Biographie de Napoléon Roussel - Émilie Roussel - E-Book

Biographie de Napoléon Roussel E-Book

Émilie Roussel

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Beschreibung

La biographie d'un des plus zélés et un peu excentrique évangéliste du 19e siècle, racontée par sa fille. En la lisant on découvrira qu'il existait dans notre pays à cette époque des pasteurs français fidèles à l'esprit de la Réforme, brûlants d'atteindre par le flambeau de l'Écriture les provinces les plus enténébrées. On peut même dire, sans exagération, qu'il est impossible d'avoir une idée exacte de ce qu'était alors l'état spirituel de cette France rurale, asservie au pouvoir déclinant du catholicisme romain, secouée, ainsi que la plupart des pays d'Europe, par de graves crises politiques, sans avoir lu le livre de sa fille, Émilie Delapierre. Ce document exceptionnel, non par ses qualités littéraires mais par l'ensemble des pièces à conviction qu'il fournit, nous retrace l'histoire des combats, des procès, des victoires et des revers, des joies et des peines qui furent celles de son père à travers sa carrière d'évangéliste. Notre numérisation ThéoTeX reproduit le texte de 1888.

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Seitenzahl: 343

Veröffentlichungsjahr: 2023

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Ce fichier au format EPUB, ou livre numérique, est édité par BoD (Books on Demand) — ISBN : 9782322485116

Auteur Émilie Roussel. Les textes du domaine public contenus ne peuvent faire l'objet d'aucune exclusivité.Les notes, préfaces, descriptions, traductions éventuellement rajoutées restent sous la responsabilité de ThéoTEX, et ne peuvent pas être reproduites sans autorisation.

ThéoTEX

site internet : theotex.orgcourriel : [email protected]
Biographie de Napoléon Roussel
Émilie Roussel
1888
♦ ♦ ♦Thé[email protected] – 2006 –
Table des matières
Un clic sur ◊ ramène à cette page.
Préface
I. Jeunesse
II. Conversion. Saint-Étienne, l'Algérie, Marseille
III. Le journal l'Espérance
IV. Premières publications
V. Senneville. Évangélisation et procès
VI. Villefavard et le limousin
VII. Le procès de Mansle
VIII. Résultats de l'évangélisation. Persécutions, luttes, victoire
IX. Retour à Paris. Ecole d'évangélisation
X. Correspondance. La prière
XI. Séjour dans les Cévennes
XII. Le cri du missionnaire. Un sermon inédit
XIII. Nouveau séjour à Paris
XIV. Le genre Sermon. – Comment il ne faut pas prêcher
XV. Traités Roussel
XVI. Dernière période
APPENDICE. Liste des ouvrages et traités
◊  PRÉFACE

Il faut une préface, la voici :

J'ai aimé mon père avec autant de vénération que de tendresse, j'ai vu de très près ses travaux, j'ai vécu longtemps de sa vie ; j'ai souscrit toujours sans réserve à ce jugement de mon frère aîné, alors étudiant en médecine : « Quoi qu'il en soit, je connais au moins deux chrétiens : mon parrain a et mon père. »

J'ai d'abord recueilli quelques-uns de mes souvenirs d'enfance, de jeunesse, uniquement pour les communiquer à un frère, à des sœurs, plus jeunes que moi ; peu à peu, mon travail s'est étendu ; j'ai consulté quelques-uns des contemporains de mon père, des lettres, des rapports, des journaux, des brochures de ce temps-là et il m'a semblé que ce qui intéressait le cercle de la famille pourrait ne pas être sans intérêt pour d'autres.

Je le livre, non sans crainte, il est si difficile d'écrire ! aussi n'ai-je nullement la prétention d'offrir ici un travail littéraire ; c'est une œuvre de simple piété filialeb. Mais tant d'excellents chrétiens ont aimé mon père vivant que quelques-uns aimeront aussi son souvenir après sa mort, je l'espère. D'autres l'espèrent comme moi et m'ont encouragée. M. le comte Jules Delaborde m'a écrit à ce sujet : « Je respecte profondément le devoir auquel vous vous consacrez. A peine ai-je besoin d'ajouter que je conserve un précieux souvenir de mes relations avec votre cher et vénéré père, car vous savez qu'il était impossible de le connaître sans s'attacher à lui. Aussi me fais-je un devoir de vous exprimer mes vœux bien sympathiques pour l'achèvement et le succès de la biographie que vous préparez. La mémoire du cœur est la meilleure de toutes. »

Puis, un sentiment de justice l'a emporté sur mes dernières craintes.

On travaille beaucoup, aujourd'hui, à l'évangélisation de la France ; on peut le faire sans aucun danger. Nous en bénissons Dieu ; nous en remercions tous ses ouvriers.

Mais quelques-uns, parmi les nouveaux venus surtout, s'imaginent avoir inventé cette œuvre, l'évangélisation, et croient naïvement qu'avant eux il ne s'est jamais rien fait de semblable, que les vieux protestants, fils des vieux huguenots, dormaient sur leurs lauriers, que la grande Église de la Réforme se mourait….

Sachons rendre à chacun ce qui est dû à chacun.

Si de vaillants et fidèles ouvriers travaillent de nos jours avec succès, d'autres non moins fidèles, non moins vaillants, ont travaillé aussi avant eux, non sans succès ; ils ont défriché le champ encore inculte, ont arraché, non sans peines ni sans souffrances, les ronces et les épines, ont labouré, ont semé, ont arrosé, ont aimé, ont prié ; ils ont obtenu, – au prix de quels sacrifices ! Dieu seul le sait, – la liberté religieuse dont nous jouissons tous aujourd'hui sans nous souvenir de ce qu'elle a coûté à ceux qui nous l'ont conquise.

