Comment peut-on être Berbère ? - Pierre Vermeren - E-Book

Comment peut-on être Berbère ? E-Book

Pierre Vermeren

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Beschreibung

22 contributions de chercheurs européens et maghrébins pour cerner le "fait berbère" largement occulté par la recherche occidentale comme orientale pour des raisons idéologiques et qui touche le Maroc et l'Algérie mais aussi la Tunisie, la Libye ou le Nord-Mali.


À PROPOS DE L'AUTEUR

Pierre Vermeren, professeur d’histoire des sociétés arabes et berbères à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Membre du laboratoire IMAF quand il a coorganisé le colloque sur les Berbères de 2015 à la Sorbonne avec Tassadit Yacine, il est actuellement membre du laboratoire SIRICE et codirecteur de la collection « Pays d’islam » aux éditions de la Sorbonne. Il est notamment l’auteur, avec Khadija Mohsen-Finan, de Dissidents du Maghreb depuis les indépendances, Paris, Belin Histoire, 2017 ; Déni français, notre histoire secrète des liaisons franco-arabes, Paris, Albin Michel, 2019 ; Cent questions sur le Maroc, Paris, Tallandier, 2020 ; Histoire de l’Algérie contemporaine, Nouveau Monde Éditions, Paris, 2022.

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Couverture

Page de titre

PRÉLUDEDu passé peut-on faire table rase ?

Par Pierre Vermeren

Une des questions posées par ce livre est celle de la possibilité, pour les Berbères et leurs cultures, d’exister et de vivre dans le monde où ils sont nés, y compris en situation de diaspora. Dans tous les pays, les berbérophones sont aujourd’hui minoritaires et culturellement marginalisés. Au milieu du XXe siècle, les nationalistes nord-africains, puis les régimes autoritaires qui ont présidé au destin des États décolonisés de cette région – depuis lors qualifiée de Maghreb, le « Couchant » arabe – se sont rêvés arabes.

Le concept de « pays arabes » et la « Ligue arabe » sont nés au Caire en 1945. En 1947, les nationalistes nord-africains en lutte contre le colonialisme français ont demandé au Caire l’aide des nations émancipées du Moyen-Orient. Le prix à payer exigé par l’Égypte et la Ligue arabe pour les assister politiquement, idéologiquement et militairement a consisté à ce qu’ils se placent sous la bannière du nationalisme arabe. Ainsi naquit au Caire en 1947, sous les auspices de la Ligue arabe, le « Bureau du Maghreb arabe », puis en 1948, sous la direction du chef berbère rifain exilé Abdelkrim el Khattabi, le « Comité de libération du Maghreb arabe », sa branche armée. L’antique Berbérie – aussi dite Barbarie en arabe et en français – avait vécu.

Depuis les années cinquante, le nationalisme arabe a forgé l’horizon d’attente des dirigeants du Maghreb. Ceux-ci ont utilisé les instruments et le pouvoir des États bureaucratiques dont ils ont hérité du colonialisme, entre 1956 et 1962, pour amplifier, et si possible, achever, l’arabisation de leurs peuples entamée au Moyen Âge. Cette démarche a été amplifiée depuis les années 1970 par la « réislamisation » des habitants d’Afrique du Nord, soutenue et financée par les fondamentalistes à la tête des monarchies du Golfe, soudainement enrichies par le pétrole, et par un salafisme devenu endogène dans ces sociétés, à rebours de leurs propres traditions religieuses. Emboîtant le pas des nationalistes arabes du Maghreb, de nombreux intellectuels et idéologues français ont à leur tour, par anticolonialisme, nié l’identité et l’existence d’une culture berbère en Afrique du Nord. La colonisation aurait créé la question berbère, voire les Berbères eux-mêmes, ont-ils répété à la suite des États arabes.

Avant d’aborder le long processus encore inachevé de reconstruction d’une identité et d’une culture délégitimées depuis les années soixante, soyons clair : oui, la colonisation française a traité avec les berbérophones, leur langue, leurs mœurs et leurs chefs, comme elle l’a fait avec les arabophones. Comment aurait-elle pu s’adresser à des berbérophones et les gouverner autrement qu’en reconnaissant leur langue ? Après avoir qualifié d’« Arabes » les habitants de l’Afrique1, puis avoir identifié les « Kabyles » – à la suite des Turcs qui désignaient ainsi les « tribus2 »berbères des montagnes à l’est d’Alger –, la France coloniale a instrumentalisé les différences culturelles. Au risque de les racialiser, elle s’est adonnée à une pratique coloniale alors mondialement en usage. Mais non, la France coloniale n’a pas créé cette réalité culturelle ni ne l’a inventée : elle a tenté de l’utiliser à son profit, tout en aboutissant à un résultat à peu près inverse de celui qu’elle avait escompté. Loin d’avoir berbérisé l’Afrique du Nord, la colonisation a accéléré son arabisation, par l’école, par la science, par l’administration et par l’exode rural.

1. Nom initial de l’Algérie avant l’invention de ce terme en 1839.

2. Qabaïl, qui donne Kabyle en français, signifie tribus en arabe.

AVANT-PROPOSRetour sur l’expérience du Colloque de 2015

Par Pierre Vermeren

Les 19 et 20 mai 2015 s’est déroulé à l’Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne un colloque international intitulé « La question berbère après la colonisation. Amnésie, renaissance, soulèvements ». Cette manifestation scientifique au cœur de l’Université française était la première du genre depuis une vingtaine d’années. Elle a fait suite aux « Printemps arabes » de 2011 qui ont tout à la fois suscité et masqué un véritable « Printemps berbère » en Afrique du Nord, peu perçu en France. En effet, les manifestations liées à la revendication culturelle berbère – dite aussi amazighe – ont fini par s’imposer au Maroc et en Algérie.

Faisant suite aux manifestations de grande ampleur initiées en Algérie par le printemps kabyle d’avril 1980, puis par le mouvement des Arrouch en Kabylie au printemps 2001, le roi du Maroc Mohammed VI – à la tête du principal pays amazigophone de la région – a fait sienne la question berbère en 2000 et 2001, ce que son père avait toujours refusé. Dix ans plus tard, en 2011, les « Printemps arabes » ont étendu la question berbériste à la Tunisie et à la Libye, deux pays révolutionnaires de 2011, dans lesquels elle était totalement refoulée depuis les indépendances. Ces évènements ont par ailleurs poussé les autorités du Maroc et d’Algérie à reconnaître tour à tour la langue amazighe comme une des deux langues nationales et officielles aux côtés de l’arabe, ce qui aurait été inimaginable au cours des décennies précédentes.

Enfin, parmi d’autres manifestations, les « Printemps arabes » ont relancé les pressions indépendantistes au Nord-Mali, puisque cette région, l’Azawad, peuplée de Berbères touaregs irrédentistes, a proclamé son indépendance fin 2011 – fut-ce au prix d’un compagnonnage avec des groupes salafistes de plus en plus envahissants. Le mouvement de libération des revendications populaires au Maghreb s’est ainsi traduit par une poussée de peuples et des revendications dont la dimension culturelle et identitaire a pris des visages très divers, mais aussi très significatifs.

Le colloque de la Sorbonne a donc été une manière de prendre acte de ces manifestations et de saisir cette occasion historique pour revenir sur l’histoire en longue durée des populations, des langues, des manifestations politiques et culturelles des populations et des élites berbères du nord de l’Afrique, à la fois dans cette région et en diaspora. Il s’agissait de faire retour sur une histoire et une civilisation assez largement tombées dans l’oubli depuis la fin de l’époque coloniale, tout du moins en France – et parfois plus encore ailleurs en Europe. La mise en accusation de la France coloniale, à la suite de la dramatique décolonisation française dans cette région du monde, a été en effet l’occasion, pour les chefs nationalistes arabes et les religieux, de mettre le colonisateur en accusation : conformément à l’idéologie du nationalisme arabe, la France est accusée d’avoir fomenté le « berbérisme », cette idéologie de promotion de la berbérité – bien que ce mot de berbérisme ne date que de 1949 –, voire d’avoir fabriqué et construit le fait culturel et social berbère. Le jacobinisme arabe à fondement salafiste – au sens de la salafia, ce fondamentalisme islamique né à la fin du XIXe siècle en Égypte, qui a gagné l’Afrique du Nord au début du XXe siècle –, a imposé l’idée selon laquelle la France coloniale, catholique, républicaine et militaire aurait inventé les Berbères pour diviser les Nord-Africains.

