Ce qui reste des femmes - Nassira Belloula - E-Book

Ce qui reste des femmes E-Book

Nassira Belloula

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Beschreibung

Une femme vit seule dans un pays de l’ouest de l’Europe. Tiraillée entre l’Orient et l’Occident, entre un divorce difficile et une vie marginalisée et bridée par son éducation, elle découvre avec effroi que toute sa vie était dénuée de sens. Enfermée dans les croyances d’un autre âge qu’une fille doit accepter les limites qui lui ont été fixées, elle tente de remonter le temps à la recherche de son identité de femme. Une rencontre fortuite avec Les carnets intimes d’Isabelle Eberhardt va provoquer chez elle le besoin de faire voler en éclats les limites qui l’oppressent. Elle revient au pays, prête à affronter les démons du passé, les raisons de son départ précipité d’Algérie. Sa quête de se reconstruire va la pousser sur les traces de trois femmes mythiques Isabelle Eberhardt, Aurélie Picard, Dassin Oult Yemma dans le Grand Sahara algérien, là où va s’accomplir son destin. Ces femmes tirées de l’oubli vont être présentes à ses côtés comme de véritables personnes qui vont nous introduire tout en douceur et non sans une pointe d’ironie dans un monde fascinant et effrayant à la fois. La quête de la narratrice, abordée sous un angle différent, c’est avant tout le refus des choix imposés par les autres et qui est le garant de la liberté. Et tout passe par le prisme d’une langue démesurée où se bousculent solitude, passion, obstacle, rêve, errance…

À PROPOS DE L'AUTRICE

Née à Batna dans l’Aurès, Nassira Belloula installée au Québec depuis quelques années, a travaillé comme journaliste dans plusieurs quotidiens d’information. Elle est l’auteure de plusieurs romans, essais, et poésies. Après un nouveau cursus universitaire en Histoire et en Littérature comparée à l’université de Montréal, elle consacre aujourd’hui son temps à l’écriture et aux voyages.

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Couverture

Ce qui reste des femmes

DU MÊME AUTEUR

– Algérie, le massacre des innocents, essai, Éditions Fayard, Paris, 2000.

– La revanche de May, roman, Éditions Enag, Alger, 2003.

– Rebelle en toute demeure, récit, Éditions Chihab, Alger, 2003.

– Conversations à Alger, quinze auteurs se dévoilent, essai, Éditions Chihab, Alger, 2005.

– Les Belles Algériennes, confidences d'écrivaines, essai, Éditions Média-Plus, Constantine, 2006.

– Djemina, récit, Éditions Média-Plus, Constantine, 2008.

– Visa pour la haine, roman, Éditions Alpha, Alger, 2008.

– Soixante ans d'écriture féminine en Algérie, essai, Éditions Enag, Alger, 2009.

– Terre des femmes, roman, Éditions Chihab, Alger, 2014 (Prix international Kateb Yacine 2016).

– Aimer Maria, roman, Éditions Chihab, Alger, 2018.

– J'ai oublié d'être Sagan, roman, Éditions Hashtag, Montréal, 2019.

– Il ne fallait pas s'en prendre à nous, roman, Éditions Chihab, Alger, 2021.

Page de titre

Nassira Belloula

Ce qui reste des femmes

roman

CHIHAB EDITIONS

Copyright

© Éditions Chihab, 2023.

www.chihab.com

Tél. : 021 97 54 53 / Fax : 021 97 51 91

ISBN : 978-9947-39-694-0

Dépôt légal : octobre 2023.

Isabelle Eberhardt (1877 – 1904)

Aurélie Picard (1849 – 1933)

Dâssin Oult Ihema (1885 – 1938)

Première période

À partir de 1877…

1

J’arrive en fin de journée d’un printemps éblouissant en vue du Courdane. Une illusion optique me grossit un minuscule point noir qui s’agrandit en gonflant sous la poussée des vents jusqu’à se matérialiser devant moi en une singulière construction perdue au pied du djebel Amour dans l’immensité du désert.

