Ce pays qu'on ne quitte jamais - Madeleine Covas - E-Book

Ce pays qu'on ne quitte jamais E-Book

Madeleine Covas

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Beschreibung

Pour les générations de la famille Coudène, la terre représente la vie et la survie. Quand des voisins hostiles s'installent, l'équilibre entier de la vie est perturbé...

Toutes l’ont abandonné pour la ville. Seule la famille Coudène résiste, dans cette maison sur le bord du cratère, là où coule la rivière. La vue sur le cirque est imprenable. L’intérieur, très plat, est seulement interrompu par quelques petits cônes, que personne ne décèle jamais comme des résurgences volcaniques, car la forêt s’y est installée. Baptistine et Édouard y habitent avec leur fille et ils y travaillent la terre paisiblement, comme les générations qui les ont précédés. Jusqu’au jour où une communauté s’établit dans la ferme diamé­tralement opposée. Le cochon noir d’Édouard disparaît et de multiples incivilités conduisent les Coudène à se méfier de leurs nouveaux voisins. Seule Pauline admire leur chef. Des années plus tard, la mort brutale de sa mère rappelle la jeune femme partie faire ses études à Grenoble. Les indésirables sont toujours là, les tensions toujours plus vives, et la magie du site intacte. Comment Édouard va-t-il se relever de cette épreuve ? Pauline retrouvera-t-elle ce pays qu’elle aime tant ? Rien ne se passe comme prévu, mais la lumière et la beauté du cratère illuminent même les mauvais jours. Comme les précédents romans de Madeleine Covas, Seules les pierres le savaient et Nous ont-ils délaissés pour un bord plus fertile ?, celui-ci se déroule aussi en Ardèche, terre de tous les possibles.

Un récit rural passionnant et réaliste illuminé par les paysages enchanteurs de l'Ardèche.

À PROPOS DE L'AUTEURE

Bretonne de naissance, enseignante à la retraite, Madeleine Covas vit aujourd’hui en Haute-Savoie, mais elle a longtemps résidé en Ardèche pour laquelle elle a gardé une infinie tendresse et un pied-à-terre. Avec ce roman, elle espère partager avec le lecteur sa passion pour cette terre de beauté. Elle a pris soin de restituer les aspects les plus enchanteurs de ce territoire : les coulées de lave bleue ou noire, les cratères adoucis par les forêts et les immenses châtaigneraies abandonnées, les calades bordées de genêts et les torrents imprévisibles. Son passé historique l’interpelle aussi, avec ses nombreux sites archéologiques, ses petites églises romanes aux clochers à peigne et ses châteaux.

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Ce pays qu'on ne quitte jamais

