Brûlé Deux Fois - Jan Coffey - E-Book

Brûlé Deux Fois E-Book

Jan Coffey

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Beschreibung

 La peine de mort - un verdict unanime contre Ted Hardy pour les meurtres de sa femme, Marilyn, et de ses deux jeunes filles.   Stonybrook se réjouit. Il est temps de punir cette famille maudite, de l'enfermer à jamais. Les Hardy n'ont-ils pas toujours été la honte de la ville ? Déjà, le père, une vingtaine d'années plus tôt, avait tué sa femme avant de se suicider...   C'est dans ce climat de préjugés que Léa Hardy revient à Stonybrook. Léa sait que son frère est innocent des crimes dont on l'accuse, tout comme elle sait qu'il aimait ses enfants et que, malgré son divorce en cours, il n'aurait jamais pu poignarder sa femme. Alors qui est le véritable meurtrier ?   La réponse se trouve ici, dans la ville où elle a grandi. Une ville où, sous ses dehors charmants, se cache un monde de vieux secrets, d'âmes blessées et de cœurs maléfiques. Une ville capable du meilleur, mais aussi du pire.       A PROPOS DE L'AUTEUR   Sous ce pseudonyme se cache en réalité un couple, Jim et Nikoo McGoldrick. En quelques années, ils ont accumulé les nominations et les prix, grâce à leurs talents conjugués. Leurs auteurs favoris, de Jane Austen à Nora Roberts, témoignent de leur goût pour le suspense et l'atmosphère - deux veines qu'ils explorent à merveille dans leurs romans.       Brûlé Deux Fois       PRIX D'EXCELLENCE DAPHNE DU MAURIER Gagnant   PRIX NATIONAL DU CHOIX DES LECTEURS FINALISTE   FINALISTE DU PRIX RWA RITA     

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Seitenzahl: 558

Veröffentlichungsjahr: 2024

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Twice Burned

Brûlé Deux Fois

May McGoldrick

withJan Coffey

Book Duo Creative

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Brûlé Deux Fois (Twice Burned) Copyright © 2020 par Nikoo et James McGoldrick

Traduction © 2024 par Nikoo et James McGoldrick

Publié précédemment par Harlequin/Mira 2002 sous le même titre.

Tous droits réservés. À l'exception de l'utilisation dans une revue, la reproduction ou l'utilisation de cet ouvrage, en tout ou en partie, sous quelque forme que ce soit, par tout moyen électronique, mécanique ou autre, connu ou inventé à l'avenir, y compris la xérographie, la photocopie et l'enregistrement, ou dans tout système de stockage ou de récupération de l'information, est interdite sans l'autorisation écrite de l'éditeur : Book Duo Creative.

Couverture par Dar Albert, WickedSmartDesigns.com

Table des matières

Prologue

Chapitre 1

Chapitre 2

Chapitre 3

Chapitre 4

Chapitre 5

Chapitre 6

Chapitre 7

Chapitre 8

Chapitre 9

Chapitre 10

Chapitre 11

Chapitre 12

Chapitre 13

Chapitre 14

Chapitre 15

Chapitre 16

Chapitre 17

Chapitre 18

Chapitre 19

Chapitre 20

Chapitre 21

Chapitre 22

Chapitre 23

Chapitre 24

Chapitre 25

Chapitre 26

Chapitre 27

Chapitre 28

Chapitre 29

Chapitre 30

Chapitre 31

Chapitre 32

Chapitre 33

Chapitre 34

Note d'édition

Note de l'auteur

Also by May McGoldrick, Jan Coffey & Nik James

À propos de l’auteur

Aux Kepples... notre grande famille

Prologue

Comté de Bucks, Pennsylvanie

Vendredi, 19 mai 2000

L’humidité du fleuve se répandait par vagues successives dans l’air de la nuit. Elle se déposait comme un voile sur la peau et laissait une étrange sensation, presque palpable qui pénétrait jusqu’à la moelle des os.

A la lumière du jour, le lieu aurait pu inspirer ces récits où science-fiction et Moyen Age se mêlent pour créer un univers monstrueux, un monde peuplé de créatures qui ne songent qu’à satisfaire leur haine des hommes et leur soif de destruction.

Cette nuit-là, dans la noirceur des ténèbres, le chant des oiseaux de nuit résonnait comme un mauvais présage; le rougeoiement des lucioles scintillait tel un funeste avertisse­ment, et les ombres des rochers et des arbres figuraient autant de pièges mortels.

Protégée par l’obscurité de cette nuit sans lune, une silhouette quitta le bord de la rive et s’enfonça rapidement sous les arbres. Le gargouillis continu du fleuve couvrait le bruit de ses pas. Au-dessus de sa tête, le vent faisait frissonner les feuilles qui gémissaient doucement avant de tournoyer jusqu’au sol.

L’air lourd et piquant se déployait en volutes à travers le parc, tels les anneaux d’un serpent monstrueux. La silhouette s’arrêta le temps de regarder de l’autre côté de la pelouse, vers une maison. Les fenêtres n’étaient pas encore éclairées. Elle attendit.

Tout à coup, une voiture de sport arriva à vive allure. Le conducteur freina brutalement devant le garage. La porte s’ouvrit, la voiture entra. Et le silence retomba.

Sans bruit, la silhouette sortit de sous les arbres et traversa la pelouse en direction de la maison.

* * *

— Aide ta sœur, Emily !

La fillette leva un regard ensommeillé vers le profil de sa mère qui se découpait sous la faible lumière du plafonnier de la voiture et hocha vaguement la tête. Marilyn Hardy éteignit le moteur et appuya sur la commande à distance pour refermer la porte du garage. Toujours assise sur son siège, elle se retourna et constata que les deux enfants s’étaient rendormies.

— Emily! insista-t-elle. Allez! Réveille-toi!

Posant la main sur le genou de sa fille aînée, âgée de cinq ans, elle la secoua sans ménagement. L’enfant ouvrit pénible­ment ses yeux bouffis et rougis de sommeil.

— On est arrivées à la maison. Tu m’entends ? A la maison. Allez, bouge-toi.

Elle ouvrit sa portière qui buta sur un tricycle.

— Bon sang, Emily! Combien de fois devrai-je te répéter de ranger tes jouets ?

Elle prit les deux sacs à dos posés près d’elle sur le siège du passager — ceux des petites —, les lança sur le sol en ciment du garage et attrapa son sac à main. La bandoulière s’accrocha au levier de vitesse. Perdant patience, elle tira dessus pour la dégager, mais le fermoir s’ouvrit et le contenu du sac se répandit sur le plancher.

— Merde!

Laissant tomber son sac, elle sortit à reculons de la voiture et rabattit le dossier de son siège de façon à permettre aux petites de sortir. Elle décocha un regard furieux au visage somnolent d’Emily.

— Je t’avais demandé de m’aider!

Aussitôt, la fillette allongea le bras afin de détacher la cein­ture du siège dans lequel sa petite sœur de trois ans dormait encore à poings fermés.

Sans même ouvrir les yeux, Hanna se mit à pleurnicher et à donner de furieux coups de pied. Alors que sa mère se penchait à l’intérieur pour la tirer hors du siège, elle se tortilla en gémissant de colère.

— Arrête cette comédie, je ne suis pas ton père.

Marilyn l’attrapa brutalement sous les bras et la souleva.

Ouvrant les yeux, Hanna geignit doucement et chercha sa grande sœur du regard. Emily prit le tigre en peluche sur la banquette arrière, puis se hissa sur la pointe des pieds afin de le lui tendre. Calant le précieux jouet sous son menton, Hanna nicha son visage dans le cou de sa mère et referma les yeux.

Marilyn claqua violemment la portière avant d’envoyer le tricycle au loin d’un coup de pied pour dégager le passage. A ce moment-là, la minuterie du garage s’arrêta, et elles se retrouvèrent plongées dans l’obscurité.

— Assez pleurniché, maintenant. Je ne veux plus vous entendre. J’en ai eu assez pour ce soir. C’est compris ?

— Oui, maman, murmura Emily en agrippant un coin de sa veste tandis qu’elles traversaient rapidement le garage et se dirigeaient vers la porte de la maison.

