Bancales - Delphine Dhombres - E-Book

Bancales E-Book

Delphine Dhombres

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Beschreibung

« J'avais du mal à regarder le handicap, il ne me regardait pas. »
En se laissant bousculer par des rencontres de personnes en situation de handicap, Delphine Dhombres élargit notre regard sur la vie.
Leurs handicaps visibles aident à prendre conscience des nôtres, invisibles, qui parfois nous empêchent d'aimer, de vivre, de comprendre le monde. Un changement de vision s'opère, une appréhension renouvelée de ces personnes comme de la vie.
L'auteure nous livre de véritables coeur à coeur, âme à âme. Ses mots interpellent, viennent nous bousculer avec douceur, respect et authenticité. Une invitation à ouvrir les yeux sur nos vies Bancales.


À PROPOS DE L'AUTRICE

Delphine Dhombres est professeure de Lettres, bénévole chez les Petits Frères des pauvres auprès de personnes âgées et isolées, à domicile et en prison. Elle est aussi coordinatrice d'un groupe de dialogue interreligieux. Elle a écrit, entre autres ouvrages, "Hommes de l'ombre" (Nouvelle Cité) en 2019.

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Bancales

Du même auteur

Hommes de l’ombre, Nouvelle Cité, 2019.

Une vie à enfanter, Les Unspertinents, 2022.

D’un dit d’amour islamo-chrétien, Le Lys bleu, 2023.

Delphine Dhombres

Bancales

Leur handicap enrichit ma vie

Nouvelle CitéVie des hommes

Couverture : Stéphane Soubrié

Tous droits de traduction,d’adaptation et de reproductionréservés pour tous pays.

© 2024, Groupe Elidia

Éditions Nouvelle Cité

10, rue Mercoeur – 75011 Paris

www.nouvellecite.fr

ISBN : 978-2-37582-622-5

À Aude, Catherine et Bérenger,mon joyeux trio de Simon de Cyrène

Au papa de Laura

À nos parts manquantes

Je me fixe comme butd’écrire l’évangile de la camaraderie et de l’amour.Walt Whitman

C’est de nos déchirures, de nos doutes et de nos manquesque naissent des palais dans les cieux et toutes sortesde printemps imaginables.Christian Bobin1

C’est une merveille de vivre,même dans la difficulté et la souffrance.Philippe Pozzo di Borgo2

1. Interviewé dans La Vie à l’occasion de la sortie de son dernier livre, Le Muguet rouge, titre surréaliste suggéré par une parole de feu son père, « comme une étoile descendue dans le puits du sommeil ».

2. Décédé le 2 juin 2023, cet homme d’affaires, dont se sont inspirés Éric Toledano et Olivier Nakache dans leur film Intouchables, aura passé trente années de sa vie dans un fauteuil roulant, dépendant de tout comme de tous. Citation d’Anne-Dauphine Julliand dans Panorama, septembre 2023, n°609, « Un fauteuil au Paradis ».

PREMIÈRE PARTIE

D’eux

Eux : « Les handicapés »

Elle

Elle, née avec une hanche plus haute que l’autre, avec un pied bot, un handicap moteur plus grave encore qui l’alite, la paralyse, la cloue au lit

Lui

Lui, un accidenté d’la route ou d’une tentative de suicide, une gueule défigurée, un para, un tétra ou un hémiplégique, démis de certaines fonctions organiques, physiques, voire cognitives

Elle encore

atteinte d’une sclérose en plaques, d’une maladie dégénérative, de démence sénile

Lui aussi

une poliomyélite

la maladie de Charcot

ou Alzheimer,

je ne sais plus

m’en souviens plus

ou parce que

à vrai dire

je m’en fiche…

M’en fiche de ce qu’ils ont

(ou pas)

ne voyant bien davantage que ce qu’ils sont

adorant ce qu’ils sont

« porteurs » moins « d’un handicap » que riches d’un potentiel, d’un essentiel qu’ils portent en eux, qui irradient d’eux : pour la vie et pour autrui ; une espérance, une appétence, un amour incommensurable qui interpellent et résonnent avec ceux, aussi infimes qu’infinis, que je porte en creux.

D’eux, j’avais envie de vous parler : des soleils, des pépites, des trésors, un véritable butin d’charité (au sens noble du terme) !

D’eux encore, découverts, pareils à une orpailleuse tombée sur une mine d’or ; d’eux rencontrés, écoutés, parfois accompagnés quelques heures, une journée ou sur des années ; d’eux, moins porteurs d’un handicap que, selon le bon mot de Philippe Croizon, quadri amputé, « capable[s] autrement1 » ; d’eux admirés et profondément aimés dans les marges de ma vie, en borderline d’un monde de gens debout, de gens valides, de gens entiers. Bien que pas toujours intègres. Qui tendent à tourner trop à fric. Sinon à vide. Sans eux. Ignorants d’eux, les invisibles.

Mon Dieu, s’ils savaient pourtant à côté de quels héros du quotidien, aveuglés, ils passent… sans même les apercevoir…

D’euxqui participent désormais de ma vie, dans le cocon d’un monde à nous où il fait bon vivre, comme veulent en témoigner ces lignes qui se donnent à lire.