Le mot de l'éditeur

Bonus littéraire

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Copyright

La nuit commençait à tomber et Baptistine s’affairait. Il fallait fermer tous les volets, vérifier les portes et les fenêtres maintenant que les élèves étaient partis pour les vacances de Noël, emportant chacun un cadeau. Cette année, c’était un petit sapin de carton découpé et décoré par leurs soins. Un présent symbolique, mais que tous avaient préparé fiévreusement, tout en parlant d’autres qui les attendraient peut-être au pied du sapin ou de la crèche. Baptistine savait que certains n’auraient pas grand-chose dans ce monde rural et dur, pauvre en argent, et qui préférait dépenser pour le nécessaire. Ce serait donc une paire de chaussures, un nouveau cartable, un pull-over tricoté par la grand-mère, quelques oranges peut-être.
Elle entendit le moteur de la grosse moto qu’Édouard affectionnait et son cœur se mit à battre plus fort. Un défi que cette visite à faire aux parents de son amoureux, un vrai défi pour une institutrice désirant épouser un paysan. Elle pensait que ce serait difficile, mais ses propres parents, fonctionnaires en retraite ne pourraient s’y opposer, d’ailleurs ils n’auraient aucun préjugé, souhaitant le bonheur de leur fille. Les Coudène n’étaient pas des paysans misérables, leurs propriétés s’étendaient sur plusieurs hectares et on les disait riches, mais cela importait peu à la jeune femme.
Baptistine songeait à tout cela en sortant sur le seuil du petit logement où elle résidait près de sa classe. Des flocons légers tombaient depuis quelques heures. Le bâtiment n’était plus qu’à moitié utilisé et même si sur le fronton s’étalaient fièrement les indications d’école de filles d’un côté et de garçons de l’autre, une seule classe mixte et unique occupait maintenant une aile du bâtiment. L’avenir s’avérait plutôt sombre pour l’établissement scolaire et Baptistine le comprenait, réalisant que cela coûtait cher à l’État.
Baptistine avait enfilé un pantalon sous sa jupe afin d’enfourcher la moto derrière Édouard. Le temps n’était pas encore venu de se promener en culotte d’homme pour une jeune fille et encore moins pour l’institutrice.
Déjà, partir à moto avec un homme serait très mal perçu. À cette heure, pourtant, peu de passants pourraient la voir. Baptistine avait bien une 4L, mais elle n’avait pu démarrer depuis plusieurs jours et le froid annoncé n’allait pas favoriser la mise en marche. Elle attendait donc Édouard. Il arriva, impatient de repartir. Il ne l’embrassa pas et elle s’installa rapidement sur le siège arrière, heureuse d’enlacer son amoureux au corps si musclé qui la réchauffa instantanément. Les deux roues avant de la machine permettraient de rouler sur la route verglacée.
Pendant que la moto prenait la route du plateau, elle se remémorait leur rencontre, leur nouvelle rencontre d’ailleurs, car Édouard avait fréquenté la même école, dans l’aile des garçons. À l’époque, il était déjà son petit copain qui lui apportait de menus cadeaux, quelques fleurs, un nid délaissé, les fruits de la saison. Cadeaux transmis par Louise, sa sœur. Elle les acceptait en rougissant de plaisir et les autres se moquaient d’elle, mais elle pensait qu’ils étaient jaloux. Puis la vie les avait séparés, collège et lycée pour les deux dans des internats et Baptistine n’avait plus revu son amoureux pendant de nombreuses années, elle n’avait pas non plus gardé de liens avec Louise. Édouard était parti faire son service militaire en Algérie et elle, sortie de l’école normale, avait été nommée au village, ce qui était inespéré. Elle avait revu les fermes un peu délabrées ou délaissées, les maisons souvent vides de leurs habitants, quelques nouvelles constructions et une classe unique dont l’avenir paraissait bien incertain.
Pourtant elle avait retrouvé avec bonheur l’odeur des prés et des arbres, les vergers encore entretenus et elle s’était mise à explorer les lieux qu’elle avait oubliés. Le cratère du volcan surtout l’intéressait, car la flore y était somptueuse et c’est là qu’elle reconnut son petit amoureux, un dimanche où elle passait devant la ferme Coudène. Édouard l’aperçut le premier et cria son nom. Elle se retourna, surprise, et le revit après toutes ces années. Son cœur chavira et elle sut à ce moment-là que ce serait lui et personne d’autre. L’adolescent qu’elle avait connu était devenu un jeune homme mûr, déterminé et solide. Trop émue pour parler, elle ne s’attarda pas, mais il lui promit une visite à l’école. Cela faisait six mois maintenant et ils avaient décidé de se marier. Restés célibataires tous deux, ils allaient fêter leurs trente ans. Il fallait seulement convaincre la famille Coudène que leur fils n’allait pas épouser une héritière du coin, une fille qui apporterait de la terre selon la tradition. Édouard avait déclaré qu’il préférerait quitter la ferme plutôt que de renoncer à Baptistine. Il avait suffisamment de diplômes de mécanicien sur machines agricoles pour vivre. Il allait donc présenter la jeune institutrice à son père et à sa grand-mère deux jours avant Noël et il avait demandé à Louise, sa sœur, d’être présente.
