AZAD - Mélanie Croubalian - E-Book

AZAD E-Book

Mélanie Croubalian

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Beschreibung

Alep, septembre 2015. Le matin de ses vingt ans, Nayef quitte sa ville sous les bombes. Le conflit qui déchire la Syrie le laisse orphelin et le pousse sur la route de l’exil. Dans le sac qu’il emporte à la hâte, il découvre un carnet manuscrit. Sur la couverture, un seul mot : AZAD. D’où vient ce journal ? Qui l’a rédigé ? 

D’Alep à Calais, sur la route périlleuse empruntée par des milliers de migrants, Nayef découvre que le voyage le plus bouleversant n’est peut-être pas celui qu’il croit…


À PROPOS DE L'AUTRICE 

Née au Canada d’une mère suisse et d’un père arménien d’Égypte, Mélanie Croubalian a grandi entre Genève et le Caire. Elle vit et travaille à Lausanne, où elle anime et produit depuis près de vingt ans de nombreuses émissions pour la RTS. AZAD est son premier roman.

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Couverture

Page de titre

Carte

À Haig et Alain

Chapitre I

Alep, 20 septembre 2015, 8 h

Nayef se réveille en sursaut. Les murs tremblent, le lustre s’agite, des morceaux du plafond tombent sur le parquet. En caleçon dans son lit de métal, il repousse la couverture de laine qui le pique à travers le drap. Il se lève, court vers la porte et se cogne contre le mur. Sous ses pieds nus, il sent le sol vaciller sous le choc de l’explosion. Avec le temps, il a appris à reconnaître la provenance des bombardements à l’odeur et au bruit. Une diversion pour tenter d’atténuer cette vague de terreur qui déferle à chaque fois qu’une déflagration retentit.

Aujourd’hui, il ne peut empêcher la panique de le submerger. L’impact n’a jamais été aussi proche. Ruissellement de ferraille, odeur de pétrole, de charbon et de soufre, détonation assourdissante. Une bombe baril de l’armée syrienne, simple fût de métal rempli de clous et qui, lancé du haut d’un hélicoptère, éclate en mille morceaux pour cribler de shrapnels combattants et civils, sans favoritisme. Elle sera sans doute suivie d’une riposte des rebelles, roquettes moins bruyantes, plus petites, plus nombreuses, accompagnées de tirs de snipers embusqués dans les immeubles le long de la rue du marché.

Recouvert de sueurs froides, Nayef tremble de manière incontrôlée. Ses jambes maigres le portent à peine, il tente de retrouver son souffle en pressant ses paumes moites sur ses oreilles pour faire taire les sifflements qui envahissent son cerveau. Debout sur le plancher, dos à la fenêtre, le jeune homme sanglote, ses pieds sont de plomb, il suffoque. D’où viendra la prochaine salve ? Y survivra-t-il ? Recevra-t-il une balle de sniper en plein cœur dans une seconde ? Les soldats de Bachar ou les barbus de l’État islamique vont-ils entrer dans la maison ? Nayef est dans sa chambre de jeune homme, au premier étage de sa maison, dans un pays en guerre. Seul, perdu, fragile au cœur même de son foyer, sans savoir où se réfugier. Il a vingt ans aujourd’hui, sa nuit vient d’être guillotinée. Il vomit de la bile, l’estomac vide, désormais complètement réveillé. Il sait que cette bombe était LA bombe, celle qu’il redoute depuis des années. Il vient de passer de ses rêves à un cauchemar.

Depuis des générations, Nayef et sa famille habitent cette maison du quartier historique, un bijou de trois étages aux colonnades décaties. Un caravansérail où s’arrêtaient les voyageurs sur la route de la soie. Le grand-père de Nayef a quatre-vingt-douze ans, il veille encore sur son royaume, invectivant régulièrement la domestique qui frotte sans relâche les parquets à la cire. Dans cet îlot où l’on tente de résister à la folie qui s’est emparée de la Syrie, Nayef et sa sœur Layla vivent depuis quatre ans avec leurs grands-parents. Leur père, Nadim, médecin, avait couru dans la rue lors de la première manifestation anti-Bachar. Il avait pansé les plaies, extrait les balles et recousu les crânes fracassés par les gourdins idiots des policiers du président. Il ne cachait pas son manque de sympathie pour le régime. Mariam, la mère, d’origine chrétienne, secondait son époux sur le trottoir devant la maison quand la police les avait emmenés tous les deux sous les yeux effarés du reste de la famille cachée derrière la fenêtre grillagée du premier étage, là d’où autrefois les femmes observaient sans être vues l’activité du bazar. Emmenés, emprisonnés, torturés, probablement tués pour s’être montrés simplement humains.