En attendant que le monde, sinon nos regards, change :

Dieu, Lui, ne manque pas d’humour

Oui, la vie nous réserve bien des surprises

y compris quand elle décline

et Dieu, s’Il est notoire qu’Il écrit droit avec des lignes courbes, se révèle le Plus Grand Joueur de tous les temps. Avec beaucoup d’adresse, mais surtout d’Esprit saint, « cela bas de soie », comme dirait, malicieux, un détenu que je visite, qui aime tout particulièrement les calembours, les traits d’esprit.

« Un coup de dé jamais n’abolira le hasard », écrivit Mallarmé,

étudié il y a si longtemps

du temps où, jeune étudiante, je suivais des cours à l’univer- sité parisienne de Jussieu. Là, les principaux courants modernes de la littérature française m’occupaient des heures entières : réalisme et naturalisme, symbolisme puis structuralisme. Je préparais alors une maîtrise et un diplôme d’études appro- fondies en lettres modernes. Un master, selon la terminologie contemporaine.

Un temps où, comme dit Pascal, de moi aux trois ordres de grandeur que sont les corps, l’esprit et la charité, il y avait loin, une distance infinie entre moi et l’Église, ses saints et la théologie qui alors, de mon point de vue, relevaient des antiques, de l’arriéré et du passé.

Oui, il y avait bien loin, de moi à Dieu.

Ainsi, pour donner un exemple, quand, en famille, il arrivait fortuitement que, enfant, jeune femme puis épouse, je me trouvasse dans le sud-ouest de la France, aux alentours de Lourdes, prise dans un entrelacs routier moins estival qu’infernal, tantôt nous déployions des stratagèmes de bisons futés pour esquiver cette cité surpeuplée, tantôt, soupir au bord de lèvres, nous marquions un rapide arrêt pour la forme, parce que bon, c’est Lourdes quand même, il faut aller boire une ou deux gorgées de cette eau prétentument magique qui guérit, qui à petits goulots s’écoule des multiples fontaines jouxtant la grotte de Massabielle, si pas trop de monde y avait, sinon tant pis ! Vite dans la voiture, on file ! Puis de repartir, passant outre messe et basilique, nous n’étions pas bigots quand même !

Et puis, à vrai dire, nous ne tenions pas vraiment à voir tous ces vieillards, tous ces malades, tous ces handicapés… C’est émouvant, c’est vrai… toute cette foi en marche, enfin en fauteuil, cette belle espérance d’un miracle… Y a rien à dire… Mais pas drôle quand même… voire triste, non ? Aussi, nous dépêchions-nous de retrouver le calme et le silence au plus vite, la montagne ou le bord de mer, toute la beauté des paysages, les jeux sur la plage, le rire des enfants, la fraîcheur des bains, l’insouciance d’un été fait pour oublier les galères de l’année.

Un cadre plus familier. Bien davantage de notre monde, non ? Et puis, les pauvres… qu’y pouvait-on ?

Un autre monde. Une autre France. Un autre temps. Qui se cramponne aux basques d’une époque moderne dans laquelle il serait grand temps, pour tous, d’embarquer, non ?

Idemconcernant la Vierge… Pendant longtemps je n’ai été « mariale », et encore moins sanctuaires mariaux: la Salette, Medjugorje, Fatima, Lourdes, pour ne citer qu’eux. Sans moi. Beaucoup trop de monde. Trop populaire, trop superstitieux, trop dévotionnel: les chants, les bougies, les chapelets en veux-tu en voilà, suspendus de toute part, sans compter les processions à la queue leu leu… Sans moi.

Je jugeais. De très loin. Sans mépriser pour autant, oh non, plutôt comme une étrangère en terre indigène, regardant de loin, avec une petite lunette, depuis une tout autre planète – la « vraie ».

Cependant, le spirituel, le religieux ne m’étaient pas complètement étrangers : j’ai toujours eu l’âme un brin érémitique, solitaire, ascétique. Les ermitages dans le désert, voilà ce qui m’attirait, me fascinait, depuis toujours, qu’ils soient forestiers, comme celui des Chartreux, dans mon fief isérois, ou sahariens, comme celui de saint Charles de Foucauld, à Tamanrasset en Algérie. Ce tête-à-tête éthéré, à peine incarné, entre soi et Dieu, faisant corps avec la nature, le silence, loin des pèlerins en foule, me convient bien davantage.

Aussi, quelle ne fut ma surprise lorsqu’un courriel je reçus me conviant à venir témoigner à Lourdes même de mon chemin de foi lors du long week-end de… l’Assomption ! Fête mariale par excellence durant laquelle comble sera le sanctuaire !

Panique première. Évidemment refuser : au cœur de l’été, comme d’aucuns je suis à l’étranger !

Sauf que, comme fait exprès, pour une fois en France je demeurais afin de célébrer quelques jours après les quatre-vingts ans de mon beau-père.

Aucun prétexte. D’autant plus que l’oblate bénédictine que je suis sait qu’il lui faut obéir…

Tel Jonas refusant de se rendre à Ninive, prête à prendre le premier vol pour me rendre de l’autre côté de la planète, je L’apostrophe : « Franchement, Seigneur, Tu joues à quoi, là ? C’est vraiment pas cool… Tu me connais !… Ma panique au-delà de dix personnes… ! Et puis tu sais que ce type de lieux n’est pas franchement mon genre… Tu charries… »

« On dit que l’un des plus grands dons faits aux hommes par la Providence est de leur dérober la connaissance de l’avenir. C’est l’évidence même, car si individus ou peuples connaissaient d’avance les épreuves qui les attendent, la plupart chercheraient dans la mort un refuge contre l’adversité », m’enseigne ma lecture du moment2. Je ne sais. Peut-être. À l’heure de l’élaboration d’une loi nouvelle en faveur de l’euthanasie et du suicide assisté, sans aucun doute.

