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Jean-Claude Perrier

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Beschreibung

Le mythe de Babel avec sa Tour, vieux comme le monde, profondément enraciné dans nos gènes judéo-chrétiens, si riche en interprétations, rêveries, et fantasmes en tout genre, et si moderne, a inspiré depuis toujours artistes et écrivains. Il ne pouvait laisser insensibles les écrivains-voyageurs que ce deuxième Almanach rassemble aujourd’hui. Six avaient déjà fait partie du premier Almanach des Voyageurs, paru en octobre 2012, et six « petits nouveaux » ont rejoint la caravane…


De quoi revisiter aujourd’hui, avec la grâce des meilleures jeunes plumes françaises du voyage, un mythe fondateur de l’Humanité. Chacun, avec son talent, sa subjectivité, ses problématiques, son style, s’est approprié le sujet proposé.


Jean-Claude Perrier, journaliste littéraire à Livres-Hebdo, lui-même grand voyageur et écrivain, a réuni pour cette aventure originale douze des plus belles plumes contemporaines de l’écriture du voyage… à lire ces textes-là, qui peut encore laisser croire que les Français ne savent pas voyager ou s’engager ?

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Couverture

Page de titre

Le tour de Babel

Jean-Claude Perrier

À la fin décembre 2002, je me trouvais en Irak, en compagnie de Jacques D., un camarade photographe, pour une raison improbable, frivole en apparence, mais à quoi les circonstances allaient donner tout son sel.

Au terme de longs mois de tractations, et grâce à l’entregent d’un puissant ami syrien, nous avions été envoyés à Bagdad – après des heures clandestines et nocturnes de 4 X 4 depuis Damas, avec contrôle à la frontière digne des meilleurs films d’espionnage – afin d’interviewer Tarek Aziz, Vice-Premier ministre du gouvernement irakien, chrétien et, disait-on, très proche de Saddam Hussein, sur sa passion pour les havanes !

Peut-être, après une première guerre du Golfe désastreuse et une seconde qui menaçait de plus en plus – des drones survolaient fréquemment le pays, obligeant les dignitaires du régime à se terrer dans de multiples caches secrètes et sûres (du moins Saddam le croyait-il) –, l’Irak, considéré par les Américains et leurs séides comme le pays à abattre, voulait-il tenter une ultime offensive de charme vis-à-vis de l’opinion française, même via une revue modeste mais chic (L’Amateur de Cigare), et sous un angle farfelu. Il y avait eu, quelques temps auparavant, un précédent : Saddam lui-même s’était laissé photographier de profil, savourant un superbe Lancero de Cohiba (cadeau de Fidel ?), et la photo avait été publiée dans Le Monde. Elle m’avait conforté dans mon envie de causer cigares avec ces gens. Le havane, autant que la musique, adoucit les mœurs, aplanit les différences, crée la convivialité. Toujours est-il que les négociations avaient abouti, et que nous nous trouvions à Bagdad (« La cité de la paix »), où l’inique embargo yankee et ses restrictions rendaient nos nuits moins enchanteresses que du temps du calife Haroun al-Rachid. Nous n’en devions pas passer mille et une, de toute façon, mais assez toutefois pour que Son Excellence trouve un créneau dans son emploi du temps à la fois chargé et migratoire.

Accueillis fort courtoisement, dès notre arrivée, par un guide officiel-barbouze qui serait notre cicérone durant tout notre séjour, nous nous rendions chaque matin au Service du Protocole, situé juste en face de notre hôtel, le vénérable Palestine – tour HLM, chambres spartiates, personnel peu accorte, cuisine médiocre et, surtout, alcool prohibé – afin de savoir si, oui ou non, notre rendez-vous serait pour le jour même, et à quelle heure.

