à Massaouah qu’ils vont embarquer leur cargaison. Ils se dirigent un peu plus au-dessus, vers une anse convenue, dont les agents de l’autorité ont bien soin de ne venir jamais troubler intempestivement le repos : c’est là que des bateaux, envoyés les trois quarts du temps par le gouverneur lui-même, iront prendre la marchandise pour lui faire rapidement traverser la mer. Une fois en Arabie, il n’y a plus rien à craindre.
La mer Rouge est sillonnée d’embarcations ainsi ont à peine un haillon pour couvrir leur nudité. Tous sont chétifs, décharnés, et viennent Dieu sait d’où !… de trois, de quatre cents lieues dans l’intérieur, comme aussi peut-être, chose affreuse à dire, du village voisin, où ils ont été vendus par des parents hors d’état de les nourrir. Les cadavres de la moitié de leurs compagnons, morts de misère et de fatigue, jalonnent la route qu’ils ont parcourue.
Mais, à notre vue, le front des marchands est devenu soucieux. Ils n’ignorent pas les efforts des blancs pour anéantir leur odieux trafic, et ils redoutent les conséquences de notre rencontre. Pourtant leurs mesures sont bien prises, et nulle intervention inopportune n’en entravera le cours. Le gouverneur de Massaouah, qui doit veiller, en apparence, au maintien des dispositions rigoureuses édictées par son propre gouvernement contre la traite des noirs, est, moyennant une part dans les profits, de connivence tacite avec eux. Aussi n’est-ce plus à Massaouah qu’ils vont embarquer leur cargaison. Ils se dirigent un peu plus au-dessus, vers une anse convenue, dont les agents de l’autorité ont bien soin de ne venir jamais troubler intempestivement le repos : c’est là que des bateaux, envoyés les trois quarts du temps par le gouverneur lui-même, iront prendre la marchandise pour lui faire rapidement traverser la mer. Une fois en Arabie, il n’y a plus rien à craindre.
La mer Rouge est sillonnée d’embarcations ainsi chargées. Quelquefois un navire anglais les arrêtait jadis au passage, et en confisquait à son propre bord le chargement, pour l’emmener à Aden. Là, le pied une fois posé sur ce sol appartenant à la libre Angleterre, tous étaient libres à leur tour, libres de mourir de faim ou de recevoir les coups de talon de botte qu’on ne leur ménageait pas. Heureux ceux qui pouvaient entrer au service de quelque marchand ou officier ! Quant aux autres, maltraités, repoussés, s’arrachant sur les tas d’ordures des débris sans nom dont les chiens ne voulaient plus, combien n’en ai-je pas vu, de ces malheureux, cadavres ambulants, regretter l’esclavage et le maître qui, du moins, les nourrissait !
Il est vrai qu’aujourd’hui ces bienfaits de l’affranchissement à l’anglaise ne sont plus à redouter pour eux. La Grande-Bretagne, après l’avoir proscrite si longtemps, ne le proclamait-elle pas naguère par la voix de l’un des siens ?… Désormais la traite des esclaves est tolérée comme une institution nécessaire et un instrument actif de sa politique libérale en Orient.
Quels cris d’horreur et de réprobation, d’un bout à l’autre de la pudibonde Angleterre, cependant, si toute autre nation européenne eût, avant elle, abaissé jusque-là ses principes anciens !… Et Dieu sait, lorsqu’il s’en mêle, comme John Bull sait crier !… Mais il est bien question de scrupule ou de pudeur, dès qu’il s’agit de lui-même, et que ses intérêts sont en jeu ! Les marchands d’esclaves peuvent, maintenant, pourchasser leur gibier récalcitrant, à l’ombre du drapeau de la Reine !