Si aujourd'hui nous moissonnons peut-être plus abondamment, nous le devons sans doute à l'action toute-puissante du Saint-Esprit, qui souffle comme il veut, quand il veut ; mais ne le devons-nous pas aussi à nos devanciers, vrais pionniers de l'évangélisation, qui ont laborieusement préparé et ensemencé le champ où l'on moissonne actuellement de riches gerbes ?

Ne soyons ingrats ni envers les vivants, ni envers les morts.

Surtout bénissons notre Dieu, qui ne laisse jamais notre pauvre et chère France sans lui envoyer ses messagers, sans lui faire entendre ses appels, sans lui montrer que, malgré tout, Il l'aime, et veut sauver, par sa grâce, tous ceux qui reçoivent sa Parole et croient du cœur à Jésus-Christ, pour avoir la vie éternelle.

Émilie Delapierre.
◊  I.Jeunesse

Napoléon Roussel naquit à Sauve, petite ville du département du Gard, le 15 novembre 1805, ou, comme le porte l'état civil, le 26 Brumaire, an 14.

Il était fils de Pierre Roussel, soldat de Napoléon, qui avait fait l'expédition d'Espagne. L'ancien militaire, marié à son retour du service, voulut donner à son premier-né le nom de son ancien général. Il aurait pu trouver dans les souvenirs de sa famille le nom d'un autre soldat, distingué dans une tout autre guerre, celui d'Alexandre Roussel. Celui-ci, au service du Roi des rois, prédicant et martyr, paraît, en effet, avoir appartenu à la même famille que Pierre et Napoléon Roussel. Il ne fut pas leur ancêtre, puisqu'il mourut sans s'être marié en 1728, à l'âge de vingt-deux ans ; mais, d'après les données qui paraissent authentiques, il appartenait à la même famille, étant fils d'un autre Pierre Roussel qui avait quitté Sauve pour s'établir à Uzès, à l'autre extrémité du même département. Quoi qu'il en soit, le souvenir d'Alexandre Roussel, qui mourut courageusement pour sa foi, pendu, comme on sait, à Montpellier, pour avoir prêché l'Evangile, était moins vivant dans l'esprit de Pierre Roussel que celui du conquérant dont il donna le nom à son fils.

Malgré cet enthousiasme pour les idées qui représentaient alors la gloire, les parents Roussel gagnaient leur vie par un travail absolument pacifique, celui de la fabrication des bas au métier. Bientôt ils se transportèrent à Lyon, pour y exercer leur modeste industrie. Mais les temps étaient durs. La gloire de Napoléon commençait à pâlir ; l'époque de l'Invasion approchait.

Napoléon Roussel ne paraît pas avoir conservé des souvenirs bien gais de cette époque ; malgré leurs ressources très limitées, ses parents avaient leur part de soldats à loger, de ces soldats autrichiens dont ils ne comprenaient pas le langage et qu'on appelait des « mangeurs de chandelles. » La maison était bien austère ! L'enfant dut aller à l'école. L'enseignement y était terriblement aride ! Le jeune écolier se buttait à des difficultés toutes nouvelles pour lui. Il ne pouvait, entre autres, absolument pas comprendre que M suivi de a pût se prononcer Ma. « Non, disait-il, Emme a, cela fait Emma, le nom d'une petite fille. » Aussi cette école, si peu attrayante pour lui, était souvent remplacée par l'école buissonnière, plus conforme à ses goûts d'alors. Il en a raconté quelques épisodes dans un de ses livres pour enfants : Mémoires d'un écolier.

Le souvenir de la peine qu'il eut pour apprendre à lire d'après l'ancien mode d'épellation fut si vif et si durable que, beaucoup plus tard, lorsqu'il voulut enseigner la lecture à sa petite fille, il écrivit pour elle une Méthode naturelle de lecture. Cette Méthode, composée d'une succession de récits à difficultés graduées, à lire sans épellation, commençait par une petite histoire fort dramatique, dont tous les mots étaient formés de syllabes de deux lettres. Elle inaugura en quelque sorte celle adoptée plus tard dans les écoles publiques, et facilita les premières leçons de nombreux enfants qui se rappellent encore avoir déchiffré : Pa-pa, Zi-zi va li-re u-ne pa-ge du ca-na-ri.

Mais nous avons beaucoup anticipé. Revenons aux années de jeunesse à Lyon. Nous l'avons dit, les temps étaient durs, la conscription dépeuplait la France, l'étranger envahissait notre patrie ; le commerce et l'industrie étaient partout entravés, arrêtés. Les époux Roussel, économes et laborieux, ne faisaient aucune dépense inutile. Cependant leur enfant devenait jeune homme, commençait à fréquenter quelques camarades. Il sortait parfois avec eux le dimanche. Ceux-ci avaient de l'argent de poche, lui seul n'en avait pas ; il en éprouvait un cruel embarras. Pour le contenter, sa mère imagina un procédé économique : elle mettait tous les dimanches une pièce de 5 francs dans la poche de son gilet, et lorsqu'il avait eu toute la journée la satisfaction de la sentir, de la palper, de la faire voir se dessinant en bosse sur son côté, il la rendait le soir à sa mère. Dès sa jeunesse il fut ainsi habitué à se contenter de peu et à modérer ses désirs.

En fait de désirs, ce fut vers cette époque que naquit en lui celui de devenir auteur. Il nous a plusieurs fois raconté que, tout jeune encore, il s'était arrêté un jour en rue pour tirer un carnet de sa poche et y inscrire : « Quand je serai grand, écrire un livre. »

En attendant, il dut apprendre tout d'abord à gagner son pain. Dès l'âge de quatorze ans, il fut mis en apprentissage chez un commerçant. Là, son principal travail consistait à faire des paquets. Il paraît s'y être fort appliqué, car toute sa vie il conserva sous ce rapport un talent spécial, qu'il eut l'occasion d'utiliser souvent, bien des années plus tard, pour expédier en ballots non plus les étoffes de son patron, M. Dominique Roman, mais les ouvrages que le jeune apprenti avait rêvé de composer un jour.