Elle avait peur du noir, mais ne se plaignait pas. Elle gardait les yeux fixés sur les trois veilleuses orange, rassurantes.

— Et il vaudrait mieux pour toi que la scène que tu as faite tout à l’heure ne se reproduise pas. J’espère ne pas avoir à te le rappeler. Tu ne dois plus jamais — jamais, tu m’as bien entendue ? — me contredire en public. Tu as compris ?

— Oui, maman, répondit-elle d’une toute petite voix.

Comme d’habitude, la porte n’était pas fermée à clé. Marilyn ne prit pas la peine d’allumer pour traverser le long couloir de la maison. S’arrêtant au pied de l’escalier, elle se débarrassa de ses chaussures à talons, puis grimpa les marches. Arrivée au premier étage, elle fila directement dans la chambre des petites. Sans même qu’elle ait à le lui demander, Emily la devança afin de tirer le couvre-lit et le drap du lit d’Hanna. La fillette s’était rendormie profondément.

Marilyn se redressait quand la sonnerie du téléphone retentit.

— Bon sang ! Qu’est-ce que c’est encore ?

Elle se précipita hors de la pièce tout en lançant un regard sévère à Emily.

— Enlève-lui ses chaussures et mets-toi en pyjama.

Dans sa chambre, elle alluma la lampe de chevet et décrocha d’un geste brusque l’appareil posé près du lit.

— Quoi?

Une voix furieuse lui répondit aussitôt.

— Écoute, Marilyn, je ne sais pas ce que tu mijotes encore, mais je te rappelle que c’était à moi de prendre les petites ce week-end. Je viens les chercher tout de suite.

— Il faudra d’abord que tu me passes sur le corps, Ted.

Elle entendait le bruit du trafic en fond sonore. Il appelait de son portable.

— Je te l’ai déjà dit et je te le répète : tu n’emmèneras pas mes filles chez cette folle, hurla-t-elle.

— Ma tante souffre d’Alzheimer, merde! Elle n’est pas folle. Et s’il s’agit encore d’une combine de ton avocat pour m’empêcher de voir les enfants...

— Papa ? fit la voix douce d’Emily dans l’appareil.

Marilyn tourna la tête. Un rai de lumière s’étirait sur la moquette depuis la chambre des filles. L’enfant avait décroché dans le couloir et tenait l’appareil à deux mains.

— Tu viens nous chercher, papa? S’il te plaît...

Furieuse, Marilyn lâcha le téléphone et se précipita vers sa fille.

— Oui, mon ange, répondit Ted Hardy d’un ton apaisant. Ne pleure pas, ma chérie. J’appelle de ma voiture. Je serai là avant que...

Marilyn arracha le combiné des mains d’Emily et le reposa violemment. Terrifiée, la fillette leva les yeux. De petites larmes, semblables à des perles, roulèrent le long de ses joues.

— Il... il arrive. Je peux habiller Hanna. Je ferai bien attention...

— Je t’ai dit d’aller au lit ! cria sa mère en guise de réponse. Et immédiatement !

L’espace d’une seconde, une étincelle de défi brilla dans les yeux bleus de l’enfant. Marilyn leva la main pour la gifler, mais Emily recula vivement dans sa chambre et referma la porte derrière elle avec soin.

Tout en jetant un regard furieux vers la porte close, Marilyn reprit le combiné.

— Si jamais, disait la voix à l’autre bout du fil, si jamais tu t’avises de lever la main sur mes enfants...

— Va te faire foutre, Ted.

Sur ces mots, elle raccrocha rageusement le téléphone. Puis, se souvenant qu’il lui avait semblé entendre un lointain bruit de moteur, elle tourna résolument le dos à la chambre des enfants et descendit l’escalier.

Le couloir et le salon étaient plongés dans l’obscurité. Marilyn se dirigea à pas feutrés jusqu’à l’une des fenêtres en façade et scruta la rue déserte. Pas de voiture. Elle gagna la porte d’entrée, ferma le verrou et mit la chaîne de sécurité. Se déplaçant sans bruit à travers la maison, elle alla également verrouiller la porte qui donnait sur le garage.

Ensuite, elle revint au pied de l’escalier et tendit l’oreille. On n’entendait que le tic-tac de la vieille horloge dans le salon. Rassurée, elle passa une main dans ses cheveux pour les ramener en arrière et se dirigea vers la cuisine.

Elle allongeait le bras vers l’interrupteur quand elle perçut un mouvement de l’autre côté du bar qui séparait la cuisine du salon. Elle se figea, et son cœur faillit s’arrêter lorsqu’elle vit se balancer doucement le voilage de la baie vitrée.

Frissonnante, elle jeta un coup d’œil à la veilleuse de la hotte. Elle ne se souvenait pas de l’avoir éteinte en partant. Puis elle se tourna de nouveau vers les rideaux soulevés par la brise. Cette fois, elle eut la certitude d’une présence dans la pièce. Elle actionna l’interrupteur.

— Oh ! fit-elle. C’est vous !

* * *

— Je n’y comprends rien, Léa. Elle était tranquillement assise à regarder son programme préféré.

Clara montra du doigt le vieux fauteuil inclinable installé dans un coin du petit salon. Sur le mur opposé, nichée entre les rayons de la bibliothèque et la vitrine, la télévision diffusait une émission où un heureux candidat était en train de devenir millionnaire. Léa s’approcha pour l’éteindre.

— J’étais juste à côté, dans la cuisine, poursuivit la vieille femme, bouleversée. Je parlais avec Dolores au téléphone tout en préparant le plateau-repas de Janice. Mais, quand je suis venue le lui apporter, elle n’était plus là.

Léa fit de nouveau le tour de la maison. Elle fouilla les deux chambres, les toilettes, puis la petite salle de bains, allant jusqu’à soulever le rideau de douche. Dans le placard de l’entrée, elle aperçut les chaussures de marche et le pardessus fauve que sa tante mettait pour sortir.

— Je suis vraiment désolée, gémit Clara, les larmes aux yeux, quand Léa revint dans la cuisine. Je sais que je suis censée la surveiller. Mais elle semblait si bien, ce soir. Elle avait l’air heureuse, elle ne cessait de parler de Ted et des petites qui venaient demain à l’occasion de son anniversaire. Elle m’a même confié vos projets. Il paraît que Ted a des places pour assister au match des Phillies et que vous irez tous ensemble.

— Clara, pourriez-vous rester ici jusqu’à mon retour?

Comme elle acquiesçait, Léa attrapa ses clés de voiture et son sac à main, qu’elle avait posés à la hâte en entrant sur la table de la cuisine, avec une pile de livres. A côté, le dîner de sa tante refroidissait sur un plateau.

— Si, par hasard, tante Janice revenait toute seule, appe­lez-moi sur mon portable.

— Bien entendu.

Clara jeta un coup d’œil à la pendule murale.

— J’ai le temps. Il faut juste que je sois rentrée pour réveiller mon fils qui travaille en ce moment dans l’équipe de nuit.

— Très bien.

La vieille femme la suivit dans l’entrée.

S’arrêtant devant une petite desserte, Léa prit une photo­graphie encadrée — un cliché de Janice avec Ted et les petites posant devant la Cloche de la Liberté1. D’un geste sûr, elle fit glisser le carré de feutre au dos du cadre et en sortit la photo, qu’elle fourra dans la poche de sa veste.

— Vous voulez que je prévienne la police ? demanda Clara en essuyant une larme du revers de la main. Ça fait moins d’une heure qu’elle est partie, mais on ne sait jamais... En ville... Avec tous ces voyous qui traînent de nos jours... Et cette pauvre Janice qui erre en chaussons et en robe de chambre...

— Attendez un peu, elle n’est peut-être pas loin. Je vais faire le tour du pâté de maisons, répondit Léa en ouvrant la porte d’entrée. Je les appellerai moi-même, si je ne la trouve pas.