Nayef sort en titubant dans le couloir, il s’essuie la bouche du revers de la main, sa salive a un goût amer. En claquant des dents, il tente de se concentrer sur la minute en cours. Avancer pas à pas. Être dans l’action. Il progresse millimètre par millimètre, comme un petit vieux, en traînant les pieds. On dirait un automate mal réglé, il doit s’appuyer contre le mur pour ne pas tomber. En passant devant ce qui fut la chambre de ses parents, Nayef caresse le montant de la porte, comme si elle allait s’ouvrir et révéler le visage assoupi de sa mère, yeux gonflés, presque bridés, bordés de traces de kohl. C’est que Mariam ne sortait jamais sans être maquillée, coiffée, toujours en robe et talons hauts. Elle avait fait de l’élégance sa marque de fabrique et tout le quartier la reconnaissait à son allure. Aucune nouvelle ne lui est jamais parvenue de ses parents, aucune preuve de leur survie ou de leur exécution. Il espère qu’ils sont morts, qu’ils n’ont pas à subir les séances de torture menées dans les prisons d’État, sans parler des viols et sévices sexuels sur les prisonniers, femmes et hommes. Il secoue la tête pour chasser ces images. Y penser n’y changera rien.

Pas à pas, Nayef avance comme s’il gravissait l’Everest. Il souffle, il gémit, il sanglote, il parle tout seul, il lutte pour reprendre le contrôle de ses membres. Au bout d’un temps qui lui paraît infini, il arrive devant la porte du petit salon, là où sa grand-mère Aziza a pris l’habitude de dormir, car selon elle on y respire mieux. Ses oreilles sifflent toujours, l’explosion l’a assourdi, ce qui accentue sa panique. Il redoute à chaque seconde d’être surpris, enseveli par un nouveau bombardement ou fusillé de la fenêtre d’en face.

Le jeune homme inspire et ouvre la porte d’un coup. Il est assailli par un nuage de poussière, par l’odeur du ciment et des briques en morceaux, l’odeur de la destruction, l’odeur de la haine et des instincts guerriers. Tout cela s’infiltre par ses narines, il tousse. Il pose sa main sur son visage pour se protéger. Elle sent la confiture de fraises, mais cela ne suffit pas à couvrir l’émanation d’apocalypse qui s’est infiltrée dans sa gorge.

À travers les bourdonnements qui faiblissent, il perçoit des gémissements étouffés. Il hurle le nom de sa grand-mère :

– Aziza ! en priant Allah et tous les autres dieux qu’elle ait dormi ailleurs cette nuit-là.

Le soir précédent, il l’avait quittée dans la cuisine alors qu’elle préparait de la confiture de fraises. L’odeur de fruits caramélisés envahissait la maison, Nayef était descendu de sa chambre pour en voler une ou deux cuillerées. Comme d’habitude, Aziza avait écumé la confiture en train de cuire et avait déposé la mousse rose sur une soucoupe. En voyant arriver Nayef vêtu d’un jean et d’un T-shirt des Rolling Stones, elle avait roulé des yeux d’un air faussement réprobateur, le regard brillant et le sourire immense. Elle lui avait tendu la petite assiette, Nayef l’avait léchée d’un grand coup de langue avant d’enlacer sa grand-mère en lui disant :

– Ta confiture de fraises est la meilleure du monde, baby !

– Tu sais pourquoi ? C’est parce que je la perfectionne depuis longtemps. Il ne suffit pas d’avoir la bonne recette, mon âme, il faut aussi persévérer. Parce que si tu n’y arrives pas, ça ne veut pas dire que tu es nul, c’est juste que…

– Oui, je sais, Amma, c’est que je n’ai pas essayé assez longtemps, tu me l’as déjà dit trois millions de fois !

Il avait déposé un baiser sur sa petite nuque puis était remonté dans sa chambre sous le regard fier de sa grand-mère. Il s’était endormi avec sur la langue le goût des fraises du marché d’Alep.