Cette occupation, quelque utile qu'elle fût, ne répondait cependant pas aux aspirations du jeune homme. Il désirait ardemment s'instruire, et commença à prendre sur ses heures de sommeil le temps nécessaire pour compléter par l'étude de l'arithmétique, de la géographie, de l'histoire, son instruction trop tôt interrompue.

Cet amour de l'étude s'accentua à un tel point que ses parents ne purent bientôt plus arrêter leur fils sur cette voie, et finirent par demander et obtenir pour lui une bourse à la Faculté de théologie de Genève. C'est alors que le jeune commis quitta joyeusement l'aunage et les rayons d'étoffe, et partit pour la cité de Calvin. C'était dans le courant de l'année 1825. Il avait alors vingt ans.

Dès la fin de sa première année d'études, à ses premières vacances, qu'il alla passer à Lyon, avant même d'avoir reçu pour lui-même le salut par Jésus-Christ, il révèle déjà ses dispositions de pionnier en allant de village en village, dans les environs de Lyon, à la recherche des protestants disséminés privés de secours religieux. C'est ce que fait aujourd'hui tout étudiant en théologie sérieux ; c'était une exception des plus rares il y a soixante ans.

Dans une lettre datée de 1826, il écrit à son oncle Bastide :

« Je suis dans ce moment en vacances à Lyon. A mon départ de Genève, j'espérais poursuivre mon voyage jusqu'à Sauve, mais plusieurs obstacles s'y opposent. Le nombre des protestants s'étant beaucoup accru à Lyon, et nos pasteurs ayant obtenu du gouvernement la permission d'aller et d'envoyer prêcher dans quelques villages voisins, j'espère pouvoir leur être de quelque utilité. »

En 1829 ses études de théologie sont terminées, et il peut quitter Genève muni d'un certificat de la Faculté portant qu'il ce avait satisfait à toutes les réquisitions de l'académie, et emporté l'estime et l'approbation de ses professeurs.

Aussitôt il écrit joyeusement à ce même oncle de Sauve :

« Me voici enfin arrivé au terme de mes études. Je vais donc commencer à être de quelque utilité à la société, à l'Eglise. Je vous assure que cette seule idée fait palpiter mon cœur de joie, que je ne conçois pas de position plus heureuse. J'en bénis Dieu tous les jours. Puisse-t-il m'accorder lui-même sa bénédiction, et faire tourner mes travaux à ma sanctification et à celle de mes frères ! C'est là le vœu le plus ardent de mon cœur… Je désire ardemment aller vous voir,… mais cela m'est impossible. Je suis appelé à l'Eglise du Havre, et il faut que je parte immédiatement pour ma consécration. On m'attend depuis deux mois. »

Il se maria, partit et fut consacré.

La première lettre que nous retrouvons de lui après sa consécration et son mariage ne parle ni de sa femme ni de son ministère ; elle ne renferme pas même une allusion aux dispensations de Dieu, à la Bible, à la vie éternelle ; elle ne parle que des gouvernements terrestres et de la politique mondaine ; elle est datée du 31 octobre 1830. A cette époque mémorable, l'avènement de Louis-Philippe, roi des Français, le procès contre les anciens ministres de Charles X, l'indépendance de la Belgique, les disputes entre l'Autriche et l'Allemagne, les troubles en Espagne, excitaient les esprits les plus calmes et absorbaient l'attention de chacun. Dans une lettre subséquente, datée de quelques mois plus tard (28 février 1831), M. Roussel donne encore à son oncle quelques nouvelles politiques, auxquelles celui-ci, privé de journaux, paraît tenir beaucoup, puis il ajoute :

« Ma chère femme est accouchée fin décembre d'un garçon. Il se nomme Adolphe. Son parrain est un des pasteurs de Lyon. Vous avez un fils et vous comprenez assez la joie d'un père et d'une mère à la naissance d'un premier-né. Dieu veuille nous le conserver ! Il me semble devoir être pour nous une source de bonheur. »

Cette dernière lettre est écrite de Lyon, où M. Roussel était retourné depuis quelque temps. C'est à cette époque qu'il devint le pasteur officiel d'une Église naissante, comme l'annonce une nouvelle lettre à son oncle de Sauve :

Annonay, le 1er novembre 1831.

« … Il y a plus d'un mois que je renvoie de jour en jour de vous écrire ; j'attendais la décision d'une affaire assez importante pour moi, afin de vous la communiquer. En voici enfin le résultat. Je suis appelé comme pasteur à Saint-Etienne, ville très commerçante, de 53 000 âmes, à douze lieues de Lyon. C'est une Église naissante ; il y aura beaucoup à faire. »

Nous citerons encore, de cette époque, le fragment d'une lettre qui nous donne un léger aperçu du commencement de son activité :

Saint-Etienne, 7 avril 1832.

« … Nous venons d'établir une école pour les protestants à Saint-Etienne. Mon beau-frère en a été nommé instituteur. Il a commencé depuis un mois ; tout va assez bien. Ses appartements et sa classe sont dans la maison que j'habite, et comme j'espère que mon père et ma mère viendront aussi à Saint-Etienne, la famille entière se trouvera réunie dans la même maison et au même étage.