Je crois aussi qu’il s’agit de « l’un des plus grands dons faits aux hommes » afin de nous offrir de bien plus grands dons encore : ceux de l’inattendu, de la surprise et de l’émerveillement.

La capacité de nous émerveiller… de nous laisser surprendre et prendre dans l’inattendu… cette sacro-sainte grâce de l’enfance… même sur le tard, même à mon âge…

Assise sur le pas d’un midi de ma vie déjà bien avancée, mes yeux de ravie contemplent tout sourire le soleil qui chaque jour se couche un peu plus, en m’orientant, avec douceur, vers un crépuscule qui diminuera, amoindrira, infirmera mes facultés.

Aussi me faut-il apprendre, dès à présent, à accepter des failles qui surgissent çà et là. Et, par elles, me laisser apprivoiser. Pour finir par m’accepter. Telle quelle. De plus en plus imparfaite.

À la faveur d’un été, d’un repos vacancier, mon âme au grand soir aime ainsi à se retourner, à contempler les chemins du passé, Sa route à Lui, tracée pour demeurer à mes côtés, pour Le retrouver, en me laissant trouver. Oui. Son chemin à Lui dans ma vie, dans ma petite vie d’anonyme, enrichie d’anonymes : voilà ce qui, au soir de ma vie, m’émerveille.

Et que vois-je ?

Oui: que vis-je ?

me dis-je.

Hier,

et demain, que verrai-je aussi ?

En cette place mariale éminemment populaire : des visages tors, des bras cassés ? Des vieillards et des malades prenant patience dans leur chariot ? Des pleurs, de la tristesse, des Pourquoi-moi-Mon-Dieu-Priez-pour-nous-Guérissez-nous ?

Que vois-je ? Je me demande encore,

tandis que le train, au soleil flamboyant qui rosit un monde souvent cruel, hostile, sinon sordide, pour Lourdes file, m’emportant à grande vitesse vers des brancards,

à moins que ce ne soit moi, comme sur un brancard…

Que voir en ce monde, sinon une vaste cour des miracles, de tous les miracles ?

1. Philippe Croizon, Tout est possible ? À vous de jouer, Artaud, 2023, p. 167.

2. Pierre Varillon, L’épopée des chevaliers de Malte, Fayard, 1956, p. 96.

Lui : Manolé

Une seule main ne peut entourer le baobab.

Proverbe africain

« Comme une étrangère en terre indigène », disais-je.

Il n’empêche que c’est bien en terre étrangère que se produisit ma rencontre avec le troisième type (pour reprendre le titre d’un film des années soixante-dix).

Non pas en France, où il demeure peu visible, mais ailleurs, quelque part en Afrique.

En effet, du plus loin que je me souvienne, la première fois que je rencontrai vraiment une personne porteuse d’un handicap, avec qui je pris le temps d’échanger quelques paroles, ce fut tout là-bas, sous le chaud de l’harmattan qui soufflait, nous chaussant les pieds de latérite.

Un ailleurs, un autre monde, une autre sphère…

Invisibles chez nous, dans les lieux publics où j’évoluais, des bancs de la fac aux établissements scolaires, c’est bel et bien dans un autre hémisphère, sur un autre continent, dans l’absolu d’un autre et d’un ailleurs géographiques et culturels que, pour la toute première fois, je les vis, de mes yeux vis, qu’en chair et en os ils m’approchèrent, rampant à même le sol ou à coups de béquilles, que je les rencontrai.

Il y a plus d’une décennie.

Dans la force de l’âge, je me trouvais… si petite, quand vers moi, vers nous, les Blancs, ils s’empressèrent. Eux : des enfants, des adolescents, tout beaux, malgré l’amputation ou le pied bot. Si bouleversants.

Je tente de me souvenir, de faire ressurgir des images, des visages, des sensations, des émotions. Par-delà la poussière et la chaleur d’une partie de l’Afrique de l’Ouest. Du Togo où, cahin-caha, du sud au nord je me déplaçais sur une route grevée de nids-de-poule, avec une poignée de paroissiens et quelques membres d’une association1 qui aide au développement de la région des savanes, autour de Dapaong notamment, en soutenant écoles, dispensaires, bibliothèques et centre de formation agricole. C’était en octobre 2014. Lors des vacances de la Toussaint.

Filant entre les forêts de teks ou de kopoier, nous n’en finissions pas de suer des gouttes comme des pleurs, ni d’endolorir nos os sur des pistes sans fin couleur de sang.

Ici, un dispensaire avec une salle d’accouchement et une nursery où l’on tente, tant bien que mal, de soigner les tout-petits malnutris. Long demeure le temps d’attente pour les mamans et leurs bébés, assis sous un auvent, sur un banc, ou contre une case, à même le sol parfois. Sous l’ombre bienfaisante d’un généreux manguier. Dans le plus grand des dénuements. Mais aussi le plus grand calme.

J’admire alors les religieuses venues de France et d’ailleurs qui consacrent leur vie à prendre soin des plus fragiles.

Plus jeune, célibataire, j’aurais aimé être l’une d’entre elles. Venir peser, soigner, alimenter ces petits que, dans mes bras, tout contre moi, j’aurais pris, bercés, tout à l’écoute des battements de leur tout petit cœur. Avec leurs maigres jambes de coton-tige, avec leur ventre aussi gros qu’un ballon de rugby.