Par cette accusation, les procureurs du nationalisme arabe ont rendu les berbèrophones illégitimes et suspects aux yeux des patriotes nationalistes. Auxiliaires de la colonisation, les Berbères auraient été une « cinquième colonne » de la France coloniale. Au lendemain des indépendances, l’affirmation identitaire et linguistique du fait berbère a donc été rendue strictement illégale au Maghreb, au point que la connotation du terme « berbériste » était assimilable à celle des harkis, ces supplétifs ayant servi en grand nombre dans les rangs de l’armée française entre 1954 et 1962.

En France – l’ancienne métropole –, les forces anticolonialistes sont devenues hégémoniques dans l’espace intellectuel, académique et politique français dans les années soixante. Celles-ci ont en majorité validé et accepté l’ostracisme de l’identité berbère véhiculé par les élites étatiques du Maghreb. La non-ingérence française, désormais revendiquée et assumée dans les affaires intérieures des pays du Maghreb, tant par l’État que par les intellectuels et les responsables politiques français, a eu pour conséquence de reléguer la question des cultures, des langues et des faits sociaux du Maghreb dans les oubliettes de l’histoire coloniale. Certes, cette situation générale n’a pas empêché le berbérisme, et surtout le fait culturel berbère étouffé en Afrique du Nord, de trouver de petits espaces d’expression et de manifestations dans certaines institutions et villes françaises : à Paris, à Aix-en-Provence et à Paris VIII-Saint-Denis pour l’essentiel. Mais, d’une manière générale, les Berbères, ce très vieil ensemble de peuples du bassin méditerranéen, dont la présence est attestée dans la région depuis la plus haute Antiquité, leur langue, leur histoire et leurs cultures sont retombés dans l’oubli et ont été au mieux regardés comme des vieilleries coloniales.

Lorsque nous avons préparé ce colloque, plus de cinquante ans après l’indépendance de l’Algérie, il s’est tout de même trouvé un universitaire, parfaitement au fait des tenants et des aboutissants de cette question dont il apparaissait comme un spécialiste, pour tenter d’en empêcher la tenue au nom de cette idéologie, devenue entre-temps anachronique au Maghreb.

Je le cite :

« J’ai été très surpris que tu me parles d’un quelconque renouveau, car je n’en voyais aucun signe, et le programme du colloque […] m’explique pourquoi : je n’ai rien vu, parce qu’il n’y a, je suis au regret de le dire, par grand-chose à voir […].

Soyons clair. Il y a des langues berbères (bien étudiées, d’ailleurs, par des gens qui ne sont pas tous berbérophones), il n’y a pas de fait berbère. Tout se passe un peu comme si on organisait un colloque où devraient se rassembler des acteurs venant de divers pays de langue latine, les uns historiens, les autres linguistes, les autres politologues, les autres spécialistes des études littéraires, et qu’on l’intitulait « Colloque latin ». Des faits de diverses sortes provenant de différents endroits de la zone où on se trouve parler des langues latines ne constituent pas un objet scientifique à étudier en tant que tel.

Il en est de même pour les pays où il y a des locuteurs berbérophones (ou plutôt, parce que c’est ainsi que les choses se passent dans la plupart des cas, des locuteurs dont l’une des langues usuelles est une langue de l’ensemble berbère). En mettant bout à bout des faits qui se produisent dans ces pays, on n’obtient pas un objet scientifique cohérent, ni même un objet scientifique tout court.

Ce qui est vrai, et pourrait faire l’objet d’une étude, c’est la façon dont des intellectuels maghrébins, reprenant bizarrement à leur compte des constructions échafaudées à l’époque coloniale, construisent une identité « berbère » (ou, plus comiquement encore, « amazighe », mot fabriqué et dont la fabrication même prouve qu’il désigne un objet fabriqué) et en font un principe explicatif. Mais qu’il y ait une « identité berbère », qu’elle soit un donné et qu’elle ait une valeur explicative, est présenté comme allant de soi, alors que c’est précisément ce qu’il faudrait démontrer. On pourrait consacrer des études à ce curieux mouvement intellectuel, un peu obscurantiste, qui consiste à poser comme principe que ce qui advient ici ou là a rapport à quelque chose dont l’existence même n’est pas démontrée. Mais ces études ne peuvent évidemment pas être menées par des gens pour qui l’existence d’une prétendue « berbérité » va de soi. »

On touche ici du doigt les fragments d’une idéologie française, née de la convergence entre le nationalisme arabe – dans sa version étatique et jacobine – et la théorie de la déconstruction (the French Theory), qui dénie la possibilité qu’advienne un fait civilisationnel et culturel autonome dans l’histoire des sociétés. Tout objet social ne serait qu’une illusion d’objet. Tout ne serait qu’agrégats et représentations, et les berbéristes – dont l’idéologie défensive s’est construite contre l’arabisme, cette idéologie de combat née au début du XXe siècle dont personne ne conteste l’existence – seraient l’objet et les acteurs d’une fiction collective au service d’une officine politique – en l’occurrence la France coloniale désireuse de se venger des indépendances arrachées. Selon cette synthèse idéologique, la France coloniale aurait inventé les « Berbères » et le « berbérisme » pour diviser une société nord-africaine unie, afin de mieux la coloniser ; et la France postcoloniale aurait entretenu l’illusion berbériste pour poursuivre son opération séculaire de destruction des sociétés d’Afrique du Nord afin de se venger. On ne prête qu’aux riches. Mais la ficelle est un peu grosse dans la mesure où, comme déjà souligné, cette histoire est aujourd’hui oubliée en France, au point que les Berbères de France ou d’Afrique du Nord y sont unanimement désignés en tant qu’« Arabes ».

Comme durant la période coloniale, cette nouvelle idéologie française est à la recherche d’une histoire pure et sacrée. Au XIXe siècle, Mgr Martial Lavigerie, l’achevêque d’Alger accusé d’avoir « inventé » les Berbères, recherchait dans la civilisation berbère un fait historique et culturel immobile, venu du fond des âges. Ce fait lui aurait permis de délégitimer l’islamité superficielle des Berbères ; ces derniers auraient en effet été obligés, selon lui, de se convertir à l’islam au Moyen Âge sous la poussée des « nuées » arabes (pour reprendre la terminologie d’Ibn Khaldoun), tout en préservant au fond de leur âme leur antique christianisme, qu’un rien suffirait à faire réémerger. Telle fut l’hypothèse que Mgr Lavigerie tenta de bonne foi de mettre en œuvre en Kabylie ; mais il n’en fut rien. Les Berbères kabyles, dans leur immense majorité, restèrent fidèles à l’islam de leurs pères et de leurs saints – très éloigné au demeurant des pratiques islamiques de ce début de XXIe siècle en vigueur dans tout le Maghreb.

De même, nos actuels contempteurs de « l’amazighité », pleins de suffisance à l’égard des « naïfs » berbéristes, leur dénient le droit d’évoluer et de construire un fait social innovant. On peut pourtant assimiler le « berbérisme » à une revendication culturelle innovante, née des pressions et des contradictions dans lesquelles ont été jetés les Berbères au XXe siècle. En quelques décennies, tout ce qui constituait les fondements et les institutions les plus stables de cette très vieille civilisation méditerranéenne a été dévasté : la famille agnatique, la tribu, l’assemblée du village, le village lui-même, la coutume, ses tribunaux et ses juges, les saints et les lieux sacrés, la confrérie islamique, la civilisation matérielle, la dignité, l’indépendance garantie par les armes, leur honneur et la sauvegarde de leurs femmes, leur art de la parure, tatouages et bijoux, leur organisation économique (leurs arbres fruitiers, leurs troupeaux, le pastoralisme et le nomadisme), leur économie et les échanges structurant ce monde, leurs marchés, etc., tandis que leur langue – et avec elle leur littérature orale – était minorée, discréditée, rejetée et finalement interdite. Dans mon intervention, je reviendrai sur cette histoire.