Six heures plus tard, le voilà dans le petit salon. La poussière est dense, il ne voit pas grand-chose, mais il sent l’air de la ville s’engouffrer dans la pièce : le mur extérieur et le balcon ont disparu. À la place, un trou béant. Des gravats sur le parquet. Tout est gris, sale ou détruit. Le lustre en mille morceaux, les rideaux de velours calcinés, des éclats de vitre plantés dans les murs, les meubles démembrés. Nayef a l’impression que lui aussi est sur le point de s’écrouler, comme sa vieille maison. Ses genoux sont en marshmallow.

Le tintement dans ses oreilles faiblit, remplacé par le vacarme de la rue : les hurlements de mères qui ont perdu leur enfant, la douleur des blessés, les ordres des miliciens, le bruit de bottes des soldats, les sirènes des ambulances, les moteurs des tanks, le craquement des flammes qui dévorent les maisons. Et puis, en arrière-plan, un son ténu comme un piaillement d’oiseau ou le bruit du vent dans les feuilles des flamboyants. Mais il n’y a plus d’oiseaux et les flamboyants sont en feu. Nayef se dirige à l’oreille vers ce chant imperceptible. Les gémissements de sa grand-mère. Elle est là, sous le lourd divan qui vient de s’effondrer. Sa jambe est coincée sous le sommier, les cheveux défaits autour de son visage blanc de poussière et de douleur, le sang coule sur sa petite nuque.

Nayef se précipite vers elle, il veut la sortir de là, on va appeler le docteur, grand-mère, tu verras tout ira bien, et cet après-midi tu nous referas de la confiture de fraises. Il sait comme elle que c’est un mensonge, mais un mensonge réconfortant. Elle lui tapote le bras, un sourire se dessine sur sa bouche, elle est heureuse de finir sa vie chez elle, dans cette maison qui lui a donné tant de moments heureux depuis son mariage avec Hamed, les fêtes pleines de faste, les robes de bal, les orangers et l’odeur du jasmin dans le patio. Elle regarde une dernière fois son petit-fils, elle sent sa peau sous ses doigts et les poils dressés par la peur, une peau d’homme déjà. Elle lui sourit, le voit pleurer, il est gris de terreur, ses yeux sont cernés de nuit, elle devine ses dents qui claquent, elle sent ses ongles qui déchirent ses paumes, elle entend presque les battements de son cœur. Il est en panique, elle est apaisée. Dans quelques minutes, elle plongera dans l’au-delà. Tout ce qui l’entoure, la guerre, la quête infinie du pouvoir, les disputes idéologiques, les carrières politiques et les gloires transitoires n’auront plus aucun sens. En un claquement de doigts, tout disparaîtra.

Nayef veut appeler à l’aide. Elle le retient, lui dit qu’elle l’aime, qu’il ne doit pas avoir peur, que tout ira bien, elle lui intime de prendre soin de son grand-père et de sa sœur Layla. Dans un souffle, elle lui demande de quitter Alep avec eux, d’aller d’abord chez sa tante Aisha, son autre fille qui vit depuis deux ans à Izmir, en Turquie. De là, ils pourront gagner Londres ou Genève, Aisha les aidera. Elle lui glisse de ne pas oublier les sacs de survie qu’elle a préparés à la cave. Le sien y est aussi et restera enseveli avec elle. Puis elle lui murmure ce qui sera sa dernière phrase. Nayef doit coller son oreille à sa bouche pour saisir ce soupir et quand il entend ce qui en sort, il n’en croit pas ses oreilles :

– Qu’est-ce qui s’allonge et rétrécit en même temps ?

Une ultime énigme, elle qui aime tant jouer aux devinettes. Nayef recule, la regarde, il ne veut pas s’amuser, il veut juste qu’elle survive. Il est pris d’un fou rire hystérique devant l’absurdité de cette phrase épitaphe. Il se remet à trembler et se cramponne à la main de sa grand-mère comme un nourrisson à un doigt d’adulte.

Elle le fixe en souriant, il n’y a que les coins de sa bouche légèrement crispés pour trahir la douleur de sa jambe coupée en deux. Le jeune homme reste là, vingt secondes, deux minutes, une heure, il ne sait plus, et c’est en sentant la vieille main crispée sur son avant-bras qu’il comprend que sa grand-mère est morte. Il lui ferme les yeux, détache de son bras les griffes engourdies par la mort. Pour la solution de l’énigme, il devra se débrouiller tout seul.