Aucun souffle frais n’apaise un ciel dilué dans une oppressante couleur sable ni ces lieux exposés à un intense soleil pourtant, crépusculaire qui irradie comme un astre en incandescence.

Tout autour de la bâtisse — d’après mes connaissances était un écrin de verdure et de senteurs — s’est transformé aujourd’hui en grand terrain abandonné, envahi de ronces, de buissons sauvages, d’alfa et d’armoise.

Je pousse le portail en fer forgé, rouillé à certains endroits avec quelques barreaux tordus, presque avec crainte, il grince, attirant l’attention d’un homme d’un certain âge qui sommeillait sous un arbre. Il se lève et vient à ma rencontre en traînant des sandales en cuir. C’est le gardien et il m’attendait.

Il avait nettoyé une petite pièce à mon intention dans une des anciennes dépendances du palais. En m’y installant, je repensais à la femme qui avait incité l’aventurière que j’étais devenue à traverser toutes ces terres, excitée comme une adolescente à son premier rendez-vous.

Il y a plus d’un siècle, arrivée au coucher du soleil, dans ces lieux sablonneux et quasi mythiques Aurélie Picard avec ses malles, ses robes à la mode européenne, ses chapeaux, ses enthousiasmes et un titre.

Alors qu’elle se réveillait au matin, submergée par des sentiments confus, avec l’impossibilité de se situer, elle finit par s’extirper difficilement de son lit. Sur le seuil de cette petite maison arabe d’Aïn Madhi ; un ksar pittoresque où se logeait la zaouïa Tidjaniya, l’une des plus influentes confréries musulmanes de l’Afrique du Nord et de l’Ouest, elle était saisie par l’infini de cet espace qui ondulait dans des couleurs et odeurs nouvelles. Elle sortit d’un coup de sa torpeur, en se rendant compte qu’elle avait atteint sa destination finale.

Il y avait tant de contrastes entre ces lieux et les cités occidentales, ces grandes villes bleutées par des ciels glacés. Ici, c’est une matrice chaude, vivante, fécondée par ce vent du désert qui remodelait la roche, qui nourrissait la matière et l’esprit. Il lui semblait à Aurélie qu’elle renaissait dans cette lumière qui inondait la terre, que même si elle était tourmentée par des doutes et les appréhensions, elle se laissa entraîner par ce que le Sahara déroulait devant elle, une vérité absolue.

Aurélie se rappela que toutes les discussions qu'elle avait avec son père portaient sur les préoccupations familiales, le devenir de sa fratrie, leur éducation et leurs études. Un personnage important s'insinuait dans leur conversation, l’Algérie qui hantait la mémoire de son père. Tout au long des récits qu’il égrenait à la moindre occasion, il ne manquait pas de revenir sur son séjour dans ce pays, et sa contribution à sa manière, à la conquête. N’avait-il pas participé à la prise de l’Émir Abdelkader1 et de sa smala ? Aurélie finit par épouser mentalement ce Sahara où bourlingua son père dans un habit de soldat. Mais, malgré toutes les descriptions détaillées, elle ne pouvait pas imaginer réellement toute la démesure de ce pays de sables avant de l’avoir vu.

Enfin, elle touchait du doigt et de l’œil cette terre et elle en était si effrayée, croyant pénétrer une étrange planète hors de toutes les frontières connues.

***

La caravane qui la transportait traçait son chemin d’entre une multitude des dunes aux ventres ballonnés serrées les unes aux autres, parfois immenses parfois petites sur lesquelles courraient les vents en y sculptant des vagues aériennes dans des tons fauves et roses.

Cette succession d’amas sablonneux devant elle lui donnait l’impression qu’elle allait aboutir sur un océan. C’est vrai, se dit-elle, une mer aurait existé ici, il y a des milliers d’années.

