Besoins d’ailleurs - Didier Veller - E-Book

Besoins d’ailleurs E-Book

Didier Veller

0,0

Beschreibung

Pendant 19 ans, Didier Veller exerce hors des frontières de son pays natal. Il est d’abord chef du service économique de l’Ambassade de France au Mali, puis conseiller commercial auprès du consulat de France au Kazakhstan, et officie enfin au Mali comme chef du bureau Afrique de l’Ouest de l’ONG Sikana. Récapitulatif d’une longue et riche carrière professionnelle, Besoins d’ailleurs - Mes chroniques maliennes 2003-2008 et 2015-2022 a pour objectif de présenter le Mali dont il a eu l’occasion d’observer l’évolution durant une période charnière.


À PROPOS DE L'AUTEUR


Pour Didier Veller, la littérature est une compagne incontournable. Il est ainsi auteur de plusieurs ouvrages parmi lesquels Bercy m’a longtemps bercé, paru aux éditions Edilive en 2017, et de Eugène Escoffier : l’Ardéchois-tirailleur sénégalais publié par Cauris Éditions en 2018.

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern
Kindle™-E-Readern
(für ausgewählte Pakete)

Seitenzahl: 262

Veröffentlichungsjahr: 2023

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



Didier Veller

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Besoins d’ailleurs

Mes chroniques maliennes

2003-2008 et 2015-2022

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

© Lys Bleu Éditions – Didier Veller

ISBN : 979-10-377-7795-9

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

En soutien à Olivier Dubois,

kidnappé à Gao le 8 avril 2021,

et en hommage aux soldats morts au Mali.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Première partie

Le Mali, vitrine

(2003-2008)

 

 

 

 

 

Introduction

 

 

 

Comme on ne passe pas impunément 12 ans dans un pays étranger, l’idée de ce livre est née d’une conversation avec une amie éditrice, intéressée par les particularités de mon parcours au Mali. Il aurait d’ailleurs dû paraître dans le courant du premier semestre 2020, ce qui l’aurait amputé des récentes turpitudes de la vie politique malienne et de mes dernières aventures ; mais cela aurait eu pour effet de banaliser ce manuscrit, en le plaçant hors du temps. Ce livre est donc devenu la chronique de la descente aux enfers de l’un des principaux partenaires de la France au Sahel.

 

Comme de nombreux expatriés, j’ai eu la chance, ayant exercé mes fonctions d’attaché commercial en Ambassade dans huit pays différents (de l’Autriche au Kazakhstan en passant par le Guatemala, la Yougoslavie, le Maroc, l’Irak, le Kenya, la Turquie et le Mali), de vivre autant de vies où le professionnel et le personnel étaient le plus souvent étroitement mêlés. J’y ai goûté les délices d’une existence fortement décalée par rapport à notre mode de vie occidental, mais j’ai aussi côtoyé une large collection de personnages atypiques.

 

Au-delà du quotidien original qu’elles révèlent, ces tranches de vie traduisent sans doute aussi une recherche forte de l’Inconnu et de la Différence, même si je me refuse à expliquer cet enchaînement d’expériences par une quelconque philosophie de la vie. Lorsque je me suis lancé dans cette aventure, je n’avais pas d’autre objectif que de m’éloigner de la France. J’ai, en effet, vécu à Paris jusqu’à l’âge de 26 ans, malgré des échappées à l’étranger fréquentes mais limitées dans le temps ; dans mes souvenirs d’enfance et d’adolescence, j’ai toujours ressenti la vie parisienne comme un enfermement, dont on ne pouvait s’extraire qu’au prix de violents efforts.

 

Un beau jour de février 1976, nous sommes donc partis la fleur au fusil, sans nous soucier le moins du monde que cet éloignement ne ferait pas forcément plaisir à nos proches, d’autant plus que l’expatriation était, beaucoup plus que maintenant, synonyme de coupure en termes de télécommunications : pas d’Internet, pas de messagerie et des frais de téléphone exorbitants. J’ai certainement ma part de responsabilité dans ce malentendu puisque, ayant peu d’attachement familial, je suis à l’origine de ce projet.