Il n’est guère étonnant qu’en des périodes de mutations si rapides et si brutales, de recomposition forcée et forcenée, de nouvelles idéologies émergent, que des figures et des modèles se recomposent. Sur les ruines du passé s’échafaudent de nouvelles figures et d’inédits systèmes de pensée. Ainsi peut-on dater l’émergence du berbérisme très précisément, puisque le mot apparaît en 1949 lors de la « crise berbériste » au sein du Parti du peuple algérien (PPA), la matrice du Front de libération nationale (FLN). N’en déplaise à ces modernes contempteurs, les civilisations et les idéologies vivent et se recomposent, puisqu’elles sont justement mortelles.

Mais pas plus que nos savants, les nationalistes arabes n’ont accepté cette recomposition. Ils ont en effet cru mettre un terme au fait culturel berbère en décidant de convertir les pays du « Maghreb » à l’arabité de type moyen-oriental. Cette nouvelle assignation identitaire de l’Afrique du Nord n’a pas empêché que, dans les tréfonds des sociétés locales, essentiellement en Kabylie et dans les villes et les montagnes berbérophones du Maroc, mais aussi en situation d’émigration en France, une recomposition identitaire et culturelle s’opère, avant de surgir et de faire reculer les États – du moins sur la forme – à la fin du XXe siècle. Les « Printemps arabes » ont été l’occasion de consacrer le berbérisme comme fait social international, qui, pour être inédit, a révélé son potentiel de mobilisation et de déstabilisation.

C’est l’objet du colloque de 2015 et, partant, de ce livre, que d’apporter des pièces à conviction et des faits, mais aussi de construire un chantier de réflexions relatif à la renaissance d’un fait culturel et social inédit, aux voies et aux moyens de son expression dans les espaces publics et sociaux de ses sociétés d’origine et en situation de diaspora.

Le livre qu’on va lire ne se limite pas aux actes du colloque berbère de la Sorbonne de 2015. Certains contributeurs n’ont pas donné suite à nos relances. Et de nouveaux contributeurs légitimes ont été sollicités pour ce livre : ou bien parce qu’ils n’étaient pas disponibles au moment du colloque, ou bien parce que leur contribution était indispensable à ce livre pour combler certaines lacunes historiographiques. Ainsi en est-il de la remarquable contribution de Salem Chaker, qui compare le devenir et les résultats – et leurs limites – obtenus par les mouvements de revendications culturelles amazighes dans les deux principaux États du Maroc et d’Algérie. Les scientifiques auxquels nous avons eu recours n’ont toutefois pas permis de répondre à toutes les carences qui persistent dans ce livre. On aura soin, afin de remédier à certains manques subsistants, de se reporter à l’ouvrage de synthèse récemment publié à Rabat par le Centre Jacques-Berque, Les revendications amazighes dans la tourmente des « Printemps arabes »1, sous la direction de Mohand Tilmatine et Thierry Desrues, qui font le point sur la situation de deux pays dans lesquels ont surgi d’un coup une conscience et des revendications amazighes en 2011 : la Tunisie et la Libye révolutionnaires. Dans ces deux pays de nationalisme arabe très vivace à l’époque des régimes socialistes autoritaires, l’ouverture révolutionnaire a permis l’émergence de débats et d’une prise de conscience politique et culturelle jusqu’alors refoulée.

Notre propos et notre ambition étaient toutefois de dresser l’archéologie et l’histoire de la naissance d’une conscience culturelle et politique berbère, telle qu’elle s’est fait jour dans les deux principales nations berbérophones de la région : l’Algérie et le Maroc. Leurs États nationalistes, revendiquant l’arabisme ont, dès les indépendances de 1956 et 1962, brutalement fermé la porte à toute reconnaissance, a fortiori à toute revendication identitaire, linguistique, politique et culturelle des berbérophones et de leurs porte-voix. Plusieurs voix permettent de revenir sur des séquences et des évènements précis : nous dressons ici les méandres et les moments clefs de cette reconstruction complexe.

Trois grandes parties composent cet ouvrage, illustrations des trois mots clefs choisis pour structurer le colloque de 2015 : « la question berbère après la décolonisation : Amnésie, Renaissance, Soulèvements ».

Il n’est pas aisé de découper une réalité historique complexe qui se déploie dans plusieurs sociétés ayant chacune leur temporalité et, par suite, de la structurer en thématiques étanches les unes aux autres. Tel n’est pas notre but : le lecteur verra que si chaque partie a sa cohérence interne et qu’il en est de même de chacun des dix-neuf articles proposés, des ponts et des correspondances peuvent être établis d’une partie et d’un article à l’autre. Car, s’il y a une histoire contemporaine des Berbères, il y a aussi des histoires nationales des Berbères – parfois réduits à la condition de berbérophones –, dans chaque État où ils vivent. Chaque génération a fait une expérience différente au regard des évènements qui se sont présentés ou auxquels elle a contribué.

Certains évènements comme le « Printemps berbère »d’avril 1980 ont eu un retentissement considérable dans toutes les communautés berbères ; d’autres en revanche, comme les révoltes touarègues, voire la proclamation de l’Azawad indépendant au Nord-Mali en 2011, sont regardés comme des évènemenst régionaux, voire locaux. Le plan que nous proposons est le reflet de ces contradictions et de ces difficultés. De même en est-il des correspondances avec le temps de l’histoire ou des héritages historiques, qui resurgissent dans le présent, continuent d’interagir avec lui, au fur et à mesure qu’ils sont réappropriés, enseignés, réinterprétés ou instrumentalisés.

Des questions majeures sont posées aux sociétés berbères : le statut d’une civilisation sans ordre scripturaire structurant ; les emprunts aux langues et aux cultures écrites qui n’ont cessé de pénétrer le monde berbère ; la question de l’État et de la perte du contrôle des États par les groupes berbères depuis le Moyen Âge ; le rapport entre l’État et la tribu, entre l’islam orthodoxe des uns et l’islam confrérique ou maraboutique des autres, etc. À ces questions s’ajoutent celles posées au XXe siècle par le nationalisme arabe : la nature de l’État-nation indépendant, la définition de la nation, sa langue et sa culture de référence, la question de la langue nationale et de la langue officielle, la langue du droit, la langue maternelle et celle de l’école, l’écriture des langues berbères et les moyens de les transcrire, l’unification de ces langues sans l’intervention d’un État hégémonique ou les moyens de préserver les particularismes régionaux…

Tout cela constitue la trame de notre première partie : pourquoi et comment revenir à la question berbère ? Tassadit Yacine, dans son adresse liminaire au colloque (1), s’interroge sur les origines du malaise : comment les Berbères, qui ont été de farouches opposants de la France coloniale, contre laquelle tant d’entre eux ont lutté les armes à la main, ont semblé disparaître, plusieurs décennies durant à l’issue de la décolonisation, au sein d’États qu’ils avaient tant contribué à émanciper ?

Pierre Vermeren (2) revient sur les fondements et les modalités de l’amnésie postcoloniale de la berbérité en France, alors que celle-ci fut longtemps célébrée sous la colonisation française : le mythe du « bon Berbère » avait fini par s’imposer face à la « menace arabe », sans qu’il n’en soit tiré de grande conséquence, ni que fut remis en cause le mythe orientaliste arabe. Après l’empire colonial, l’amnésie et l’oubli s’emparent des élites françaises, bien qu’elles aient feint de s’appuyer sur les Berbères pour maintenir l’Afrique du Nord dans leur giron, ce à quoi la guerre d’Algérie a apporté un flagrant démenti.