Son regard se posa au lointain sur de gros nuages suspendus sur des crêtes parsemées de grès et de verdure. Une roche plus massive se détachait dans des couleurs nuancées, allant d’un brun soutenu à un gris pâle.

Elle se dit que c’était là sa destination, et se laissa emporter par une grandissante excitation cependant elle ressentait des pincements au cœur, l’idée qu’elle soit coupée totalement de tout son ancien monde. Mais, le nouveau montrait une figure bien hostile, surtout lorsqu’une subite bourrasque se leva, rabattant sur la caravane des paquets de sable semblable à une avalanche de terre.

Aurélie s’accrocha à sa monture, chercha du regard son époux qui donnait des ordres pour parer à la tempête. Elle craignait de tomber, de disparaître dans les crevasses qui s’ouvraient sur la surface d’une terre mouvante. Elle s'imaginait sous une constante menace capable de la transformer en un fossile du désert.

Lentement, la nature se calma et le crépuscule hachura d’une multitude de nuances comme une palette de pastel l’horizon. La caravane s’approcha de la cité tant imaginée dans son esprit ; Aïn Madhi.

Aurélie passa ses premières journées dans la maison des Tidjani, en essayant de récupérer ses forces après un long voyage, et de s’acclimater à un environnement des plus étranges. Elle trouva dans le silence qui l’entourait une certaine quiétude, et se sentit soudain dans le besoin de se remémorer les évènements ayant précédé son arrivée dans le Sahara Algérie.

***

Le destin d’Aurélie Picard me renvoie vers juillet 1870, lorsque la France de Napoléon III entra en conflit armé avec la Prusse de Guillaume Ier, alliée à plusieurs États allemands. Ce conflit provoqua en quelques mois la chute du Second Empire et favorisa la proclamation de la IIIe République le 4 septembre 1870.

À cette époque-là, Aurélie âgée d’une vingtaine d’années vit sa vie bousculée par la guerre, alors qu’elle travaillait comme dame de compagnie de Mme Sttenakers dans le château d’Arc-en-Barrois en Haute-Marne. La défaite de la France la poussa à s’exiler à Bordeaux pour rejoindre son employeur François-Frédéric Steenackers, député de Haute-Marne et Directeur général des postes. Elle résida au Grand Hôtel, c’est là qu’elle va rencontrer si Ahmed-Ammar Tidjani.

Elle l’aurait croisé une première fois dans le hall de l’hôtel. Il l’aurait regardé, attiré par cette silhouette drapée dans une robe en taffetas rose brodée de fils d’or. Ahmed-Ammar l’aurait suivi discrètement des yeux, en emportant un subtil parfum acidulé jusqu’à sa luxueuse chambre. La journée entière, il s’était surpris à sourire en pensant à elle. Le lendemain en fin de soirée, il s’était approché d’elle, il l’aurait salué en inclinant légèrement la tête, elle aurait levé le visage vers lui et lui aurait rendu également son bonjour. Leurs regards se croisèrent, s'attardèrent. Ni l'un ni l'autre ne chercha à détourner le sien.

En silence, ils s’observaient. Ils se voyaient comme si leurs âmes s’étaient touchées. En quelques minutes quelque chose d’indéfinissable s’était passé entre eux.

À cet instant, l’émotion la saisit en détaillant cet homme aux yeux pétillants, et la peau modelée par le soleil et le sable. Il venait surtout de ce pays que son père ne cessait pas de lui raconter. Cette conquête des terres algériennes, ce monde au diapason du sien, par tout ce que les mœurs, les cultures et la nature pouvaient séparer. Le hasard mit sur son chemin le descendant du prophète des musulmans, Ahmed Tidjani, un prince et le chef d’une puissante confrérie dans le Sahara algérien dont l’influence arriva jusqu’aux confins du Sahara et de l’Afrique noire.