Baptistine était entrée ce soir-là chez les Coudène comme on entre en religion, persuadée d’être rejetée, mais décidée à vaincre les réticences. Ce ne fut pas nécessaire, elle fut d’emblée considérée par la grand-mère comme une femme intelligente, sachant s’intéresser aux animaux de la ferme, à la cuisine, aux traditions et le père d’Édouard qui avait failli s’étrangler en apprenant qu’elle était maîtresse d’école dut reconnaître qu’elle n’était pas fière. Quand Louise arriva, ce fut une nouvelle fête, car malgré le temps passé et les aléas de la vie, les deux jeunes femmes eurent l’impression que leur enfance datait de la veille.
Pendant le souper, on parla des événements d’Algérie, du général de Gaulle, des moutons, de la désertification des villages. Baptistine écoutait et donnait son avis toujours modéré et les Coudène surent que ce serait celle-ci qui viendrait prendre la relève. Ils la reconnurent comme une des leurs quand elle évoqua son grand-père paternel, paysan en Haute-Loire et mort à la guerre à 20 ans. La Grande Guerre, celle qui avait fauché toute la jeunesse. La ferme avait dû être vendue et sa grand-mère, veuve avec un bébé, put trouver du travail à la perception. L’enfant fut élevé dans l’idée que seule l’Administration apportait une vie stable. Il devint donc fonctionnaire. Ses parents demeuraient toujours en Haute-Loire, mais ils étaient très âgés et avaient décidé d’entrer dans une structure d’accueil protégée.
Comme la neige était tombée en abondance et que la burle se levait, construisant des congères sur le chemin, on proposa à Baptistine de partager l’ancienne chambre de Louise et la grand-mère lui offrit une chemise de nuit en lin épaisse et chaude. Couchées dans des lits jumeaux, les deux jeunes femmes parlèrent longuement pour mettre des mots sur ce temps qui les séparait de leur lointaine enfance.
— Tu te souviens quand on avait cassé un encrier et que personne n’osait le dire ?
— Oui, et on avait des taches d’encre sur nos blouses. On a été punies ! Quelle histoire !
— Et en plus, à la maison, il a fallu donner des explications et c’était compliqué !
— Et l’instit qui avait les mains baladeuses ?
— Et personne n’osait le dire, car on avait peur de se faire gronder !
Elles échangèrent ainsi des souvenirs drôles ou tristes, comme deux vieilles amies.
Louise avait fait une formation pour être infirmière et travaillait à l’hôpital d’Aubenas. Elle espérait se fiancer bientôt, mais Baptistine devina qu’il y avait un problème avec la famille du jeune homme et cela l’attrista. Elle ne comprendrait que bien plus tard que le fiancé était de la famille Volle et ne pouvait pas entrer chez les Coudène. C’était donc sans doute la raison pour laquelle Louise avait préféré s’installer au hameau dans une maison que lui avait laissée sa grand-mère. Baptistine ne posa pas de questions, se disant que la jeune femme lui parlerait certainement un jour.
Jamais un étranger n’avait dormi dans le fief Coudène et, au petit matin, quand Édouard découvrit Baptistine à l’écurie en train d’apprendre à traire les chèvres avec la grand-mère, il fondit de bonheur. Dans la journée, il demanda à sa promise la clé de sa voiture et repartit sur la route enneigée dans la voiture de sa sœur, car il lui était impossible de laisser un véhicule en panne. Il passa beaucoup de temps, il démonta le vieux moteur, le nettoya, rechargea la batterie en pestant contre le froid, mais, en fin d’après-midi, il revint triomphant au volant de la 4L.
Le mariage fut fixé en juillet.
***
Quand, deux ans après son mariage, Baptistine se retrouva enceinte, ce fut une fête. La joie hélas ! fut endeuillée par la mort de la grand-mère qui n’avait jamais été malade et Édouard n’imaginait pas qu’elle pût disparaître, tant son personnage était ancré dans la maison et depuis si longtemps, lui qui avait peu connu sa mère et qui vénérait celle qui lui avait donné tant de tendresse. La vieille dame s’endormit tranquillement pendant son sommeil, à 82 ans. Baptistine aussi en fut bouleversée, car elle vivait depuis deux ans près d’elle et apprenait à être une vraie femme de la terre.