Sinon quand ? Et réaffirmant que, bien entendu, nous nous tenions à la disposition de nos hôtes, jour et nuit. D’autant que, en mon for intérieur, je ne désespérais pas, une fois Tarek Aziz interviewé et, si possible, content, qu’il nous introduirait auprès de son patron, le Guide, le Raïs, dont les portraits immenses et en couleurs – photos, peintures, chromos, mosaïques… – les plus délirants trônaient urbi et orbi : en bédouin, en papa-gâteau, en chasseur alpin, en judoka, en ouvrier, etc. En attendant de pouvoir rencontrer l’original (le scoop de ma carrière !) et de lui tirer le portrait, j’invitais Jacques à mitrailler lesdits témoignages d’un culte de la personnalité qui aurait impressionné Mao lui-même.

Chaque matin, le même haut fonctionnaire, exquis, s’enquérait de notre bien-être, nous assurait que notre rencontre avec Son Excellence était imminente, et nous invitait, en attendant, à nous balader partout où nous le désirions. C’est-à-dire en ville, d’abord. Occasion privilégiée de rencontrer un peuple magnifique, chaleureux, qui faisait face à l’adversité, passée, présente et, d’évidence, encore à venir, avec une débrouillardise et un courage qui forcent le respect. Et aussi un incroyable sens de l’humour. Nous, Français, avions particulièrement la cote pour avoir refusé de participer à la coalition rassemblée par le Grand Satan américain. Les gens nous parlaient en toute liberté, y compris de Saddam, qu’ils n’aimaient pas forcément, mais considéraient, dans un pays aussi récent, fragile, morcelé, divisé entre religions et communautés, comme une sorte de ciment national, de rempart contre toutes les tentatives d’agression ou de déstabilisation. L’histoire leur a, hélas, donné raison. Et la Syrie risque de connaître le même sort.

Comme c’était Noël, nous avons partagé plusieurs messes, dont une, de minuit, bouleversante, avec les différentes communautés chrétiennes de Bagdad (catholiques romains, syriaques, orthodoxes…), rencontré quelques dignitaires comme Monseigneur Raphaël, qui, dans un français impeccable (dans tout le Moyen-Orient, de nombreux prêtres ont été formés dans des séminaires dirigés par des frères français), nous avait fait part de sa confiance, de sa loyauté envers son pays laïque et pluri-confessionnel, mais aussi de son angoisse, profonde, face au nouveau conflit qui s’annonçait, inéluctable : « C’est nous, les chrétiens, considérés par les islamistes extrémistes comme collaborateurs des Occidentaux, qui risquons d’être les premières victimes “collatérales” de la guerre. » Phrase tristement prémonitoire. L’Irak, aujourd’hui, ressemble plus que jamais à la Tour de Babel de la Genèse (XI, 1-9) : un vaste chaos où règne en maître la violence. Sauf qu’aujourd’hui Dieu (quel que soit le nom qu’on Lui donne) ne fait plus le job Lui-même : Il a recruté d’innombrables brigades d’illuminés qui chevauchent des voitures-béliers, se shootent au Semtex, et répandent en Son nom la terreur et la désolation.

Après avoir pas mal crapahuté dans Bagdad, et l’interview ne s’annonçant toujours pas, nous avons demandé à sortir de la capitale, à aller nous aérer, voir un petit bout de ce vaste pays. Pas trop loin, ni trop longtemps, bien sûr, puisque nous pouvions être rappelés, théoriquement, n’importe quand. Situation qui, à la longue, était à la fois amusante et, sur le moment, un peu stressante. Nous avions l’impression qu’on nous avait gentiment fait venir, et complètement oubliés en haut lieu, où l’on devait se dire : « Qu’ils fassent donc un peu de tourisme ». Là encore, nous comprenons mieux, rétrospectivement, que Saddam et son gouvernement avaient d’autres préoccupations, puisque la Seconde guerre d’Irak a éclaté quelques mois seulement après notre séjour.