Il se lève. Ses larmes ont séché. Il comprend qu’il doit faire vite. Il embrasse sa grand-mère encore chaude et court vers la chambre du grand-père, à l’arrière de la maison. En ouvrant la porte, il tombe sur un silence incongru : rien ni personne ne bouge. Il devine la forme de son aïeul sous les couvertures. La pièce semble normale, aucune trace de la bombe, si ce n’est le verre d’eau renversé sur la table de nuit, qui coule lentement sur la descente de lit. Nayef s’approche, les yeux du grand-père le regardent fixement. Une expression apeurée s’est gravée sur son visage, la main gauche est crispée sur sa poitrine. Nayef comprend immédiatement. Crise cardiaque. Le grand-père est mort au moment où l’obus fracassait le mur et tuait son épouse, à l’autre bout de sa demeure. Il est 8 h 20, Nayef a ouvert les yeux depuis vingt minutes et ce nouveau jour a déjà pris deux des membres de sa famille. Une autre vague d’angoisse l’envahit. Il s’assied par terre et ouvre la bouche en essayant de ne pas perdre connaissance.

Le jeune homme reprend ses esprits en entendant une voix qui crie son nom. Retour dans le couloir. Sa sœur Layla est là, en pleurs, fragile dans son T-shirt trop grand et les babouches de sa grand-mère. Il court vers elle et la serre dans ses bras.

– Layla ! Tu es vivante !

Ses yeux noirs sont des lacs. Elle regarde Nayef comme un radeau de survie. Il la prend par la main, un sifflement lointain se rapproche à toute vitesse. Son cerveau analyse le son. Une roquette avec son chuintement de fusée. Précise et redoutable.

– Suis moi, vite !

Sprint jusqu’à l’escalier, ils sautent et atterrissent au rez-de-chaussée au moment où la bombe frappe le toit de la maison. Sa sœur dans ses bras, il pousse un soupir de soulagement, tâte toutes les parties de son corps, rien à part un hématome sur le genou et la main gauche éraflée. Il regarde Layla en souriant et lui lance d’un ton faussement léger :

– Hé, on a eu de la chance, hein, quelle chute !

Pas de réaction. Elle est molle, inerte comme une poupée de chiffon. Son visage semble endormi, ses cils ombrent ses joues roses, sa bouche est entrouverte sur des dents parfaites.

– Layla, réveille-toi, tu es tombée dans les pommes, reviens ! Je suis là, on doit y aller, vite !

En lui soulevant la tête pour la secouer, il perçoit un filet rouge à la commissure de ses lèvres. Il colle son oreille contre ce visage d’enfant. Aucun souffle. Il descend d’un cran. Aucun battement. Nayef s’arrête de respirer pendant un temps beaucoup trop long. Ses yeux se noient dans le vague, il lui semble qu’il perd connaissance pendant un instant. Quand il reprend son souffle, un calme étrange s’empare de lui alors que dehors les cris s’intensifient. Les gémissements se mêlent aux ordres de militaires qui tentent de se rassurer par un déploiement superflu de virilité.

Nayef est assis au pied de l’escalier, sa sœur morte dans ses bras, il est hébété. Nous sommes le 20 septembre 2015, il est 8 h 30, sa vie vient de changer. Pour ses vingt ans, il se retrouve seul au monde. Le destin lui propose un de ces virages à angle droit : plus de parents, et maintenant plus de grands-parents, plus de sœur, et qui sait ce que sont devenus ses amis. Il n’aura pas le temps d’aller voir. Il repense aux paroles de sa grand-mère : il faut partir. Bientôt, il n’aura plus de maison.

Très doucement, il repousse une mèche des cheveux de sa sœur, comme si cela pouvait la déranger, il la pose délicatement sur l’escalier où elle se cachait si souvent, enfant, pour l’effrayer quand il rentrait. On dirait qu’elle l’attend une fois de plus, dans son T-shirt trop grand, avec aux pieds les babouches roses de sa grand-mère. Il s’attend à la voir s’esclaffer, les joues rouges de l’excitation d’avoir surpris son grand frère. À chaque fois, il jouait le jeu. Il criait de peur et la prenait dans ses bras en faisant mine de la gronder.