Un homme qui la demanda en mariage sans hésiter, prêt à lui offrir un rang, un titre et un « royaume » dans le désert.

***

« J’existe, si tu me regardes », lui disaient les yeux d’Ahmed-Ammar. Il était subjugué par cette femme très belle, portant dans ses bras des colombes blanches. Il avait l’impression qu'elle était l'œuvre d'un peintre romantique. Il l’avait détaillée dans cette robe très en vogue qu'elle portait. Elle était taillée dans de la gaze de Chambéry d’un fond clair avec motifs fleuris, agrémentée de volants roses et d'une tunique à basque longue.

Elle avait donné sans hésitation son consen-tement à la demande de mariage d’Ahmed-Ammar. Toutefois, son père plus exigeant imposa des conditions au prétendant ; il doit divorcer de ses trois épouses comme se défaire et ne jamais penser reprendre une autre femme, et surtout ne jamais obliger Aurélie à se convertir à l’islam.

Tous ceux qui avaient écrit sur Aurélie avaient axé l'essentiel de sa biographie sur ses motivations sociales. Lasse d'un quotidien au service des riches dames, elle rêvait d’un bon parti, qui la sortirait de sa classe inférieure. Ses parents l’avaient retirée de l’école pour qu’elle participe financièrement à l’éducation de ses cinq frères et sœurs après la mise en retraite de son père.

Aurélie désirait changer son destin, en refusant de traverser sa vie comme du sable fuyant d’entre les doigts.

***

En ce juillet 1871, elle retrouva Ahmed-Ammar sur le pont, adossé contre la rambarde de sécurité du bateau le Duc d’Aumale à destination d’Alger. Debout, à ses côtés, Aurélie laissa ses pensées se transporter au gré des vagues. L’air embaumait d’étranges odeurs que la brise marine ramenait des lointains rivages. Elle ferma les yeux en tentant d’évaluer mentalement l’entreprise dans laquelle elle s’était engagée. Avait-elle sérieusement réfléchi ? Un titre lui plairait bien, ce prince arabe, ce chef d’une grande, puissante et riche confrérie allait l’élever et c’était ce qui l’avait animé le plus.

Ses biographes n’arrêtaient pas de mettre en avant ses ambitions, en faisant fi de tout autre sentiment. L’amour ne compta pas dans cette histoire et comme si elle jouait son destin sur un caprice Aurélie écrivait sa légende à cet instant où la baie d’Alger lui apparaissait dans une blancheur immaculée. Ce pays allait l’habiter comme l’habitait déjà Ahmed-Ammar, avec qui elle allait s’unir dans quelques jours.

2

Au petit jour, le paquebot qui transportait le jeune couple arriva en vue d’Alger, alors qu’une lumière encore blafarde ondulait sur la vieille cité. Toute étourdie par une houleuse traversée Aurélie plissait les yeux tant le manque de sommeil se fit sentir. Mais il n’était pas question pour elle de rater ce qui lui semblait être à cet instant un ravissement. Le soleil se leva lentement au-dessus d’eux, des ombres s’allongeaient sur les bâtisses blanches, accrochées au flanc de la montagne qui flottait comme un mirage. Mais, c’était dans le regard d’Ahmed-Ammar qu’elle vit une vive flamme entre fierté et bonheur.

Une fois l’enchantement passé, le jeune couple allait affronter toutes les spéculations les plus grotesques d’une mentalité plongée dans cette notion de races qui ne se mélangeaient pas. Il y avait dans le refus de l’administration française et du Cadi d’Alger d’accéder aux souhaits d’Aurélie et Ahmed-Ammar, une perte cruelle de temps, et une inquiétude angoissante qui fragilisa les nerfs d’Aurélie et son compagnon. Mais, ils étaient plus déterminés que jamais à se marier. Aurélie craignait que ces longs mois de pourparlers inutiles puissent nuire à leur projet qui s’enlisa dans une tournure inattendue. Il leur faudra plus d’une année avant de pouvoir concrétiser leur union.