Dites, je vous prie, à mon ami B. les nouvelles suivantes : 1o Adolphe Monod est destitué… 2o MM. D. et L. et d'autres concourent pour Lyon. Pour moi, je préfère Saint-Etienne. Dites-lui que je l'engage, lui, à penser enfin à une Église, que ce n'est que là que peuvent vraiment se développer les qualités dont le pasteur a besoin. »

Cette lettre renfermait en outre de nombreux détails sur l'invasion du choléra à Paris, sur le nombre des victimes, les crimes réels ou supposés dont on accusait les Carlistes, les émeutes des chiffonniers, les troubles soulevés par la peur, etc.

Mais bientôt le ton va changer, avec l'esprit de leur auteur. Son ministère va se transformer avec son âme. Une œuvre commence dans le cœur du jeune pasteur de Saint-Etienne. L'Esprit de Dieu agit, et agit avec puissance. Nous en trouvons les premiers symptômes dans cette lettre écrite quelques mois plus tard :

Saint-Etienne, 5 novembre 1832.

« Je vais vous donner quelques détails sur votre sujet favori, du moins celui que je crois l'être. S'il en était autrement, dites-le-moi, et à l'avenir je m'abstiendrai de vous parler politique. Vous êtes la seule personne avec qui je m'en occupe ; il n'est peut-être personne qui s'entretienne aussi rarement que moi sur ce sujet, et vous vous tromperiez fort si, jugeant d'après mes lettres à vous adressées, vous vous figuriez que mes pensées sont habituellement tournées de ce côté. Non. Il est une autre chose plus importante pour moi, pour vous et pour tout homme sérieux, une chose, la seule nécessaire, et qui malheureusement est celle qu'on néglige le plus, la religion, l'étude de la Bible, le salut éternel qui est en Jésus-Christ. Si on en parle quelquefois, ce n'est le plus souvent que pour en discuter comme d'une science, pour blâmer une opinion, pour défendre la sienne ; en un mot, on montre sa religion par des paroles, et non par des sentiments et des actes. Oh ! si l'on savait laisser de côté toute dispute humaine, oublier ce que pensent les uns et les autres, se mettre seul en face de la Bible seule ! L'étudier sans prévention, sans opinion arrêtée à l'avance, mais avec la simplicité d'un enfant ; et de même que cet enfant demande à son père l'explication de ce qu'il ne comprend pas, nous aussi demander à notre Père céleste de nous donner son Esprit, pour nous expliquer ce qui nous est inintelligible ! Alors nous pourrions espérer de voir porter des fruits à ces simples lectures, et alors aussi cette religion de bouche, de dispute, ferait place à une religion de cœur et d'âme. »

Ces dernières lignes nous amènent à un chapitre nouveau de son histoire, celui de sa conversion, qui allait imprimer un sceau tout nouveau aussi sur tout son ministère, sur tous ses écrits, sur toute son œuvre et sur sa vie tout entière.

◊  II.Conversion. Saint-Étienne, l'Algérie, Marseille (1831-1838)

Au retour d'une courte suffragance dans le nord de la France, Napoléon Roussel avait retrouvé à Lyon son ancien compagnon d'études, Adolphe Monod. Celui-ci, après avoir traversé les grandes luttes morales que nous retrace sa biographie, venait d'arriver à la plénitude de la foi en Jésus-Christ, Fils unique de Dieu et parfait Sauveur. Comme on le sait, la fidélité de M. Adolphe Monod lui avait suscité dans l'Eglise réformée de Lyon de puissants ennemis, qui finirent par obtenir du gouvernement sa destitution comme pasteur de cette Église.

Jusque-là, il semble que Napoléon Roussel se soit contenté, comme tant d'autres alors, d'une simple foi traditionnelle, d'un christianisme sans Sauveur, d'une piété sans Saint-Esprit et par conséquent sans puissance, de cette espèce de rationalisme sans vie et sans saveur qu'il avait pu puiser auprès de quelques-uns de ses professeurs de Genève, et qui remplaçait chez un si grand nombre de protestants la foi personnelle et vivante en la grâce de Dieu par Jésus-Christ, son Fils unique et éternel. Le courage de M. A. Monod, les sacrifices qu'il supporta à cette époque pour ses convictions évangéliques, impressionnèrent vivement son ami et le firent sérieusement réfléchir. On se rappelle qu'il l'avait choisi pour parrain de son fils aîné ; on peut dire qu'il le prit aussi pour parrain de sa propre naissance spirituelle. C'est sous cette influence bénie qu'il arriva à la foi évangélique.

« Roussel, ce qui vous ébranle, lui disait un collègue rationaliste, ce qui vous ébranle, c'est la vie d'Adolphe Monod. » Et c'était vrai ; c'était cette vie sainte et conséquente, cette vie de foi, de renoncement, de sacrifice, cette vie séparée du monde et consacrée tout entière à son Dieu-Sauveur, qui attirait le jeune pasteur à l'Evangile de Christ ; et, bien des années plus tard, il aimait à citer cette parole d'un non-croyant comme témoignage de la puissance d'un christianisme vécu.

M. Adolphe Monod paraît du reste avoir travaillé sur son ami, non seulement par son influence inconsciente, mais aussi par des efforts et des appels directs. Nous en trouvons la preuve dans une lettre de cette époque où M. Roussel répond à une question sérieuse que lui avait posée Adolphe Monod. Nous ne possédons pas la lettre de ce dernier, mais avec la franchise bien connue de son auteur, celui-ci avait dû poser catégoriquement au nouveau converti cette question : Avez-vous reçu le Saint-Esprit ? Êtes-vous bien sûr de l'avoir reçu ? Sur quoi repose votre certitude ? Voici la réponse de N. Roussel :

Saint-Etienne, 27 juin 1833.