Là, entre autres rencontres mémorables, sinon notoires, nous visitâmes le Centre de sœur Marie Stella, qui accueille des enfants porteurs du VIH, abandonnés par leur famille.

Souriante, confiante, passionnante, nous l’aurions écoutée des heures durant nous raconter, de son association, Vivre dans l’espérance, la folle équipée à seule fin de « partager la route obscure du sida avec les malades2 » afin de les remettre debout en leur redonnant espoir, dignité et amour.

*

C’est à Boumbouaka que mon cœur fut pêché, saisi, pris. Qui jamais n’a oublié.

Il faut dire que tout à son insouciance touristique, mon battant ne s’y attendait pas, qu’à pareille rencontre il ne s’était guère préparé, sachant juste, vaguement, qu’il allait « voir des handicapés ».

Aussi, quand les portes du Centre s’ouvrirent, c’est peu dire que de surprise, pareil aux brigands devant la caverne d’Ali Baba, ahuri il demeura. Statufié.

Intimidée, je pénétrai la toute dernière dans un antre que j’augurais de misère larmoyante. Or, c’est d’abord la vie que je rencontrai. Pauvre, certes, mais de la vie quand même.

Là, des unijambistes jouaient au ballon. Allégrement, ils se déhanchaient, balançaient leur corps à droite puis à gauche, si lestement, si rapidement que j’en restais bouche bée. Tout fiers et joyeux, ils se dressaient sur leur unique ergot, soutenus par leur béquille comme d’un sceptre.

Ici encore, des enfants joutaient de leur canne avec adresse et dextérité, tels des joueurs de hockey sur glace maniant adroitement leur manche, un jeu d’enfant !

D’autres se déplaçaient sur un tricycle (certes rudimentaire) ou rampaient à même le sol, dans la poussière.

Quel surprenant spectacle s’offrait à moi pour la toute première fois ! Mon premier handisport, pour reprendre un terme que plus tard j’apprendrai.

N’imaginant pas qu’ainsi diminué l’on puisse se révéler en si bonne forme, adroit et débordant d’énergie, je contemplais en mon cœur silencieux, ému, un moment de vie aussi improbable qu’incroyable.

Aussi, tout à ces gosses, l’intello que je suis pourtant ne prêta qu’une oreille discrète aux explications données concernant l’histoire de cette institution pour enfants abandonnés parce que handicapés. La première du Togo, une référence ! Créée en 1968 sous l’impulsion de Mgr Hanrion pour qui, d’une part, paraphrasant saint Irénée, la gloire de Dieu, c’est l’homme vivant, c’est l’homme debout, et, d’autre part, contrairement aux croyances répandues, ces enfants porteurs d’un handicap sont aussi capables et non, d’une malédiction3, coupables, elle accueille depuis nombre d’enfants aux pieds et aux jambes déformés, aux membres malformés, conséquences d’un accident génétique ou séquelles dues à une maladie – poliomyélite ou méningite, entre autres.

Contrecarrant fatalité et sombre destin, soignés, éduqués, scolarisés, formés à un métier, grâce à ce lieu unique, salvifique, ces p’tits bouts échappent au triste sort de la mendicité. Et d’une mort assurée.

À la traîne, interpellée, je rejoignis le groupe, repris le fil décousu d’une visite qui nous acheminait de dortoirs en salles d’apprentissage aux ateliers orthopédiques, de menuiserie ou de soudure.

Bien que rudimentaires, ne possédant que le strict nécessaire pour ce qui est du matériel, mon regard scrutait moins les lieux que ses résidants, ces corps aux membres tordus ou amputés, étendus sur un simple matelas, sans même une radio, un poste CD, une télévision, un écran pour amuser, égayer, distraire leur âme, les emmener ailleurs, du sol élever l’imaginaire, lui permettre de prendre l’air…

Euxme souriaient.

Des visages tout menus laissant jaillir la lumière.

Me souriaient. M’envisageaient.

Moi, l’intruse, l’étrangère, la Blanche de passage, la touriste en voyage, la riche Occidentale… Oh, sans doute est-ce moi qui projette, tout de mes culpabilités, de mon impuissance, de ma mauvaise conscience, de ne rien pouvoir faire. Peut-être.

Face à leur ignorance. À leur innocence.

À leur sourire d’enfants.

À leurs yeux d’étonnés sur ma présence.

Eux.

Si pauvrement là.

Si modestement là.

Si simplement là.

Face à mon regard plongeant dans l’océan profond de leur regard tantôt souffrant, tantôt questionnant.

Ou vide.

Un raz-de-marée d’émotions, de pitié, de compassion, que sais-je, me saisit face à leurs petits membres flétris. Si maigres. Face à leurs visages assis, couchés, debout, tendus vers le mien comme vers le ciel.

Quant à moi, j’aurais voulu tendre mon bras, tendre la main, toucher la leur, la serrer très fort contre mon tendre cœur.

La pudeur et la peur de mal faire me retinrent.

Absente du groupe des grands qui conféraient, je me laisse poursuivre, avec le corps d’un automate, mais le cœur tout vibrant et l’âme toute « veillante », de salle en salle, de regard en regard.

Consacrer ma vie à chacun d’eux. Voilà ce qu’il m’aurait plu de faire.