Un mois après ce deuil naissait une petite fille. Cette arrivée si attendue laissa Édouard dépité, car il fallait un garçon pour prendre la succession de la maison Coudène. Cette naissance provoqua la première et la seule dispute entre les deux époux qui étaient toujours d’accord pour tout. Lorsque Baptistine s’aperçut que Pauline avait été enregistrée sous le prénom de Paule, elle eut l’impression de revivre sa propre situation et en fit de violents reproches à Édouard. Ce dernier ne comprenait pas que son épouse n’accepte pas la tradition. Édouard réalisa alors qu’on avait annoncé un autre prénom pour Baptistine à la mairie, mais il était tellement heureux ce jour-là qu’il avait pensé à une erreur du maire. La réaction de son épouse révéla que Claude était son premier prénom qu’on n’utilisait jamais. Elle aussi avait vécu dans une famille d’origine paysanne. Louise demanda à être la marraine de l’enfant et chacun trouva cela juste et naturel. Sa tante devint une seconde maman pour Pauline.
Le père d’Édouard fut extrêmement touché par le décès de la grand-mère. La naissance du bébé ne parut pas lui donner un nouveau souffle, car il mourut brutalement quelques mois plus tard. L’arrivée d’une fille ne l’avait pas beaucoup intéressé et il observait avec curiosité les discussions entre les jeunes époux à propos du prénom de leur fille.
La dispute cessa lorsque chacun décida d’employer le prénom qu’il voulait et Pauline devint Paule pour son père et, naturellement, sur les actes officiels.
Pourtant Édouard regretta d’avoir peiné Baptistine lorsque le médecin ne lui laissa plus l’espoir d’avoir un autre enfant après plusieurs fausses-couches. Il entreprit alors d’élever sa fille comme un garçon.
Pauline eut donc droit à deux éducations. Elle n’en souffrit pas, car elle était toujours prête à faire ce qu’on lui demandait et, si sa mère veillait à ce qu’elle sache ce que les femmes devaient apprendre, son père l’entraînait dans les champs et à l’écurie fréquemment. Un jour, son père la conduisit dans un manège où elle fit la connaissance d’un superbe alezan qu’elle apprit à monter régulièrement. Édouard disait l’envier, car il n’avait pu avoir un cheval à son âge.
Elle trouva normal de savoir broder une boutonnière et coudre un ourlet, mais aussi de changer les bougies des nombreux moteurs qui permettaient de faire fonctionner toutes les machines. Elle appréciait tout particulièrement la visite des ruches et ne fut jamais piquée par une abeille, elle leur parlait doucement et les insectes semblaient comprendre qu’on ne leur voulait pas de mal. Édouard se fâchait parfois en la mettant en garde, mais aucun accident n’arriva jamais. Baptistine grondait aussi quand sa fille rentrait avec les ongles noirs de cambouis. Aussi, Pauline apprit très vite à griffer un savon avant de démonter un moteur afin d’avoir toujours les ongles propres. Comme sa mère, elle sut ainsi tout faire, cuisiner, réparer les vêtements, repasser les chemises et traire les chèvres, faire du fromage, repiquer les salades au potager et butter les pommes de terre. Avec son père, elle démontait le vieux tracteur, changeait les filtres, déplaçait les parcs et les clôtures électriques. Elle aimait cette vie campagnarde, et les congés scolaires lui semblaient toujours de vraies vacances, elle n’avait nul désir de partir comme certains de ses camarades de classe, elle n’était pas jalouse et les plaignait plutôt.
Louise assistait à tout cela quand elle avait un jour de congé et trouvait que la petite en faisait trop. Elle l’entraînait au cœur du cratère et cueillait avec elle les fleurs des fossés. Tout en liant les bouquets, elle songeait qu’elle aurait bien voulu elle aussi avoir un enfant et la tristesse se lisait sur son visage lorsqu’elle pensait à Jean. Mais quand Pauline avec inquiétude demandait pourquoi elle était si morose, elle répondait en souriant qu’elle ne l’était pas et elle chassait de son esprit son ancien amoureux interdit.
Baptistine veillait aussi aux études de sa fille. Lorsque l’école du village ferma, elle fut nommée au cours complémentaire du chef-lieu de canton, la mère et la fille firent donc le même trajet pendant de longues années. Pourtant, il fallut bien se décider à mettre Pauline en pension quand elle entra au lycée. Ce fut un vrai déchirement que ce départ pour la ville.