« Cher ami,

Je vous réponds aussitôt votre lettre lue, non qu'il y ait rien de pressant dans ce qui va suivre, mais parce que je désire rester sous l'impression que m'a faite votre lettre ; je vous garantis une chose, c'est qu'une entière franchise présidera à la rédaction de ma réponse. Je ne veux pas même étudier ce que j'ai à vous dire, parce que je sais que mon cœur est désespérément malin, et que dans une heure peut-être il me séduirait moi-même et me dicterait plutôt une justification qu'une exposition simple, sincère, de mes vrais sentiments. Vous allez donc lire dans le fond de mon cœur. Laissons de côté la question de la séparation : elle est peu de chose pour moi à côté de celle-ci qui me touche de plus près : Ai-je reçu le Saint-Esprit ? Cher ami, avec franchise, je le crois. La plus forte preuve que j'en aie est un témoignage intérieur, indescriptible pour ma plume, mais qui n'en est pas moins réel ; une autre raison que j'ai de le croire, c'est le contraste qu'il y a entre ma répugnance de jadis et mon adhésion d'aujourd'hui à recevoir cette doctrine, car je pense que pour croire du cœur au don du Saint-Esprit, il faut l'avoir reçu. Voilà sans doute une preuve que le monde repousserait comme une niaiserie, mais qui, pour ceux qui ont éprouvé l'influence de l'Esprit de Dieu, n'est pas sans force. (Je m'interromps, cher ami, pour vous rappeler que ce n'est pas une thèse que je prétends établir ici, que mon but n'est pas le moins du monde de vous prouver un fait qui vous paraît douteux. Non, je ne fais que vous rendre compte de mes impressions, pour vous donner les moyens de juger et de m'éclairer ensuite par votre jugement.)

La troisième raison qui me fait croire que j'ai reçu l'Esprit de Dieu, c'est celle qu'allègue saint Paul dans 1 Corinthiens 2.10-16. Ces choses de Dieu, qui jadis m'étaient une folie et que je ne pouvais comprendre, sont aujourd'hui à mes yeux sagesse, et j'estime en avoir l'intelligence. Je me sens toujours plus pressé de prêcher Jésus-Christ et Jésus-Christ crucifié, et tout ce qui peut conduire à faire recevoir cette vérité dans le cœur et les conséquences qui en découlent. – Une autre base de mon espérance est l'expérience que j'ai faite de 1 Jean 5.15, etc. Si je crois à l'efficacité de la prière, comment ne croirais-je pas avoir reçu l'Esprit de Dieu, quand ma demande de chaque jour se réduit à ces deux mots : Donne-moi la vérité ! Donne-moi ton Esprit !

Mais, comme vous le dites (et je me le répète chaque jour), pour être assuré de posséder l'Esprit de Dieu, il faut voir si j'ai les fruits de cet Esprit et surtout le fruit de la vie spirituelle. Ici je serai beaucoup moins affirmatif que dans ce qui précède. Tout ce que je puis assurer, c'est qu'aujourd'hui mes goûts sont bien différents de ce qu'ils étaient jadis. J'aime ce que je haïssais, je hais ce que j'aimais. Aujourd'hui la pensée qui me poursuit sans cesse est celle du devoir, de l'immensité de ce que je devrais faire ; par elle je suis heureux et malheureux : heureux quand je puis me rendre le témoignage d'avoir fait quelque chose pour avancer le règne de Dieu, ce qui m'arrive rarement ; malheureux quand je me vois si loin d'accomplir ce que je devrais faire et même ce que je pourrais faire, et c'est mon état le plus ordinaire. Aujourd'hui je suis aussi mécontent de moi que je l'étais il y a six mois – et cependant, quand je compare ce que j'étais alors et ce que je suis aujourd'hui, je crois voir là une différence : c'est que ma conscience, devenue plus sensible, me fait trouver pire aujourd'hui ce que je ne croyais que mauvais jadis.

Pardon, cher ami, de tout ce qui précède ; cela peut vous paraître une défense de ma part ; je n'aurais jamais songé à le dire si votre lettre ne m'avait pas en quelque sorte jeté sur ce terrain ; du reste, ce qui va suivre pourra servir de contre-poids à ce qui précède. Depuis longtemps je me suis étudié à me rendre compte des motifs qui me font agir, non des motifs apparents pour le monde, non pas même des motifs dont l'homme charnel qui est en moi cherche à colorer ses actions, mais de ces motifs secrets que notre cœur qui est désespérément malin sait si bien nous cacher ; et ici, cher ami, je vous avoue que j'ai bien sujet de m'attrister. Oh ! que les paroles de Paul sont vraies à mon égard ! (Romains 7.18-23.) Oui, voilà tout le témoignage que je puis me rendre : J'aime le bien, je l'aime de toutes les forces de mon cœur. Dieu fût-il là, présent à mes yeux, je dirais encore avec assurance : J'aime le bien ! Mais ce qui n'est pas moins certain, c'est que je fais le mal et rien que le mal ! Sans fausse humilité, je ne fais que le mal ! A mon insu, il se glisse dans mes meilleures actions ; toujours un motif personnel vient se mêler à ceux que me dicte l'Evangile.

Vous trouverez peut-être une contradiction dans ce qui précède. Mais rappelez-vous que je n'explique pas, je raconte. Tout ce qui précède est vrai, aussi vrai qu'une étude attentive de mon cœur m'a permis de le voir. Moi aussi, je me suis adressé la question que vous vous faites sans doute maintenant sur mon compte : Si j'ai reçu l'Esprit de Dieu, si je suis un être nouveau, comment se fait-il que je ne fasse rien de bien ? Où donc sont mes progrès ? Voici la réponse que je me suis faite : Tout mon progrès consiste à détester mon péché que j'aimais jadis, ou du moins pour lequel j'avais moins de haine, et à faire mes efforts pour agir sous l'influence d'autres motifs que ceux que je déplore. Ce que je puis dire de plus consolant pour moi, c'est que si jadis des motifs personnels me dirigeaient seuls, aujourd'hui l'amour de mes frères et de mon Dieu se mêlent aux premiers, ou plutôt les combattent. En un mot, le vieil homme n'est pas mort en moi, mais je crois qu'un nouveau y est né. Dieu veuille fortifier l'un et affaiblir l'autre ! Il y a longtemps que je lui fais cette prière, et si je n'étais pas si profondément mauvais, j'aurais à me réjouir de plus de progrès que Dieu ne m'a encore donné d'en faire. Vous prierez aussi pour moi.