Pour occuper une de nos journées, donc, j’avais demandé à aller visiter Babylone, située à cent soixante kilomètres au sud de Bagdad, sur les bords de l’Euphrate (jadis). Quelques heures d’une route rectiligne et monotone, et nous voici plongés dans un autre monde. Le temps était glorieux. Nous étions absolument seuls dans les ruines de l’antique cité, connue dès le XXIIIe siècle avant Jésus-Christ, redécouverte par Fresnel en 1852, puis fouillée en 1899 par l’archéologue allemand Robert Koldewey, lequel, comme ses collègues de l’époque, Schliemann, Evans et tutti quanti, eut la main un peu lourde sur la restauration. Mais, grâce à lui, la porte d’Ishtar est sacrément monumentale, et, s’il ne reste plus rien des jardins suspendus, si les murs de briques culminent à quelques mètres, se dire seulement, que, entre autres événements considérables qui se déroulèrent ici, on se trouve dans la pièce même où est mort Alexandre le Grand, en -323, de la malaria, ne laisse pas d’être impressionnant.

Alexandre le Macédonien, conquérant, certes, et souvent énergique, mais aussi bâtisseur, et tellement fasciné par l’ailleurs qu’il fut le premier à rêver une impossible fusion, là, à Babylone dont il eût fait la capitale de son empire universel, entre l’Occident et l’Orient, depuis les steppes danubiennes jusqu’à l’Inde. Après avoir conquis la ville en -331, Alexandre avait entrepris de reconstruire la Tour de Babel, définitivement rasée par Cyrus en -539. La mort, qui attendait le jeune roi à Babylone, ne lui en a pas laissé le temps.

Une fois la ville visitée, alors que le guide s’apprêtait à nous raccompagner jusqu’à notre minibus, j’avais posé une question naïve :

– Et la Tour de Babel ?

– Vous voulez la voir ? Pas de problème !

Nous rêvions tout éveillés. Pour un peu, je m’apprêtais à me retrouver au pied de la Tour telle que l’a peinte en 1526 Hans Holbein le Jeune : haute, impressionnante, grouillante, et ronde ! Or, force était de constater, de visu, que le maître allemand, qui, lui, ne s’était pas rendu sur le motif, avait fantasmé la forme de sa tour, et ainsi induit en erreur toute une postérité d’artistes et d’écrivains. Pour une fois, c’est la forme qui induisait le fond. La Tour, la vraie, dont il ne restait en 2002 que l’empreinte de la base, perdue dans une zone marécageuse, était en fait la ziggourat mésopotamienne d’Etemenanki, carrée, de quatre-vingt-onze mètres de côté, semblable à celle d’Ur, plus au sud, mieux conservée. Un temple de sept étages (nombre symbolique s’il en est) permettant d’approcher de la Divinité. Un genre de gratte-ciel antique, ziggourat d’Etemenanki signifiant « Maison du Fondement du Ciel et de la Terre », et Babel, le nom hébreu de Babylone, venant de Bab-Ili, soit « Porte de Dieu ». Au fil des siècles, le temple était passé, depuis les années -1750 et Hammourabi, par un certain nombre de destructions et de reconstructions successives, ordonnées par Nabuchodonosor, Assurbanipal, Nabuchodonosor II (on ne résiste pas au plaisir de faire résonner encore une fois ce nom majestueux et mythique), Xerxès, jusqu’à Cyrus, donc, et de trois à sept étages avant de redevenir poussière, ou presque. C’est le sort qui guette les briques d’argile cuite, comme chacun d’entre nous. Quant à l’épisode biblique, il se situe en -586, quand les Hébreux furent déportés à Babylone, détruite treize ans auparavant par Xerxès et ses Perses, afin de reconstruire et d’embellir la ville. Comme quoi la main-d’œuvre immigrée corvéable à bas coût n’est pas une invention moderne.