L’article de la chercheuse américaine Katherine E. Hoffman (3), annonciateur d’un ouvrage en gestation sur les tribunaux coutumiers franco-berbères sous le protectorat marocain, présente de manière concrète ce qui fut érigé en symbole de la « politique berbère » de la France coloniale, parfois transformée en intrusion idéologique chrétienne et séparatiste visant à briser l’islam. Par les faits, par les acteurs et par les mots, elle réfute de manière inédite ces thèses qui ont discrédité la berbérité comme fait de civilisation et assis le nationalisme marocain de l’Istiqlâl, qui s’est forgé sur l’hégémonie arabiste à l’indépendance. L’analyse sur pièces des procès des tribunaux coutumiers tribaux réfute un des procès les plus durables adressé aux berbéristes : leur collusion avec la France coloniale – alors que celle-ci a touché l’ensemble de la société –, doublée d’un soupçon de mauvaises pratiques islamiques. La lecture de l’article de notre collègue est édifiante sur ces deux points.

L’amnésie française s’est contentée de suivre la politique dictée par les nouveaux États indépendants et les nationalistes arabes. Ceux-ci, bien que feignant de voir dans la synthèse arabiste forgée par eux dans les années cinquante et soixante, ont dû, à partir des années quatre-vingt, apprendre à composer avec la renaissance culturelle et de plus en plus politique des Berbères. Ce berbérisme revendicatif a fait reculer les États d’Algérie et du Maroc dans un étrange pas de deux, ainsi que le souligne Salem Chaker (4) ; de sorte qu’après avoir nié jusqu’à l’existence des Berbères, qui auraient été une invention coloniale, l’Algérie et le Maroc ont forgé à leur manière une étrange « politique berbère », mêlant précautions, concessions imposées, ouvertures et blocages. Dans l’ambiguïté, des avancées incontestables et inespérées ont été réalisées dans les deux États.

Mais Rachid Agrour nous met en garde vis-à-vis des euphories et des effets d’optique contemporains (4) : déjà dans le passé, des tentatives ont été faites pour transformer les langues berbères en une langue de culture écrite et de civilisation. Ces tentatives ont échoué dans les siècles antérieurs, en dépit de réels succès tardifs (au XIXe siècle), ce qui doit inciter les observateurs contemporains à une grande prudence. À l’optimisme sans illusion mais raisonné de Salem Chaker s’oppose le bilan peu amène établi par Rachid Agrour, qui souligne les difficultés auxquelles ont dû faire face les modernisateurs et les clercs d’un passé oublié et déjà recouvert.

La deuxième partie présente des modalités très variées, qu’elles soient violentes et politiques, activistes ou parfois discrètes, en vertu desquelles la question berbère est revenue au cœur des sociétés, quand les États n’en voulaient pas. C’est sous le règne des partis politiques nationalistes arabes que l’identité amazighe s’est reconstruite, voire a tenté de s’emparer de pouvoirs d’État. Ce surgissement a pris des formes très variées, mais il est repérable de manière parfois spectaculaire dès les premières années des indépendances.

La séquence du règne de Mohammed V sur le Maroc indépendant (1956-1961) a dévoilé les ambitions politiques des Rifains – parmi d’autres –, soucieux de revenir au régime des libertés locales pour échapper à l’arbitraire. Deux contributions importantes soulignent les contradictions au Maroc entre les Rifains, d’une part, et le makhzen – l’appareil central de pouvoir étatique – et l’Istiqlâl urbain, d’autre part. Cette contradiction a donné lieu à des tensions politiques extrêmes et même à une confrontation armée et meurtrière dans le Rif (nov. 1958-janv. 1959), que relatent Mbark Wanaïm de l’IRCAM (6), qui insiste sur la pluralité des contestations et les instrumentalisations dont elles ont fait l’objet ; mais aussi par Maâti Monjib (7), qui restitue en deux temps cet épisode dramatique : d’abord ses causes culturelles et politiques, puis sa violence comme fondement de la mise en place du pouvoir autoritaire et de la désagrégation du pouvoir istiqlalien. Somme toute, le berbérisme marocain – dont la révolte du Rif constitue l’acte de naissance – est clivé dès sa naissance en 1958 entre une branche légale et loyaliste proche du Palais, et une branche contestataire délégitimée par Rabat qui survit dans les marges.

La révolte rifaine de 1958 se surimpose à la mémoire plus ancienne de la guerre du Rif. Dans cette région, on fait mémoire du héros régional vaincu par les colonialistes en 1926, Abdelkrim el-Khattabi, dont la geste militaire et politique n’a jamais été oubliée. Objet de toutes les préoccupations, celle-ci est même devenue, par la transmission militante et familiale, structurante dans cette région oubliée et délibérément abandonnée par Rabat durant le règne de Hassan II. Cette mémoire intacte ne cesse de se rejouer jusqu’à nos jours, comme l’a prouvé la séquence du Hirak en 2017-2018 dans cette région, et jusqu’en diaspora. C’est le sens de la communication de María Rosa de Madariaga (8).

En Algérie, la contestation berbériste, qu’il n’est pas facile de dissocier d’une contestation démocratique et socialiste au sortir de la guerre d’indépendance, n’est pas moins vive malgré la dureté de la guerre d’indépendance. C’est ce que démontre Melinda Seridj (9) dans une contribution consacrée à l’insurrection méconnue du Front des forces socialistes (FFS), le parti d’Hocine Aït Ahmed, entre 1963 et 1965, et dont la réduction enterre pour quinze ans toute revendication politique berbère et berbériste dans ce pays. Il faut attendre « avril 1980 », en Algérie, pour que la contestation berbériste, que l’on croyait étouffée par le régime militaire, ne renaisse brutalement de ses cendres en Kabylie et à Alger : ce « Printemps berbère » fit forte impression en Algérie, au Maroc et en France. Il rappelle à la fois l’existence du fait culturel berbère et son étouffement en Algérie. L’accord de paix signé entre le FLN et le FFS par Ahmed Ben Bella a précipité sa chute et l’avènement de Houari Boumédiène. Il faut attendre quelques mois après sa mort en 1979 pour que la revendication berbériste surgisse bruyamment dans ce pays. Cet épisode et ses conséquences immédiates sont décrits par Saïd Doumane (10), qui livre une fresque de la maturation puis du déploiement du « Printemps berbère » d’avril 1980, capitale dans la renaissance de l’identité berbère et dans la promotion et la défense de la berbérité, en Algérie et au-delà.

L’anthropologue Ariel Planeix explore les voies plus invisibles et plus complexes empruntées par la berbérité dans la région tout aussi délaissée à cette époque de l’oriental marocain (11). Comment les populations zénètes, qui durant des siècles ont structuré et contrôlé la région centrale de l’Afrique du Nord, à la jonction des hauts plateaux et des confins du Sahara, marginalisées au XXe siècle par la littoralisation de l’Afrique du Nord, la déstructuration de leur espace de circulation et commercial, ont-elles maintenu, loin des structures étatiques, les « ferments d’une berbérité non revendiquée » ?

La troisième partie dévoile la diversité des modalités et l’ampleur de la diffusion géographique – jusqu’en Europe – des phénomènes culturels liés à la berbérité. Face à ces mouvements et aux revendications de populations dont on a progressivement cessé de dénier l’existence et la possibilité d’accéder à leurs droits culturels, comment les États et les acteurs publics, dans leur diversité, ont-ils réagi et interagi avec ces nouveaux acteurs ?

Hamid Chabani s’est intéressé à la vaste diaspora berbère de France (12), dont une étude récente a dévoilé – ce qui n’est pas une surprise du fait de la structuration des réseaux migratoires les plus anciens – que la majorité de la diaspora nord-africaine en France, quoique couramment désignée comme arabe, est en majorité (54 %) composée de berbérophones d’ascendance. Cette population de plusieurs millions d’habitants a été un foyer important du maintien et de la transmission de l’identité berbère, mais aussi de la construction intellectuelle qui l’a accompagnée. La vivacité des réseaux associatifs et culturels en est un indice puissant.

Anouar Hicham s’est intéressé à un phénomène purement intellectuel relié aux sciences historiques : comment les historiens, préhistoriens et scientifiques marocains et étrangers, qui ont hérité d’un très riche patrimoine édifié à l’époque du protectorat, mais souvent demeuré à l’état de chantier, ont-ils investi le champ des études du Maroc préislamique, essentiellement berbère ? (13) Dans un Maroc qui affirmait son lien indissociable avec l’islamité et l’arabité, la construction d’un savoir sur les sociétés préislamiques et berbères dont il est issu n’allait nullement de soi. Ce travail scientifique collectif et silencieux fut l’une des modalités inédites de la reconquête de leur histoire par des historiens marocains et non plus seulement étrangers.