– Layla, ce matin, je suis vraiment fâché, tu m’as lâché, grandeur nature, merde, qu’est-ce que je vais faire sans toi…

Ses récriminations se noient dans un torrent de sanglots qui le prennent à la gorge sans prévenir.

– Pardon, ma sœur, pardon de me fâcher, pardon de me sentir si perdu, pardon de n’avoir pas su te protéger, pardon de ne pas t’offrir cette Europe dont tu rêvais, pardon de ne jamais t’emmener à ce concert au Bataclan de Paris dont tu avais tant parlé.

Un bruit sourd au premier étage. Le plafond du couloir s’effondre. Nayef secoue la tête, se force à détourner les yeux de sa sœur. Il bondit vers la porte de la cave et l’ouvre pour saisir la lampe de poche suspendue derrière. En s’enfonçant dans les profondeurs de sa demeure à l’agonie, il entend le son des roquettes et des tirs de snipers qui se sont remis à pleuvoir dans la rue, sur les bâtiments avoisinants. Le son des déflagrations semble s’éloigner, mais il faut faire vite. La maison brûle. Il doit partir.

Il foule le sol en terre battue, pieds nus et toujours vêtu de son caleçon. L’humidité pénètre ses os. Il sent le gravier fin et le sable rouge qui s’infiltrent entre ses orteils. Il pourrait éteindre la lampe de poche, il connaît par cœur l’emplacement de leurs sacs de survie, Aziza le lui a indiqué mille fois. À droite après l’escalier, il trouve les quatre bagages soigneusement alignés. Quatre bosses comme des tortues endormies, avec leurs noms écrits au gros feutre sur le côté. Il sait que le sien est l’un de ceux du milieu, le bleu. Le sac rose de sa sœur est blotti à côté. En le voyant, il sent un nouveau sanglot monter dans sa gorge. Extraire son baluchon, comme il doit s’arracher à tous ces souvenirs et à cette maison. Son sac est aussi seul que lui, séparé de ses compagnons avec qui il a patienté à la cave dans l’attente de la catastrophe.

Nayef grelotte à présent. Il pose la lampe torche au sol, un halo de lumière s’étale, lune pâle sur le plafond strié de toiles d’araignées. Il ouvre son sac, en sort en vitesse un T-shirt, un jean, des chaussettes et de vieilles baskets. En remuant le contenu pour trouver ses affaires, il entend le tintement des pots de confiture de fraises que sa grand-mère a glissés entre les vêtements, fidèle à son idée qu’un plaisir sucré adoucit même le plus difficile des voyages.

En tâtonnant, il sent au bout de ses doigts une surface dure, plate, lisse, recouverte de cuir. Un livre, on dirait. Pas le temps de s’y attarder, il entend le feu qui crépite au premier et les morceaux de brique et de plâtre qui tombent de plus en plus vite. En une seconde, il est habillé et lesté de son sac.

Il monte les marches de la cave quatre à quatre, saisit son portable qu’il avait mis à charger la veille, comme tous les soirs, sur la console de l’entrée, conformément aux consignes de sa grand-mère. Il l’entend encore crier depuis le salon du premier étage :

– On range les appareils électroniques pour la nuit dans l’entrée, les enfants, ces machines modernes sont pleines de mauvaises ondes, vous allez attraper des maladies si vous dormez avec !

Cette règle lui sauve la vie aujourd’hui. Un migrant sans son portable est un migrant mort, et Nayef n’aurait pas eu le temps de remonter dans sa chambre pour chercher son téléphone. Le premier étage est en feu. La porte d’entrée s’ouvre une dernière fois sur le jour tragique qui vient de commencer. Plaqué contre le mur, il est mort de peur à l’idée de sortir. Le soleil et la poussière s’engouffrent dans l’ombre du hall, accompagnés des hurlements de victimes et de combattants. Il entend un sifflement au loin, suivi d’une explosion, une bombe aérienne officielle, c’est l’armée. Autre claquement, plus près, celui d’un lance-roquettes.

D’un coup, sans réfléchir, Nayef s’élance hors de la maison comme on saute en parachute. Son sac collé contre sa poitrine, il court tête baissée et en zigzag vers la gare routière. Il est terrorisé, il ne sait pas comment ses pieds le portent. Une fois à l’abri d’un auvent, à l’autre bout de la rue, il lève la tête et constate l’impensable : sa maison a disparu. À la place, il ne voit qu’un amas de briques, de pierres, de bois et de poussière. Là-dessous se trouvent les corps de ceux qu’il a aimés. Nayef tourne le dos à cette ruine, les gravats envahissent son cœur, il hurle de chagrin et de désespoir. Il part sans se retourner. Il vient d’avoir vingt ans et habite désormais un pays qui s’appelle Exil.