*

Dix ans plus tard, à la traîne d’une mémoire défaillante, je peine, hélas, à me souvenir de tous ces visages. Ce que je regrette bien.

Cependant, de ma gêne à mon retour en France je me souviens, lorsqu’on me demanda d’écrire quelques lignes pour le journal paroissial. Un témoignage. Oh, non pas sur vous, répondit-on à ma proposition, pas sur ces pauvres enfants handicapés… Secondaire comme sujet. Pas essentiel. Car là n’était pas le cœur de notre mission.

Et puis, les lecteurs, on ne va pas les faire pleurer quand même. Pour sûr, c’est pas très drôle comme sujet… Non, on ne parle pas de ces choses-là… Ça fait pitié… Trop voyeur… Et puis on ne les soutient pas financièrement, alors…

Idéalement, il aurait fallu que j’évoquasse l’œuvre de Marie Stella ou le Centre de formation agricole de Tami. Oui, il était attendu que je parlasse de ces choses-là.

Mais pas de vous.

Vous n’aviez été, dans notre agenda, qu’un point inattendu. Non prévu. De dernière minute.

La messe fut dite.

J’ai bien tenté de vous oublier, d’écrire sur un projet, une action, un investissement auquel nous étions partie prenante, qui nous aurait valorisés et fait pleuvoir des dons comme à Gravelotte. Rien à faire… Je n’y parvins point : vous aviez dérobé mon cœur, évincé le reste de mon voyage. Or, justement : page blanche pour « le reste », pour ce que j’ai vécu avant et après.

On ne choisit pas sa mémoire. La mienne est des plus sélectives et affectives.

Alors je me souviens de lignes que je vous ai écrites, à vous, regroupés sous le nom de Manolé, je crois, je ne sais plus… tant j’ai la mémoire qui flanche…

Dans mes archives je pars en quête, pour vous retrouver, dans mon ordinateur, dans les Cahiers de la paroisse, dans l’espoir de remettre la main sur l’article écrit peu de temps après mon retour. Car, fidèle à moi-même, je m’étais obstinée.

Mon texte malheureusement rédigé sur un ordinateur volé depuis, ne parvenant pas à dénicher un exemplaire du Cahier édité il y a près d’une décennie, tapant « Manolé » dans le moteur de recherche de mon blog dans un ultime geste désespéré, c’est au moment où la défaite semblait l’emporter, où vaincue j’allais me déclarer, que, victoire ! n’en croyant pas mes yeux, le cœur explosant de joie, je retrouve et vos frimousses et une bafouille relative à ces « choses » qu’ici et là, chez nous comme ailleurs, on tait, on occulte, on oblitère…

Chronique que je partage telle quelle, dont la relecture, dix ans après, inonde mon âme de tendresse : c’est que j’avais oublié l’anecdote des cacahuètes !

Mon esprit sourit et mon cœur se rit de me retrouver si jeune, contrefaisant le singe pour vous complaire et vous distraire et, dans un même imaginaire, prendre l’air…

ParisDimanche 2 novembre 2014

Cher Manolé,

Retour et première nuit en France.

Je me lève comme je me suis couchée: en pensant à toi. Et à tous les Manolé rencontrés dans ton Centre dont je ne connaîtrais jamais les prénoms.

C’était il y a huit jours, au fort de la chaleur équatoriale, sur le coup de 12 heures, après une messe colorée, dansée, chantée, frappée au rythme des percussions africaines. Entre une « causerie » sur saint François de Sales, sous l’apatam4 des frères franciscains, et la visite d’une paroisse de brousse. Entre. Le temps d’un coup d’œil. Histoire de voir.

On ne s’attarde pas sur ces choses-là.

Pieds bots, unijambistes, membres raccourcis, poliomyélite. Corps tordus, déformés, appareillés. Des enfants, en plus. Des béquilles de bois, de grosses chaussures orthopédiques, des bandages décollés par la moiteur et le sable, des plâtres vieillis.

Ça vous retourne les tripes, ça vous met mal à l’aise : on détourne l’appareil photo, la caméra, les yeux de ces choses-là. Imprenables, immontrables. On n’est pas des voyeurs, non. La grille du « Centre d’enfants en situation de handicap » se referme derrière nous. N’y a rien à dire. Même au cœur de nos silences confus, gênés. Apitoyés.

On ne commente pas ces choses-là.

Ce soir, mes photos défilent sur l’ordinateur en mode diaporama afin d’en choisir une pour le journal de la Paroisse. Que montrer à nos Salésiens ? Qui montrer ?

Passent en continu sur mon écran de rares hommes outillés d’une daba5, beaucoup de femmes au port altier avec leur pagne coloré, portant ferme sur la tête une bassine remplie à ras bord de bananes, d’ignames, de papayes ou de farine de mil. Mais surtout des enfants. Énormément d’enfants saisis par mon oculaire photographique, au milieu des herbes hautes de la savane, dans une école ou un dispensaire de brousse, empoussiérés dans les ruelles ensablées de latérite rouge. Des visages sérieux, posés, sinon fermés, voire timorés. S’ouvrant parfois. À apprivoiser. Et des regards. Beaucoup de regards qui vous questionnent – qui êtes-vous, vous l’Étranger, le Blanc au milieu des Noirs? Que faites-vous ? Pour quoi? De gros points d’interrogation à la place de leurs pupilles.