 

Je me suis donc juste laissé porter, durant ces 39 ans de service (rythmé tous les trois à cinq ans par un changement de poste), par la diversité des affectations que j’avais choisies dans la liste qui nous était transmise, et par la nécessité de m’intégrer au plus vite, personnellement et professionnellement, dans mes pays de séjour ; je ne m’étais toutefois imposé que deux règles, que j’ai toujours été en mesure de respecter : disposer sur place d’un établissement scolaire français dispensant un niveau d’enseignement correspondant à celui atteint par mes enfants et d’un environnement sanitaire acceptable, mais aussi changer de continent à chaque mutation.

 

Mon besoin d’expatriation avait essentiellement pour objectif d’établir mon indépendance par le biais de mon éloignement géographique ; il s’agissait d’une soif inextinguible aussi bien personnelle que professionnelle, car je ressentais plus ou moins confusément que seul l’accès aux grands espaces pouvait être pour moi synonyme d’épanouissement.

 

De ce rythme de vie, j’ai retiré un puissant besoin de bouger, qui me tenaille encore ; à ce titre, je suis très impressionné par la trajectoire de Julien Gracq, mort à l’âge de 99 ans dans le petit village où il est né. Même s’il a beaucoup voyagé, y compris à l’étranger, durant sa longue vie, il avait su s’enraciner dans une bourgade où ses ancêtres paternels étaient installés depuis plusieurs siècles.

 

À 26 ans, j’ai donc quitté Paris, ma famille et mes amis, mais aussi ma routine pour m’enrôler dans la grande armée des serviteurs de l’état ; je pense que je me suis comporté comme un bon soldat, puisque j’ai accepté de nombreuses mutations vers des pays où personne ne voulait aller, mais j’ai finalement transformé cette orientation en spécialité. Avant même ce départ, j’avais déjà la tête ailleurs, car je collais des affiches en 1974 pour une cause qui ne mobilisait pas les foules ; il s’agissait alors de sensibiliser les Parisiens à l’égard des immenses difficultés, que vivaient les habitants des pays du Sahel (dont le Mali) en raison de la sécheresse persistante, qui sévissait déjà dans cette région.

 

La vie hors de France constitue un moyen de brassage social d’une efficacité inégalée, qui m’aura permis de fréquenter des CRS, des agents techniques, des gendarmes, des enseignants, des militaires, des diplomates français de tous niveaux, mais aussi de tous pays, et de m’enrichir de leurs différences. En un mot, c’est une vie infiniment ouverte, très libre, conviviale et d’autant plus passionnante que chaque expatriation conduit à une réelle remise en cause personnelle et professionnelle (puisque tout change lorsque l’horizon et l’environnement sont différents), alors que la société française reste très cloisonnée et hiérarchisée. L’existence et l’identité d’un expatrié s’assimilent principalement à un parcours géographique qui traduit son degré d’ouverture, alors qu’un salarié franco-français n’existe le plus souvent que par sa fonction au sein d’une entreprise.

 

L’approche devient naturellement différente, y compris en face de l’homme de la rue. Le hasard a voulu que nous vivions dans des pays, où les êtres humains ont pris l’habitude de se saluer lorsqu’ils entrent dans une boutique ou se croisent dans les transports en commun ou même dans la rue, alors que cette pratique s’apparente au comportement d’un zombie, lorsqu’elle est transplantée sur les bords de la Seine.

 

Je dois également reconnaître que mes ancêtres avaient déjà tracé la voie. En effet, petit-fils d’un immigré russe installé en Occident juste avant la Première Guerre mondiale, et petit-neveu d’un sergent combattant dans un bataillon de tirailleurs sénégalais et mort à la fin de cette même guerre, les bouleversements du vingtième siècle et la « mondialisation » étaient, bien avant ma naissance, profondément inscrits dans mes gènes.