Revenant à l’Algérie, dont le paysage culturel médiatique a profondément évolué après la fin du parti unique en 1989, Ramdane Achab, scientifique et éditeur à Tizi Ouzou, met en lumière les modalités de la revendication berbère dont il est un acteur (14). Galvanisé par les évènements du Printemps berbère, puis par la révolte des Harrouche de 2001 – qui a pourtant montré ses limites et les vives résistances dressées par l’État face aux revendications amazighes, même au terme d’une meurtrière guerre civile contre les mouvements salafistes –, le mouvement culturel amazighe a été extrêmement inventif et créateur de supports éditoriaux, didactiques, intellectuels, etc., afin de porter ses revendications et de diffuser dans la population des connaissances à même de conscientiser les Kabyles. Seuls face à l’État, ces acteurs indépendants ont contraint, par leur activisme, les pouvoirs publics algériens à concéder, pas à pas, la reconnaissance de l’identité berbère et sa légitimité, ainsi que l’a rappelé Salem Chaker.

Les deux contributions suivantes reviennent sur le Maroc. Deux jeunes chercheurs marocains ayant écrit leur doctorat sous la direction de Tassadit Yacine, actuellement en poste à l’IRCAM pour le premier, et à l’université d’Agadir pour le second, dans le premier département universitaire d’études amazighes, reviennent sur la lente émergence et sur les contradictions de la revendication identitaire et culturelle amazighe dans ce pays. Il n’était pas simple, sous Hassan II, de porter de manière frontale cette revendication à laquelle celui-ci n’accordait à peu près aucune importance. D’autant plus que ladite « politique berbère » de la France au Maroc n’a pas laissé derrière elle de Marocains berbérophones intellectuellement versés dans ces affaires. Le protectorat a formé une élite franco-arabe sélectionnée dans le milieu des enfants de notables arabes urbains, de sorte que la seule élite formée en milieu berbère durant les années soixante se trouve à la tête des Forces armées royales. Plusieurs décennies sont nécessaires pour qu’émerge, derrière de rares intellectuels pionniers sensibles à ces questions, un groupe de jeunes intellectuels amazighophones conscientisés.

Aboulkacem El Khatir explore les voies et les difficultés de la revendication amazighe au Maroc (15), dont il faut toujours garder à l’esprit l’effet miroir et une forme de suivisme (du moins au XXe siècle) avec ce qui se passe en Kabylie et dans le milieu intellectuel et militant des Kabyles de France. L’instabilité discursive des revendications amazighes ne doit pas occulter une tendance à la politisation qui oscille entre demandes démocratiques et soupçons d’autonomisme.

Puis Lahoucine Bouyaakoubi revient sur un événement capital de la revendication amazighe du Maroc, le « Manifeste amazighe » de 2000 (16), écrit par l’intellectuel Mohammed Chafik – ancien directeur du collège royal du jeune prince Sidi Mohammed, futur Mohammed VI. Après des décennies d’extrême prudence de la part des berbéristes imposée par le roi Hassan II et malgré la bienveillance accordée à l’amazighité par le tout jeune souverain Mohammed VI, près de 250 militants et intellectuels berbéristes signent ce texte très rude qui remet en cause l’histoire (officielle) sacrée du Maroc islamique, arabe et chérifien. L’accusation d’ethnicisation de la question berbère est immédiatement évoquée par les tenants de la ligne arabiste qui peuplent l’appareil d’État marocain, provoquant par là même la méfiance du roi et l’hostilité de ses principaux conseillers.

Au terme de cette partie, trois champs inédits de déploiement de la berbérité militante sont explorés par nos contributeurs. Marina Lafay et Fanny Georges abordent d’une manière originale et inédite le terrain méconnu de l’Azawad, puisqu’il est devenu depuis 2013 le champ clos d’une guerre entre de nombreux groupes de combattants et plusieurs armées nationales, dont l’armée française. Les deux contributrices s’intéressent aux militants de l’Azawad à travers l’exploration de leurs réseaux sociaux (17). Marisa Fois, de l’université de Genève, explore un terrain plus méconnu encore du fait de la très longue et impitoyable dictature du colonel Kadhafi, qui n’a jamais vraiment autorisé l’identité et l’expression amazighes sur son territoire (18). Elle questionne le changement brutal de paradigme lié à la révolution libyenne de 2011, dans laquelle les Amazighes du Djebel Nefoussa et de Zouara ont joué un grand rôle. De sujets méconnus, ils sont devenus d’un coup des acteurs incontournables dans l’ouest du pays et à Tripoli. Mais est-ce à dire que la question amazighe est en voie de normalisation dans ce pays qui revendique son arabité et son africanité, la question reste ouverte ?

Enfin, l’universitaire Mohand Tilmatine, de l’université de Cadix, nous présente la diversité de la situation des Berbères dans l’autre grande puissance amazighe d’Europe, l’Espagne (19). Du fait de sa proximité avec le Maroc, de son histoire coloniale dans le Rif et de son très vieil enracinement dans cette terre (depuis le XVe siècle), ce pays possède des relations d’intimité peu ordinaires avec les Berbères du Rif – c’est le cas de Mellilia, dont la majorité de la population est aujourd’hui officieusement rifaine –, tandis que des relations plus récentes se sont nouées dans le reste du pays, notamment dans la métropole catalane, Barcelone, et sa région, la Catalogne. Rifains d’Espagne, Catalans et Espagnols, par volontarisme, nourrissent des liens particuliers qu’il convenait de décrire et d’interpréter.

Au terme de ce panorama inédit et riche, à défaut d’être exhaustif – qu’en est-il des Chaouis, des Tunisiens du Sud et des Mozabites par exemple ? –, nous avons confié le mot de la fin à un jeune docteur, Mohamed Ouchtaine, qui a soutenu sa thèse fin 2019 à l’EHESS, consacrée au fait religieux dans la région d’Ifrane de l’Anti-Atlas, dans le sud du Maroc (20). Loin des revendications amazighes, à l’écart du mouvement culturel berbère, loin des intellectuels et des militants, et de leurs jeux politiques sophistiqués avec les appareils d’État, Mohamed Ouchtaine a labouré la région d’Ifrane pendant des années. Il dévoile dans sa thèse que les fondements immémoriaux de l’identité rurale, paysanne et montagnarde des Berbères d’Afrique du Nord, leur anthropologie, leur cosmogonie, leur religion et leurs rapports sociaux sont si atteints et si transformés au sortir du XXe siècle que les conservatoires du vieux monde berbère ont pratiquement cessé d’exister.

Est-ce à dire que l’avenir du monde berbère sera urbain ?

P. V.

1. Mohand Tilmatine et Thierry Desrues (sous la direction de), Les revendications amazighes dans la tourmente des « Printemps arabes », Rabat, Études en sciences humaines et sociales, Centre Jacques-Berque, 2017.

POURQUOI REVENIRÀ LA QUESTION BERBÈRE ?

LES BERBÈRES DANS L’HISTOIRE :POURQUOI CETTE ABSENCE ?

Par Tassadit Yacine,directrice d’études à l’EHESS et chercheuse au LAS

Tassadit Yacine a ouvert le colloque par les mots qui vont suivre, repris in extenso. Ils contextualisent cette rencontre scientifique inédite à la Sorbonne. Puis, partant de l’existant, Tassadit Yacine s’interroge sur la béance qui caractérise l’existence même et l’histoire des peuples berbères, nichés depuis trois mille ans au cœur de la Méditerranée. Les Berbères ont-ils été si heureux qu’ils n’ont pas eu d’histoire ? Le plus vraisemblable est que l’histoire de cette région, envahie à plusieurs reprises, a été écrite de l’extérieur. La période contemporaine ne déroge pas à la règle. Selon Tassadit Yacine, la clef de notre oubli d’histoire concernant ce peuple trouve sa source dans les événements brûlants et largement méconnus de 1871, dans l’Est algérien.