Il était musulman, elle catholique. Elle était française, lui arabe. Il était noir et elle blanche.

En attendant que cette situation se décoince, elle se promenait aux bras d’Ahmed-Ammar,attirant des regards hostiles d’une population européenne qui prenait ses aises dans un pays nouvellement conquis. Elle savait mentalement qu’elle allait affronter les mêmes regards suspicieux de la famille d’Ahmed-Ammar, elle, la roumia qui avait ravi le cœur de leur chef. Dans cette maison appelée, Dar Essaâda (du bonheur) à Saint-Eugène inondait par les relents de la mer, elle se laissa envahir parfois par des pensées mélancoliques, peut-être la nostalgie s’installait déjà en elle.

Cette attente imposée par les préjugées rendait ses journées inconfortables, difficile à supporter. Ahmed-Ammar aussi anxieux avait du mal avec la suite qui sera donnée à leur mariage. Mais ne désirant pas accabler davantage Aurélie était prêt à tout pour la satisfaire.

Pour tromper l’ennui de ces journées qui s’étiraient sans apporter de solution, Aurélie fuyait vers la campagne ou la forêt de Baïnem sur les hauteurs d’Alger ou elle s’adonnait à de longues promenades sur le cheval offert par son fiancé.

Un soir, on frappa discrètement à sa porte, alors qu’elle s’apprêtait à se coucher. Son père se tenait devant elle, apparemment porteur de bonnes nouvelles avec son large sourire. Soulagée par ce qu’elle venait d’apprendre, elle se jeta dans ses bras. Maintenant, il fallait faire vite pour préparer le mariage.

Au matin, Ahmed-Ammar déposa devant elle, sur la table, alors qu’il avait commandé un somptueux petit-déjeuner, un petit écrin en velours noir brodé d’or, contenant un magnifique sautoir en pierres précieuses.

***

À ce début du récit, l’absence de la mère d’Aurélie se fait ressentir. Que sait-on d’elle en dehors du fait qu’elle travaillait comme femme de ménage dans les familles aisées ? Elle n’est pas citée dans les écrits consacrés à Aurélie. J’ai dû chercher dans son arbre généalogique pour retrouver une trace d’elle. Elle s’appelait Marguerite Marie Boisselier, née à Bannes, en Haute-Marne, Champagne-Ardenne. Lorsque j’ai pensé au titre du livre Ce qui reste des femmes, cette femme effacée ou oubliée en faisait partie. Pourtant, toute fille qui s’apprêtait à entamer une vie conjugale aurait besoin d’une mère. Or : c’est la figure du père, un ancien brigadier qui avait participé à la prise de la smala de l’Émir Abdelkader, qui s’imposa dans cette histoire de mariage.

Aurélie-Marie était née le 12 juin 1849 à Montigny-le-Roi, dans la Haute-Marne. Elle avait trois sœurs, Louise-Emilie, Marie-Valentine, Clara Henriette et deux frères, Antoine-Charles et Paul-Eugène. Elle perdit sa grand-mère paternelle Jeanne Marguerite Raclot quelques jours avant ses noces.

La famille qui traversait d’énormes difficultés financières s’installa finalement à Arc-en-Barrois en Haute-Marne, où elle possédait une modeste maison. Aurélie accompagnait souvent son père en de longues randonnées à cheval. Durant ces promenades, elle l’écoutait ces récits intarissables sur l’Afrique, les peuples qu’il y avait rencontrés et les chevauchées héroïques qu’il avait connues sur cette terre.

Le père avait-il accepté ce mariage en s’y projetant, lui qui espérait tant retourner vivre en Algérie ?