 

En dehors de l’événement très modeste qu’a constitué mon retour au Mali, l’année 2015 a été marquée par une puissante tendance à l’internationalisation des mouvements de migration. Le Mali et la France sont, bien entendu, concernés notamment parce que la communauté malienne de France est la plus nombreuse d’Afrique de l’Ouest. Un projet de formation professionnelle à distance (ciblé sur les métiers en manque de main-d’œuvre) me paraît être un des éléments de la réponse qu’attendent les jeunes maliens, car s’ils sont mieux formés il y aura moins de chômage et d’émigration, même si chacun sait que la formation ne résoudra pas tous les problèmes.

 

Dans ce livre, je tente notamment de comprendre et de faire comprendre les ressorts de ce pays où j’aurai passé douze ans, c’est-à-dire qu’il s’agit de mon plus long séjour hors de France ; mais mon objectif n’est ni de tout expliquer de la situation ni d’apporter des solutions toutes faites. Cet ouvrage s’adresse aussi aux familles des 59 soldats français morts au Mali ; il peut peut-être les aider à comprendre le contexte de cet engagement.

 

Le Mali est actuellement plongé dans un climat de profonde instabilité après avoir préservé, au-delà du raisonnable, l’image de vitrine de la démocratie, que les bailleurs de fonds appréciaient tant ; la situation présente conduit à se demander si les Maliens ont, d’une manière ou d’une autre, tiré un quelconque profit de cette belle réputation internationale.

 

Cette question me paraît essentielle ; on dirait que la jeunesse malienne est en train d’y répondre. Il semble même que cette image flatteuse auprès de l’étranger ne présente plus aucun intérêt auprès des jeunes maliens, puisqu’elle n’a pas fondamentalement ni durablement changé leur vie.

 

Mais, pourquoi retourner au Mali ? Pourquoi retourner dans un pays qui, depuis 2013, ajoute la guerre à la pauvreté ? C’est une question qui suscite depuis sept ans, chez mes amis et ma famille, l’incompréhension accompagnée d’un soupçon d’inquiétude.

 

En fait, ma dernière affectation dans un service déconcentré de l’état à Dijon m’a permis de réaliser que la société française était particulièrement figée (beaucoup trop pour moi, en tout cas) alors que, malgré les lourdes contraintes auxquelles elle est confrontée, la société malienne est restée très ouverte et dynamique.

 

En outre, l’arrêt forcément brutal de ma vie professionnelle m’avait laissé avec un trop plein d’énergie, qu’il m’importait de canaliser au plus vite. Je me réjouis d’avoir su garder jusqu’au bout ma capacité de remise en cause.

 

Alors, pourquoi ne pas me mettre au service d’un pays où tout est à faire ? Et le départ pour Bamako devient une évidence, puisqu’au lieu de continuer à me laisser porter par les événements, je vais pouvoir enfin prendre ma vie en main, en construisant des projets utiles aux autres, voire à mon développement personnel. En partant à la retraite, le salarié débordant d’activité ne devient donc pas subitement ni un mort-vivant, ni un grand-père transformé en bonne d’enfants, mais tout simplement un homme libre de tout, qu’il s’agisse de ses intentions, de ses mouvements, et de ses initiatives. Toute phase de la vie doit en effet permettre à chacun de se réaliser en fonction de ses capacités, tout en subissant un minimum de contraintes extérieures.

 

Depuis sept ans, mon quotidien est donc entièrement tourné vers différents projets de formation professionnelle qui ont beaucoup de mal à voir le jour au Mali, et l’écriture de plusieurs livres, portant sur les carnets de guerre de mon grand-oncle, tirailleur sénégalais pendant la guerre de 14, les souvenirs de mes deux séjours au Mali, les relations entre la France et l’Afrique ainsi que les mémoires de mon grand-père, émigré russe au début de la Première Guerre.

 

Ces activités m’ont apporté le sentiment que la formation professionnelle pouvait être d’une part l’incontournable point de départ du développement du Mali, et que d’autre part la liberté du chercheur constitue un bonheur inépuisable, puisqu’il choisit lui-même le sujet de ses recherches et construit son emploi du temps autour de leur rédaction et des investigations préparatoires qu’elle nécessite ; cette immense découverte pour un retraité, dont toute la vie professionnelle s’était organisée autour du service public, est devenue pour moi une source de réelles satisfactions. Au bout du compte, je ne regrette rien ni de ma vie de fonctionnaire ni de ma vie de retraité, même si la seconde tout aussi passionnante que la première sera sans doute beaucoup plus courte. En tout cas, l’une n’aurait pas existé sans l’autre.