Je veux vous rendre encore compte d'une impression qui peut-être vous aidera à fixer votre opinion. La lecture de la partie de votre lettre qui met en doute l'influence sur moi du Saint-Esprit m'a été pénible. Quand j'ai voulu démêler le vrai motif de cette impression, il était trop tard, car j'en étais trop éloigné. J'avais eu le temps de réfléchir, d'argumenter en moi-même, et je n'ai pu répondre à cette question : Le sentiment pénible que j'éprouve vient-il de voir Monod dans l'erreur à mon égard, ou bien du regret de n'être pas à ses yeux ce que je crois être ? Vous voyez encore ici deux principes : l'amour de la vérité et la vanité qui se combattent ; car maintenant je crois que ces deux sentiments ont concouru à produire l'effet pénible, dont je vous parle, de votre lettre sur mon cœur. Encore une fois, je ne vous donne tout ceci qu'à titre de renseignements sur les sentiments secrets qui s'agitent en moi, car dans le fond je vous sais bon gré de votre franchise. Dans de pareilles circonstances il faut plus de courage pour parler que pour se taire, et si je ne vous fais pas ici de longs remerciements de votre lettre, tels que le monde les aime, c'est que je ne vous crois pas du monde… »

Ce changement intérieur se manifesta naturellement et aussitôt par un changement de prédication. M. Roussel voulait prêcher toujours plus Jésus-Christ et Jésus-Christ crucifié. Mais il avait affaire avec un Consistoire qui, en le nommant pasteur à Saint-Etienne, lui avait fait faire la singulière promesse de quitter son poste s'il lui arrivait de changer de convictions. Aussi quand sa foi nouvelle se fut manifestée dans ses prédications, son Consistoire le mit immédiatement en demeure de tenir sa promesse. Il fut donc obligé de céder et se retira. Mais le troupeau s'était attaché à son jeune pasteur ; lorsqu'il fut obligé de quitter son Église, la plupart des fidèles en sortirent avec lui. Ce fut l'origine de l'Eglise libre de Saint-Etienne. C'est là probablement la séparation possible dont il parle à son correspondant, et qui, pour lui, était une question de bien moindre importance que celle-ci : « Ai-je reçu le Saint-Esprit ? »

Toutefois la transformation ne put être complète dès le lendemain de sa conversion ; c'est pas à pas et non sans un travail des plus sérieux, que le Saint-Esprit allait le conduire dans toute la vérité. Ce travail d'âme, ces efforts persévérants, cette sincérité absolue vis-à-vis de lui-même et de son Sauveur se trahissent dans cette lettre à celui qui l'avait devancé et en quelque sorte initié au « grand mystère de piété, » et dont il continuait à faire son confident et son conseiller intime. Elle nous fait comme toucher du doigt les difficultés inexprimables qu'avaient à vaincre ceux qui, sortis du plat rationalisme traditionnel, naissaient, par l'Esprit de Dieu, à la foi simple et vivante en l'Evangile de notre Dieu-Sauveur.

A monsieur Adolphe Monod.
27 juin 1833.

« … Si je suis dans l'erreur relativement à la personne de Jésus-Christ, c'est du Saint-Esprit que je dois attendre la lumière. Mais l'explication des passages sur lesquels se fonde mon opinion, s'ils sont mal interprétés par moi, cette explication, dis-je, me semblait pouvoir être un moyen de me conduire à cette lumière. J'ai donc regretté que vous ne me l'eussiez pas donnée. Oui, jadis c'était par répugnance naturelle que je repoussais la divinité de Christ, mais je vous affirme qu'aujourd'hui ce sentiment a disparu. Je vous demande donc avant tout de m'expliquer les passages que je cite dans la plus ancienne de mes deux notes. »

Voici ces Notes envoyées à M. Adolphe Monod :

« Je ne trouve pas dans l'Écriture sainte des enseignements bien complets sur la nature de Jésus-Christ. Cependant, voici ce que je crois y voir :

Jésus-Christ est Dieu. Il est différent du Père. Il a reçu sa divinité du Père.

Je ne pense pas que vous soyez d'un autre avis que moi sur le 1o et le 2o. Je me borne donc à établir le 3o par les passages qui me reviennent en mémoire.

Colossiens 1.16. Car par lui ont été créées toutes les choses qui sont dans les cieux et sur la terre, etc. ; toutes choses ont été créées par lui et pour lui.

Voilà, si je ne me trompe, un des passages les plus formels en faveur de la divinité de Christ. Eh bien, lisez le verset précédent : vous y verrez que Christ est l'image du Dieu invisible, le premier-né de toutes les créatures.

Lisez le premier chapitre aux Hébreux, où saint Paul développe toute la grandeur de Jésus-Christ. Vous verrez au verset 2 que Dieu l'a établi héritier, etc., et au verset 4 qu'il est fait d'autant plus excellent que les anges, etc. Donc, s'il est fait, s'il est établi par son Père, il tire donc de Dieu ce qu'il est.

Philippiens 2.9-11. Christ est souverainement élevé. Tout genou doit fléchir devant lui. Il est le Seigneur. Mais c'est toujours Dieu qui veut que tout genou fléchisse devant lui. Il est le Seigneur. Mais c'est toujours Dieu qui l'élève, Dieu qui veut que tout genou fléchisse ; enfin, s'il est le Seigneur, c'est à la gloire de Dieu le Père.