Elle ne jugea pas utile d’expliquer que, la semaine précé­dente, les policiers ne l’avaient pas aidée le moins du monde à retrouver sa tante. Elle avait au contraire perdu un temps précieux à répondre à leurs questions. A la suite de quoi, ces messieurs n’avaient pas jugé l’affaire suffisamment grave pour se déplacer. Finalement, c’était son frère qu’elle avait appelé à la rescousse, et ils avaient écumé ensemble les rues de la ville en voiture, jusqu’à découvrir Janice à 2 heures du matin, dans une ruelle du quartier, recroquevillée près d’une benne à ordures. Elle sanglotait doucement comme une enfant perdue. A ce souvenir, Léa sentit sa gorge se nouer.

Elle sortit dans la petite rue et décida d’entreprendre ses recherches à pied. Cette fois, elle ne voulait pas déranger Ted. D’autant qu’il avait les petites. Il se réjouissait tant de passer ces deux jours avec elles. La semaine suivante, il allait devoir affronter Marilyn pour la garde. Inutile de lui gâcher son week-end.

Des maisons identiques s’alignaient en rang serré le long de la rue. Une vieille camionnette la dépassa lentement. A l’inté­rieur, un homme braillait, visiblement en colère, et la femme qui l’accompagnait eut un rire strident. Le cœur battant, Léa serra fermement ses clés de voiture dans sa main, accéléra le pas vers le bout de la rue et tourna au coin. Vérifiant chaque ombre, chaque porche, elle se dirigea vers l’endroit où ils avaient retrouvé Janice la dernière fois.

Un peu plus loin, le carillon d’une église sonna 22 heures. A deux rues de là, elle croisa un groupe tapageur. Sans doute des types qui sortaient du bar voisin. L’un d’eux lui lança une plaisanterie grossière, et ses copains s’esclaffèrent. Elle se hâta de passer son chemin.

Elle songea aux nombreuses discussions qu’elle avait eues avec Ted au sujet de leur tante. Deux ans et demi auparavant, quand Janice avait pris sa retraite après une longue carrière d’enseignante, elle était tout naturellement venue s’installer à Philadelphie, près des neveux qu’elle avait élevés, la seule famille qui lui restait.

Au début, ils avaient été heureux. Léa occupait un poste d’assistante sociale dans l’une des écoles publiques de la ville. Quant à Ted, il n’habitait qu’à une heure au nord, dans le comté de Bucks, avec sa femme et ses enfants. Ils étaient tous réunis. La vie était belle.

Jusqu’à ce que ce bel équilibre s’effondre peu à peu.

Cela avait commencé par des problèmes de couple entre Marilyn et Ted. Ils s’étaient séparés. Ensuite, on avait diagnos­tiqué un début d’Alzheimer chez Janice. Quelques semaines plus tard, le budget de l’école avait été réduit, et Léa avait perdu son emploi.

En traversant Broad Street, elle évita de justesse une voiture qui ne prenait pas la peine de s’arrêter aux feux rouges. Elle ne cessait de prier pour que sa tante soit partie dans la même direction que la semaine précédente.

La vieille femme ne pouvant plus vivre seule, Léa l’avait prise chez elle. Depuis qu’elle avait perdu son emploi, elle suivait des cours du soir à l’université de Temple afin de décrocher un diplôme, tout en essayant de survivre en cumulant les petits boulots dans la journée. Ted avait emménagé dans un appartement au nord de la ville et venait régulièrement la relayer auprès de leur tante. Tout en considérant que, à son âge et dans son état, cette dernière ne pouvait plus vivre dans ce quartier reculé du sud de Philadelphie.

Léa reconnaissait qu’il avait raison. La maladie de Janice évoluait rapidement, et elle-même allait bientôt devoir chercher un travail à plein temps. Il lui faudrait alors déménager dans une ville où la vieille dame ne serait pas en danger chaque fois qu’elle ferait un pas hors de la maison, une ville où elle pourrait sortir, où on la connaîtrait.

Si Léa répugnait à s’éloigner de Ted, elle envisageait sérieu­sement de retourner dans le Maryland où Janice avait vécu toute sa vie, avant de les rejoindre à Philadelphie. Elle avait déjà transmis son curriculum vitæ à des connaissances de la banlieue de Baltimore qui lui avaient peut-être décroché un emploi. Mais rien n’était encore fait, et elle préférait ne pas se réjouir trop vite.

Comme elle arrivait là où Janice s’était réfugiée l’autre fois, elle sentit son estomac se nouer. C’était une impasse mal éclairée dans laquelle ne donnaient que des arrière- boutiques. Tous les commerces étant fermés à cette heure, l’impasse paraissait lugubre. Elle faisait preuve de beaucoup d’optimisme en espérant retrouver sa tante au même endroit, songea-t-elle avec ironie. Mais cela valait quand même le coup de vérifier.

Avant de s’engager dans l’impasse, elle s’arrêta pour observer la rue qu’elle venait de remonter et remarqua deux femmes assises sur un perron. Un peu plus loin, un groupe d’adoles­cents — une dizaine de garçons et de filles — écoutaient du rap sur une chaîne portative. Glissant la main dans sa poche, elle lâcha ses clés et empoigna son arme d’autodéfense — une bombe anti-agression. Alors seulement, elle s’engagea dans la pénombre de la petite ruelle.

Tout le long du trottoir, des bennes à ordures couvertes de graffitis débordaient d’immondices, et la ruelle était jonchée de bouteilles vides et de canettes. Léa avançait lentement, fouillant du regard chaque recoin, chaque porche. Entre deux poubelles, elle vit briller les yeux d’un chat qui la fixaient sans ciller. Elle avait presque atteint le bout de l’allée quand elle remarqua une petite silhouette blottie contre un mur en brique. Elle poussa un soupir de soulagement.

— Janice, appela-t-elle doucement. Tante Janice.

Pas de réponse.

En s’approchant, son pied heurta une bouteille qui roula bruyamment sur le trottoir avant d’aller se fracasser contre la roue d’une des bennes à ordures. La silhouette se redressa légèrement et, tournant la tête vers elle, lui lança une volée d’obscénités.

— Pardon, murmura Léa en reculant. Je vous avais prise pour quelqu’un d’autre.

Elle fit demi-tour sans demander son reste. Elle commençait sérieusement à s’inquiéter, maintenant. En parcourant de nouveau la rue des yeux, elle s’aperçut que les deux femmes étaient parties, mais pas les adolescents. Ils écoutaient toujours leur musique, rassemblés sur les marches d’un escalier. Elle les rejoignit. Deux des garçons lui tournèrent ostensiblement le dos tandis que les filles lui lançaient des regards renfrognés, empreints d’hostilité.

Elle tira la photographie de Janice de sa poche et la replia de façon à dissimuler les visages d’Emily et d’Hanna.

— Excusez-moi. Pourriez-vous m’aider, s’il vous plaît?

Quelqu’un monta le volume de la musique, et deux des filles s’éloignèrent vers le coin de la rue.

— Est-ce que l’un de vous aurait vu cette femme ?

Tenant la photographie à bout de bras, elle avança au milieu du groupe.

L’un des garçons s’approcha d’elle en roulant les mécani­ques. Il passa un bras autour de ses épaules et se pencha sur le cliché avec un intérêt exagéré.

— Qu’est-ce qu’elle a fait, mon chou ? Elle t’a piqué ton mec?

Elle lui décocha un coup sec dans les côtes et repoussa son bras, lui arrachant un cri de douleur. Les autres se mirent à rire. Elle exhiba le cliché à la ronde.

— Écoutez... Voilà dix dollars. Vous l’avez peut-être croisée dans la rue... Elle est probablement perdue et...

— Vous rigolez ou quoi ? lança quelqu’un dans son dos. Dix dollars ! Je vous renseigne pour cinquante.

Un Noir qui venait tout juste de se joindre au petit groupe s’avança vers elle et lui prit la photographie des mains.

— Faites voir...

Il fit quelques pas pour observer le cliché à la lueur d’un réverbère.

— Elle porte une robe de chambre à fleurs, expliqua Léa qui lui emboîta le pas. Et des chaussons roses. Elle est petite. A peu près de cette taille-là, précisa-t-elle en joignant le geste à la parole. Elle a des cheveux gris coiffes en queue-de-cheval.

