Coulisses d'une mort annoncée - Sandrine Perigois - E-Book

Coulisses d'une mort annoncée E-Book

Sandrine Perigois

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Beschreibung

L’auteure présente aujourd’hui Coulisses d’une mort annoncée. Écrit en deux parties, cet essai relate dans un premier temps son immersion professionnelle dans le milieu des pompes funèbres, avec pudeur, poésie, humour et émotion. De la découverte des différents corps de métier du funéraire à l’accueil des familles et le traitement des corps, le lecteur se trouve plongé dans les coulisses de « l’après-vie ». Ponctué d’anecdotes cocasses ou émotionnellement fortes, ce récit est un hommage aux travailleurs de l’ombre et, malgré la mort, un hymne à la vie.

Dans la seconde partie du récit, l’auteure laisse la parole aux défunts et permet au lecteur de devenir les confesseurs de ces âmes. Il s’agit de témoignages fictifs, inspirés par les histoires des personnes décédées croisées dans les alcôves d’un funérarium. Chacun exposant sa fin de vie, ses regrets ou ses fiertés, sans jugement, en transparence. Le message se dessine au fur et à mesure : La vie est une étincelle, à nous de nous en servir pour illuminer l’obscurité car la flamme s’éteint toujours trop vite.

À PROPOS DE L'AUTEURE

Née en 1986 aux portes de la Bretagne, « je suis assistante maternelle le jour et auteure la nuit, comprenez donc que je suis insomniaque… ».
Sandrine Périgois a toujours écrit mais ses mots ne sont jamais sortis de son tiroir secret. C’est avec émotion que nous avons découvert ce talent caché qu’il est temps de faire éclater au grand jour. Sandrine écrit pour tous, sans préjugé et sans tabou. Vous passerez un agréable moment en lisant cet essai tout comme nous.

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Sandrine Périgois 

COULISSES

Du même auteur :

Ténèbres, Élixyria Éditions, collection thriller

La Part de l’Ange, Élixyria Éditions, collection érotique

La Mort et l’enfant roi, KDP Amazon

« Parler des morts n’est pas une honte, c’est un respect.

Vouloir les trouver, désirer les comprendre, c’est les aimer.

Au bout du compte, si la mort nous fait peur,

c’est parce qu’elle est synonyme de l’oubli.

Une tombe vieillira, avec pour seule compagnie,

quelques murmures chuchotés,

quelques pleurs à demi avoués,

tout cela dans une morne et infinie solitude. »

Anthony Augusto, La France hantée,

Les Éditions de l’Opportun. 

Bien qu’inspirés d’un vécu autobiographique, les faits et personnages décrits sont romancés.

Prologue

Existe-t-il des métiers en marge ? Des jobs de l’ombre ? Des emplois à proscrire ? Est-ce que certaines voies professionnelles doivent rester dans les souterrains, loin des regards ?

Quand on m’a demandé de choisir un métier, à l’adolescence, j’ai répondu que je voulais être écrivain. Mais apparemment ce n’est pas un « vrai » travail, on m’a ri au nez, on s’est moqué de moi, on a brisé mon rêve. J’ai donc ramassé les morceaux de ma passion qui gisaient sur le sol avec ceux de ma fierté. J’ai recollé, rafistolé et j’ai mentalement pris une autre voie, le chemin qui m’était naturellement tracé : le secteur social. Je connaissais bien les enfants car ma mère était assistante maternelle, j’étais la fille de la nounou ! Je voulais aussi découvrir la psychiatrie et la fin de vie. Il s’est avéré que j’étais plutôt douée, d’après ce qui m’était dit, mais je n’étais pas à l’aise en tant que spectatrice de la détresse. Pour soutenir une personne qui côtoie chaque jour davantage sa finitude, il faut du temps. Et dans le milieu hospitalier, du temps il n’y en a malheureusement pas. Il faut aussi des moyens mais il n’y en n’a pas non plus. Quant à la psychiatrie, je ne me sentais pas de me frotter à la folie pendant toute une carrière. Prendre soin d’un corps est une chose, soigner l’âme est encore plus compliqué. Je suis admirative envers ces professionnels qui, chaque jour, donnent tout ce qu’ils ont, souvent au détriment de leurs vies de famille, pour aider et soutenir les autres. Moi, je n’étais pas à ma place. Je ne saurais pas dire exactement ce qui me dérangeait. Était-ce l’incapacité à aider vraiment ? Ou bien de savoir que je pourrais faire plus si on m’en donnait les moyens ?