 

 

 

 

 

Nouveau départ

 

 

 

Après avoir appris ma nomination au Mali, j’ai été informé que le président Chirac se rendait à Bamako, pour une visite officielle, à la fin du mois d’octobre ; j’ai donc décidé d’arriver sur place dès la mi-août 2003. L’objectif était de disposer d’un maximum de temps pour prendre mes marques. Mais revenons d’abord sur la séquence qui précéda ce séjour au Mali, car l’un est l’exact contraire de l’autre. Je vais donc passer, quasiment du jour au lendemain, de l’ombre limousine à la lumière malienne.

 

Après avoir passé quatre ans à Limoges, en poste auprès d’un service déconcentré du ministère de l’Économie, nous repartons donc vivre à l’étranger, pour la première fois sans enfants puisqu’ils sont entrés dans le cycle de l’enseignement supérieur ; donc, pas de Tanguy chez nous, mais c’est un grand classique d’expatrié.

 

Même si, à titre personnel, la vie en Limousin n’a pas toujours été rose, pour des raisons financières notamment, je ne garde pas un trop mauvais souvenir professionnel de mon passage dans cette région (en terre de mission devrais-je dire, puisque l’exportation n’a jamais figuré parmi les priorités des entreprises locales).

 

Le fait d’avoir parcouru cette contrée dans tous les sens pendant quatre ans, et d’avoir eu maintes occasions d’en apprécier la gastronomie compte évidemment pour beaucoup dans cette opinion.

 

J’ai donc apprécié à sa juste valeur l’espace de liberté que je me suis construit tout seul, en m’imposant de fréquents déplacements tant à l’intérieur de la région que vers des espaces nettement plus éloignés. J’avais déjà besoin d’ailleurs.

 

J’ai pu découvrir de superbes paysages ainsi que des villes et villages qui comptent parmi les plus beaux de France ; ces échappées solitaires m’ont aussi permis de prendre l’air quand j’en avais besoin, et de me soustraire à la rancœur des ronds-de-cuir et autres petits chefs dont la floraison reste prospère, y compris sur ce territoire dont le caractère terrien laissait supposer que ses habitants sauraient se tenir éloignés des cercles du pouvoir et de leur venin.

 

J’ai expérimenté à quel point les enjeux de pouvoir peuvent prendre le pas sur les projets professionnels, ou même devenir des enjeux en soi. Arrogance et hiérarchie sont les mamelles du syndrome de Napoléon et l’adrénaline est le lait maternel de ceux qui en sont atteints.

 

Finalement, cette expérience appartenant au passé, je ne regrette pas ce « limogeage » qui m’aura donné l’opportunité de déployer mes talents relationnels sur les zones industrielles de Brive ou de Guéret, plutôt que d’aller me perdre sur celles nettement plus grises et moins accueillantes qui ornent la région parisienne. J’y ai, en plus, trouvé la confirmation que le travail de terrain restera définitivement ma raison d’être.

 

Ne remettrai-je plus jamais les pieds dans ces contrées forestières, comme cela s’est toujours passé en raison des circonstances, lors de mes précédentes affectations ? En tout cas, je garderai le souvenir que les lourdeurs administratives pèsent tout autant en province qu’à Paris, que les petites baronnies locales y restent très puissantes, et qu’elles n’hésitent jamais à faire usage de leur capacité de nuisance.

 

Je regretterai d’ailleurs la configuration de nos locaux (installés au premier étage d’un très bel hôtel particulier), car, disposées en arc de cercle et ouvrant toutes sur une vaste salle d’attente (faisant également office de palier et permettant d’accéder à l’escalier monumental du bâtiment) le claquement des portes de nos bureaux ponctué par de puissants éclats de voix, donnait à l’ensemble l’aspect d’une scène de théâtre.