L’adolescent regarda encore le cliché à la lumière.

— Vous l’avez vue ?

Son intonation avait dû trahir sa détresse, car il leva les yeux vers elle en haussant les épaules.

— Combien vaut-elle, pour vous ?

— Je n’ai pas cinquante dollars sur moi. Je n’en ai que dix, murmura Léa. Mais, si vous m’aidez, je vous apporterai le reste demain.

— Ben voyons...

Après une légère hésitation, il haussa de nouveau les épaules et lui fit signe de le suivre. Ignorant les rires et les commen­taires derrière eux, elle s’exécuta.

— Jamal s’est dégoté une Blanche...

— Dis donc, Jamal... Tu vois pas qu’elle pourrait être ta mère ?

— Je ne voudrais pas détruire votre réputation, Jamal, plaisanta Léa, histoire de détendre l’atmosphère.

Mais elle avait la peur au ventre.

— Votre mère ? demanda-t-il en lui rendant la photogra­phie.

— Non. Mais c’est tout comme. C’est ma tante, et elle m’a élevée.

— Qu’est-ce qu’elle a ? Elle est dingue ?

— Non. Seulement, parfois, elle perd un peu la boule... Elle oublie son nom, elle ne sait plus qui elle est, ni où elle habite. Elle déambule dans les rues sans savoir comment rentrer chez elle.

— Alzheimer?

— Oui.

— Ma grand-mère a la même chose.

— Oh ! Désolée.

L’adolescent s’engageait maintenant dans une rue vraiment louche. Une demi-douzaine de carcasses de voiture gisaient le long du trottoir défoncé, et les habitations étaient tellement délabrées qu’on les aurait crues abandonnées.

Léa marqua un temps d’hésitation.

— Vous savez où elle se trouve, n’est-ce pas ?

— Ouais.

Arrivé au bout de la rue, il s’arrêta et désigna du menton l’arrêt de bus en face d’eux.

— Elle est juste là. Elle était assise peinarde quand je suis passé tout à l’heure. Elle avait l’air de parler toute seule.

Léa sentit son cœur bondir à la vue de sa tante qui se dandi­nait d’avant en arrière, installée sur le banc. Ses chaussons un peu trop larges se balançaient au bout de ses pieds fins, et elle parcourait la rue du regard avec une expression hagarde, comme si elle cherchait quelque chose.

Prête à traverser la rue pour la rejoindre, Léa se ravisa et se retourna.

— Désolée... J’ai failli oublier, s’excusa-t-elle en fouillant dans son sac à main.

— Vous fatiguez pas, répliqua le garçon. Vous devriez mieux la surveiller.

Sans lui laisser le temps de protester, il lui tourna le dos et s’éloigna. Elle se dirigea vers l’arrêt de bus, un goût amer dans la bouche. Elle faisait de son mieux, elle ne négligeait pas sa tante. Et ne méritait pas ce reproche déguisé.

La vieille femme ne la vit pas arriver. Pourtant, quand Léa se glissa près d’elle sur le banc, ses yeux gris s’illuminèrent, signe qu’elle la reconnaissait.

— Tu arrives à temps. Le bus va passer dans une minute.

Elle scrutait la rue avec anxiété.

— Et où veux-tu aller, tatie ? s’enquit Léa en voyant en effet un bus approcher.

— Chercher Ted. Il nous attend.

Le bus atteignait l’arrêt. Janice agrippa la main de Léa et se leva.

— Viens.

— Mais Ted a sa voiture et il est déjà en route.

Léa fit un signe de dénégation au conducteur qui leur ouvrait la porte. Doucement, elle passa un bras autour des épaules de sa tante et reprit avec elle la rue en sens inverse.

— Il sera là demain matin, avec les petites.

— Avec qui ?

— Les petites. Tu sais bien... Hanna et Emily.

L’air angoissé, la vieille femme suivit des yeux le bus qui s’éloignait.

— Ted ne trouvera pas son chemin.

— Mais si, tatie. Ne t’inquiète pas. Ted ne se perd jamais.

Tu le verras demain.

Léa passa son bras sous le sien et l’entraîna lentement vers la maison.

— Parlons un peu de demain, justement, enchaîna-t-elle. Sais-tu que j’adore les anniversaires ?

— De quel anniversaire parles-tu ?

— Du tien, pardi ! s’exclama-t-elle en riant de bon cœur.

Léa sentit l’émotion la submerger. Seigneur, comme elle l’aimait!

— L’anniversaire de qui ? redemanda Janice avec un large sourire.

— Le tien, bien sûr ! dit Léa en lui tapotant affectueuse­ment la main. Mais pas question d’ouvrir tes cadeaux avant demain.

La vieille dame ne se souvenait pas que c’était son anni­versaire. Une nouvelle manifestation de sa maladie.

Elles prirent leur temps pour rejoindre la maison. A mesure qu’elles parlaient, Janice semblait se détendre et reprendre confiance. Lorsqu’elles atteignirent le porche de l’immeuble qui abritait leur petit appartement, la vieille dame avait retrouvé une partie de son calme et de sa lucidité.

A l’intérieur, Clara les attendait. Elle avait rallumé la télévision.

— Vous avez fait peur à votre nièce, Janice, lui reprocha- t-elle. Vous ne devriez pas...

Léa lui fit signe de se taire. Après avoir installé sa tante dans son fauteuil préféré, elle prit Clara par le bras et l’en­traîna à l’écart.

— Pas la peine. Elle ne se souvient même pas du moment où elle a quitté la maison.

— Vous avez raison, ma chérie. Dans son cas, les reproches ne servent à rien. Mais vous devriez la placer dans une maison spécialisée. Si elle se met à fuguer tous les jours, elle va devenir une charge trop lourde pour vous et votre frère. Et quelqu’un de mon âge ne peut pas la surveiller efficacement, vous le savez bien.

— Janice a passé une mauvaise nuit, hier. Voilà tout. Elle n’est pas tout le temps comme ça. Merci d’être restée, Clara.

— Ce n’est rien. Mais j’insiste, vous devriez envisager de...

— Je sais. J’y songerai, promit-elle en réprimant une pointe d’agacement. Bonne nuit, Clara.

Sur ces mots, elle la poussa gentiment sur le palier et ferma la porte derrière elle.

Lorsqu’elle se retourna, Janice se tenait debout près de son fauteuil, les yeux rivés au poste de télévision.

— Ted ne viendra pas, dit-elle.

— Mais si, tatie. Bien sûr qu’il viendra.

Après avoir fermé la porte à clé et mis la chaîne de sécu­rité, Léa se dirigea vers la cuisine. Elle n’envisageait pas une seconde d’envoyer sa tante dans l’un de ces établissements où les vieillards étaient laissés à l’abandon. Ted et elle lui devaient beaucoup, et aucun d’eux n’avait oublié ce qu’elle avait fait pour eux. Elle resterait ici.

— Léa!

— Oui, tatie, j’arrive. Assieds-toi, je nous prépare à manger, répondit-elle en débarrassant le plateau-repas qui avait refroidi.

— Ted ne viendra pas, répéta obstinément la vieille femme.

Elle avait haussé le ton. Léa crut déceler une note de panique dans sa voix.

— Tu as raison. Il ne vient pas ce soir. Mais il sera là demain, pour le petit déjeuner, avec les filles.

Elle sortit du Frigidaire un récipient contenant de la soupe et le glissa dans le four à micro-ondes.

— Non... Non... Il ne viendra pas, il ne viendra pas.

Cette triste mélopée la fit sortir de la cuisine. De grosses larmes roulaient sur les joues de Janice qui frissonnait de tout son corps.

— Allons, tatie...

Elle attira sa tante sur le canapé et la serra dans ses bras comme une enfant. Elle avait l’habitude, maintenant, de ses brusques changements d’humeur qui faisaient partie de la maladie.

— Nous allons faire un bon dîner et, demain, il sera là, plus tôt que tu ne crois...

— Il ne viendra pas.

Dans la vitrine disposée face au poste de télévision, Léa perçut du coin de l’œil des images vaguement familières. Elle se retourna. Une journaliste, dans une rue sombre. Derrière elle, on voyait des camions de pompiers, des voitures de police et, un peu plus loin, les restes calcinés d’une maison.