***
La maison Coudène avait trouvé place comme naturellement sur le bord intérieur du cratère, à l’entrée de l’égueulement géologique par où coulait la rivière, côté soleil couchant. Cela permettait d’avoir une vue sur la totalité du cirque et de profiter de l’intérieur très plat, seulement interrompu parfois par de petits cônes tardifs, mais que personne ne décelait jamais comme des résurgences volcaniques, car la forêt s’y était installée.
Au bout d’une ligne diamétralement opposée, la maison Volle occupait l’horizon. Édouard n’y faisait jamais allusion, comme si elle n’existait pas. Ce dédain datait de deux générations. Le grand-père Coudène avait voulu acheter les terres et la ferme pour agrandir sa propriété à la mort d’Albert Volle, mais les héritiers lointains avaient refusé l’offre, prétextant une prochaine rénovation. Le temps avait passé, le grand-père était mort et son fils, le père d’Édouard, avait fait une nouvelle offre d’achat, mais il avait eu une réponse négative et avait même appris qu’il était hors de question de vendre à des Coudène. Cela avait ancré dans la famille une haine pour les Volle et pour leur maison, qui, d’ailleurs, n’avait plus jamais été habitée ou rénovée et tombait en ruines.
La seule épine dans le pied d’Édouard restait la grangette comme on l’appelait, construction en pierres et en bois qui servait de réserve à fourrage et qui n’avait rien de petit comme son nom pouvait le faire penser. Sous le toit de lauzes et sur deux étages, on posait les balles de foin odorant et les ouvertures favorisaient le séchage et la bonne conservation de la nourriture pour le bétail. Le seul inconvénient de cette bâtisse était sa proximité avec la ferme Volle, mais, comme celle-ci était délaissée, on pouvait chez Coudène supporter cette présence que l’on jugeait malfaisante.
La ferme Coudène, elle, avait évolué. À la maison de la grand-mère s’était rajoutée une aile moderne où habitaient Édouard et sa famille. On avait également rénové les étables et les bâtiments annexes, ce qui faisait dire aux habitants du village que les Coudène étaient riches et même un peu gaspilleurs. Mais tout cela n’était que bavardages ordinaires. Les affaires d’Édouard, effectivement, prospéraient, mais sa fortune ne venait pas seulement de son travail et de ses troupeaux. Les générations précédentes avaient beaucoup économisé, vivaient de peu et étaient toujours préoccupées de mettre de côté pour l’avenir. Édouard avait donc reçu, même s’il n’en avait parlé qu’à Baptistine, un coffre bien garni à la banque et qui ne pouvait se dévaloriser, car la monnaie avait été changée en or. Une valeur plus sûre.
Les Coudène avaient constamment vécu avec le sentiment que le volcan leur appartenait, ce n’était pas tout à fait faux. L’immense cratère, dont la circonférence faisait six kilomètres, avait été répertorié par Haroun Tazieff comme l’un des plus grands d’Europe, et dans cette immensité à fond plat poussait l’herbe la plus drue et nourrissante que les troupeaux puissent trouver. C’était le miracle du sol nourri de laves. Et l’herbe n’était pas la seule richesse de ces terres qui appartenaient aux Coudène presque en totalité. Dès le début du printemps, les narcisses apparaissaient en larges vagues parfumées qui ondulaient sous le vent puis venaient la luzerne aux épis roses, les primevères officinales, les sauges bleues, les boutons-d’or et les coquelicots. Dans ces prés abondamment fleuris vivait une plante exceptionnelle que les paysans appelaient ciste. Ce fenouil des Alpes que les vaches évitaient soigneusement parfumait le foin séché et le bétail ne rechignait pas à en manger à l’étable pendant l’hiver. Ce qui faisait dire à Édouard qu’un jour la viande de ses bêtes serait mieux reconnue grâce à cette plante. Sur les sucs dressés dans le cratère, la forêt s’était librement développée et deux autres agriculteurs en possédaient quelques arpents, les arbres de ces bois donnaient un bon revenu et les coupes au bord des chemins indiquaient l’abondance des grumes. De plus, depuis quelques années, on prenait des moutons en estive, ce qui avait l’avantage de nettoyer les bois, de les rendre à la fois plus aérés et plus accessibles.
Baptistine avait refusé de partir en voyage de noces après le mariage, non pas parce que cela ne se faisait pas chez les paysans, mais parce qu’elle voulait profiter des fleurs et du paysage du volcan. Elle avait demandé à Édouard de le reporter, mais finalement il n’y avait pas eu de voyage de noces. Les deux amoureux étaient allés se rouler dans les champs fleuris pendant les quelques jours de juin où Édouard avait pu laisser son travail à son père. Baptistine en avait gardé un souvenir inoubliable et elle aimait surveiller elle-même le troupeau au printemps pendant ses jours de congé.