Chapitre II

Alep, 20 septembre 2015, 11 h 30

Dans la gare routière d’Alep, c’est la cohue. Des familles aux visages fatigués, des femmes voilées, des hommes affaiblis, des bébés en pleurs, d’autres qui dorment sur des épaules rassurantes. Des enfants seuls, aussi, hébétés, errant sans savoir où aller. Ils ont probablement perdu père, mère, frères et sœurs dans les bombardements, on leur a dit avant de mourir de filer à la gare routière, quelqu’un s’occupera de toi, tu dois être courageux, mon enfant, n’oublie pas que le meilleur est à venir.

Nayef est assis sur un banc, il scrute la foule en essayant de repérer un visage connu. À tout bout de champ il croit apercevoir son père, sa mère, une longue chevelure noire, ne serait-ce pas sa sœur ? Il a l’impression de devenir fou. Il fait encore chaud en ce mois de septembre, le soleil filtre à travers le toit de tôle, la poussière flotte à mi-hauteur et rend la respiration difficile. Nayef a soif. Il ouvre la poche extérieure du sac de sport et y trouve l’enveloppe où sa grand-mère a pris soin de glisser mille dollars en petites coupures et un peu de monnaie syrienne. Une lame lui traverse le cœur lorsqu’il se remémore son Amma qui tirait la langue en comptant les billets avec concentration. Elle avait insisté pour qu’il recompte avec elle, puis s’était assurée qu’il avait enregistré l’emplacement de cette somme de survie. Sa grand-mère est morte il y a quelques heures, mais elle survit dans toutes ces attentions qu’il trouve comme autant de cailloux blancs le long de son chemin. C’est peut-être dans ces minuscules traces que se loge l’amour le plus profond pour les êtres qui nous ont quittés.

Il repense à ses derniers mots : « Qu’est-ce qui s’allonge et rétrécit en même temps ? » La solution s’allume d’un coup dans son cerveau et des larmes amères coulent le long de ses joues. Si elle était encore là, si tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes, il courrait vers elle dans la cuisine et lui crierait la réponse en riant. « La vie ! C’est la vie ! Plus on s’approche de la mort, Amma, et plus on a une longue vie ! » Elle le regarderait avec un sourire moqueur et le féliciterait d’un tapotement sur l’épaule. Mais il est bel et bien seul, assis sur ce banc crasseux de la gare routière d’Alep, et sa grand-mère est morte dans cette ultime pirouette.

Il saisit dans l’enveloppe trois billets de cent livres syriennes et appelle le marchand qui porte sur l’épaule une bassine de zinc remplie de glace et de bouteilles.

– Un Coca, s’il vous plaît. Gardez la monnaie.

Sans un sourire, le vendeur lui tend une bouteille trempée, la décapsule d’une main et glisse le billet dans sa poche. Ses yeux ont vu trop de faces marquées par la mort, il continue sa route en pilote automatique. En même temps qu’un nouveau sanglot, Nayef avale une gorgée du liquide sucré. Il ferme les yeux en essayant d’apaiser son rythme cardiaque.

Il sursaute. Une tape sur l’épaule. Il tourne la tête.

– Yusef ! Tu m’as fait une de ces peurs !

Le visage de son ami est rieur mais épouvanté. Ils se serrent dans les bras, chacun s’accrochant à l’autre comme à une bouée de sauvetage. Ils se regardent et n’ont pas besoin de poser de questions. La maison de Yusef se trouvait juste derrière celle de Nayef, il sait que la matinée de son ami s’est passée plus ou moins comme la sienne. Le reste de leur vie commence ici et maintenant. Eux qui avaient l’habitude de se retrouver au magasin de disques à l’autre bout du marché pour partager leur passion des Rolling Stones, c’est la guerre qui les réunit aujourd’hui pour un voyage non planifié de durée indéterminée.

Yusef porte des écouteurs branchés à son portable, il enlève l’un des deux et le donne à Nayef qui l’enfonce dans son oreille gauche, soudain envahie de « you can’t always get what you want ». Au milieu des enfants qui pleurent, des porteurs de valises, des passeurs qui hurlent et des grands-pères boitillants, les deux amis braillent comme des chats sauvages et personne ne fait attention à eux.