«... tout ce que nous savons pour le moment, disait la journaliste. Un triple meurtre, ici même, à Stonybrook, une petite ville sans histoires du comté de Bucks... »

Léa se raidit, à l’écoute.

«... Le cadavre de Marilyn Hardy, âgée de trente-trois ans, a été découvert dans sa cuisine. Nous venons tout juste d’apprendre que l’on a retrouvé à l’étage les corps partielle­ment calcinés de ses deux petites filles... »

Léa ne bougeait pas, pétrifiée. Dans ses bras, Janice tourna la tête vers l’écran.

«... D’après les premières constatations de la police, la jeune femme aurait été poignardée à mort avant le début du sinistre... »

Incapable de bouger ni de parler, Léa laissa échapper un râle désespéré. Elle étouffait. Hébétée, anéantie, elle ne pouvait détacher son regard de la journaliste.

« ... La jeune femme était sur le point de divorcer de son mari, Ted Hardy. Celui-ci a été arrêté sur les lieux du drame, il y a une heure. Il se trouve en ce moment même en garde à vue... »

Janice laissa échapper un sanglot et riva ses yeux dans ceux de Léa.

— Je t’avais dit que Ted ne viendrait pas.

ChapitreUn

Deux ans plus tard

Penchée au-dessus de la cuvette, Léa s’appuya contre le carre­lage froid des toilettes du tribunal de Doylestown et s’efforça de maîtriser un haut-le-cœur. Son estomac la trahissait.

Après avoir tiré une seconde fois la chasse d’eau, elle sortit en titubant de la cabine aux murs gris et se dirigea vers le vieil évier en porcelaine. Ouvrant en grand le robinet d’eau froide, elle se rinça la bouche avant de s’asperger copieusement le visage. L’eau glacée rafraîchit à peine sa peau brûlante.

La porte qui donnait sur le couloir s’ouvrit, et une femme chaussée de talons aiguilles entra dans la pièce. Tirant à la hâte quelques serviettes brunes du distributeur de papier, Léa feignit de s’essuyer pour dissimuler son visage. Elle entendit la nouvelle venue s’enfermer dans une cabine et leva la tête vers le miroir. Seigneur, qu’elle mine épouvantable...

Le léger trait de crayon qu’elle avait tracé le matin de façon à souligner son regard s’étalait à présent en cercles noirs autour de ses yeux boursouflés. Et, comme si ça ne suffisait pas, elle avait le nez rouge, les lèvres exsangues et la peau marbrée.

Quand l’intruse aux talons hauts tira la chasse d’eau, elle fouilla dans son sac à la recherche de ses lunettes noires. La femme réapparut et s’approcha des lavabos en la dévisageant ouvertement.

Après avoir essuyé les ombres noires sous ses yeux, Léa contempla dans la glace son visage tourmenté. Un visage qu’elle ne reconnaissait plus. Elle s’efforça de prendre un air serein, respira à fond, puis sortit des toilettes en se préparant à affronter l’inévitable.

Ses genoux se mirent à trembler lorsqu’elle pénétra dans la salle d’audience presque comble. L’horloge murale marquait 15 h 59. Elle essaya de regarder droit devant elle, sans se laisser impressionner par le murmure qui s’élevait dans le public tandis qu’elle rejoignait sa place. Stéphanie Slater, la mère de Marilyn, prononça quelques mots à voix haute quand elle passa à sa hauteur, mais Léa ne tourna même pas la tête dans sa direction. Ça faisait longtemps qu’elle avait résolu d’ignorer ses sarcasmes et ses menaces à peine voilées.

Le représentant du ministère public entra dans la salle à 16 heures pile, accompagné de trois assistants. L’avocat de Ted, David Browning, n’arriva que six minutes plus tard, vêtu d’une de ses chemises dont le col boutonné rehaussait son bronzage impeccable et d’un costume gris anthracite flambant neuf. Il lui adressa un signe de tête amical auquel elle ne répondit pas.

La semaine précédente, elle avait reçu sa dernière note de frais. Jeune avocat, Browning appartenait à un cabinet d’excellente réputation, mais elle ne pouvait s’empêcher de se demander combien de séances de bronzage et de manucure il s’était offertes avec la somme astronomique qu’elle lui avait versée. Sans compter sa collection de costumes Armani, un pour chaque jour de la semaine.

Elle baissa la tête. Elle avait terriblement besoin de décharger son angoisse. Et, vu tout ce qu’elle reprochait à David Browning, il faisait un excellent bouc émissaire.

Une porte s’ouvrit sur sa droite, et ce fut comme si des griffes se plantaient dans ses entrailles. Son frère entra, encadré par deux policiers en uniforme. Une fois de plus, elle fut frappée par sa maigreur et ses traits tirés. Elle contempla la barbe blonde et grise qui recouvrait un visage autrefois séduisant et éclatant de santé. Il n’avait que trente-cinq ans, mais on lui en aurait donné vingt de plus. Son regard était celui d’un vieillard qui n’attend plus rien de la vie.

Lui non plus, elle ne le reconnaissait pas.

Les douze jurés allaient annoncer la sentence contre Ted Hardy. Seulement, ce dernier ne semblait pas concerné. Il avait abandonné la partie depuis longtemps. Depuis son arrestation. Deux ans déjà.

Léa refoula les larmes qui lui piquaient les yeux. Alors que Ted s’installait à la barre des accusés sans un regard pour elle, elle comprit qu’il cherchait à rompre son dernier lien avec le monde des vivants et se sentit plus seule et perdue qu’elle ne l’avait jamais été durant toute sa vie.

La semaine précédente, elle ne lui avait même pas proposé de demander une permission afin qu’il puisse assister aux funérailles de leur tante dans le Maryland. Il aurait refusé. Elle avait donc prononcé seule l’éloge funèbre devant les visages attristés de ceux qui avaient été les amis de Janice. C’était là que, désespérée, elle avait pris conscience qu’elle n’avait plus personne. Elle avait atteint le fond.

La cour s’installa suivant le rituel d’usage. Léa n’y prêta pas grande attention, tant elle y était habituée. Elle y pensait jusque dans ses rêves.

La voix de l’huissier la ramena à la réalité : le moment était venu d’entendre le verdict. Aussitôt, un silence de mort tomba sur la salle d’audience. Les mains agrippées aux genoux, bien droite, elle fixa la nuque de Ted.

— Le président des jurés peut-il se lever ?

Son regard glissa vers le huitième juré, un homme d’affaires plutôt âgé, vêtu d’un costume bleu marine. Elle ôta ses lunettes noires de façon à mieux l’observer. Mais son visage impassible ne montrait rien. Impossible de deviner ce qu’il allait dire.

— Les jurés ont-ils rendu leur verdict ? s’enquit le juge.

— Oui, Votre Honneur.

Elle eut la chair de poule en l’entendant répondre avec tant de détachement.

— A l’unanimité ?

— Oui.

S’apercevant qu’un de ses pieds battait nerveusement le sol, elle appuya sa main sur son genou pour bloquer ce mouve­ment involontaire.

— Attendu que le prévenu, Théodore John Hardy, ici présent, a été reconnu coupable de meurtre au premier degré sur la personne de Marilyn Hardy, coupable de meurtre au premier degré sur la personne d’Emily Hardy, coupable de meurtre au premier degré sur la personne d’Hanna Hardy, quel est votre verdict ?

Léa retint sa respiration.

— La peine de mort.

Derrière elle, quelqu’un poussa un cri étouffé. Il lui sembla que Stéphanie éclatait en sanglots. Puis un bourdonnement monta dans le public. Une bousculade. Les journalistes se précipitaient dans l’allée avec leurs appareils photo, comprit-elle à contretemps. Sentant les larmes lui brûler les yeux, elle remit ses lunettes noires. Sa gorge la serrait à l'étouffer.

Des coups de marteau se firent entendre depuis la chaire du juge.

— Je vous remercie, vous pouvez vous asseoir, déclara l’huissier en élevant la voix pour couvrir le brouhaha.