 

 

 

 

 

 

Discours blagueur

 

 

 

Avant de rejoindre Bamako en 2003, le moment est venu pour moi de faire mes adieux à mes collègues de Limoges. Le Directeur régional a fort obligeamment organisé un cocktail afin de me dire au revoir et de présenter mon successeur à nos interlocuteurs habituels.

 

Alors que l’activité commence à baisser nettement en cette période, tout le ban et l’arrière-ban des services de l’État de même que la crème de l’industrie locale (qui reste tout de même très modeste en ces terres forestières et agropastorales), et du réseau consulaire régional ainsi que les quotidiens de la presse locale ont répondu favorablement à l’invitation.

 

Petits fours, champagne et température de saison (déjà la canicule annonciatrice des chaleurs maliennes), l’ambiance est fort sympathique et cordiale, et l’été est déjà là même si personne ne sait encore qu’il sera torride ; chacun se congratule et s’embrasse. From Limoges to Bamako, le saut étant important et complètement inédit au départ de ces contrées reculées, ma destination alimente de nombreuses conversations.

 

 

Le Directeur ouvre le feu des discours ; comme c’est un homme du monde et qu’il m’apprécie, il fait dans le classique chaleureux. J’interviens en dernier ; rien d’extraordinaire, non plus sinon qu’à la fin je termine sur une boutade, en déclarant très sérieusement que chaque fonctionnaire français nommé à l’étranger a le droit de formuler un vœu auprès du bon Dieu. Je déclare donc que le mien consiste à avoir sollicité et obtenu la visite du Président Chirac à Bamako en octobre prochain.

 

Le voyage présidentiel au Mali ne déroge naturellement pas à la règle selon laquelle le principe et la date de ces déplacements sont bien sûr forcément décidés de nombreux mois à l’avance et portent sur des enjeux qui me dépassent très largement ; même en tant que futur calife, je n’ai pas été consulté et je ne suis évidemment pour rien dans cette décision d’ordre purement politique, qui aura évidemment nécessité la consultation des Autorités maliennes. La totalité de nos amis et relations qui m’écoutent, ont compris la plaisanterie et me font l’obligeance de sourire ; le sujet étant clos, nous en restons là et personne n’a l’idée de l’évoquer dans les conversations de salon qui suivent.

 

La lecture du journal régional m’apprend une semaine plus tard que cette blague a produit un effet dévastateur auprès de la jeune journaliste envoyée sur place par le quotidien afin de relater fidèlement l’événement ; en effet, elle écrit tout simplement que j’ai « obtenu d’ici l’automne une visite à Bamako du Président Chirac » sans émettre le moindre commentaire ni laisser supposer que cette déclaration devait impérativement être prise au second degré… sous peine de désinformation…

 

 

 

 

 

 

Bonne arrivée

 

 

 

J’ai choisi de débarquer à Bamako le 15 août 2003, parce que cela me permettait de profiter de l’inactivité estivale pour me plonger dans les dossiers et de quitter la canicule française pour aborder sereinement le climat de la saison des pluies à Bamako ; je souhaitais de plus avoir le temps de prendre mes marques avant l’arrivée du Président CHIRAC puisque j’ai la chance et l’honneur de subir ce baptême du feu quelques mois après mon arrivée. J’ai réalisé, après coup, que le choix de cette date était sans doute prémonitoire, puisque cette nouvelle phase de ma vie professionnelle m’a permis de monter au ciel.

 

J’apprends, à mon arrivée, que je suis nommé « chef de la mission économique » sauf que 27 ans de fréquentation de ce monde m’ont enseigné qu’au sein d’une ambassade, il n’y avait qu’une mission, la diplomatique ; se référant à une appellation plus parlante, les Français voient en moi un conseiller commercial, mais je pourrais faire le malin en me présentant auprès des étrangers comme « chef de mission » et jouer sur l’ambiguïté, mais je n’ai vraiment pas besoin de ça pour me positionner, d’autant plus qu’après avoir été très bien accueilli ; je suis très vite intégré.

 

Je suis très rapidement dans le bain, car deux jours après mon arrivée à Bamako, j’ai été invité à passer la journée sur une concession bordant le Niger, et louée par des Français résidant sur place. Sur cet espace de quelques centaines de m2, nous sommes une vingtaine de personnes, et passons une bonne partie de la journée à ripailler.