Finalement, arriva le temps des diplômes à passer, des choix à faire, des nouvelles possibilités à étudier. Les choses m’ont alors échappé, je n’eus pas vraiment le temps de réfléchir et j’étais trop jeune pour le faire correctement de toute façon. Solution de facilité, je me dirigeais vers la petite enfance. Je connaissais, le secteur recrutait, je me retrouvais bien vite avec un contrat signé. Les écoles, les crèches et le métier d’assistante maternelle, comme une hérédité professionnelle. Zone de confort malgré une case bien vite étouffante. J’avais beau avoir envie d’explorer mes limites, il fallait bien avouer qu’avoir un travail stable et un salaire fixe faisait réfléchir.

Treize ans ! Plus d’une décennie à changer des couches, organiser des activités manuelles, assister aux premiers pas et aux premiers mots. Des moments de bonheur parfois, mais toujours cette insatisfaction. Fallait-il revenir aux sources ? Peut-être que le problème était là. J’avais gardé dans la vitrine de ma mémoire, ce joli rêve brisé et rafistolé à la va-vite : celui de devenir écrivain. À cette époque, je n’étais plus l’adolescente timide agrippée aux regards des autres pour exister dans les yeux de quelqu’un. J’étais devenue une femme, une maman, une ex-épouse. Alors j’écrivis et publiai un premier roman, puis un second, des pièces de théâtre, un troisième livre… Pourquoi avais-je toujours ce goût d’inachevé dans la bouche ? Cette sensation que je m’égarais, que je picorais les bons moments au lieu de m’en faire péter l’estomac. Je ne marchais pas sur ma route de vie, je stagnais dessus comme sur un tapis roulant. Oui j’avançais, mais sans jamais faire un pas.

Pourtant au fond de moi, tout au fond, il y avait une route qui se dessinait. Pas une belle rue pavée toute tracée. Non. Un chemin boueux, sombre, tortueux, le genre de direction qui aurait dû m’effrayer et me faire tourner les talons. Du tréfonds de mes entrailles, je regardais ce désir sombre, ce chemin d’épouvante qui m’appelait de plus en plus fort, qui m’intriguait. Il m’aura fallu trois années pour le comprendre, pour y entendre des chants d’oiseaux et y sentir une brise légère qui m’emplissait enfin les poumons d’un air pur. Cette route que peu de gens auraient souhaitée fouler du pied, était celle de la mort. Soyons clairs, je ne pensais pas au suicide, je n’y voyais pas ma propre finitude ! Ce qui m’appelait tant, c’était les métiers du funéraire. Je ne me posais pas beaucoup de questions sur le pourquoi, je ne cherchais pas à comprendre comment cette idée de secteur d’activité s’était immiscée dans mon esprit. Mes proches le firent pour moi : « Tu aimes donc tant la mort ?», « La tristesse au quotidien, tu ne supporteras jamais », « Ce n’est pas pour toi », « Croque-mort ? Tu es sérieuse ?», « Pourquoi veux-tu te lancer dans un boulot aussi horrible alors que tu es entourée de la joie des enfants à longueur de temps ?». Eh bien parce que, la joie, contrairement à ce qui se dit ne se transmet pas. Parce que le matin quand je me lève, je veux me sentir utile, je ne veux plus vivre la même journée trois-cent-soixante-cinq jours par an. Je veux du silence agrémenté de vraies conversations, et plus important encore, je veux aller là où le vent me mène, rien que pour savoir si j’en suis capable.

S’ensuivirent des mois de réflexion, des pages de fiches métiers lues et relues, des reportages, des témoignages, des livres. Je voulais tout savoir, tout comprendre et être certaine de mon choix. Je découvrais un univers parallèle, de ceux qui s’imaginent mais dont personne ne s’approche jamais. La mort est-elle contagieuse ? Ou bien est-ce préférable de ne rien savoir pour mieux s’en protéger ? Pourtant, les assistants funéraires organisent les obsèques de votre grand-mère, les maîtres de cérémonie rendent hommage au défunt et lui permettent de partir décemment, les thanatopracteurs, chirurgiens esthétiques des cadavres, nous aident à conserver une belle image de nos disparus… ces gens de l’ombre, ces professionnels du deuil, ne méritent-ils pas d’être pleinement reconnus ?