— Votre Honneur, intervint David Browning, nous demandons que les membres du jury répondent un par un à la question.

Le juge acquiesça d’un signe de tête. Léa regarda son frère. Il semblait toujours aussi indifférent à la scène.

Le juge adressa un signe à l’huissier qui se retourna vers les douze jurés.

— Veuillez, s’il vous plaît, vous lever et énoncer votre verdict à haute et intelligible voix lorsqu’on prononcera votre nom et votre numéro.

La gorge de plus en plus serrée, Léa gardait les yeux fixés sur Ted. L’huissier questionna les jurés tour à tour, répétant chaque fois les trois chefs d’inculpation. L’un après l’autre, les huit femmes et les quatre hommes se levèrent pour prononcer les mêmes terribles mots, haut et fort, afin d’être entendus de tout le public.

Ted ne fit pas un mouvement, ne cilla pas une seule fois. Il paraissait ailleurs.

« La peine de mort. »

Léa était anéantie chaque fois qu’elle revoyait les visages frais et innocents d’Emily et d’Hanna. Ted n’avait pas pu faire ça. Jamais il n’aurait mis le feu à la maison en sachant que ses deux petites filles dormaient à l’étage.

« La peine de mort. »

Marilyn n’était pas parfaite, certes, mais il l’avait suffisam­ment aimée pour l’épouser et lui donner deux enfants. Il ne l’aurait pas tuée à coups de couteau.

« La peine de mort. »

— Votre Honneur, les membres du jury ont répondu...

La voix de l’huissier continuait à résonner dans la salle, mais Léa n’écoutait plus.

Ted n’avait pas pu faire ça.

Elle se mit à trembler de tout son corps, blessée jusqu’au plus profond de son âme. Elle saignait, et de sa plaie invi­sible s’échappaient les souvenirs qu’elle refoulait depuis trop longtemps.

Les images d’un autre meurtre s’interposèrent dans son esprit, des images enfouies jusque-là dans sa mémoire au prix d’un effort surhumain, des images d’une violence insoutenable. Elle avait onze ans et Ted quinze quand ils les avaient trouvés en rentrant à la maison. Elle les voyait en ce moment même, étendus sur le sol de la cuisine, aussi clairement qu’elle les avait vus alors. Le sang. Le hurlement qu’elle avait poussé. Le visage terrifié de son frère. Et son silence tandis qu’il contemplait fixement les corps de leurs parents.

Un meurtre-suicide, selon la police de Stonybrook. John Hardy avait poignardé sa femme à vingt-sept reprises, avant de prendre un revolver dans le tiroir de son bureau et de se faire sauter la cervelle.

Sans la moindre hésitation, Janice Hardy, leur unique parente, avait accepté de recueillir les deux enfants et de les élever. Ils avaient vécu avec elle dans la petite ville du Maryland où elle enseignait, et elle avait fait de son mieux pour les délivrer de leurs cauchemars.

La voix du juge ramena soudain Léa à la réalité.

— Messieurs et mesdames les jurés, la loi m’interdit de commenter votre décision de quelque façon que ce soit. Aussi m’en abstiendrai-je...

Elle contempla la robe noire du juge. Au moment de la mort de leurs parents, tout le monde avait cru que le drame leur laisserait des séquelles psychologiques qui se manifeste­raient tôt ou tard. Browning lui-même semblait croire à la culpabilité de Ted, sans doute pensait-il qu’il fallait chercher l’explication de son geste dans son passé. Mais elle savait qu’il avait tort.

Parce que c’était grâce à son frère qu’elle avait surmonté sa douleur. Il lui avait appris à vivre sans leurs parents. Il l’avait fait rire, il l’avait soutenue, il l’avait aimée.

Elle posa les yeux sur lui. Il était toujours docilement assis près de son avocat, le regard dans le vague.

Puis elle revint vers la cour. Les jurés étaient sortis, et il ne restait plus dans le box que des chaises vides. Le juge s’adressait à Ted.

— ... la peine qui vient de vous être infligée vous permet de faire appel auprès de la Cour suprême de l’Etat de Pennsylvanie.

D’une voix monocorde, il lut le document relatif à la demande d’appel. Léa le connaissait déjà. Tout n’était pas fini. Elle ne laisserait pas mourir son frère, elle se battrait jusqu’au bout.

— Vous avez dix jours pour effectuer les formalités néces­saires.

Elle regarda fixement David Browning. Leur avocat, l’homme chargé de défendre leurs intérêts. Elle se demanda s’il écoutait vraiment. Il ne prenait pas de notes. Quant aux deux juristes qui l’assistaient — deux novices fraîchement émoulus de l’université —, ils paraissaient à peine plus concernés que lui. L’un d’eux ferma même d’un coup sec son attaché-case, comme s’il avait hâte de sortir.

Une bouffée de rage impuissante lui fit monter le rouge aux joues. C’était au cours du procès qu’elle s’était rendu compte que Browning n’avait pas l’envergure nécessaire. Trop tard pour engager quelqu’un d’autre, sans compter que Ted ne coopérait pas le moins du monde et qu’elle avait déjà fort à faire avec la maladie de Janice. Le pire toutefois, elle l’avait vécu lors de la plaidoirie, en s’apercevant que Browning ne se donnait même pas la peine de chercher à convaincre les jurés.

Assis près de ses défenseurs, Ted continuait à fixer obstiné­ment la table d’un regard vide, pendant que le juge décrivait la procédure à suivre en cas d’appel. Browning ne prit pas une seule fois son stylo.

Il lui fallait un autre avocat. Elle y songeait depuis un moment, comme de vendre leur vieille maison de famille à Stonybrook afin de financer l’entreprise. L’argent lui permettrait d’engager quelqu’un de compétent, quelqu’un qui se battrait réellement pour Ted.

— En attendant le dépôt de votre dossier, poursuivait le juge, le tribunal se réserve le droit de réclamer une expertise psychiatrique menée par des médecins rattachés à la cour d’appel. Des questions, maître Browning ?

L’avocat et ses deux assistants ne bronchèrent pas. C’était la routine, à leurs yeux. Un jour comme les autres, un prisonnier de plus dans les couloirs de la mort. Pas de questions. Pas de commentaires. Rien.

Elle serra les poings. Elle aurait voulu envoyer quelque chose à la figure de ce nul. « Dis quelque chose! »

— Très bien. La séance est levée.

Deux policiers s’approchèrent de Ted qui avait l’air toujours aussi indifférent.

— Ted!

Sans même s’en rendre compte, Léa s’était penchée en avant en criant son nom. Il fronça les sourcils, mais ne sembla pas la reconnaître. Il se leva sans un mot et se dirigea vers la porte.

L’avocat s’adressa à lui à voix basse. Ted secoua la tête en signe de dénégation. C’était la première fois depuis le début du procès qu’elle les voyait communiquer. L’avocat se pencha un peu plus vers lui et parut insister. Cette fois, Ted lui tourna brusquement le dos en lâchant sèchement :

— Je vous ai répondu. Maintenant, laissez tomber.

Son amertume lui fit mal, et elle se tassa sur sa chaise. Incapable de détacher son regard du visage las de son frère, elle le suivit des yeux tandis qu’il sortait de la salle d’audience. David Browning s’en était plaint régulièrement : Ted ne coopérait pas, il avait même refusé l’expertise psychiatrique qui aurait pu lui sauver la vie.

— Mademoiselle Hardy ?

Quelqu’un lui toucha l’épaule. Se retournant, elle leva des yeux interrogateurs vers la jeune femme en uniforme qui se tenait devant elle. Son visage ne lui était pas inconnu, elle l’avait remarquée plusieurs fois à la porte de la salle d’audience.

— Je crois que vous avez laissé tomber ceci en entrant tout à l’heure.

Léa examina l’enveloppe blanche à son nom que la jeune femme tenait dans la main. Elle ne voyait pas quand elle aurait pu faire tomber quelque chose de son sac et ne se souvenait pas non plus d’y avoir mis une enveloppe. Mais elle tendit machinalement la main.

— Merci.