***

Aurélie s’avança doucement dans l’allée de la chapelle de la Basilique notre Dame d’Afrique, elle s’inclina en une petite révérence à monseigneur le cardinal Lavigerie. Celui-ci posa sa main sur sa tête en guise de bénédiction. Le mariage religieux dans les conditions dictées par le père eut enfin lieu. Aucune abjuration n’était demandée, de ce fait, Aurélie demeura catholique, puis, s’ensuivit une cérémonie musulmane célébrée par le moqqadem principal des Tidjani d’Alger. Ainsi cette union fut scellée doublement avec le consentement des deux autorités religieuses.

Quelques jours plus tard, une caravane semblable à un cortège nuptial s’ébranla vers Laghouat.

***

S’éveiller au milieu du désert. Vaste, infini, concentré tout autour d’elle. Des mers de sables ondulants à ne plus en finir, l’angoisse de ne pas savoir où se trouvait l’horizon où ce qui pouvait jaillir au-delà de cette gigantesque étendue. On aurait dit qu’après ce désert, il n’y a plus rien le néant ou un trou noir.

Le Sahara déroulait devant elle des champs nus, des vergers invisibles, des fleurs transparentes et des soleils roux. Il suffit de fermer les yeux et se laisser griser par l’air pur, en imaginant des portes qui s’ouvraient sur des jardins secrets où seuls des initiés auront le droit d’y accéder.

Aurélie essuya son visage avec les pans d’un chèche beige. Puis, elle le remonta jusqu’au ras des cils inférieurs, en le coinçant sur les côtés sous son large chapeau pour éviter les morsures du sable projeté violemment par le vent sur sa peau. Ce monde était celui du commencement, du début de l’humanité lorsque Dieu descendait sur terre, et soufflait une douce quiétude sur ces lieux. Un doute l’assaillait, ce monde pouvait être celui de toute fin aussi. L’idée l’effraya, tant sa tête se remplissait de rumeurs. C’est la fatigue, se dit-elle, le climat, la chaleur et les courbatures.

Derrière des rochers qui fendaient l’horizon, l’environnement changea subitement, des touffes verdâtres parsemaient par bouts les dunes. Pouvait-elle vivre ici, s’inquiétait-elle, rattrapée par la réalité ?

Dans sa nouvelle demeure, Aurélie fut reçue froidement comme une intruse dans un monde qui ne lui appartenait pas. Regardée d’un air curieux, sceptique. Pourquoi est-elle venue chez nous ? Se demandent ses hôtes. Dans cette société religieuse, conservatrice dont les règnes échappaient peu à peu à son mari, Aurélie savait ce qui l’attendait. El Mahdia n’était pas le rêve espéré ; c’était un bourg sablonneux aux maisons, dont les murs en argile s’effritaient par endroits, des couloirs étroits où le sable s’accumulait sous le souffle des vents quelques palmiers égayaient des carrées de verdure, le tout entouré d’une enceinte de terre.

Ahmed-Ammar parti trop longtemps de chez lui risquait de perdre son autorité sur sa confrérie. Il s’accorda quelques heures de répit, des instants consacrés à établir une sorte de feuille de route, notifiant les priorités. Il doit avant tout convoquer une hadra — une réunion extraordinaire de l’assemblée — afin de faire accepter Aurélie comme épouse, et agir avec subtilité pour honorer la parole donnée au père d’Aurélie, répudier ses trois autres femmes.

3

Il est des heures à part, qui me donnent des instants privilégiés en communion totale avec les œuvres que je lis. Avec cette liberté du rêve et du possible qu’éveille en moi des personnages hors du commun, m’incitent très souvent à l’introspection tant ils me révèlent à moi-même. Je me vois là, dans tous ces romans, une conscience malgré mes airs effarouchés de petite-fille malgré sa trentaine, une rescapée de la vie recluse d’une épouse obéissante, partie à la reconquête d’elle-même.