« Je ne peux que me réjouir, dit-elle, de cette heureuse rencontre qui vient rappeler, dans cette auguste institution, la Sorbonne, l’université de Paris 1 et ses laboratoires IMAF et SIRICE, la place que revêtent l’histoire de l’humanité et celle des cultures de ses différents peuples. Les Berbères, sur lesquels nous allons travailler durant ces deux journées, font partie de ces peuples qui ont été des acteurs de l’histoire de la Méditerranée depuis les temps les plus anciens – au moins depuis les périodes carthaginoise et romaine – et qui ont progressivement disparu de l’avant-scène. Malgré les diverses conquêtes impérialistes auxquelles ils ont dû faire face, on les trouve néanmoins acteurs à différents moments de l’histoire – au Moyen Âge sous la bannière de l’islam quand ils ont dirigé de grands empires –, jusqu’au XVIe siècle, voire jusqu’au XIXe siècle selon les pays. Leur disparition du champ social et culturel est récente, puisque c’est avec les indépendances que les populations berbères (sous leur propre nom) auraient disparu, laissant place à des États dits globalement arabes ou africains.

L’intérêt de ce colloque n’est pas de revenir sur le lointain passé de l’Afrique du Nord, bien qu’il reste encore à étudier ; quels sont le rôle et la place des Berbères dans l’histoire de l’Afrique du Nord – ce sous-continent africain et méditerranéen ? Sous quels effets politiques et culturels la Berbérie, puissance au cœur de la Méditerranée occidentale constamment en interaction avec l’Europe occidentale, est devenue le prolongement naturel du Moyen-Orient ?

Je partirai d’exemples pouvant rendre intelligible l’inversion des rapports de force et de sens à l’origine de cette disparition qui s’est effectuée certes sur le long terme, mais c’est la colonisation française qui a précipité les choses – directement et indirectement – en imposant sa conception politique sur le monde colonisé. Cette construction (un peuple, une langue, une religion1) a été élaborée peu ou prou depuis la période coloniale française (1830-1962). Elle se fonde sur le faux « mythe kabyle »2, devenu plus tard le « mythe berbère »3 au Maroc. Les anthropologues et les historiens devraient l’étudier avec la distance critique nécessaire. Car ce soi-disant mythe vise en réalité à dénaturer l’histoire et la culture algériennes. Comment ce mythe, en vertu duquel les Français auraient privilégié les Kabyles durant la colonisation de l’Algérie – et la chose est reproductible au Maroc, alors qu’elle y est tout aussi fausse –, a-t-il contribué à redistribuer les cartes en inversant symboliquement et réellement l’ordre des choses ? D’une certaine manière, la légitimité historique et culturelle structurant la région a été inversée : l’habitus constitutif de leur mode de vie, élément structurant chez les Berbères, avec lequel ont dû cohabiter les Arabes et les arabophones de cette région, a été disqualifié et considéré comme une sous-culture. Comment les autochtones d’Afrique du Nord, devenus au XIXe siècle, et encore jusqu’à la guerre d’Algérie, les résistants les plus opiniâtres à la colonisation, ont-ils été niés dans leur combat au point d’être perçus comme des traîtres à la cause nationale ?

Les descriptions des historiens du Moyen Âge et de la période turque (du XVIe au XVIIIe siècle) permettent de constater l’existence de hiérarchies sociales, culturelles et linguistiques au sein desquelles les Berbères occupaient une place de choix tout autant que les arabophones. Le système politique ottoman n’avait pas occupé tout le pays ni initié une politique intégrationniste ou assimilationniste. Les différents groupes soumis à l’Empire ottoman ont continué à pratiquer leurs langues, leurs cultures et leurs religions. Au-delà des affiliations linguistiques – certaines tribus étaient arabophones et d’autres berbérophones – dans le monde rural et pastoral hégémonique, puisque plus de neuf habitants sur dix de l’Afrique du Nord y vivaient, leur civilisation constituait la structure d’accueil et de partage avec les sociétés « arabes » et ottomanes urbaines. Dans l’espace nord-africain, l’Algérie offre un formidable exemple de destruction sociale et politique, et de confusion dans les repères culturels. L’insurrection initiée par El Mokrani et Cheikh El Haddad4 en 1871, près de Béjaïa, constitue une image grossie de ce bouleversement politique. C’est la raison pour laquelle je reviendrai longuement dessus plus avant.

1871 : tournant historique et inversion des rapports de forces

En ce qui concerne l’Algérie, le véritable tournant a été pris en 18715. L’année de la grande révolution kabyle d’El Mokrani est « scotomisée » par l’histoire officielle de l’Algérie, alors qu’elle est le fondement de l’inversion du sens de l’histoire et des rapports de domination dans la sous-région. Jusqu’à 1871, les Kabyles détenaient un rôle politique central en raison du facteur géographique et de leurs traditions sociales et politiques ancestrales. Les colonnes françaises ont pu atteindre le Djurdjura après 1850, vingt-sept ans après le débarquement de Sidi-Ferruch (5 juillet 1830).

On a tort de faire fi de la géographie au cœur du politique : la Kabylie et l’Aurès – pays de montagnes à l’instar de l’Atlas – ont déterminé la politique de ce pays depuis l’Antiquité. Les Berbères occupaient le centre du pays, à une soixantaine de kilomètres à l’est d’Alger, jusqu’à Constantine. Pourquoi ? Parce qu’ils contrôlaient les voies de communication. C’est ainsi qu’ils ont protégé leurs libertés et leur autonomie depuis l’époque romaine jusqu’à la conquête française. C’est ainsi également que, depuis le Moyen Âge, les Kabyles, qui se sont érigés en gardiens du défilé des Portes de fer (le massif des Bibans) jusqu’en 1839, contrôlaient toute l’Algérie centrale : les représentants du pouvoir central payaient un droit de passage lorsqu’ils devaient traverser leur territoire6.

La France s’est déclarée maîtresse de ce pays seulement à partir du franchissement du défilé et de l’occupation de la Kabylie près de dix ans après 1830 ; il en est de même de l’occupation du pays berbère au Maroc survenue plus de vingt ans après l’instauration du protectorat.

Pour revenir à 1871, c’est une date trop peu connue, car elle a illustré, quinze ans après la pacification officielle de 18577, la résistance d’un peuple qui est reparti au combat pendant presque deux ans (1871-1872). Les historiens reconnaissent que l’Est algérien centré sur la Kabylie est la seule région, avec celle du Djebel Saghro au Maroc, où toute une population (hommes, femmes, vieillards et enfants) s’est soulevée contre une armée moderne. La révolte de 1871 est partie de Béjaïa, puis a gagné le territoire jusqu’à Bou Saâda (Sud algérien), Khenchela dans l’Aurès, Ouargla au Sahara, etc. Toutes les tribus de l’Est de l’Algérie se sont placées sous l’influence d’El Mokrani8…

Cette insurrection a valu à la Kabylie plusieurs milliers de morts – alors que la région venait de perdre la moitié de sa population à cause des famines des années précédentes, soit 300 000 morts –, des emprisonnements, des déportations en Calédonie, à Cayenne, des séquestres et des dépossessions foncières portant sur 800 000 hectares, des fragmentations de tribus et de confréries et, enfin, un tribut de guerre considérable (36 000 000 de francs-or), que les paysans kabyles ont mis deux générations à rembourser9.

Durant la période qui a suivi, les efforts de l’occupation se sont principalement orientés vers la Kabylie, dont le colonisateur redoutait un nouveau soulèvement du fait de sa solidarité organique totalement méconnue avant 1871. Il en émerge un discours visant à séparer les Kabyles du reste de la population, en tentant de fonder en raison toutes les mythologies se référant à ce peuple, dont l’histoire a été entièrement réécrite en vertu de vieux préjugés et de paradigmes historiques en lien avec l’Antiquité (la Rome antique).