Jean 5.19. Quelque chose que le Père fasse, le Fils le fait de même. Voilà la puissance de Jésus-Christ ; mais le même verset dit : Le Fils ne peut rien faire de lui-même.

Jean 5.23. Afin que tous honorent le Fils comme ils honorent le Père. Mais d'où vient que tous doivent honorer le Fils ? C'est ce que dit le verset précédent, intimement lié avec celui-ci par le mot afin, et, verset 22, il est dit : (Dieu) a donné tout jugement au Fils. Donc encore, Jésus-Christ n'a droit de juger et ne doit être honoré que parce que cela lui a été donné de Dieu. Lisez encore Jean 8.42 : Je suis issu de Dieu.

Jean 10.30. Moi et le Père ne sommes qu'un. Voilà le passage le plus fort en faveur de l'identité de Jésus-Christ avec Dieu. Les Juifs le comprirent ainsi et en font un reproche à Jésus-Christ. Donc c'est ici le cas ou jamais de prendre la réponse de Jésus-Christ comme exacte, catégorique ; il définit lui-même ses droits à la divinité et il dit, verset 36 : Comment dites-vous que je blasphème, moi que le Père a sanctifié et qu'il a envoyé au monde, parce que j'ai dit : Je suis le Fils de Dieu ? Voilà donc ses titres à la divinité : être sanctifié et envoyé de Dieu. Donc toujours même conclusion : ce que Jésus-Christ est, il l'est de par Dieu

Voici donc ce que je crois devoir conclure : c'est que Jésus-Christ n'est ce qu'il est que parce que Dieu est en lui, qu'il n'est Dieu enfin que par la volonté de Dieu le Père.

Voyons maintenant la grande question : devons-nous adorer Jésus-Christ ? Je demande d'abord ce, qu'on entend par adorer. Est-ce l'honorer ? Oui, nous devons l'honorer, mais l'honorer comme Fils de Dieu. (Jean 5.23 ; Philippiens 2.9-11.) Est-ce le prier ? Oui, nous devons le prier, mais comme Fils de Dieu, c'est-à-dire comme pouvant nous obtenir de son Père ce que nous lui demandons… Mais ce que je vois de plus clair, c'est ce que Jésus-Christ nous dit lui-même à chaque page de l'Evangile, c'est que nous devons prier Dieu en son nom, et c'est ce que je fais chaque jour. Je prie Dieu, et je prie Jésus-Christ de prier Dieu pour moi. Ou plutôt, en priant, je ne songe guère à toutes ces distinctions, et je ne les établis ici que pour vous faire mieux comprendre les idées que je me fais de notre Sauveur, le Fils de Dieu. Je désire sans doute de plus grandes lumières sur ce sujet, mais je ne crois pas qu'elles soient nécessaires, indispensables pour être chrétien et pour mon salut ; ce qu'il m'importe de savoir, je le sais : c'est que Jésus-Christ est mon Sauveur, et que le Saint-Esprit témoigne en moi que je puis me dire avec sincérité véritablement chrétien.

Après avoir relu les notes que je remis il y a quelques mois à M. B. sur la divinité de Jésus-Christ, je n'ai rien trouvé à y changer. Tous les passages qu'on pourrait me montrer où il serait dit seulement que Jésus-Christ est Dieu ne changeraient rien à mon opinion, car je ne nie pas ce fait ; seulement j'y ajoute un second fait, qui est aussi dans l'Evangile : c'est que Jésus-Christ est Dieu par la volonté de son Père, ou bien Dieu issu du Père, et c'est l'idée qui domine tous les passages cités dans mes notes. J'ai donc deux notions sur Jésus-Christ : 1o Il est Dieu. 2o Il l'est, parce que son Père l'a fait tel. Si l'on peut me montrer que mon 2o est faux, et cela surtout en discutant les passages en question, je suis prêt à m'en tenir au premier point : Jésus-Christ est Dieu.

Je demande qu'on remarque encore que l'idée que je me fais de Jésus-Christ est en parfait accord avec le nom qui lui est le plus souvent donné dans le Nouveau Testament, c'est-à-dire : le Fils de Dieu. En effet, la relation de fils à père est une image assez exacte de celle que je crois exister entre Jésus-Christ et Dieu. Le père donne naissance à son fils. Ils ont les mêmes facultés, la même nature. Certainement ce n'est pas sans raison que ce nom de Fils de Dieu est donné à Jésus-Christ. Le Nouveau Testament parlant à des hommes a dû parler le langage des hommes, emprunter à leurs mœurs, leurs idées, leurs affections les images les plus propres à se faire comprendre ; et comme il n'y a pas pour un père d'être plus précieux, plus aimé, plus semblable qu'un fils, l'Evangile, pour nous faire comprendre les rapports de Dieu et de Jésus-Christ, n'a pu mieux faire que de nommer notre Sauveur : le Fils de Dieu.