 

Ambiance très conviviale et sympathique (qui me change des courbettes limousines), mais passablement décalée, tant l’impression est vive de se retrouver hors du temps ; le décor et le mode de vie des colons qui ont vécu ici il y a 70 ans n’étaient probablement pas très éloignés de ce quotidien ; il n’y a guère que les jet-ski et le design des voitures pour nous rappeler que le vingtième siècle, et l’époque de la colonisation sont révolus depuis longtemps. Cette sensation de décalage temporel m’accompagnera pendant tout mon séjour.

 

Je suis d’ailleurs convaincu que l’attachement très fort de nombreux Français pour l’Afrique s’explique, au moins partiellement, par le fait qu’ils y retrouvent beaucoup d’images qui leur rappellent la France d’hier, mais ce passéisme m’est étranger même si j’ai eu l’occasion d’apprécier pendant cinq ans ce mode de vie.

 

 

 

 

 

 

Laxisme malien

 

 

 

Ayant choisi d’arriver seul à Bamako, j’ai pris le temps de visiter quelques maisons. Un mois après, j’ai pu signer un bail avec le propriétaire d’une maison située dans un quartier agréable et tranquille ; j’apprendrai plus tard que sa famille possède de nombreux biens immobiliers dans la capitale. On aurait donc pu supposer qu’il en avait profité pour établir d’utiles contacts avec les artisans de la place. Pas du tout.

 

J’ai donc dû me résigner à emménager, alors qu’aucune des portes et fenêtres de la maison ne fermait normalement. Après avoir beaucoup tempêté durant plusieurs semaines, et menacé le propriétaire de chercher un autre logement, parce qu’il ne faisait rien pour remettre les choses en ordre, il a fini par me dire : « moi, je n’obtiendrai rien ; vous seul parviendrez à un résultat en la matière ». Ce n’était que ma première (mais pas la dernière) prise de conscience du laisser-faire malien.

 

 

 

 

 

 

La coquette est un peu décatie

 

 

 

Il fut un temps, aujourd’hui lointain, où Bamako était une ville propre et bien tenue. En effet, selon les connaisseurs, il faudrait remonter à l’époque coloniale pour retrouver des traces de celle que l’on appelait alors « Bamako la coquette ».

 

En 1935, un rapporteur du premier congrès soudanais s’émerveillait d’ailleurs que Bamako soit devenue une ville moderne : « au cœur de l’Afrique de l’Ouest, Bamako apparaît comme une de ces villes lointaines, fermées à la campagne par une barrière invisible, surgissant de la brousse inculte avec ses lumières électriques, les bruits des phonos, ses rues larges, ses autos, ses terrasses fleuries pleines de femmes aux toilettes claires ». Tout opposait donc Bamako à Ouagadougou, surnommée par dérision Bancoville, résumant ainsi la précarité de l’habitat et l’absence de plan d’urbanisme pour la capitale de la Haute-Volta.

 

En 1946, Bamako avait retrouvé, selon l’urbaniste Paul Herbe, une certaine africanité ; il la voyait ainsi : « c’est un agréable fouillis de verdure, au milieu duquel sont dispersés habitations et édifices. Les rives, dont quelques-unes seulement sont construites en bordure, sont largement tracées et bordées de flamboyants. Les quartiers africains qui entourent Bamako lui donnent tout son caractère. Les propriétés fermées de clôtures de briques ajourées ont un charme tout particulier ».

Il y avait sans doute à l’époque une véritable volonté d’urbanisme (même si elle s’accompagnait d’une certaine ségrégation) pour ce qui n’était encore qu’une petite ville, puisqu’elle ne réunissait alors que 37 000 habitants. La décision, sur l’initiative du gouverneur-lieutenant Louveau, de reboiser les grands axes de Bamako (qui reste encore, près de soixante ans après, une ville très verte) et de construire des égouts montre que l’environnement constituait déjà une priorité.