Ces confusions, élaborées à tort ou à raison, ont été, un demi-siècle plus tard, transportées dans les montagnes de l’Atlas au Maroc, recyclées dans la politique berbère du protectorat par les officiers français. Comme en Algérie, cette politique de séparation, qui n’a jamais apporté aucune sécurité ni aucune supériorité aux tribus berbères – Lyautey ayant fait le choix jamais démenti de soutenir le trône chérifien pour unifier le pays –, allait servir la cause des nationalistes marocains, les oulémas salafistes de Fès et de Salé, qui ont créé un faux à partir du « dahir (décret) berbère » qui n’avait pas un objectif politique, mais seulement pratique pour une réorganisation conformément aux usages de la justice officielle10. Le dahir était destiné à reconnaître officiellement une justice coutumière qui existait de fait et de droit dans les régions berbérophones du royaume11. Ce dahir était en outre paraphé par le sultan Mohammed V. Partant, d’un contresens historique savamment orchestré par la propagande du protonationalisme arabe au Maroc, s’est diffusée l’idée que ces centaines de tribus berbères, qui ne se sont jamais rendues sans combattre au terme de presque trois décennies de « pacification », étaient protégées par la France.

Émergence d’un État-Nation et visée hégémoniste

Pourquoi la construction nationale et nationaliste dans ces pays d’Afrique du Nord, qui vont du Maroc à la Libye, s’est-elle réalisée au détriment de la moitié des populations autochtones ? Pour quelles raisons renoncer à une histoire et à une mémoire des plus riches de la Méditerranée ? Pourquoi les Arabes et leur histoire ont-ils été exclusivement privilégiés au détriment des Berbères, des Romains, des Byzantins ou des Subsahariens ?

Pis encore, en Algérie comme au Maroc, la participation des tribus et des militants, des chefs politiques et des militaires berbères à la libération du pays a été totalement niée, alors que ces populations ont joué un rôle déterminant dans l’histoire « nationale » – au sens étymologique, celle de « l’histoire de la nation » inscrite dans la longue durée, pour parler comme Braudel.

Cette éviction d’une partie considérable de l’histoire ne contribue-t-elle pas à une perte tout aussi considérable de la diversité culturelle, du déracinement et du vide culturel qui se sont emparés de l’Afrique du Nord, en particulier depuis les années soixante-dix ?

Ce qui expliquerait en partie pourquoi cette région du monde a fini par s’imprégner de courants idéologiques salafistes originaires du Moyen-Orient, en se transformant comme des satellites qui tournent autour du soleil. Les États-nations, au lieu d’occulter leur histoire et « leurs racines », auraient dû s’ouvrir à leur passé divers et varié, et en faire un paravent contre les influences dévastatrices de ceux qui pensent exercer un pouvoir à partir du religieux ou d’une pure idéologie à l’instar des islamistes radicaux.

Hégémonie linguistique et fondement de l’autoritarisme politique

La question berbère en Afrique du Nord est indissociable des problèmes politiques et sociaux qui traversent cet espace où vivent les groupes berbérophones, et bien au-delà puisqu’ils se sont projetés en émigration, en France, en Angleterre, en Allemagne, aux Pays-Bas, en Belgique, en Italie, en Espagne, au Canada, aux États-Unis et en Australie. Inscrits dans un univers où la langue arabe et la religion musulmane sont dominantes, les berbérophones – comme les groupes non arabes et non musulmans de la région – ont dû « négocier », sous l’effet de la contrainte, leur espace de production culturelle selon les régions et les objets : mode de vie, langue, techniques, droit coutumier, productions littéraires, artistiques et musicales…

Aussi discuter et échanger sur les conséquences, les résistances et le ressourcement moral et intellectuel de tout ce que les Berbères ont subi pendant et depuis la période coloniale est important, comme le fait de revenir sur les grands événements de la colonisation : 1830, 1871, 1945, 1954, pour l’Algérie, 1920, 1930, 1956 pour le Maroc, ou bien ceux survenus après, qui ont pris le relais dans les États indépendants qui constituent autant de moments essentiels dans un double mouvement de résistance et de renaissance : 1963 (FFS), avril 1980 (Printemps berbère), 2001 (Laârouch), pour l’Algérie, 1958 (Rif), 1993 (Sous), 2000 (manifeste), pour le Maroc, les révoltes de 2011 en Tunisie, en Libye et au Maroc (20 février), outre les révoltes touarègues successives dans les États du Sahel.

Pour cela, il est impératif d’interroger les modes de constitution des États modernes, car il y a une genèse qu’il faut connaître et qu’il faut précisément déconstruire. « C’est dans le processus de constitution de l’État que se créent les conditions de constitution d’un marché linguistique unifié et dominé par la langue officielle : obligatoire dans les occasions officielles et dans les espaces officiels (école, administrations publiques, institutions politiques, etc.), cette langue d’État devient la norme théorique à laquelle toutes les pratiques linguistiques sont objectivement mesurées12 » à l’instar de ce qui se produit pour le droit. Dans l’univers juridique, la langue (du droit) s’instaure comme la loi par excellence parce qu’elle est loi. Nul n’est censé ignorer la loi linguistique qui a son corps de juristes, ses grammairiens et ses agents d’imposition, de contrôle, les maîtres de l’enseignement, investis [du pouvoir] de soumettre universellement à l’examen et à la sanction juridique du titre scolaire la performance linguistique des sujets parlants.

L’objectif est évident : le projet commun et politiquement viable consiste à accélérer le processus d’assimilation à la langue arabe officielle de personnes ou de groupes non acquis à cette langue et, d’une certaine façon, contribuer énergiquement à fabriquer un homme « nouveau » dans un système « nouveau », auxquels tous les candidats au pouvoir politique et symbolique aspirent.

De l’autre côté, l’islamisme − dans sa dimension sunnite orthodoxe actuelle revue et corrigée à l’aune wahhabite − se présente en nouveau moyen de contrainte idéologique et religieuse, soucieux de briser ce qu’il considère comme des résidus de superstitions païennes appelées à disparaître sous l’effet de la civilisation musulmane. Ces croyances sont considérées comme des innovations impies (bidaa), de véritables déviances face à l’orthodoxie.

Ce n’est pas la pratique de l’islam en elle-même et pour elle-même qui est visée, mais – comme dans les années trente – l’existence d’une véritable bataille organisée autour du monopole du champ religieux et de l’aspiration au leadership. Par leur proximité avec la Mecque et grâce à leurs subsides, les Wahhabites prétendent éduquer le reste du monde musulman en prônant la légitimité du sens véritable à donner à cette religion, en la fondant de fait et de droit ou, mieux encore, en la refondant par un retour au message originel (asala) ; ainsi en est-il aussi des Chiites et de tous ceux qui sont supposés être éloignés du dogme intangible et dépourvus de capital symbolique.

C’est sans doute pour cette raison que l’on peut s’interroger sur les questions que soulève la prise en considération de la diversité – des langues, des cultures, des religions – comme une composante du peuple nord-africain. Le respect de la diversité linguistique, culturelle, religieuse est en fait un droit qui devrait aboutir à une égalité réelle de toutes les composantes sociales, ce que nous appelons communément démocratie. Tel pourrait être l’un des objets principaux de notre réflexion pendant ces deux journées.

1. La République laïque a réglé définitivement la place du religieux et du politique en France. Il n’en sera pas de même dans les colonies (et/ou protectorats) français où la laïcité n’a pas été mise en application. Mieux encore, l’islam – quoique dominé – d’obédience sunnite est reconnu comme religion des peuples d’Afrique du Nord.

2. Gilbert Grandguillaume, « Mythe kabyle, exception kabyle », Esprit, novembre 2001. Voir également Alain Mahé, Histoire de la grande Kabylie, XIX-XXe siècle, Saint-Denis, Bouchène, 2001.

3. Je me réfère au dahir berbère, qui reste à étudier dans la mesure où c’est une construction idéologique émanant des nationalistes pour disqualifier toute légitimité au système juridique berbère au profit du chraâ musulman. Voir, « Dahir berbère (16 mai 1930) » par G. Lafuente, Encyclopédie berbère, 1994, p. 2178-2192.