Enfin je prie Jésus-Christ comme Fils de Dieu. Je l'honore comme Fils de Dieu. Si on me dit que je fais deux Dieux ou bien que je prie et honore un être inférieur à Dieu, je ne m'embarrasse pas de cette objection, parce que la prière et l'honneur que je rends à Jésus-Christ sont fondés sur des exemples puisés dans l'Evangile. Les apôtres prient Jésus-Christ de leur augmenter la foi. Saint Etienne prie Jésus-Christ de recevoir son âme. Les anges honorent Jésus-Christ. (Hébreux chapitre 1.) »

La déférence profonde et si bien justifiée de Napoléon Roussel pour son excellent ami, la confiance qu'il avait en ses lumières et en son expérience chrétiennes, la crainte qu'il éprouvait de lui déplaire, d'en être mal jugé, et surtout de l'affliger, n'enlevaient pourtant rien à son indépendance dès que sa conscience personnelle avait parlé, fût-ce en opposition directe avec le jugement de son ami. Il voulait rester lui-même, et le resta toujours, libre, indépendant, large d'esprit et de cœur, ne relevant que de lui-même et de Dieu, sans jamais s'inféoder à aucun parti ni à aucune dénomination particulière, sans jamais accepter ni imposer aucun schibboleth humain. Dans les limites de la fidélité chrétienne, il pratiqua toute sa vie le conseil qu'il répétait à ses enfants sur son lit de mort : « Je vous recommande d'être larges. »

Nous trouvons la preuve de cette largeur dans un incident de cette époque. Il céda un dimanche sa chaire de Saint-Etienne à un pasteur sérieux, consciencieux, mais qui ne possédait pas encore une foi éclairée par le Saint-Esprit, qui n'était pas, pour dire le gros mot, franchement orthodoxe. Adolphe. Monod paraît en avoir été indigné ; à ses yeux c'était une infidélité, presque une chute, et il l'écrivit franchement à son ami, qu'il hésitait, à cette occasion, à appeler « son frère. » La réponse de Napoléon Roussel nous révèle son indépendance.

Saint-Etienne, le 28 décembre 1833.

Cher ami et cher frère, – car je me crois le vôtre, si même vous ne voulez pas vous croire le mien, – j'ai lu votre lettre, qui certes était bien destinée à remuer ma conscience, sans que ma conscience m'ait adressé un seul reproche, sans que je me sois senti blessé d'aucun des traits qui m'étaient lancés…

… Je me défie beaucoup de moi, et j'écoute avec déférence toutes les personnes dont les opinions diffèrent des miennes. C'est ce qui m'arrive avec vous, c'est ce qui m'arrive avec B., et sans jamais avoir la prétention de vous juger, encore moins de vous condamner ni l'un ni l'autre, je me forme souvent une opinion qui n'est ni la vôtre ni la sienne. Je sais bien que cette marche peut avoir l'inconvénient de jeter dans le monde une défaveur sur moi, mais que m'importe ce que dit le monde ! Ma conscience est pour moi. Je ne veux être ni de Paul ni d'Apollos, ni méthodiste ni rationaliste, ni m'affilier à aucune société. J'ai vu trop souvent ce qu'il en coûte de vérité perdue pour s'être attaché à un étendard humain. Je veux être moi, je veux être seul approuvant et désapprouvant de part et d'autre ce qui me semble bon ou mauvais. J'ai un grand respect pour les opinions des autres, mais je n'en resterai pas moins dans mon sentiment et j'agirai en conséquence, jusqu'à ce, qu'une nouvelle lumière, pénétrant mon esprit, me fasse voir plus clairement la vérité. Il n'est rien que je demande plus souvent, plus sincèrement, plus ardemment à Dieu que la vérité. Pourquoi douterais-je plus qu'un autre qui diffère de sentiment avec moi que ce qui m'a été accordé ne soit cette vérité ? »

Il ne resta pas longtemps à Saint-Etienne. De grands deuils, des souffrances intimes, des difficultés de plus d'un genre contribuèrent sans doute à son départ. A la fin de 1835, il accepta une mission en Algérie, dans le but d'étudier les moyens d'y fonder une œuvre d'évangélisation parmi les colons français.

Il passa environ une année sur la terre d'Afrique. Toute sa vie il conserva un souvenir lumineux de ce séjour ; le beau soleil, l'indépendance absolue dont il jouissait, la simplicité et l'originalité du genre de vie, l'étude des mœurs encore assez inconnues des Arabes avaient eu pour lui un charme inexprimable. Tout ce qui se rattachait à ce pays conquis était nouveau pour lui comme pour la plupart de nos compatriotes, et aussi intéressant que nouveau. Aussi a-t-il retracé, non sans succès, sous la forme de dialogues avec ses enfants, quelques-uns des souvenirs de ce voyage et de ce séjour, sous le titre de : Mon voyage en Algérie.

Quant au but principal, il ne paraît pas avoir été atteint. Les temps n'étaient peut-être pas mûrs, et les essais d'évangélisation auprès des colons échouèrent devant une indifférence absolue. C'étaient pour la plupart, d'après ce qu'il raconta à un ami, « des gens de sac et de corde, » aussi éloignés de la repentance du péager que de la justice des scribes et des pharisiens.

Mais ce voyage eut d'autres résultats. En se rendant à Alger, il avait revu à Marseille un ancien compagnon d'études, M. Armand-Delille, alors pasteur adjoint de l'Eglise réformée. Lui aussi passait par une crise spirituelle des plus sérieuses : son âme réveillée, avide de lumière, de salut, de vie, était perplexe, angoissée. Le pauvre système de théologie qu'il avait entendu et vu à l'œuvre à la Faculté de Genève ne répondait plus à aucun de ses besoins religieux. Il fit part de ses tourments à son ami Roussel ; ils causèrent, lurent, cherchèrent, prièrent ensemble,… et trois jours après l'avoir quitté sur le quai de Marseille dans la plus grande perplexité, le jeune pasteur pouvait écrire à son ami à Alger : « Remercions le Seigneur, j'ai trouvé le salut, j'ai trouvé le Sauveur. » La grâce de Dieu s'était pleinement révélée à son cœur affamé et altéré. On sait quel serviteur de Dieu hors ligne, infatigable, rempli d'un amour et d'un zèle apostoliques qui n'ont fait que croître avec les années, béni entre tous jusqu'à sa vieillesse toute blanche, est devenu et est encore aujourd'hui, à l'âge de quatre-vingts ans, le saint Jean de l'évangélisation populaire de Paris, le messager de consolation que tous les chrétiens aiment et vénèrent.