Et sait-on, en effet, sur quelles bases reposent, au Soudan, les opérations de ce hideux commerce ? Ce n’est plus à des rapts isolés et cachés, à des marchés hâtifs où la famine est le premier agent, qu’il est condamné. Là, tout se passe au grand jour et sur une vaste échelle. Ils sont un certain nombre de gens influents, riches, honorés, qui forment comme une puissance à part, avec ses relations extérieures, ses traités, ses sujets, son trésor, ses armées. La saison venue, – à l’ouverture, – chacun équipe sa bande. Il en est qui comptent trois, quatre et jusqu’à six mille hommes. C’est un sacripant de confiance et rompu au métier qui les commande, et le terrain préparé, les dispositions prises, en chasse ! Le pays est réparti de manière à ne pas gêner le voisin. À chacun sa terre. On remonte le Nil Blanc ; on visite les bords du lac Nô et du Bahr-el-Ghazal. Gondokoro était autrefois une des principales stations. Ce sont les Dinkas, les Nouërs, les Shilloucks, et tant d’autres, qui vont être les victimes. Armés à peine de lances inoffensives, d’une timidité d’enfants, aux premiers coups de fusil, terrifiés, abattus, ces malheureux, vaincus d’avance, tendent le cou, pour ainsi dire d’eux-mêmes, au carcan dès qu’ils le voient. Les hommes faits, les femmes, les enfants, tout est bon. Des tribus entières ont été anéanties de la sorte.
D’ordinaire, l’expédition dure plusieurs mois, tant que les pluies ne tombent point, ou tant que le gibier se rencontre. De distance en distance, les traitants élèvent des zeribas pour l’y garder les premiers jours. Ce sont des refuges entourés d’une double et triple enceinte de palissades et d’épines, où ils tiennent, en même temps, leurs approvisionnements et leurs munitions. Ensuite, des bateaux transportent, à mesure, le butin à Khartoum, et de là il est dirigé, à beaux deniers comptants, par tout l’Islam. Ce sont les Abyssiniennes, lorsqu’il est possible de s’en procurer, qui atteignent les plus hauts prix. Au Caire, suivant la qualité, elles se vendent de 1,500 à 2 000 francs.
Pendant les trois années qu’il a administré cette partie des possessions égyptiennes, le général Gordon avait fait aux marchands d’esclaves une guerre sans pitié, et en avait à peu près purgé, au moins ostensiblement, la contrée. Il revint pour leur prodiguer ses encouragements officiels et favoriser leur industrie. Ça ne lui a guère réussi. Allah est grand !…
Le lendemain, le sentier raboteux où nous sommes engagés débouche sur la plaine d’Azuz. Nous la traversons dans toute son interminable longueur. Il nous faut près d’un jour pour voir la fin de l’éternel rideau de mimosas dont elle est couverte. C’est une des contrées les plus giboyeuses du globe, et tout en marchant, je me livre sans mérite à un carnage acharné. Sous les broussailles, à chaque pas, se lèvent des antilopes, des gazelles, des sangliers, et même des panthères.
J’avais blessé un francolin et je m’étais écarté de la caravane pour le chercher. Un peu en arrière, mon fusil chargé seulement à petit plomb, je battais, à droite et à gauche, le fourré.
Soudain, d’un massif plus épais, quelque chose bondit et me passe devant les yeux. Je m’arrête. À trois pas, une grosse panthère, ramassée sur ses quatre pattes comme un chat en colère, grognait en dardant sur moi un regard féroce. Que faire ? Pareil tête-à-tête, quand il vous prend à l’improviste, n’est pas sans interloquer. Je demeurais là, campé un pied en l’air et le fusil sur le bras, à la regarder également. Cet échange d’œillades expressives dura bien dix secondes, et des secondes, je vous jure, qui semblent longues ! À la fin, je réfléchis qu’à distance si courte mon coup de feu devait faire balle. Et voilà que doucement, tout doucement, le regard toujours bien droit et bien fixe, j’essaye de ramener mon arme pour épauler. Est-ce ce jeu muet ? est-ce une autre cause ? je l’ignore ; mais à mon mouvement, si imperceptible qu’il soit, la bête tout à coup prend son élan, et d’un saut gracieux et flexible se jette de côté, fort heureusement, pour disparaître dans les arbres. Une ondulation ou deux, et c’est tout : elle a fui ; je ne vois plus rien… Ouf ! Je ne cours pas après, et je lui fais grâce de mon coup de fusil… Décidément, les perdreaux sont plus faciles à tirer.
Azuz est un village qui relevait autrefois des Nahibs d’Arkiko. Mais, depuis quelques années, il y a scission dans la dynastie de ces princes, et Azuz forme avec Haylet un apanage indépendant, ou plutôt une circonscription distincte des possessions égyptiennes, sous la haute surveillance d’un sous-lieutenant dont le descendant de la race illustre des Nahibs est un peu moins que le domestique. C’est le dernier centre de population musulmane que nous allons rencontrer.