Elle surveillait Browning. Ce dernier s’entretenait amicale­ment avec l’un de ses collègues de la partie civile, un rouquin plutôt séduisant qui avait présenté les preuves matérielles pendant le procès. Ses assistants avaient déjà rejoint la foule amassée près de la porte. Elle aurait voulu lui parler avant qu’il ne parte, mais il ne semblait pas pressé.

Baissant les yeux vers l’enveloppe, elle y lut son nom et le numéro de la salle d’audience. Intriguée, elle l’ouvrit. A l’in­térieur se trouvait une feuille de papier soigneusement pliée en quatre. Elle prit rapidement connaissance du message, puis fouilla du regard les sièges vides derrière elle. Personne, mis à part la jeune femme qui retournait se poster devant la porte.

Elle baissa de nouveau les yeux et relut :

« Ted est innocent. Je sais qui a fait le coup. »

* * *

— On m’a encore envoyé une lettre anonyme !

— Je le vois bien. Vous l’avez reçue à l’hôtel ?

— L’officier de faction l’a trouvée par terre, devant la salle d’audience.

— Je regrette, Léa, commenta-t-il tout en descendant l’es­calier. C’est une mauvaise blague. Je pense que vous devriez l’apporter à la police.

— Pas question, dit-elle sèchement. Par ailleurs, je voudrais récupérer celles que je leur ai déjà remises.

— Ça risque de faire mauvais effet.

— Pour qui ?

— Écoutez, il y a une procédure administrative, des démarches... Il ne suffit pas de les réclamer.

— Je me moque des procédures. Tout ce qui m’importe, c’est de sauver mon frère. Mais, pour vous, l’affaire Ted Hardy est déjà classée, n’est-ce pas ?

— Vous révolter ne vous mènera à rien.

— Vous voulez savoir ce que c’est que de se révolter ?

Elle le saisit par la manche de sa veste et le tira violemment, l’obligeant à s’arrêter au milieu de l’escalier.

— J’en ai par-dessus la tête des flics, de vous et de vos assistants incompétents ! Vous n’avez jamais cru en l’innocence de Ted et vous n’espériez même pas sauver sa peau. Pourquoi avez-vous accepté de le défendre, David ? C’est comme ça que vous concevez votre métier ?

— Léa... Vous êtes à bout. Je le sais.

Il eut un soupir exaspéré et parcourut du regard le grand escalier en marbre.

— Écoutez... Vous êtes sous pression. Votre tante est morte la semaine dernière. D’ailleurs, j’aurais voulu assister à son enterrement, mais...

— Il ne s’agit pas de ça, l’interrompit-elle. Mon frère vient d’être condamné à mort. Vous comprenez ça ? A mort ! On va lui faire une piqûre, et pour lui ce sera la fin. Merde, vous êtes quand même son avocat ! Vous devriez être de son côté !

— Mais je le suis...

— Dans ce cas, pourquoi ne l’avez-vous pas aidé? Vous n’aviez même pas préparé votre dossier. Tous les jours, vous êtes venu vous asseoir comme une bûche pour écouter les témoins de l’accusation. Pas une fois vous n’avez réagi. Ensuite, vous les avez laissés démanteler votre pitoyable défense. Pourquoi n’avez-vous pas mis en avant la personnalité de Ted, ainsi que je vous l’avais suggéré ? Il n’a rien à voir avec le monstre que ces imbéciles se sont acharnés à décrire. C’était un père affectueux et un bon mari. C’est Marilyn qui ne tenait pas en place, c’est elle qui l’a poussé au divorce. Seulement, vous n’avez pas évoqué le problème une seule fois. Vous avez assisté passivement à son procès comme si son cas était sans espoir. Vous, son avocat !

— C’est faux.

Il secoua la tête en signe de désaccord, puis, comme à son habitude, il opta pour la fuite et recommença à descendre l’escalier. Aucun état d’âme. Elle ne mesurait qu’aujourd’hui à quel point il était sans cœur. Dire qu’il lui avait fallu deux ans pour le juger.

— Vous savez quoi ? poursuivit-elle sans le lâcher d’une semelle. Si le coupable apparaissait devant vous en avouant avoir poignardé Marilyn et mis le feu à la maison, vous ne bougeriez pas le petit doigt. Pourquoi se compliquer la vie ? On a rendu le verdict, vous avez touché vos appointements. L’affaire Théodore John Hardy appartient désormais au passé.

— Vous êtes vraiment injuste...

Il la considéra, les yeux plissés.

— Vous n’espérez quand même pas que le coupable va se réveiller brusquement et s’accuser du meurtre de Marilyn ? Surtout maintenant que Ted a été reconnu coupable?

— Vous vous trompez. Il nous reste une chance. Je la tiens là, dans ma main droite, martela-t-elle avec obstination alors qu’il atteignait le bas de l’escalier. Et je suis persuadée qu’une bonne demi-douzaine de chances de ce genre s’entassent dans le dossier de vos amis les flics. Entre celles que je leur ai transmises et celles qu’ils ont dû recevoir directement.

Plusieurs personnes se tournèrent dans leur direction. Dont un journaliste qui la harcelait depuis deux mois dans le but de décrocher une interview. Voyant que l’homme s’apprêtait à les rejoindre, David la prit par le bras et l’entraîna vers un bureau, au rez-de-chaussée.

Il referma la porte vitrée au nez du journaliste qui les avait suivis et balaya la pièce du regard. Derrière le comptoir, les bureaux étaient déserts. La pendule murale affichait 18 heures.

— Maintenant, Léa, écoutez-moi attentivement. Je sais que vous êtes bouleversée...

Comme elle ouvrait la bouche pour répondre, il leva la main dans un geste d’apaisement.

— ... et ça me paraît normal après ce que vous avez enduré ces deux derniers mois — voire ces deux dernières années. Mais, avant que vous ne vous précipitiez à la recherche du plaisantin qui a écrit cette lettre — que vous pensez à tort susceptible de sauver la situation —, il y a quelque chose d’utile et d’urgent à faire pour votre frère.

Son ton calme et détaché raviva sa colère. Il était décidé­ment indifférent à tout, même aux insultes! Pourtant, elle s’efforça de contenir sa rage. Browning était encore l’avocat de Ted. Du moins, pour l’instant.

— Qu’entendez-vous par « urgent » ? Que pourrait-il y avoir de plus urgent que de prouver son innocence pour le sauver de la peine de mort ?

Il ôta posément une petite peluche accrochée à la manche de sa veste, puis consulta sa montre.

— Je ne veux pas en parler avant d’avoir épuisé toutes les possibilités. D’abord, il faut que je parle à mon client.

Elle se plaça devant lui et l’obligea à la regarder droit dans les yeux.

— Que voulez-vous dire par là ?

— Sachez que Ted refuse de faire appel. Il m’a clairement signifié que je n’avais rien à espérer de lui. Il a l’intention de refuser les visites des membres d’Amnesty International ou de toute autre association intervenant en faveur des condamnés à mort. Il s’attendait à ce verdict. Il ne veut pas non plus traîner pendant des années dans le couloir de la mort. D’où son refus de faire appel. Il m’a annoncé qu’il ne signerait pas, qu’il ne cautionnerait pas ce cirque.

Browning lui posa la main sur l’épaule en ajoutant :

— Ce sont ses propres mots. Il veut que le gouverneur signe son exécution. Votre frère attend la mort comme une délivrance.

Elle eut l’impression que les murs de la pièce se mettaient à vaciller autour d’elle.

— Mais vous ne voyez donc pas qu’il est dépressif! protes- ta-t-elle. Il ne s’est jamais remis de la mort de ses enfants. Tenez, sa tentative de suicide de l’année dernière le prouve ! Il aurait besoin de l’aide d’un psychiatre. Dans son état d’esprit actuel, il ne peut pas prendre de décision !

— Légalement, il le peut. Le tribunal l’a jugé sain de corps et d’esprit. Et je n’ai pas le droit de l’obliger à faire appel. Un avocat ne peut pas se permettre n’importe quoi. Si j’allais à l’encontre des décisions de mon client, je risquerais d’être radié du barreau. Mais nous n’en sommes pas là.