On imagine bien, la Mésopotamie (le « Pays d’entre les fleuves », Tigre et Euphrate) ayant toujours été un carrefour de civilisations, une terre de passage et de conquêtes, que devaient se coudoyer à Babylone toutes les races, toutes les nations, toutes les religions – généralement polythéistes, ce qui suppose en principe plus réceptives aux dieux des autres, mais cette règle a subi et subit encore chaque jour d’innombrables exceptions. Et toutes les langues, bien sûr. Tour de Babel, tour de babils… D’où la possibilité du mythe, avec cette colère d’un Dieu châtiant ces hommes outrecuidants qui avaient voulu venir L’observer de trop près, en les dispersant aux quatre vents et leur faisant parler des langues qui ne se comprennent point entre elles. D’où conflits. Le résultat a dépassé Ses espérances, notamment au Moyen-Orient. Irak, Syrie, Liban…

Ce mythe de Babel avec sa Tour, vieux comme le monde, profondément enraciné dans nos gènes judéo-chrétiens, si riche en interprétations, rêveries, et fantasmes en tout genre, et si moderne, a inspiré depuis toujours artistes et écrivains. Il ne pouvait laisser insensibles les écrivains-voyageurs que ce deuxième Almanach rassemble aujourd’hui. Douze, dont six avaient déjà fait partie de la première aventure (le premier Almanach des Voyageurs, paru chez Magellan & Cie en octobre 2012), et six « petits nouveaux » qui ont rejoint la caravane. L’éditeur-affréteur et le cornac les en remercient de tout cœur.

Chacun, avec son talent, sa subjectivité, ses problématiques, son style, s’est approprié le sujet proposé. Julien Blanc-Gras réfléchit avec humour sur la diversité des langues, et propose la musique comme langage universel. Élodie Bernard, elle aussi, part de la Tour et de ce qu’il en reste – après 2003, des soldats américains et polonais d’occupation ont fait subir aux ruines de Babylone quelques barbares outrages – pour revenir aux sources du grand schisme qui déchire l’Irak et l’islam tout entier, entre sunnites et chiites. Alexandre Poussin, lui, nous invite à l’accompagner dans sa visite d’une nouvelle Babel high-tech en plein désert saoudien. Antonin Potoski – à qui l’on doit aussi la photo de couverture de cet Almanach comme de celle du précédent – mêle souvenirs d’enfance et voyage à Adoua, en Éthiopie, sa terre d’élection. Sébastien Ortiz nous conte les derniers jours d’Elias Babel, l’un des ultimes Juifs de Calcutta et de l’Inde. Alexandre Kauffmann s’amuse du melting pot linguistique tanzanien. Que Virgile Charlot, lui, a trouvé plus près de chez lui, sur le marché lyonnais de Croix-Rousse. Guillaume Jan, Lodewijk Allaert, Solenn Bardet et Charles Poitevin, eux, revisitent le mythe de Babel, en le tirant vers le fantastique, la post-apocalypse. Leurs textes reflètent les angoisses, voire le pessimisme de leur génération. Olivier Bleys, enfin, se dit pris de « vertige » devant la diversité des langues, le polyglottisme et revendique la chose la plus importante pour chaque homme : la maîtrise de sa propre langue.

Enjeu plus vital encore pour un écrivain, un écrivain français, dont la langue, le sublime français, est menacée par la bêtise et l’inculture contemporaines, le « globish », l’« amerloque », contre quoi le remède, aussi dangereux que le mal, ne saurait être le renfermement sur soi, le rétrécissement de perspective et d’ambition. « Défense et illustration de la langue française », le fier programme de la Pléiade rédigé au XVIe siècle par Joachim Du Bellay (déjà figure tutélaire de notre première caravane) est plus que jamais d’actualité.

D’urgence.

Les douze écrivains-voyageurs que vous allez lire y participent, et de quelle manière, dans cet almanach dont le genre n’a pas été choisi au hasard. Le mot, attesté en français dès 1391 après être passé par le latin almanachus, provient semble-t-il, on s’en souvient, de l’ancien syriaque al-manakh, qui avait à voir avec la lune, les étoiles et le calendrier divin que l’on observait tout en haut de la ziggourat d’Etemenanki. Cette Tour de Babel dont nous t’invitons, lecteur, à faire le tour en notre compagnie. La caravane peut cheminer.

PS. Je n’ai pas eu mon entretien avec Tarek Aziz, qui avait dû fuir Bagdad pour Mossoul, dans le nord, tout près de l’antique Ninive, la vieille ville chrétienne dont il est originaire, pour cause de drones menaçants. Ni avec Saddam Hussein. Je regrette encore mon scoop. Jacques et moi avons regagné Damas, bien plus belle et festive que Bagdad. Mais c’était avant.