« But if you try some time, you just might find, you get what you need ! »1

L’hystérie les gagne, ils sont surexcités. Le téléphone de Nayef se met à vibrer, il vient de recevoir un WhatsApp de son ami Jamal : « Regarde à ta droite. » Il s’exécute et aperçoit une main qui s’agite au-dessus de la foule. Le jeune homme les rejoint.

– Eh les gars, je vous ai bien eus, hein ? Ça faisait un bon moment que je vous observais, et je peux vous dire que vous chantez complètement faux.

Comme toujours, Jamal désamorce la peur par l’ironie. Ils s’installent tous les trois sur le banc pour décider de la suite. Yusef, très organisé, a vérifié :

– Selon mes informations, les bus pour la frontière turque sont tous pleins, il n’y en aura pas avant demain. Mais j’ai une autre solution.

Il se tait et lève sa main gauche comme un magicien tiendrait un lapin. Au bout de son index, il agite une clé attachée à un porte-clés Star Wars.

– La voiture de mon frère est garée en dehors de la ville, près de la cité universitaire. C’est le dernier cadeau qu’il m’a laissé.

Une larme cérémonieuse coule le long de sa joue. Les garçons n’ont pas le temps de s’apitoyer sur leur sort, ils doivent chercher un moyen de rejoindre le campus. Ils choisissent le plus simple et le plus rapide : un taxi, car il en circule encore en ces temps troublés. Ils ont de quoi payer, les deux amis de Nayef ont eux aussi dans les poches de leur sac une liasse de dollars prévue de longue date en cas d’urgence. Toutes les familles du pays ont pris les mêmes précautions.

Le chauffeur est barbu et les regarde d’un œil mauvais, ils choisissent de l’ignorer et lui indiquent la direction de l’université.

– Inch’allah, si Dieu le veut, répond le chauffeur, comme le font systématiquement ses collègues à chaque trajet, peut-être pour se décharger de toute responsabilité en cas d’accident.

En langue arabe, c’est finalement de Dieu que dépendent toutes les courses en taxi, de Marrakech à La Mecque, et Alep n’y fait pas exception. La vieille Peugeot brinquebale, Nayef, Yusef et Jamal sont ballottés sur les sièges recouverts de plastique, ils ne se parlent pas. Chacun est perdu dans ses pensées, absorbé par les images d’horreur qui n’ont que quelques heures. Jamal triture le casque en Lego du mini Dark Vador accroché à leur chance de survie : la clé de la Suzuki noire de son frère. Dans l’autoradio du taxi, un muezzin psalmodie la sourate dix-huit, dite « la caverne », et Yusef sursaute en entendant l’imam coréen prononcer avec un drôle d’accent « au confluent des deux Mers ».

Les trois amis se regardent en souriant discrètement pour ne pas vexer le chauffeur, visiblement très croyant, et continuent d’écouter ces mots qu’ils connaissent par cœur, qui racontent le voyage de Moïse et de son valet : « Ils repartirent jusqu’à ce qu’ils vinssent à une cité aux habitants de laquelle ils demandèrent à manger. » Désormais, eux aussi sont sur la route, celle que raconte un autre ouvrage qu’ils connaissent bien, aux antipodes du livre sacré de leur religion. Entre Jack Kerouac et le Moïse du Coran, ils sont eux aussi en transit, et même si pour l’instant c’est la peur et la tristesse de l’exil qui dominent, ils ne peuvent s’empêcher de penser avec espoir aux aventures qui les attendent, de rêver à un avenir meilleur, là-bas, dans une Europe qu’ils ne connaissent pour l’instant qu’à travers leurs chanteurs préférés.