Il aura fallu un chamboulement dans ma vie professionnelle et personnelle pour penser plus sérieusement à une reconversion.  Inconsciemment, je cherchais à me retrouver au pied du mur, histoire de me persuader que je n’avais plus le choix. En réalité, le choix, je l’avais, mais c’est bien plus facile de croire le contraire, ça évite les regrets. Tout en moi m’appelait et criait: il est temps d’essayer, c’est l’heure d’agir !

Alors, pour la première fois de ma vie, j’eus affaire à Pôle Emploi. Ignorante de toute cette machinerie de recherche d’emploi, je débarquais dans des bureaux flambants neufs, où chacun devient un numéro et un profil. Dès le premier entretien, j’annonçais mon objectif : je voulais devenir assistante funéraire ! Je voulais faire la formation, maintenant. J’étais fière, je ne débarquais pas complètement perdue, je déboulais avec des valises de projets et une motivation à toute épreuve. Surprise, la conseillère resta un moment sans voix :

⸺ Passer de la garde d’enfants à la mort c’est violent quand même !

⸺ Ce qui est violent c’est de continuer à stagner dans une case qui n’est pas la mienne.

⸺ Vous vous rendez compte de ce que c’est au quotidien ?

⸺ Ça fait trois ans que je me penche dessus, alors oui je me rends compte. Mais, je ne suis pas stupide, c’est un métier qui ne s’apprend pas dans un manuel.

⸺ Sans doute… Vous êtes sûre de vous ?

⸺ Non… Oui… je ne sais pas. J’ai peur de me tromper, de ne pas être à la hauteur. Mais je dois essayer.

Elle m’observa dans un silence religieux. Est-ce qu’elle me prenait pour une cinglée ? Évaluait-elle ma motivation ? Je la laissais faire son analyse en souriant. Oui, j’étais extrêmement sérieuse et non, je ne m’étais pas réveillée ce matin avec une idée folle. Estimant sûrement que j’avais bien réfléchi à la question, elle me lança :

⸺ Vous seriez intéressée par un stage en immersion dans ce domaine ?

Ça y est ! Les mots magiques étaient prononcés. J’étais soudain amoureuse de cette conseillère, j’aurais voulu l’embrasser et danser la salsa sur son bureau. Une porte s’entrebâillait, doucement, juste assez pour qu’un rayon de lumière entre dans mon flou obscure. J’avais donc cette opportunité ! Découvrir en vrai de vrai, voir, essayer, tenter, vivre cette mort qui m’intriguait tant ! Il n’y avait aucune curiosité malsaine dans cette joie. J’étais juste heureuse de me diriger sur un chemin que j’avais moi-même choisi et qui, peut-être, me mènerait vers le métier palpitant que j’imaginais.

Je ressortais de ce rendez-vous avec un tas de documents sous le bras, galvanisée par cette possibilité inespérée. Aussitôt je contactais le service des pompes funèbres le plus proche qui, par chance, comportait aussi un crématorium. J’allais ainsi pouvoir découvrir tous les corps de métier. Je ne connaissais pas vraiment ce lieu accolé au cimetière, n’y étant allée que pour la sépulture et la crémation d’un ami de la famille. Je me dirigeais vers l’inconnu, m’apprêtant à découvrir les coulisses d’une scène étrange. Que se passe-t-il dans les caves de la vie ?

Ma demande de stage fût acceptée après un premier contact avec le directeur. Quelle ne fût pas ma surprise en découvrant ce quinquagénaire en chemise rose ! Ainsi donc, ces hommes de la mort n’étaient pas continuellement vêtus de noir. D’ailleurs, pourquoi le seraient-ils ? Dans certaines cultures, on porte le deuil en blanc. La Mort n’a pas de couleur, pas d’enveloppe, pas de forme. Il n’appartient qu’à l’Homme de vouloir la codifier, une façon peut-être de la dompter ou de l’apprivoiser.

Six semaines ! Il me fallait attendre six semaines avant de commencer mon immersion. C’est long et court à la fois. Ça laisse le temps de réfléchir à pas mal de choses, et ça laisse surtout   le temps aux doutes de s’installer. Et si je n’étais pas capable ? Si finalement je prenais peur devant le premier corps sans vie que je verrais ? Si je me trouvais confrontée au décès d’un enfant ? Si je m’effondrais en larmes lors d’une cérémonie ? La conseillère de Pôle Emploi m’avait bien expliqué qu’une partie de la formation d’assistante funéraire serait financièrement à ma charge si je devais me lancer à bras le corps dans ce projet. Je redoutais donc autant de ne pas être à la hauteur, que d’aimer ce travail sans pouvoir me payer cette formation diplômante. Quoi qu’il arrive, je devais me préparer à une déception. C’est bien là ma philosophie, toujours se préparer au pire afin d’éviter une chute trop vertigineuse. Cela ne fait pas de moi une pessimiste, j’ai seulement retenu les leçons de la vie.