 

Où en sommes-nous fin 2003 ? Tout d’abord, la population de Bamako est passée à 1,5 million d’habitants, ce qui n’est évidemment pas de nature à favoriser la politique municipale d’assainissement. Toutefois, en arrivant à Bamako quelques semaines avant le président Chirac, je ne me doutais pas que la ville serait lancée dans un programme complet de rénovation et de nettoyage. Il paraît que c’est toujours comme cela, quand il s’agit de préparer la visite d’un hôte de marque ou d’organiser une conférence internationale.

 

J’en ai donc bénéficié, et même si le qualificatif de coquette ne m’est pas paru totalement justifié, je n’ai pas été choqué, dès mon arrivée, par les montagnes d’immondices qui ont rapidement fini par s’accumuler ici ou là. J’ai en tout cas, toujours apprécié, pour sa diversité, l’itinéraire qui m’amenait chaque matin à mon bureau ; en effet, pendant que mon chauffeur se charge de la conduite, je peux tout à loisir profiter du spectacle environnant.

 

Tout d’abord, la rue qui longe le fleuve est un vrai parcours de verdure (manguiers, palmiers, flamboyants, tout y passe, sans compter de nombreux autres arbres dont je ne connaîtrai jamais les noms). C’est toujours un émerveillement de constater à quel point la nature peut se montrer généreuse même dans un pays du Sahel.

 

Ensuite, nous traversons le Niger en empruntant le pont des martyrs et la circulation assez dense me donne le temps en général de suivre l’évolution de la hauteur du cours d’eau ; selon la saison, l’intensité des pluies ou le niveau de la chaleur en saison sèche dessinent ou déforment les contours des îlots, qui émergent ou disparaissent à la surface du fleuve. J’ai parfois de la chance lorsqu’un pécheur lance son filet dans la lumière du matin.

 

La fréquentation humaine du pont n’est pas moins intéressante ; il s’agit surtout de dourounis cahotants, mais toujours pleins à craquer (et qui tombent heureusement assez rarement en panne, car le pont n’a que deux voies), et d’une cohorte de motocyclistes qui se tortille comme une grosse chenille, ondulant et se faufilant entre les quatre roues.

 

Contrairement à de nombreux pays africains (surtout côtiers ou en altitude), les marcheurs sont peu nombreux du fait de la chaleur (sauf après la pluie, qui fait sensiblement baisser la température). Les livreurs de plateaux d’œufs (arrimés comme une sorte de tour sur le porte-bagages de la mobylette), de régimes de bananes ou de bassines en plastique et autres balais de ménage se pressent aussi sur ce pont, car il est le plus proche des marchés.

 

 

 

 

 

 

Art africain

 

 

 

Accompagnant quelques membres de la délégation présidentielle arrivés en précurseurs de la visite d’état, j’ai le plaisir et l’honneur de visiter à huis clos le Musée National du Mali, créé en 1953 ; l’harmonie est parfaite entre l’architecture de ce nouveau bâtiment inauguré en 1982, puis rénové sur fonds européens et spécialement réouvert en l’honneur de cette visite, vu l’intérêt du président pour les arts premiers.

 

Les sculptures et statues qui y sont présentées, témoignent parfaitement de la créativité des artistes de ce pays ; il est tellement rare de pouvoir visiter un musée en Afrique, que je me félicite que le Mali soit un leader dans ce domaine.

 

Par la suite, j’ai eu la chance de participer à de nombreuses manifestations, culturelles ou non, mais toutes très conviviales, organisées dans les jardins du musée ; il y régnait toujours une ambiance particulière. Je me félicite que les Maliens sachent ainsi valoriser leur patrimoine.

 

L’un de ces visiteurs m’avait d’ailleurs demandé de le mettre en contact avec un marchand d’art ; à l’époque, on était peu regardant sur ce genre de commerce.

 

N.B. Avant la pandémie, ce musée recevait 60 000 visiteurs par an.