Dans la journée, nous atteignons le pied des monts d’Abyssinie, et après une halte de quelques heures à Kousserett, nous abordons des rampes escarpées qui, par une ascension pénible et longue, nous mènent au premier plateau. Autour de nous, à mesure que nous grimpons, le décor change à vue d’œil. Adieu à la végétation avare et souffreteuse des terres basses, à l’aridité énervante de leur sol calciné ; plus rien ici qui en rappelle la physionomie ni même le voisinage. À présent, une forêt épaisse, des arbres magnifiques dont les noms me sont inconnus, le murmure des ruisseaux sautillant de roche en roche, et une atmosphère imprégnée de délicieuses fraîcheurs. Les ardeurs du soleil tamisé par le feuillage ne se révèlent plus, désormais, que comme un sourire et une caresse. Nous avons presque froid. C’est que nous sommes bien en Abyssinie ; et le soir, assez tard, nous bivouaquons à Gaba, en plein territoire éthiopien, à 5 000 pieds au-dessus du niveau de la mer.
La nuit s’annonçait fraîche ; elle est glaciale. Nous qui, la veille encore, trouvions à peine dans les bouffées d’une chaleur suffocante assez d’air pour respirer, nous grelottons maintenant. Par bonheur, le bois ne coûte rien que la fatigue de le ramasser, et un bûcher biblique où flambent quatre ou cinq troncs énormes nous réchauffe de sa flamme bienfaisante. En même temps l’éclat en écarte les animaux féroces, dont les hurlements grondent dans l’obscurité ; les branches sèches craquent sous leurs pas. Au lieu de dormir, Monseigneur et moi, nous passons presque toute la nuit à circuler de long en large, ou, à la mode des écoliers, à battre la semelle pour nous dégourdir les jambes.
Bien avant que le soleil paraisse, nous sommes en selle. Mais à peine s’est-il brusquement dégagé, comme il arrive aux tropiques, des cimes qui le voilaient à nos yeux, que ses rayons nous raniment, nous réconfortent, et ne tardent pas, sous leurs chaudes morsures, à nous faire souvenir que c’est bien quand même le soleil africain, le soleil des déserts. D’un froid intense, nous sommes livrés, sans transition, à une brûlante chaleur.
Nous avons quitté la forêt pour gravir, gravir toujours de nouvelles montagnes, dont nous ne parvenons au faîte qu’afin de mieux en apercevoir d’autres devant nous, et au-delà de celles-là, d’autres encore, au bas desquelles, enfin, est le terme du voyage.
Du moins, rien de monotone dans le trajet. Le paysage est des plus accidentés, des plus agrestes. Si nous montons souvent, nous descendons quelquefois. Et alors, aux bois d’oliviers sauvages, de citronniers, qui tapissent en partie le flanc des collines, succèdent de verdoyantes vallées, toutes parfumées de fleurs et de gazon, où les plus ravissants oiseaux de la création se jouent à portée de la main. Vers midi, nous nous arrêtons au bord d’une source renommée au loin pour la limpidité de ses eaux. Comme c’est bon d’y boire, quand on se rappelle les puits nauséabonds du Samhar ! Et quelle savoureuse limonade avec le jus des limons cueillis en route !
Dans le creux des vallons, et sur les plateaux de la montagne, les indigènes ont semé leurs récoltes. Nous sommes au mois d’avril. C’est presque le moment de la maturité. Tous leurs soins, toutes leurs espérances, sont donc concentrés sur ces points où repose leur fortune. Pour surveiller les environs, ils ont construit, au milieu de chaque champ, supporté par quatre piliers, un échafaudage en fascines, du haut duquel le regard vigilant d’une sentinelle, sans cesse en alerte, inspecte les alentours. Les sangliers font-ils irruption à travers la récolte : vite, les clameurs des gardiens les mettent en fuite ou appellent à l’aide. L’ennemi s’apprête-t-il à saccager la moisson et à en massacrer les propriétaires : sa présence est déjà signalée avant qu’il ait eu le loisir d’approcher, et tout le monde est sur pied, prêt à le combattre et à le repousser.