Ma découverte de la lecture était avant tout une rencontre avec moi-même, avec un moi perturbé, troublé par une succession de maladresse due à mon éducation puérile. J’ai tenté de me reconstruire progressivement dans une nouvelle perspective, mettant de côté mon égocentrisme et même mon entêtement à vouloir être une autre personne conforme aux schémas tracés par la société.

C’est ainsi, quand j’ouvre un livre, ce qui vient en moi en premier, c’est cette quête de l’identité, je me cherche. N’est-ce pas étrange comme si le roman m’offre un discours identitaire ? Il devient corps et origine. Au regard des œuvres lues, combien possédais-je de corps et d’origine ?

Il m’arrive d’aimer un livre comme un être humain, je m’y attache, je le désire, je le déteste, lui pardonne, et parfois, sous influence d’un personnage, je veux aller au-delà des mots. Je cherche entre les fines lignes, l’invisible, les non-dits, le mystère qui me révèlent les phrases écrites. Mais dès que je termine, un livre, c’est mon imaginaire qui s’ouvre, alors dans ma tête naissent des formes et des vies pour prolonger l’extase, en réalité, un livre ne se ferme jamais.

C’est à cet instant qu’un autre voyage commence pour moi, surtout si l’héroïne du roman au destin unique s’avère être réelle et non pas sortie de l’inspiration d’un écrivain chevronné. J’use alors, d’un scalpel pour décaper jusqu’à l’os la matière offerte, une fois les ambiguïtés levées, je suis entraînée comme sur une monture endiablée, prise dans le mouvement des caravanes pour une exploration exceptionnelle, je guette le lointain horizon.

Peu à peu, l’influence des auteurs me contraint à une certaine empathie. Je partage leur solitude dans l’acte de créer, ce qui me permet de pénétrer bien des mondes silencieux ou tus, et ainsi au détour du chemin, se retrouver face à soi-même.

***

Dans le désert, le sable marche, il avance et devance, le ciel apparaît en arrière-plan comme une issue. Lorsque le désert est fatigué de tanguer dans une atmosphère martienne, il s’autorise une halte, ce qui me contraint à faire de même. Cette forte impression de mouvance des dunes est due au sirocco, à la chape d’un soleil aussi brunâtre que la terre et aux étendues aux dimensions colossales qui défient toute rationalité.

Dans la nuit qui approche avec ces crépusculaires incendiaires, l’envie de me mettre à genoux, de prier, de parler à Dieu, de sentir sa présence sur ce sable brûlant. De sentir sa puissante paume divine, chaude, aux nervures étalées se poser sur moi. Je me laisse volontiers devenir une graine qui appartient à ce jardin aux relents et couleurs étranges, une autre planète.

4

Il fait déjà sombre, quelques petites lueurs subsistent dans un ciel qui bascule lentement dans la nuit, cependant, des étoiles miroitantes apparaissent simultanément sur toute sa surface. Les jambes ramenées vers ma poitrine les épaules enroulées dans un grand châle, je goûte, assise sur le seuil de la tente dressée par mon guide, parmi les quelques aventuriers auxquels je me suis jointe, ma première soirée dans le Sahara.

Qu’est-ce qui me pousse à vouloir me réinventer dans ces dunes, moi qui n’avais jamais auparavant longé les frontières du Sahara ? Quelle est donc cette affolante douceur dans ce crépuscule poignant qui m'allège d'un poids d’un rude voyage ? Je finis dans mes silences respectant ces lieux, leurs souffles apaisés et leurs âmes ensommeillées.

— Viens, me dit la voix du désert, ici la femme ne s’efface pas, elle ne disparaît pas. Elle marche, marche pour exister, pour se retrouver et je prends pour témoin les étoiles, la lune, le Sirocco. Ici d’autres femmes sont venues chercher ce qui se trouvait au-delà de cet horizon.

— Je te donne ma main, me dit-il pour ne pas t’égarer, mon vent te déposera comme une barque sur la dune souhaitée là où tu verrais apparaître ce début de chemin qu’elles avaient pris.