C’est alors que, oh, mon Dieu, je tombe sur une photo de toi, Manolé, et de tes camarades. Je me souviens : c’était en fin de visite, dans ton Centre pour handicapés. J’étais à la traîne. Ralentissant le pas au fur et à mesure que j’évoluais de pièce en pièce, avant de tomber sur vous tous, en bout et de l’autre côté du bâtiment. J’avais le cœur gros en pensant à l’un de tes frères, alité des années durant sur son lit de misère. À cet autre aussi, dont le crâne avait doublé de volume sous l’emprise de l’eau. À cet autre encore, albinos, replié sur lui-même en position fœtale, terré dans un coin. Et à ce petit être malingre, les membres frêles, paralysé, en équerre, couché, lui aussi, des jours durant sur sa natte de souffrance. Sans télé ni radio, sans jeux ni livres pour meubler le temps, passer l’attente.

Des innocents. Analphabètes. Des pauvres de corps et d’esprit. Abandonnés par leur famille. Dans un havre catholique, recueillis. Le cœur vrillé par l’émotion, me jugeant de trop dans ce cadre, ne sachant que faire ni que dire, j’ai rengainé mon Lumix. Gauche, maladroite, c’est moi qui me suis « posée » sous vos regards photographiques, comme sous le tien, Manolé.

Au-delà de mon désarroi, c’est vous qui m’avez saisie sous vos flashs de grâce. Oui, ni plus ni moins: contrairement aux autres enfants, sans vous questionner, d’une claudication joyeuse, d’un sourire ailé, d’un jet de regards lumineux, vous vous êtes précipités dans mes jupes, dans mes bras, dans mes yeux. Littéralement. Radieux de ma visite, d’une pause exotique dans votre monotonie.

Présences à l’état pur, tout à la joie de la distraction offerte, malgré la pauvreté de mes mots, de ma parole arrêtée, limitée, si peu assurée.

Sans compter mes cadeaux inappropriés : des ballons et des stylos pour toi, entre autres, qui ne pourras jamais ni courir ni écrire…

Plus : c’est vous qui m’avez comblée d’une poignée d’arachides, qu’une jeune fille était en train de griller dans sa marmite. Alors, en retour, bien m’en a été inspiré, j’ai fait le clown, j’ai fait l’enfant, un sketch avec force grimaces autour de cacahuètes si chaudes qu’elles me brûlaient les mains et la langue! Vous étiez morts de rire.

Alors j’ai pris des photos, de toi et de tes camarades, montrées à chacun d’entre vous. Pour (vous) montrer, (vous) révéler cette joie qui vous illuminait alors, votre belle espièglerie d’enfance néanmoins préservée, protégée. Pour garder souvenir, aussi, de chacun de vos visages, de notre éclat de rire vécu en partage. De ce moment de vie. Vécu. Aussi humble et estropié soit-il.

Mais également pour partager: parce que ces choses-là sont aussi à montrer et à raconter.

Delphine

P.-S. : il n’est qu’à contempler les sourires étoilant vos regards pour comprendre pourquoi saint Louis Hanrion considérait votre Maison comme la perle de ses œuvres.

*

Paris,Décembre 2023

En parcourant la dernière Lettre aux amis de l’Adesdida reçue ce mois, mon cœur s’égaie en apprenant que les allées du Centre sont désormais éclairées la nuit grâce aux panneaux solaires financés par ma paroisse : joie pour eux !

Mon âme exulte d’allégresse en se représentant l’inauguration, la première illumination, victoire de la lumière sur les ténèbres : mille yeux pétillant de mille feux ! Alleluia !

1. Adesdida : Association pour le développement économique et social du diocèse de Dapaong.

2. Sœur Marie Stella, Vivre dans l’espérance, Bayard, 2013, p. 57.

3. « On organise des réunions pour que la population comprenne que le handicap n’est pas une maladie. Ni le père, ni la mère, ni les ancêtres ne sont en cause […]. Il y a encore des endroits dans la région où il reste une très forte discrimination, où on parle de sorcellerie et autre », propos recueilli par Gabriel Huet, Sur les pas de Maman Marguerite (une Vendéenne qui quitta tout pour rejoindre le Centre en 1977), compte d’auteur.

4. Sorte de tonnelle arrondie avec un toit de chaume.

5. Sorte de houe à manche court.

Eux : personnages cultes

Ce n’est pas facile d’avoir partie liée avec l’étrangeté, l’étrange, l’étranger. Au pire, on a peur, au mieux, on ne sait que dire, comment s’y prendre. Alors on renonce, on passe son chemin, on détourne le regard. C’est beaucoup plus simple.

Mais sans vouloir jeter la pierre, comment s’apprivoiser, se familiariser, savoir que faire et dire si l’on ne peut se rencontrer ?

Car, oui, encore faut-il se rencontrer…

Se voir, s’envisager, lier connaissance, avoir partie liée.

Or, de vous à moi, des personnes en situation de plus ou moins grande dépendance, sinon de handicap – comme le veut la terminologie correcte, bien-pensante avec ses euphémismes tout en rondeur qui savent si bien mettre à distance –, vous en rencontrez souvent? Vous en voyez souvent, vous, de ces personnes, dans la rue, au Monoprix ou chez votre boulanger, dans un restaurant ou dans une salle de spectacle, dans le métro, le RER ou dans un train, dans n’importe quel lieu public, donc un lieu pour tous, ouvert à chacun d’entre nous, censé être accessible à n’importe quel citoyen ?