La propriété Volle était comme une seconde épine dans le pied d’Édouard. Toutes ces terres abandonnées, avec un hangar encore debout, mais bien dégradé, qui jouxtaient ses champs, mais qu’il devait longer pour aller de l’autre côté, sur la pente du volcan, lui laissaient toujours un goût amer, car pour un paysan, une terre non cultivée est une blessure. Et puis la ferme tombait en ruines, les tuiles rondes de la faîtière chutaient et les gouttières pendaient lamentablement. Un vrai gâchis, mais qui confortait Édouard dans son jugement sur l’idiotie des Volle.
Avec la naissance de Paule, le bonheur de vivre s’installa encore davantage et Édouard souffrit un peu moins. Mais quand la petite demanda qui habitait là et pourquoi la maison était fermée, il dit qu’il n’en savait rien sur un ton si désagréable que l’enfant ne posa plus de questions. Pourtant, Baptistine, elle, qui trouvait ces querelles dérisoires, expliqua à sa fille que la maison était abandonnée depuis longtemps, mais qu’un jour, peut-être…
***
Édouard roulait tranquillement au cœur du cratère, pestant intérieurement contre les grumiers qui passaient dans des chemins interdits, arrachant au passage les branches basses des hêtres et des conifères. Il devait parfois descendre pour écarter du chemin les branches aplaties et dont la blessure prouvait le passage des gros camions. Il respirait la douceur de l’air, humant avec délice le parfum des genêts, écoutant les sonnailles lointaines de son troupeau et, à part les grumiers, tout lui semblait délicieux.
Soudain, un bruit attira son attention, un bruit étrange et inattendu là, dans le calme du matin. Cela venait de la maison Volle. En effet, plusieurs véhicules stationnaient devant le portail déglingué et une activité bruyante arriva aux oreilles d’Édouard. Stupéfait, il réalisa que la famille ennemie était de retour sous une quelconque forme. Il en perdit un peu d’efficacité à l’ouvrage et, en fin de matinée, quand il revint chez lui, il fut content de croiser le facteur qui lui donna son courrier et aborda immédiatement la question de la maison Volle.
— Tu as vu les travaux chez ton voisin ?
— J’ai entendu, mais…
— L’héritier a loué, alors il faut quand même faire des réparations, surtout le toit qui est une passoire.
— Loué ?
— Oui, paraît que c’est une flopée venue de Paris, des hippies qui retournent à la terre, enfin, ils ne l’ont pas connue avant, verront que la terre est basse !
Édouard se demanda qui était l’héritier, il n’en avait pas souvenance, ne s’y étant pas intéressé, il ne fut même pas inquiet de la future arrivée de hippies. Il n’avait suivi que de loin les événements de Mai 68, déjà bien lointains, trop occupé par son travail, par l’éducation de Paule et surtout par la mort de sa grand-mère et de son père la même année. Baptistine avait été pour lui un immense soutien, prenant tout avec calme, sachant tout organiser à la ferme tout en gardant un mi-temps au collège où elle avait finalement été nommée après la transformation du cours complémentaire. Édouard pensait qu’il avait eu de la chance et se sentait heureux. Seule la naissance de Pauline, ou plutôt Paule l’avait perturbé. À qui irait la terre après lui ?
***
Lorsque les travaux de la maison Volle furent terminés, en fait seul le toit avait été refait, les locataires arrivèrent. Ce fut une troupe hétéroclite et colorée.
Édouard en fut stupéfait. Les femmes en longues robes fleuries, les nattes flottant sur les épaules, les hommes aux cheveux tressés parfois teints en jaune ou rose et à la barbe fournie, les vêtements troués – était-ce volontaire ? Ils débarquèrent de camionnettes qui semblaient rouler par miracle. Il y avait même quelques enfants qui ne paraissaient pas avoir vu de douche depuis longtemps. Ils s’installèrent bruyamment et le calme du cratère fut terminé. À toute heure du jour et de la nuit, on entendait des cris, des rires, de la musique et certains sortaient en titubant et se roulaient dans les prés. Les terres des Volle avaient été louées avec la maison.
Baptistine, voyant la mauvaise humeur de son mari, l’avait mis en garde. Elle lui avait suggéré d’attendre pour protester, car après tout, ce voisinage ne leur enlevait rien.
Édouard n’en était pas convaincu. Il pensait que ces gens-là ne savaient pas ce qu’était le travail de la terre et que cela finirait mal. Il trouvait parfois dans ses prés des éclats de verre provenant de bouteilles cassées et cela le mettait encore plus en colère. Des bruits étranges se répandirent au hameau, certains se plaignaient de chapardage, de disparition de volailles, mais rien n’était vraiment prouvé, cependant Édouard fut une des premières victimes de ces agissements curieux. Le fermier avait une grande affection pour ses ruches, il en possédait une vingtaine qu’il déplaçait selon le fleurissement. Quand on avait fané les prés, il fallait déménager les abeilles dans la châtaigneraie, plus bas, et Édouard faisait donc appel à un ami qui lui permettait d’installer ses ruches sous les châtaigniers.