Elle se laissa aller contre le comptoir, trop bouleversée pour répliquer. Pourtant, des milliers d’arguments se bousculaient dans sa tête.

L’avocat adoucit la voix.

— Écoutez, Léa, j’ai appris qu’il ne faut jamais perdre espoir. Demain, je reparlerai de tout ça avec Ted. Vous devriez lui parler aussi. Vous êtes la seule famille qui lui reste. Faites appel à sa conscience. Dites-lui qu’il doit se battre, ne serait-ce que pour vous. Suppliez-le, s’il le faut. Vous êtes la seule personne à pouvoir le faire changer d’avis. Sa vie repose désormais sur vous.

D’un mouvement, elle dégagea sa main qui pesait toujours sur son épaule et se redressa.

— Ne vous inquiétez pas, assura-t-elle. Je lui parlerai. Nous n’abandonnerons pas la partie.

* * *

— Huit hot dogs, deux bretzels, trois pop-corn.

— Deux hot dogs de plus, Hardy.

Ted acquiesça et se tourna vers le caissier d’un air confus.

— Pourriez-vous ajouter deux hot dogs à ma commande ? demanda-t-il en lui tendant un billet.

— Ted? Vous êtes Ted Hardy ?

Une douce pression sur son épaule. Se retournant vers la voix, il découvrit une séduisante jeune femme qui lui souriait. Son visage lui paraissait à présent vaguement familier. Comme tous les hommes qui se trouvaient là, il s’était retourné sur elle quand elle s’était approchée du stand, tout à l’heure. Elle était vêtue d’une courte robe portefeuille blanche, et il ne fallait pas beaucoup d’imagination pour se rendre compte qu’elle ne portait rien en dessous. Une tenue bien élégante pour un match de base-ball... Et pas très adaptée.

— Marilyn, dit-elle en éclatant de rire.

Elle avait un rire magnifique.

— Marilyn Foley. Ne me dis pas que tu ne te souviens pas de moi !

— Oh, bien sûr! On était à l’école ensemble. A Stonybrook ! répondit-il précipitamment en se sentant rougir jusqu’aux oreilles.

Après toutes ces années, elle le troublait encore.

Comment aurait-il pu l’oublier ? Marilyn, la fille unique des Foley... Adolescent, il n’avait d’yeux que pour elle et il avait attendu deux ans qu’elle lui accorde un rendez-vous. Malheureusement, leur idylle avait tourné court, et il n’y avait pas eu de suite à cette première rencontre. Ted n’avait que quinze ans et aucune expérience. Il s’était montré à la fois pataud et trop empressé, et elle l’avait certainement jugé comme un parfait imbécile. Un vrai désastre!

— Votre commande, monsieur.

Il se retourna et prit son plateau.

— Tu as besoin d’un coup de main ?

Sans attendre sa réponse, elle abandonna sa place dans la file d’attente et vint à sa rescousse.

— Merci. Tu es seule ?

— Non. Je suis venue avec un ami et sa fille. Ils sont quelque part par là, ajouta-t-elle en désignant les gradins du menton.

Elle sourit.

— On se la trimballe partout, et je commence à en avoir ma claque. Tu as des enfants ?

— Oui, une dizaine.

Devant son air catastrophé, il ne put retenir un sourire.

— Mais seulement pour aujourd’hui. J’encadre un groupe de jeunes des quartiers pauvres avec un copain.

— Oh !... Une sorte de bénévolat...

— On essaie de leur montrer autre chose.

Il s’installa à une table et désigna un petit groupe bruyant qui venait lentement dans leur direction.

— Une chouette troupe. Après le match, on ira manger une pizza. Tu peux venir, si tu veux, avec ton ami et sa fille.

— Trop de monde, répliqua-t-elle en lui tendant le plateau. Tu habites dans le coin ?

— Oui. Dans le centre-ville.

— Tu as une carte de visite ?

Il fouilla dans la poche de son pantalon. A sa grande surprise, Marilyn considéra avec intérêt la carte qu’il lui tendait et la lut attentivement.

— Industrie pharmaceutique. Impressionnant ! Eh bien, tu semblés être devenu quelqu’un de très... intéressant. A bien des points de vue.

Son commentaire et son attitude ressemblaient à une invite.

Elle plongea la main dans son sac et en sortit un stylo.

— C’est quoi, ton numéro de téléphone personnel?

Retournant la carte, elle l’appuya contre le torse de Ted afin de noter le numéro qu’il lui dictait. Leurs corps se frôlèrent, et il sentit son parfum l’envelopper.

— Je t’appellerai, murmura-t-elle d’un ton enjôleur. Et je crois que je t’accorderai volontiers un rendez-vous... si tu me le demandes.

Ted hocha la tête. Sa gorge était atrocement nouée. En la regardant s’éloigner, il ne put s’empêcher de l’imaginer nue sous sa robe.

Il allait avoir du mal à patienter jusqu’à la prochaine fois.

ChapitreDeux

Léa regagna le hall, suivie de David Browning. Le journaliste avait disparu. Il était tard, et l’on ne voyait plus grand monde dans les couloirs.

— Voulez-vous que je vous raccompagne à votre hôtel ?

— Non, ça va, j’ai l’habitude.

Ils quittèrent le palais de justice ensemble. Murée dans un silence obstiné, elle n’avait pas envie de s’obliger à discuter poliment. Comme il l’avait si justement remarqué, la vie de Ted était maintenant entre ses seules mains. Elle ne pouvait pas compter sur lui.

— Je vous appelle demain.

— Très bien.

A peine eurent-ils atteint le trottoir qu’elle lui tourna le dos. Elle se sentait comme possédée et regrettait de ne pas avoir réagi plus tôt — s’en voulait, même. A partir de maintenant, elle allait engager une course contre la montre et n’avait plus une minute à perdre.

Elle rentra directement à l’hôtel où elle louait une chambre au mois depuis le début du procès.

En arrivant, elle trouva sur le répondeur un message de Betty Walters, l’agent immobilier chargé de vendre la maison de Stonybrook. D’un ton froid et professionnel, la femme déclarait qu’elle travaillait tard et que l’on pouvait la joindre dans la soirée. Impossible de savoir si elle avait de bonnes ou de mauvaises nouvelles à lui annoncer.

La maison de famille, celle où ils avaient découvert les corps de leurs parents, représentait leur unique héritage. Après la tragédie, ils avaient chargé une agence locale de la louer, ce qui leur avait procuré un petit revenu, modeste mais régu­lier. Léa aurait préféré s’en débarrasser, contrairement à Ted qui prétendait y être attaché. Comme il avait insisté pour la conserver, elle n’avait pas voulu le contrarier.

Les années passant, elle avait presque oublié l’existence de cet endroit maudit. Elle n’y était jamais retournée, ni ne s’en était plus préoccupée.

Mais maintenant, la situation avait changé. Elle avait besoin de l’argent que pouvait lui procurer cette maison une fois vendue. Cela lui servirait à payer ce qu’elle devait encore à Browning, à engager un nouvel avocat et peut-être un détective privé qu’elle chargerait de retrouver l’auteur des lettres anonymes. Ces fameuses lettres qui clamaient l’innocence de Ted.

La maison était vide depuis un an et demi, et les derniers occupants l’avaient laissée dans un état déplorable. Léa l’avait mise en vente dès leur départ, sachant que son modeste salaire ne suffirait pas à payer la défense de Ted. Les agents immobiliers lui avaient assuré qu’elle pouvait en obtenir un bon prix. Le problème, c’est qu’elle avait surtout besoin de vendre rapidement. Or, aucun acheteur potentiel ne s’était encore manifesté.

Elle se décida à composer le numéro de l’agence. Son agent immobilier, lui répondit-on, venait justement de s’absenter pour un rendez-vous à l’extérieur, mais on lui laisserait un message, et Betty ne manquerait pas de rappeler.

Pendant que Léa enlevait son tailleur, un flash d’infor­mation sur la chaîne de télévision locale annonça le verdict du procès. Le journaliste promettait des détails après une page publicitaire. Elle éteignit le poste. Elle n’avait pas envie d’entendre la suite. Ce n’était pas le moment de craquer.