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Hubert Heckmann

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Que désigne-t-on par l’anglicisme « cancel culture » ? S’agit-il seulement d’une « culture de l’effacement », selon la francisation recommandée par l’Académie française ?
L’histoire de la cancel culture depuis son émergence dans les mouvements progressistes américains de défense des minorités, mise en perspective dans une histoire plus large de la censure des opinions et des oeuvres, permet de comprendre les dangers qui menacent aujourd’hui, en France, le débat d’idées et l’art.
L’expression « cancel culture » peut bien avoir un usage polémique, elle n’en décrit pas moins une réalité : celle d’une culture de la censure qui est en train de s’instaurer sous nos yeux au nom des meilleures intentions.


À PROPOS DE L'AUTEUR


Hubert Heckmann est maître de conférences en langue et littérature françaises du Moyen Âge à l’université de Rouen. Il est agrégé de lettres et normalien. Ses recherches portent sur la poésie épique, la littérature et l’anthropologie. 


COLLECTION « LE POINT SUR LES IDÉES » DIRIGÉE PAR JEAN SZLAMOWICZ
De plus en plus, les sciences humaines sont convoquées comme arbitres des débats idéologiques et politiques. Dans le même temps, philosophie, histoire, sociologie ou linguistique semblent secouées par l’émergence de nouvelles thématiques qui se confondent avec des revendications catégorielles ou militantes.
Quelle est la portée intellectuelle de ces concepts qui ambitionnent de changer le monde ? Pour « s’orienter dans la pensée », selon la formule de Kant, il faut se fonder sur un savoir.
Cette collection propose au lecteur une réflexion de qualité, exposant avec précision les fondements des sciences humaines afin de les mettre en rapport avec l’actualité des idées.

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De la culture de la ­censure à l’effacement de la culture

Hubert Heckmann

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De la culture de la censure à l’effacement de la culture

Éditions Intervalles

Introduction

« La cancel culture nous casse les noisettes », écrivaient sur leur blog à la fin de l’année 2020 les correcteurs du Monde1. Cette phrase, tout le monde peut la reprendre à son compte : ceux qui s’alarment de la montée d’une nouvelle vague de censure, comme ceux qui s’indignent de la saturation du débat par une expression qu’ils jugent abusive. Les correcteurs du Monde, avouant leur perplexité devant les critiques adressées au ballet Casse-Noisette (« pour sa vision fantasmée de l’Orient »), soulignent la rapidité avec laquelle ces termes se sont imposés : ils avaient consacré un billet au verbe « canceller » en 2006, sans soupçonner « la notoriété qu’allait acquérir le terme cancel, associé à culture », au tournant des années 2020.

Le terme de cancel culture est utilisé en France depuis la fin des années 2010 pour qualifier la dénonciation publique d’une personne ou d’une entreprise dont les propos ou les actions, réels ou supposés, sont considérés comme moralement répréhensibles ou « offensants » à l’égard d’une communauté. Cette dénonciation s’exprime en premier lieu dans l’arène des réseaux sociaux, mais elle se traduit par de nombreuses pratiques dans la « vie réelle » (in real life, selon une formule qui oppose à tort l’internet au « vrai monde »). La cancel culture ne se limite pas à l’expression d’une critique : elle fédère, autour d’une indignation commune, un groupe d’individus qui pourra être amené dans certains cas à pratiquer le boycott d’une marque ou d’un artiste, le harcèlement d’une personnalité célèbre ou anonyme, l’intimidation et la censure pour empêcher une conférence ou une représentation artistique, et parfois même le déboulonnage de statues, la dégradation d’œuvres d’art ou la destruction de livres.

C’est le mouvement #MeToo, encourageant la prise de parole des femmes victimes de viols ou d’agressions sexuelles, qui a contribué à populariser en 2017 le terme de cancel culture. Le 15 octobre 2017, après la publication d’enquêtes accusant le producteur de cinéma Harvey Weinstein de viols et d’agressions sexuelles, l’actrice américaine Alyssa Milano propose de partager des témoignages de violences sexuelles sur Twitter sous le hashtag #MeToo. Deux jours auparavant, la journaliste française Sandra Muller avait déjà créé, « pour que la peur change de camp », le hashtag #balancetonporc, repris 200 000 fois en quelques jours. Cette variante française de #MeToo encourage plus directement encore à divulguer le nom des agresseurs sexuels :

« BalanceTonPorc !! toi aussi raconte en donnant le nom et les détails d’un harcèlement sexuel que tu as connu dans ton boulot. Je vous attends. » (Tweet de Sandra Muller, 13 octobre 2017).