Moi pas.

Bien qu’habitant Paris, au carrefour du monde, de tout le monde, sinon de tous les mondes, paradoxalement, rarement.

En fait, jamais.

Jusqu’à penser, dans ma première jeunesse, comme on n’en voyait jamais, n’en parlait jamais, qu’elles n’existaient pas, ces personnes, qu’elles n’étaient qu’un mythe et qu’à la grâce des avancées scientifiques et technologiques elles étaient complètement guéries ! Ni dans la rue, ni sur les affiches, ni dans les films. Toutes sauvées !

Il fallut mon escapade en Afrique pour réaliser que le grand handicap existe encore… dans le monde. Ailleurs. Quant à la France, ni vu, si peu connu, il ne me pose pas question.

Bon, y a bien, une fois par an, le Téléthon, par exemple, pour nous sensibiliser à une maladie qu’on peine encore à guérir. À cette occasion, quelques personnes malades sont rendues visibles, entubées et maintenues droit dans leur fauteuil roulant.

Pour les oublier dès le lendemain. Reléguées plus loin qu’en marge.

Car non, elles ne font pas partie de notre paysage, celui qu’entre nous, plus ou moins beaux, jeunes et riches professionnels nous formons, partageons.

Inexistantes dans mon propre univers, elles relevaient d’un tout autre imaginaire. D’un monde à part. Totalement autre. Moins dans un autre hémisphère que sur une autre sphère. Très lointaine. Faite de salles, de chambrées, d’appareillage. Beaucoup d’appareillage.

Une bulle culturelle aussi. Littéraire et cinématographique. Plus ou moins romantique, réaliste ou fantastique. Allant de Quasimodo, le célèbre bossu de Notre-Dame de Paris, chef-d’œuvre de Victor Hugo, à Elephant Man6. En passant par le roman de Gaston Leroux, Le Fantôme de l’opéra. Sans oublier les gueules cassées de la Première Guerre mondiale. Vus avec mes élèves de troisième : nombreux d’ailleurs sont ceux qui, lors de leur oral d’histoire des arts – une des épreuves du brevet –, présentent les terribles Joueurs de skat d’Otto Dix.

Moins extrême et traumatisant, j’aime projeter à mes sixièmes Miracle en Alabama7. Pour beaucoup leur premier noir et blanc.Après qu’ils ont lu la biographie pour enfants L’Histoire d’Helen Keller8, petite fille de six ans, sourde, aveugle et muette – terribles conséquences d’une méningite quand celle-ci n’était encore qu’aux biberon et berceau. Ce qui ne l’empêchera pas d’être la première personne handicapée à intégrer une université, Harvard notamment, ni de devenir une auteure engagée, gratifiée de nombreux prix. Exemplaire. Héroïque.

Bien des histoires qui ont bercé mon enfance, des personnages auxquels, étonnamment, je m’identifiais, qui n’étaient en rien de super-héroïnes. Bien au contraire. Des figures amputées d’une « vraie » vie, rivées sur leur fauteuil ou ne pouvant rien voir de la beauté du monde, condamnées à un univers étriqué, limité, diminué, à une forme d’immobilisme de l’être qui touchait mon petit cœur en fête.

Parmi ces personnages adorés, quand petite je les suivais sur le petit écran de la télévision, figurait en bonne place la douce Clara, dans le dessin animé Heidi, qui, paraplégique, emmurée à Francfort, ne connaissait rien des Alpes de son amie montagnarde.

Dans mon hit-parade d’héroïnes se trouvait également tout en haut du podium la toute aussi douce Mary, avec ses bras tendus d’aveugle, dans La Petite Maison dans la prairie, devenue, adulte, institutrice : quelle réussite ! (Que dans les films ?)

Sans omettre, du plus loin que je me souvienne, le petit Arthur, l’ami de Rémi, dans le si beau livre d’Hector Malot, Sans famille : un enfant handicapé qui lutte pour survivre à sa terrible maladie. Je l’adorais car il avait « la chance » de vivre sur une péniche, si joliment nommée Le Cygne. D’écluse en écluse, ce brave garçon voguait tout doucement sur de bleus horizons.

Des personnages fictifs de dessins animés projetés sur nos télés d’enfants, le mercredi après-midi, sinon le samedi ou le dimanche matin, pour les petits écoliers dans les années quatre- vingt : ils n’avaient rien de réel, n’habitaient que dans notre imaginaire. Ils étaient tous gentils, attendrissants. Sans jamais faire d’esbroufe. Vrais.

À l’école, au collège, en ville, aucun camarade comme eux. Nul ne leur ressemblait : une espèce fictive à part entière. Car, dans la vraie vie, dans la réalité, nous étions tous beaux, tous sains, tous entiers. Mouvant, marchant et courant. Volant presque.

Sans obstacle ni effort.

Et le sourire aux lèvres.

Parfaits.

6. Film de David Lynch, 1980.

7. Film d’Arthur Penn, 1962.

8. Roman biographique de Lorena A. Hickok, 1958.

Lui : une « gueule cassée »

Et puis un jour la chute. Comme d’un tombé d’lune. Un crash terrestre.

Les yeux qui s’ouvrent, se dessillent, manquent de se refermer avant de s’ouvrir grand pour absorber l’intégralité d’un monde, nouveau, qui leur fait face.

À face.

Un jour le choc se produit, là, sur le sol français, tout près de chez moi: rencontre avec le troisième type.