Pardon ?

Julien Blanc-Gras

Au printemps 1274, Marco Polo et son expédition chevauchent à travers les steppes d’Asie centrale. Ils sont partis depuis trois ans et les vivres commencent à manquer. Ils n’ont pas mangé depuis plusieurs jours quand ils aperçoivent un village. Les autochtones intrigués ne tardent pas à entourer la troupe du Vénitien.

– Bonjour, nous sommes des voyageurs venus en paix.

– Qu’est-ce qu’il dit ?

– Je sais pas, je comprends rien aux sons qui sortent de sa bouche.

– Nous vous demandons l’hospitalité. Nous sommes épuisés et il nous reste un sacré bout de chemin jusqu’à la cour du Khan. Et après, on va y rester dix-sept ans avant de rentrer chez nous. Donc, vous voyez, il faudrait qu’on prenne des forces.

– Si ça trouve, il parle mal de ta mère.

– Tu crois ?

– Dans le doute, on va lui défoncer la gueule.

Cet épisode, pour fictif qu’il soit, aurait très bien pu avoir lieu. Dans ce cas de figure, Marco Polo, pour cause de mort prématurée, n’aurait pas pu rentrer à Venise et se la raconter avec son Livre des merveilles – le premier succès de littérature de voyage. Au lieu de ça, Marco séjourna un temps à Ganzhou, où il apprit, dit-on, à parler ouïghour, ce qui facilita considérablement la suite de ses aventures. Pour un Marco Polo, combien d’aventuriers se sont perdus en route, égarés faute de compétences linguistiques, disparus sans laisser de traces dans le Panthéon des vagabonds ?

(Dans la même idée, on peut imaginer Cortès débarquant sur les plages mexicaines et s’adressant aux indigènes :

– Bonjour, je viens détruire votre civilisation. Est-ce que vous pourriez m’indiquer le chemin des mines d’or et des femmes à violer ?

– Qu’est-ce qu’il dit ?

– Je sais pas, je comprends rien aux sons qui sortent de sa bouche. Il veut peut-être faire une belote. Amenons-le à la capitale.)

On pourrait croire de telles mésaventures impossibles de nos jours : nous disposons d’une langue véhiculaire. Mais il y a encore quelques milliards de personnes qui ne parlent pas anglais sur cette planète. Tout baroudeur a expérimenté une tentative de communication avec un type du bout du monde qui n’a pas le bon goût de parler la langue des Monthy Python. Cette situation absurde entre votre interlocuteur, honteux de ne pas saisir votre requête (« À quelle heure passe le bus ? »), et vous, grotesque, mimant le bus (« Vroum »).

Scène vécue en Chine, plus de sept siècles après le passage de Marco Polo. Je monte dans un taxi en indiquant ma destination sur une carte, car je ne maîtrise pas le mandarin. Le chauffeur ne saisit pas. Je pointe mon doigt avec insistance vers l’avant, pour faire comprendre, de manière me semble-t-il assez claire, que je veux aller tout droit. Le taxi ne démarre pas. C’est un échec. Il est désolé, moi aussi. Spectacle de deux être humains bienveillants mais désemparés par le constat de leurs limites, l’impossibilité de leur mise en relation. Je sors du taxi en me résignant à une longue marche.

Les conséquences peuvent être plus lourdes. Autre scène, vue en Chine, quelques jours après l’épisode précédent : un touriste allemand et un chauffeur de taxi en viennent aux mains parce qu’ils n’ont pas réussi à se comprendre sur le montant de la course. Ce type de désagrément risque de se reproduire tant que les niveaux de langues n’auront pas fait un grand bond en avant. On peut d’ailleurs poser l’hypothèse que, si Marco Polo a réussi au pays du Khan, c’est qu’il partait avec l’avantage de l’Italien habitué à parler avec les mains.