L’indignation légitime contre les crimes sexuels et la lutte contre leur impunité sont malheureusement détournées, par cet appel à « balancer », vers une forme de voyeurisme paré d’un alibi moral. Une foule d’anonymes confond les accusations avec des verdicts et appelle à d’immédiates sanctions. Délégitimant radicalement les procédures judiciaires, un tel emballement représente un risque réel pour les institutions démocratiques quand il débouche sur l’attaque ad personam, la délation et l’humiliation publique ou l’appel au lynchage.

Le 25 septembre 2019, Sandra Muller a été condamnée pour avoir diffamé l’homme qu’elle accusait de harcèlement. Son « manque de prudence » l’empêche de « bénéficier de l’excuse de bonne foi », selon les juges qui estiment qu’elle a « dépassé les limites admissibles de la liberté d’expression, ses propos dégénérant en attaque personnelle ».

La militante féministe Caroline De Haas accuse la justice d’être « du côté des personnes violentes » avant d’inciter explicitement les victimes à se détourner des procédures judiciaires  : « Peut-être qu’un jour on dira toutes : “Stop. On ne va plus porter plainte.” » (Tweet du 21 janvier 2022). Sous prétexte de l’édification d’un monde meilleur, en se retranchant derrière des postures vertueuses, les partisans de la cancel culture tentent de se substituer à la justice, au mépris non seulement des droits de la défense, mais aussi de ceux des victimes. Le bien-fondé de la fin justifie-t-il tous les moyens ? Paradoxalement, la « libération de la parole » qu’était censé provoquer cet usage des réseaux sociaux pour dénoncer les agresseurs ne conduit qu’à restreindre la liberté d’expression, puisque cette façon de s’exprimer ne tolère aucun débat et exige l’adhésion sous la menace de la délation et de l’ostracisation. La pratique de la cancel culture vise bien à faire adhérer des individus à une cause : s’ils expriment la moindre réserve sur les moyens employés, ou même s’ils n’affichent pas assez bruyamment leur soutien, ils seront soupçonnés de complicité active avec ce qui est dénoncé.

Pourquoi utiliser l’anglicisme cancel culture, quand l’Académie française recommande la traduction « culture de l’effacement2 » ? La cancel culture est un ensemble de pratiques qui se sont développées dans le courant des années 2010 d’abord en Amérique du Nord dans les universités et dans le monde de la culture : indignation, dénonciation, ostracisation, boycott, censure… Ces pratiques différentes ne se laissent pas facilement désigner par un terme français unique, et nous emploierons donc le terme anglais qui s’est répandu bien au-delà de sa première zone d’usage. Le terme cancel culture est un terme polémique, qui n’est utile que dans la mesure où il permet de décrire le réel. Nous sommes bien conscients de l’usage abusif qui peut être fait fréquemment de ce terme de cancel culture, en particulier dans le débat politique. La dénonciation d’une « dramatisation » ou d’une « hystérisation » de la cancel culture par certains médias ou certaines formations politiques ne doit pas nous conduire à rebours au déni ou à la minimisation de ce phénomène.

Dans quel sens faut-il prendre le mot « culture » dans cancel culture ? Au départ, comme dans les expressions « culture de la haine » ou « culture d’entreprise », « culture » ne désigne dans cancel culture qu’un ensemble de comportements au sein d’une communauté fédérée par des valeurs. Il s’agit en l’occurrence des pratiques d’ostracisation (cancel) de personnes dont les propos sont jugés choquants par les membres de certaines communautés idéologiques. Mais, comme nous le verrons, ces valeurs et ces comportements que véhicule la cancel culture ont des implications pour la culture elle-même, entendue comme le domaine de l’activité intellectuelle et artistique. La cancel culture doit donc être dénoncée en tant qu’elle provoque un véritable recul, un effacement de la culture.

https://www.lemonde.fr/blog/correcteurs/2020/12/30/la-cancel-culture-nous-casse-les-noisettes/

Bulletin officiel n° 32 du 2 septembre 2021, Commission d’enrichissement de la langue française.

La cancel culture, produit des réseaux sociaux et de la politique des identités

Les réseaux sociaux créent ou amplifient des dynamiques collectives qui favorisent l’affrontement idéologique. Les opinions personnelles sont renforcées par les algorithmes qui nous exposent à des informations qui ne sont sélectionnées ni pour leur pertinence ni pour leur véracité, mais parce qu’elles sont susceptibles de nous plaire et de nous fidéliser en créant un effet de dépendance. Le profilage effectué par les réseaux sociaux permet de nous proposer des contenus proches de nos opinions et de nous inviter à interagir avec des internautes qui nous ressemblent. C’est ainsi qu’apparaissent des agrégats d’utilisateurs qui se confortent mutuellement dans leur système de croyances et se confinent dans ce qu’on appelle une « bulle de filtres » :