Improbable.

En France. Oui. Mais tout en demeurant en marge. Dans un lieu à part.

Une rencontre de prime abord terrifiante, du fait de n’y avoir pas été préparée, informée. Au cœur d’une institution doublement extraordinaire puisque relevant de l’hôpital et, beaucoup plus atypique, du carcéral.

Nous n’aurions jamais dû nous croiser, lui parce que sortant rarement de sa chambre, moi parce qu’il ne figurait point sur ma liste de détenus à visiter. Encore moins un samedi matin quand les sorties de cellule se font rares, n’ayant ni kiné, ni promenade, ni rendez-vous médical.

Or, de l’ombre de son antre il surgit à l’instant même où je passais par là, à ce moment-là, dans le couloir du premier étage de l’hôpital de Fresnes, tandis que je m’approchais de la cellule d’un détenu accompagné. Inattendue, sa figure fit violemment irruption dans mon champ de vision, enclenchant aussitôt une éruption émotionnelle.

Brutalité photographique, sans pour autant relever de la photogénie, dont ma rétine, comme blessée, a gardé souvenir en sa mémoire ophtalmique.

Redoublant de maîtrise, je retins cri comme de m’évanouir, puisant dans toute ma volonté pour, impassible, voir plus loin, par-devers lui.

Tandis que vers moi il avançait, se rapprochait ;

pendant que je tentais, en vain, de me fondre dans le petit pan de mur blanc,

contre lequel, de toute mon âme, je m’appuyais.

Une trogne. Blanche comme une pomme dont on vient, au fin couteau, de peler, de scalper la peau.

Une figure

toute fissurée

portant blessure

du menton à l’occiput.

Une gueule cassée.

De celles évoquées avec mes troisièmes.

Comme si lui aussi revenait de la Grande Guerre.

Et Dieu sait qu’il était grand, immense, gigantesque.

D’où sortait-il ?

Une apparition cauchemardesque.

Un cri sorti des tripes je réprimais

alors que Honte et Culpabilité m’envahissaient

d’avoir des pensées pareilles :

étais-je donc à ce point si faible ?

La terrible figure était comme une désincarnation, une déshumanisation de tout l’être.

En prison qui plus est : un surcroît de mal

lardé de métal

S’enclencha en moi une lutte contre des pensées médiévales

simplettes et primaires

qui, hier, faisaient du corps le reflet extérieur de l’âme intérieure

Naguère, on aurait hurlé au monstre! On l’aurait montré du doigt !

Dans un cirque de foire il aurait gagné sa gloire.

Un appareillage de fer

maintenait, enserrait, encerclait sa tête

coupée en sa moitié, en deux hémisphères

Une fraction de vision

douloureuse compassion

d’un regard ne pouvant soutenir pareil outrage

triste et incompréhensible carnage

Il passa devant mes yeux de pauvre bénévole abaissés

incapables de se redresser, de se relever

de lui faire l’aumône d’exister

La culpabilité chevillée au cœur

je souffrais de mon impuissance

à maîtriser mes sens

qui, d’horreur, pris de court

face à ce monstrueux immontrable

se trouvaient comme anesthésiés, déconnectés de ma volonté

débranchés de mon humanité.

Plus tard, sortie de ma torpeur, je me promis de le retrouver, de le rencontrer et de l’accompagner : de dompter mes sens pour lui offrir, de façon inconditionnelle, toute ma présence.

Ma terreur passée, je réajustai ma petite veste de bénévole froissée, retournée, déboussolée, certaine, en mon cœur, que nous saurons nous apprivoiser.

*

Il s’appelait… ?

L’émotion atténuée, raisonnée, domptée, je retournai le voir la semaine suivante,

les yeux à hauteur de cœur

Seconde après seconde j’accostais sur son visage

comme sur un nouveau rivage

Terre nouvelle sur laquelle mes premiers pas s’affermissaient :

Plus jamais

Jamais

Mon regard ne rechuterait

Au fil des semaines

J’appris même à apprécier sa figure

À aimer de part et d’autre

D’une symétrie axiale

Faciale

Sa blessure

Dont l’esthétique, aux canons de la beauté, faisait injure

Il s’appelait… ?

Je ne sais plus guère

Tant c’est de la tête

Que je suis moi-même lacunaire

Imparfaite

Il me faut rouvrir mes tiroirs, farfouiller sous des piles de grimoires, partir à la recherche d’un vieux moleskine gribouillé après chacune de mes visites au centre pénitentiaire de Fresnes, il y a près d’une décennie, soit dans le RER, soit en attente à la station Croix de Berny.

Mais revenons à lui. Sa défiguration, il la dut à un accident, à une tentative de suicide avortée : deux coups de fusil échappés, l’arme sous la gorge enfoncée, après avoir sa femme assassinée. Qui voulait le quitter. Qui l’avait trompé.

Je rencontrais un monstre, physiquement et mentalement atteint ; au fil des échanges, c’est un homme que je découvrais, qui se révélait, dans toute la complexité d’une humanité composée d’ombre et de lumière, de ciel et de ténèbres, de trous noirs et de supernovas.

Un homme. Rien qu’un homme.

Attendrissant.

Auquel, petit à petit, je m’attachais.

De monstre, à l’instar du célèbre prisonnier de l’île Sainte- Marguerite, il devint, à cause du barda métallique qui lui corsetait la tête, mon homme au masque de fer.