4. Chef spirituel de la confrérie Rahmani qui s’alliera à El Mokrani pour combattre le colonisateur.

5. Tassadit Yacine et Abdelhak Lahlou, Kabylie 1871, L’Insurrection, Alger, Koukou éditions, 2019. Voir aussi le numéro de la revue Études françaises coordonné par Isabelle Guillaume sur « L’insurrection kabyle de 1871. Représentations, transmissions, enjeux identitaires en Algérie et en France », Études françaises, 57-1, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, 2021.

6. Tassadit Yacine, Poésie berbère et identité, Paris, Maison des sciences de l’homme, 1987.

7. Pacification de la Kabylie.

8. El Mokrani, de son nom complet Mohammed el-Hadj el-Mokrani (en kabyle : Lḥaǧ Muḥend n Ḥmed n At Meqqṛan), né en 1815 et mort le 5 mai 1871, est le chef de l’insurrection pendant la conquête française, après la défaite de l’émir Abd el-Kader. Il est le descendant d’une grande dynastie qui a joué un rôle politique d’une grande importance depuis le Moyen Âge jusqu’en 1871, date de sa mort au combat. Plus de cinq cents personnes ont été expulsées en Tunisie, le frère d’El Mokrani fut déporté en Nouvelle-Calédonie. La dynastie des At Mokran connue depuis a exercé son influence sur l’Algérie du centre. Son influence s’étendait des portes d’Alger jusque dans le Constantinois et jusqu’aux portes du désert vers le sud…

9. Voir la préface d’André Nouschi au livre de Tassadit Yacine, Maillot-Imcheddalen en 1950. Essai d’ histoire et de sociologie, Béjaïa, Tira Éditions, 2012. Et aussi Abdelhak Lahlou, « 1871 dans la poésie orale kabyle », in « L’insurrection kabyle de 1871. Représentations, transmissions, enjeux identitaires en Algérie et en France », Études françaises, 57-1, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, 2021.

10. Sous la coordination de Tassadit Yacine, « Les Berbères. De Jugurtha à Zinedine Zidane », L’Histoire, n° 78, daté de janvier-mars 2018.

11. Voir l’article introductif de ce livre sur la justice coutumière de Katherine E. Hoffman.

12. Bourdieu, Langage et pouvoir symbolique, Paris, Seuil, 2001, p. 71.

COMMENT LA FRANCE POLITIQUE ET INTELLECTUELLE, APRÈS AVOIR UTILISÉ LES BERBÈRES, A TENTÉ DE LES OUBLIER DANS L’AMNÉSIE POSTCOLONIALE

Par Pierre Vermeren,professeur en histoire contemporaine des mondesarabo-berbères à l’Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne

La France aurait eu une « politique berbère »en Afrique du Nord. Celle-ci aurait consisté à diviser les « indigènes » pour régner sur les peuples de cette région et organiser la prédation coloniale. Pire, la France aurait même « inventé » les Berbères et la berbérité afin de briser l’unité maghrébine. Après la période coloniale, elle aurait même, pour se venger, continué d’agiter cette fracture imaginaire pour se venger du nationalisme arabe qui l’a chassée de cette région. En effet, cette politique berbère, démasquée par les nationalistes, aurait permis l’éclosion d’un nationalisme arabe unitaire. Face aux manigances françaises, les Berbères auraient rejoint avec enthousiasme le bloc nationaliste arabe indissoluble pour construire des États arabes unitaires et mettre fin au fatras des anciennes coutumes, facteurs de divisions et de faiblesse.

Tout ceci est une fable. Mais cette fable a beaucoup servi. Pour la démonter, il suffit de s’en prendre au postulat de départ : la France aurait eu une « politique berbère ». Or elle n’en a jamais eu. Au mieux, certains segments de l’État colonial, en certains lieux et moments, à l’initiative de quelques commandants ou administrateurs, ont conduit une politique vis-à-vis de leurs interlocuteurs berbérophones. Mais, pour que la France ait une « politique berbère », encore eût-il fallu qu’elle ait une doctrine coloniale claire et unifiée. Ce ne fut jamais le cas.

Quand les Français débarquent en Afrique en 1830, ils ne connaissent rien à la région ni de ses habitants. Au fil des décennies et à force de conquêtes et d’occupations, ils entrent en contact avec toutes les populations d’Afrique du Nord et leurs mille tribus. Leur seul objectif est de conquérir, puis de tenir le pays dans la paix. Là est l’essentiel pour l’armée et les colons. Or, pour tenir un pays aussi vaste avec quelques milliers de fonctionnaires et de militaires, le seul moyen est de s’appuyer sur les « élites indigènes » en place, qui sont finement cooptées, honorées et récompensées – et corrompues quand il le faut. Au Maroc, alors que les connaissances et le savoir-faire coloniaux sont à leur acmé dans la région, Lyautey a d’emblée et volontairement choisi de s’appuyer sur le sultan chérifien arabe pour tenir ce pays. À aucun moment il n’a privilégié les Berbères, qu’il appréciait pourtant : il estimait que seule l’orthodoxie islamique représentée par son calife pouvait tenir ensemble un tel conglomérat. Ordre, soumission, autorité et centralité, voilà ce que fut la politique française vis-à-vis des musulmans en Afrique du Nord, quelles que soient la langue et la couleur de ses habitants.

1. Les effets paradoxaux des politiques berbères de la France coloniale

L’invention du mythe kabyle au XIXe siècle par Mgr Lavigerie

Si la politique berbère française n’existe pas, on peut au mieux identifier des éléments épars de politiques berbères au pluriel. En revanche, il a bien été créé un « mythe kabyle » au XIXe siècle, par la suite exporté au Maroc au début du XXe siècle, où il est devenu le « mythe berbère ». Les grands traits sont connus par tous : les Kabyles seraient blonds, aux yeux bleus, ce seraient en fait des descendants des Romains ou des Vandales, autrefois chrétiens, qui ont été refoulés dans leurs montagnes par les envahisseurs arabes qui n’ont pas pu les arabiser, mais qui les ont convertis de force à l’islam. À l’inverse de la « tyrannie arabe » importée, les Kabyles ont conservé des traditions démocratiques, l’assemblée villageoise (tajmaât), et ils traitent leurs femmes avec égard. Enfin, ils seraient des musulmans superficiels qui n’attendent que le retour des Roumis – en l’occurrence les Français – pour renouer avec le christianisme de leurs ancêtres.

Ce mythe kabyle doit beaucoup à Mgr Martial Lavigerie, un des évêques français les plus réputés, nommé pour cette raison à Alger au lendemain de la grande famine qui a frappé l’Algérie en 1866-1868 et a décimé la moitié de la population kabyle. Bien que peu connaisseur du pays, Lavigerie a échafaudé ces théories avec une poignée d’administrateurs et d’officiers français, avec des objectifs faciles à comprendre. Le premier est de justifier moralement et historiquement la colonisation : la conquête militaire doit laisser place à la conquête des âmes et il faut renouer avec nos anciens cousins. Comme Rome a colonisé la Gaule et l’Afrique du Nord pour les civiliser puis les christianiser, la France, qui a bénéficié des lumières de Rome, doit à son tour rendre la pareille aux Africains qu’un malheur de l’histoire – la conquête arabe – a séparés. Dans cette logique, les Kabyles sont comparés aux Auvergnats, que César avait vaincus pour leur bien. L’autre objectif, pour Mgr Lavigerie, c’est de convertir les Kabyles, qu’il croit mal islamisés, puis de se servir de cette base de christianisation pour convertir toute l’Afrique. Précisons que cette politique n’est pas celle de l’Église d’Algérie, avant tout destinée aux Européens, et qu’elle n’est pas du tout celle de l’État français, qui s’en méfie, car l’armée redoute des réactions hostiles. Le soulèvement de 1871 allait la conforter dans cette idée. Lorsqu’il crée l’ordre des Pères blancs en 1868 pour mener à bien sa mission, Lavigerie est donc cantonné par le gourvernement général d’Alger à la seule petite région de Kabylie.

La fabrique de la « montagne savante »1,effet d’une compétition entre l’Église et la République