Je vérifiais aussi ma garde-robe. Il m’avait bien été dit de ne rien acheter pour cette semaine d’observation, Je devais me présenter comme j’étais, en tenue sobre et respectable. Le directeur me l’avait précisé comme si je pouvais avoir l’idée de venir en mini-jupe rouge et décolleté plongeant. Je n’ai rien contre ce genre de vêtements, mais il ne faut pas confondre un funérarium et une discothèque sous peine d’être déçue par l’ambiance.

Durant ce laps de temps qui me parut une éternité, je me frottais aux réactions de mon entourage. Il ne s’agissait plus d’une simple idée de reconversion, il était question de toucher du doigt un monde qui effraie autant qu’il intrigue. À chaque fois, le même regard en coin, ce rictus de dégoût et ce « Oh moi je ne pourrais pas faire ça ». Et alors ? Il était question de MOI pour une fois ! De ce que je voulais, de ce que je ressentais, de mes capacités et de mes envies ! Sortir du cadre n’est pas toujours accepté, pourtant c’est en dehors des limites qui me sont me fixées que je me sens bien. Il m’a aussi été demandé ce que je voulais prouver en me faufilant dans un secteur d’activité macabre. Je savais pertinemment que je n’avais rien à prouver aux autres, mais peut-être à moi-même ? Je réfléchissais longuement. Est-ce que je me dirigeais vers les métiers du funéraire pour me prouver quelque chose ? Était-ce finalement une sorte de curiosité morbide ? Je me remémorais alors mes cauchemars d’enfant. Je fus terrifiée par la mort dès que je compris ce qu’elle était. Du haut de mes six ou sept ans, je faisais l’amalgame avec d’innombrables fantômes cachés sous mon lit. Mes parents m’avaient dit que mon grand-père était au ciel mais qu’il serait toujours près de moi, qu’il pouvait me voir. Cette explication qui se voulait rassurante me plongea dans une profonde paranoïa ! Est-ce qu’il pouvait vraiment voir tout ce que je faisais ? Est-ce que son corps froid et sans vie évoluait à mes côtés sans que je ne puisse le voir ? Pour combattre mes peurs, la nuit, quand je me retrouvais seule, j’avais alors pris l’habitude de répéter à voix basse les mots suivants :     « cimetière », « cercueil », « cadavre » et « mort ». Je les répétais en boucle, de plus en plus vite, les yeux grands ouverts sur la pénombre angoissante. Pourquoi ? Seulement pour me prouver que j’acceptais et que malgré ma peur, j’osais affronter ! À cet âge, il est facile de livrer bataille à l’inconnu. Est-ce que, désormais adulte, il me fallait plus que des mots scandés dans la solitude pour combattre la peur ? Était-ce la raison de mon envie de découverte ? Non ! Non, c’était un réel désir. Aider les familles en deuil, les accompagner dans un moment douloureux et inévitable. Prendre soin des corps morts et les faire partir dans le respect. J’y voyais là le social que je n’avais jamais trouvé ailleurs. Peut-être aussi qu’aujourd’hui mon idée de la mort est différente de celle qu’en ont mes proches. J’y vois une étape là où ils entrevoient une fin. Ma propre mort ne m’effraie pas. J’ai peur, bien entendu, de la disparition de ceux que j’aime, de leur possible souffrance, je redoute le manque qu'engendrerait cette séparation incontournable. Je n’ai pourtant pas hâte de passer de l’autre côté, j’aime la vie, mais j’ai conscience de ma finitude et je l’accepte.

De réflexions en questionnements, de remises en question en interrogations, j’avais laissé filer le temps qui me séparait de mes réponses. Le temps est souvent un allié, indispensable à la construction de toute chose. Mais je sentais que si cette période d’attente devait se prolonger, la peur pourrait faire des dégâts irrémédiables, me tétaniser jusqu’à me faire reculer et renoncer.

Mais enfin le grand jour est arrivé. L’heure n’était plus aux doutes, il me fallait franchir le pas, me jeter dans le vide. Je redoutais autant de décevoir ceux qui allaient m’accueillir que de me décevoir moi-même. Mais, par-dessus tout, j’avais hâte de savoir si cette voie était la mienne. Je n’avais qu’une idée en tête : prouver que j’avais la force morale pour y arriver.