Ils sont envahis par un sentiment étrange, qu’ils n’avaient encore jamais éprouvé. Ils se sentent complètement orphelins, sans maison, sans travail, sans source de revenu, sans aucun avenir ; quant à leur passé, il vient de s’effondrer sous leurs yeux. Ce grand vide les fragilise, évidemment, mais leur donne aussi une puissance phénoménale. Quand tout est à reconstruire, on peut s’inventer une vie idéale, un peu comme lorsque l’on vient de s’acheter un billet de loterie. Jusqu’au tirage, tout est possible. On peut emménager dans une somptueuse villa en bord de mer, on peut acheter toutes les voitures du monde, on peut dépenser des sommes indécentes pour un voyage autour du monde ou pour un bijou précieux. Dans ce no man’s land où se trouvent les trois garçons, l’espace de l’imaginaire est infini et prend la forme d’un radeau de survie. Ne pas penser à ce que l’on a perdu ni à ce que l’on ne reverra plus jamais. Ne pas regretter tous ces projets avortés, ou même pas encore entamés. Pleurer ses morts, vite, et avancer. Se construire sur ces cicatrices. Envisager ce « là-bas » comme le lieu de tous les possibles, puisque l’impossible vient de se produire.

La voiture s’engage dans une large allée. À droite, un mur et juste derrière, le campus de l’université. Par chance, dans ce quartier de la ville, tout est calme aujourd’hui. Yusef serre le bras de son ami Nayef en apercevant la Suzuki noire.

– Regarde, je t’avais dit, elle est là, garée le long du trottoir.

À plus haute voix, il s’adresse ensuite au chauffeur :

– Vous pouvez nous laisser là, s’il vous plaît.

Il sort quelques billets de sa poche, les trois amis s’extraient du véhicule qui redémarre en trombe. Dans le nuage de poussière soulevé par les roues du taxi, un ange passe, celui du frère de Yusef.

– Allez les gars, on se dépêche !

Yusef a la voix fatiguée et le geste sec. On dirait un père de famille excédé le jour du départ pour les grandes vacances. Il ouvre le coffre, tous y jettent leurs affaires. Nayef sent les pots de confiture qui s’entrechoquent, il rouvre le sac et les enroule dans un pull, un rayon de lumière tombe sur son paquetage et il constate que la couverture du livre qu’il a senti tout à l’heure sous ses doigts arbore quatre lettres, calligraphiées à la plume, en majuscule sur une étiquette jaunie : AZAD. Nayef est intrigué par ce mot mystérieux mais il n’a pas le temps de s’y intéresser pour le moment.

– Allez les mecs, embarquez, là, ce serait malin qu’on se fasse bombarder ici après tout ça. On doit absolument foncer vers la frontière !

Yusef est assis au volant, ses doigts tapotent le cuir noir, on voit ses mâchoires qui se serrent. Jamal lève les yeux au ciel, épaules voûtées comme un ado, puis il saute dans la voiture, suivi par Nayef. Tête basse, un peu penauds devant la mine renfrognée de Yusef dans le rétroviseur, ils attachent sagement leur ceinture. Il démarre et conduit prudemment, il ne faut pas se faire repérer par la police de Bachar, ils sont si près du but. Mais quel but ? Pour l’instant, partir. Atteindre la frontière turque. Quitter ce pays. S’éloigner des bombes et de leurs défunts. Pour la suite, on verra.

1  Chanson des Rolling Stones. Traduction : « Tu ne peux pas toujours obtenir ce que tu veux / mais si tu essaies parfois, tu trouveras que tu obtiens ce dont tu as besoin. »

Chapitre III

Öncüpinar, frontière Syrie-Turquie, 20 septembre 2015, 21 h

La nuit est tombée sur Alep, les maisons flambent, les roquettes fusent et des gens meurent. Les uns courent, d’autres pleurent, certains se battent, il y en a qui torturent et d’autres qui soignent. À la frontière turque, c’est le même chaos qu’à la gare d’Alep. Les bus se télescopent, des hommes avec des baluchons, des bébés dans les bras, tous se déversent dans ce paysage lunaire, un terrain vague rempli d’humains qui n’ont rien à faire là. Les yeux brillants, les joues creusées, tous sont réunis par une même et unique impulsion. Fuir.

Devant eux, une large route file à travers la Turquie en direction de l’ouest. En lettres latines, sur un grand portique, s’affiche un « Sésame, ouvre-toi » moderne, le mot turc gümrük : douane. Nayef est assis sur sa veste en jeans à côté de son sac, au pied d’un trente-cinq tonnes qui attend sur le bas-côté l’ouverture de la frontière. Il s’apprête à passer la nuit sur l’asphalte. Il a encore un peu de batterie sur son portable, de quoi vérifier l’heure et s’éclairer en cas de besoin. Yusef et Jamal sont installés à côté de lui, ils jouent à Angry Birds.