 

 

 

 

 

Monsieur le Président

 

 

 

Le Président Chirac est arrivé le 24 octobre 2003 ; le personnel de l’Ambassade au grand complet l’a accueilli sur le tarmac de l’aéroport, et chacun a ensuite été présenté personnellement aux deux Présidents, puisque le chef de l’État malien s’est naturellement déplacé pour accueillir son homologue. Il fait très chaud, mais le rite des danses sur le tarmac de l’aéroport est incontournable. En tout cas, le Président Chirac apprécie manifestement cet accueil. Quant à nous, nous sommes alignés en costume sombre ou en uniforme d’apparat, dans l’attente de l’instant qui sera marqué par l’échange de ces glorieuses poignées de mains.

 

Tombouctou, qui avait déjà reçu la visite de Giscard et Mitterrand, avait été sa première escale. Ce haut lieu de la culture islamique avait été pavoisé de tricolore tout en déployant pour la circonstance 2 000 chameaux, 200 chevaux et une quinzaine de troupes folkloriques. Le président s’est ensuite rendu au pays dogon, où il a été élevé à la dignité de Hogon (ce qui le place au niveau d’un chef spirituel des dogons).

 

Puis, formation du cortège de voitures après le départ de l’aéroport pour rejoindre le centre-ville, et j’ai l’immense bonheur et l’honneur d’en faire partie. Grands moments qui me donnent la chair de poule, car je n’oublierai jamais les regards pleins d’amour et de reconnaissance (mais aussi beaucoup plus prosaïquement d’attente de visas et d’assistance financière, même si la sincérité de la population est incontestable) que nous lancent les yeux de ce million de personnes massées le long de la route qui nous conduit jusqu’à la capitale.

 

Le cortège étant pris d’assaut, nous ne rejoindrons le centre-ville qu’après plus d’une heure et demie (alors qu’en temps normal, vingt minutes suffisent) de trajet, car nous roulons le plus souvent au pas, tant la foule (venue saluer l’ami Chirac) est dense ; de mémoire de Malien, il paraît que jamais la visite d’un chef d’État n’avait suscité un tel enthousiasme depuis la venue de Nelson MANDELA.

 

Cela me fait l’effet d’une sorte de Big Bang de civilisations. L’immense majorité des gens qui accueillent le cortège appartient manifestement aux couches les plus pauvres de la population, mais, venus volontairement, ils sont là pour montrer leur joie d’accueillir ce chef d’État d’un pays ami, très flattés par cette marque de considération, et y voyant un motif particulier de danses et de réjouissances. J’apprécie cette circonstance, car elle est, en plus, une chance inespérée de commencer à comprendre ce qui fait vibrer ce pays. Le souvenir le plus marquant que je garderai de cette journée n’est donc pas l’échange de poignées avec les présidents, mais l’accueil réservé à Chirac l’Africain.

 

Je participe le soir même au dîner (offert par le Président du Mali dans son palais illuminé pour la circonstance) d’État. Même si c’est la première fois que j’ai l’honneur de prendre part à un événement de ce genre, je l’oublierai certainement très vite, au moins en tant que gastronome, mais ce n’est pas ce que j’étais venu y chercher.

 

 

 

 

 

Parlons affaires

 

 

 

Le président d’un grand groupe de travaux publics était arrivé à Bamako la veille de l’essentiel de la délégation. Je me suis donc rendu à l’aéroport pour accueillir le patron. Trois ou quatre personnes représentant l’ensemble des filiales du groupe implantées au Mali sont là ; chacun est venu dans son 4X4. À peine sorti de son avion privé, le PDG a à peine le temps de me saluer avant d’être happé par son équipe et les 4X4 repartent en trombe au risque de provoquer un accident sur le parking. Attention, les cow-boys sont arrivés.

 

Organisant le lendemain, une réunion entre hommes d’affaires français et maliens, je m’éclipse discrètement pour aller accompagner le patron accueilli deux jours auparavant, car il est reçu en audience par le ministre malien de l’Économie et des Finances ; cet entretien revêt une importance particulière, car les relations de ce groupe (actionnaire d’une société d’économie mixte) avec l’État malien sont tendues. Je me réjouis de constater malgré tout que tout se passe bien, car chacun manifeste sa bonne volonté, et insiste sur la nécessité d’investir dans l’avenir et de respecter l’autre.