Le miel était toujours abondant et on le commercialisait : il n’y avait pas de mélange ni de provenance obscure comme certains vendus en supermarché. On trouvait donc celui des Coudène en magasin bio et sur les marchés des villages.
Or, quelques mois après l’arrivée des hippies, Édouard reçut une convocation au tribunal, car une plainte avait été déposée contre lui. Stupéfait, il apprit que sa production contenait du cannabis. Le pot aux roses fut découvert dans la châtaigneraie où une vaste culture de cette herbe prospérait loin des regards. Les abeilles avaient beaucoup aimé, mais le miel mangé par les enfants avait eu un effet dévastateur et le médecin avait demandé une analyse de la nourriture absorbée par les écoliers qui s’endormaient sur leurs cahiers. C’est ainsi que le miel se révéla une drogue. Édouard tomba des nues, mais un procès se prépara et pendant de longs mois, malgré le soutien de Baptistine et de ses collègues, il dut faire face aux soupçons et aux quolibets. Le jugement arriva et il fut condamné avec sursis. Cette tache sur son honneur ne s’effaça jamais. D’autant que les planteurs de cannabis ne furent pas retrouvés, donc pas inquiétés.
La haine pour les hippies grandit donc encore, car si ce n’étaient pas ceux de la maison Volle, il y en avait d’autres ailleurs et tous menaient à peu près la même vie.
***
L’arrivée de Tchang fut inattendue, mais heureuse. Édouard se rendait régulièrement à la SPA où il avait trouvé, par le passé, un excellent chien de berger, un border collie qui avait pris le troupeau en charge et avait rempli son office pendant de nombreuses années avec rigueur et fidélité. Hélas ! les chiens ne vivent pas assez vieux et Édouard, depuis la mort de Gipsy, n’avait pas retrouvé un compagnon aussi habile et fidèle.
Ce jour-là, à la SPA, il était tombé en arrêt devant un énorme cochon noir qui semblait bien pacifique et était venu chercher une caresse. On avait expliqué au fermier que ce cochon, pris par une famille qui se voulait responsable, avait finalement été abandonné et attendait un nouveau maître. Le terme abandonné avait choqué Édouard qui ne comprenait pas que l’on puisse laisser une bête avec laquelle on avait vécu. On lui dit que malheureusement les gens ne se projetaient pas dans l’avenir avec un animal et toutes les obligations que cela inflige. Le responsable de la SPA trouvait que c’était en fin de compte moins triste de le ramener que de l’oublier dans la rue, ce qui était souvent le cas pour les chats ou les chiens pris sur un coup de tête.
À son retour au village, il parla de l’animal à Baptistine et cette dernière, amusée, déclara qu’il y avait suffisamment de nourriture pour un cochon, que ce dernier pourrait vaquer dans le pré avec les poules et qu’il aurait ici une retraite heureuse. Deux jours plus tard, le porc noir arriva dans la remorque du tracteur et son changement de lieu d’habitat ne parut pas le perturber. Il s’installa dans la vieille écurie qui n’avait plus de chevaux depuis longtemps et galopa, si l’on peut dire, ventre à terre, ceci n’étant pas une image, avec les deux chèvres. Il accourait toujours quand Baptistine appelait les poules pour leur donner du grain et grognait de plaisir en dégustant la part qu’on voulait bien lui offrir.
Quand les chaleurs de l’été vinrent et que les animaux cherchèrent la fraîcheur dans la cour, Tchang repéra que Baptistine arrosait le sol régulièrement. Il se glissa avec délectation sous le jet d’eau avec des grognements de satisfaction et l’on comprit que Tchang aimait la propreté : il eut droit à la douche deux fois par jour. C’était un vrai spectacle quand le gros animal présentait ses grosses fesses noires au jet d’eau avec de petits cris de plaisir. Tchang devint l’attraction des enfants du village et il fit bientôt partie du décor. Il s’attacha particulièrement à Pauline qui n’était pourtant là qu’épisodiquement pendant les vacances scolaires.
Il mangeait tous les restes de cuisine, les épluchures de fruits et de légumes. Souvent, Baptistine lui faisait cuire de vieilles pommes de terre et rajoutait du son à cette bonne soupe. Il adorait le pain sec et sa maîtresse disait toujours que cet animal suivrait n’importe qui pour un croûton.