Le langage du corps a toutefois ses limites, comme le sait toute personne ayant posé un pied en Inde, pays où le balancement de tête qu’on peut facilement interpréter comme un « non » signifie « oui ». Nous, Français, haussons les épaules pour dire « bof » ou « je ne sais pas ». Nos interlocuteurs étrangers ne voient alors qu’un type qui hausse les épaules.

Même l’anglais, notre esperanto contemporain, tiraillé par ses innombrables accents, peut être source de malentendus.

Souvenir de courses chez un épicier indien dans une ville du Yorkshire :

– I would like some tea, please.

Visage perplexe de mon commerçant. La simplicité de ma requête ne laissait pourtant pas présager le quiproquo.

– Tea. Do you have some tea, please ?

Je montre la boîte de Lipton derrière le comptoir. Mon Sikh explose d’un rire qui menace de faire tomber son turban.

– Ha, ha, ha. You mean tea, right ?

Je prononce « ti », lui « teeeaaa » : un gouffre nous sépare.

Dans le même registre, il m’est arrivé de faire répéter trois fois un Australien bourru me demandant « How are you ? »

Penchons-nous maintenant sur le cas complexe de l’ironie, procédé susceptible de désarçonner deux locuteurs partageant la même grammaire. Formuler quelque chose pour faire entendre l’inverse est certes un principe un peu tordu, mais il est fréquemment utilisé dans nos contrées, l’ironie étant à la fois la maladie et l’antidote de l’Occidental désabusé moyen. C’est une posture existentielle qui en vaut une autre ; c’est surtout une langue propre, à manier avec précaution.

Conversation avec un pêcheur sur une île du Pacifique, l’an dernier :

– Je suis rentré complètement saoul chez moi hier soir.

– C’est ta femme qui devait être contente.

– Ben non, elle était furieuse.

Pour utiliser l’ironie à bon escient, il faut garder en tête le théorème suivant : plus on s’éloigne des centres urbains et plus le niveau de vie baisse, moins l’ironie est opérante.

Que conclure de cette typologie de l’embrouille ?

Ceci : il y a sept milliards de langues sur notre planète. D’où la sidérante incapacité des hommes à se dire qu’ils s’aiment, ou au moins qu’ils ne se veulent pas de mal. Ce serait simplement amusant, au pire désagréable, si la communication défaillante n’était source de tant de violence. Babel, c’est l’Autre.

Dans la Genèse, tous parlaient la langue adamique unificatrice avant qu’un Dieu de mauvaise humeur ne s’agace des ambitions architecturales et grégaires de l’humanité. La punition divine, c’est la zizanie, le brouillage. Dieu détruit la tour car les hommes menacent de rejoindre le ciel et de concurrencer le Créateur. (C’est en tout cas l’interprétation la plus répandue. Car l’Ancien Testament est un ouvrage polysémique, sujet à de nombreuses exégèses parfois contradictoires. Il n’est pas interdit de penser que les rédacteurs du texte biblique, conscients de la confusion présente dans le Livre, aient justement décidé de l’illustrer en racontant une histoire de confusion, dans ce qui serait alors une des premières mises en abyme littéraires.)

Voilà pour la mythologie.

Le voyageur, convaincu que la connaissance passe par l’expérience du terrain, se pose la question suivante : où situer Babel, aujourd’hui, sur une carte du monde réel ?

Quelque part en Océanie, peut-être, si l’on entend le concept dans le sens d’une altérité profuse. C’est au Vanuatu qu’on trouve la plus forte densité linguistique. Deux cent trente mille personnes se partagent cent huit idiomes, sans inter-compréhension. Significativement, il s’agit d’un pays sous-développé. Car Babel se contracte dans la globalisation. Une langue disparaît toutes les deux semaines. Et les deux plus usitées sont celles des grands empires du XXIe siècle, le mandarin et l’anglais, empires dont la domination s’exprime dans la mégalomanie architecturale.

Babel, entendu au sens de l’arrogance prométhéenne des hommes, prend forme dans nos villes, additions des solitudes où des millions de gens se connaissent si mal.