LUNDI

La nuit a été compliquée. J’ai de nouveau épluché tous les sites internet et tous les forums traitant du sujet qui me hante. Hors de question d’arriver sur place comme un cheveu sur la soupe, totalement ignorante de tout. J’ai révisé les fiches métiers de chaque poste que j’allais découvrir, les mots techniques que l’on ne prononce jamais dans le quotidien des vivants. Je me suis répété inlassablement « quoi que tu voies, reste digne, ne flanche pas, ne fuis pas, ne renonce à rien ». Les questions les plus stupides m’ont assaillies jusqu’à une heure avancée de la nuit : « C’est si froid que ça un cadavre ? », « Est-ce qu’on va me demander d’habiller un défunt ? », « Je ne supporte pas la vue du sang, un mort, peut-il encore saigner ? ». Je me trouvais bien ridicule, car j’avais déjà ces réponses, mais je ne pouvais pas empêcher mon esprit de se torturer. Je finis par sombrer vers un cauchemar des plus angoissants : je me voyais moi-même sur une table d’autopsie, nue, les entrailles à découvert.

Au réveil, malgré le manque de sommeil, j’ai tout de même réussi à grand renfort de fond de teint à avoir une mine convenable. Je courre dans tous les sens, mes mains tremblent, mais il faut préparer les enfants pour l’école et la crèche, je suis avant tout une mère. Je fume une partie de mon paquet de cigarettes pour me calmer et change de tenue trois fois. Impossible de manger, je me contente d’un café qui franchit péniblement la barrière de mon estomac noué. Ce matin je dépose mon cadet à la crèche et le grand à la maternelle avec un entrain que je ne me connaissais pas. L’angoisse laisse petit à petit la place à l’impatience. Je les serre dans mes bras, prenant ainsi ma dose de courage. J’ai l’impression que je serais différente quand je les retrouverai ce soir. Je saute dans ma voiture et me dirige vers le cimetière, les bureaux et le crématorium qui m’attendent.

En arrivant, la grille est ouverte, je rejoins le parking et vérifie l’heure : vingt minutes d’avance, le temps d’une dernière cigarette bien cachée dans l’habitacle de mon véhicule. Je me dirige ensuite vers l’accueil et découvre avec stupeur que le portail d’entrée s’est refermé derrière moi. Je me retrouve prisonnière sur le parking d’un funérarium, seule, dans un matin glacial de novembre. Le jour peine à se lever, pas un chant d’oiseau, pas un bruit, juste une brise froide qui me fouette doucement le visage. Me voilà bien ! Je ne peux pas rejoindre les bureaux encore fermés de l’autre côté de la grille. Il n’y a personne ici, du moins personne de vivant, pour m’accueillir. J’en profite donc pour me familiariser davantage avec les lieux. Les bureaux se trouvent dans un bâtiment en pierre, relié à un hangar. Le cimetière est tout proche, derrière un muret qui ne me laisse apercevoir que les croix de granit qui en dépassent. Devant moi des arbustes taillés au millimètre près dessinent une allée sobre, en pente, suffisamment large pour que les corbillards puissent passer. Le bâtiment qui regroupe les salons funéraires, les salles de recueillement et le crématorium est construit dans un style grec antique sur deux niveaux. L’accès au premier se fait par le parvis sur lequel je me trouve, tandis que le niveau inférieur donne sur le second parking en contre bas. Au loin, je distingue l’Atlantique. Été comme hiver, la présence de l’océan est un véritable réconfort. C’est pour être proche de la mer que j’ai fait le choix de déménager ici il y a quelques années. La présence de ma cousine sur place était alors réconfortante quand j’ai débarqué dans cette grande ville où tout était nouveau pour moi. D’ici, je suis trop loin pour entendre le bruit des vagues, mais je distingue que l’eau est calme malgré la marée montante. L’air se fait de plus en plus froid en ce milieu d’automne, mais le calme qui règne couvre mes épaules d’un manteau de béatitude. Après une dizaine de minutes, le directeur arrive pour me libérer. Surpris de me voir emprisonnée, il me lance un bonjour cordial mais n’a pas vraiment le temps de discuter. Deux autres personnes font leur entrée et se présentent rapidement. Il s’agit de Christian, assistant funéraire et Patrice qui semble polyvalent sur tout le site.

Les trois hommes s’affairent à vérifier les dossiers du week-end. Ils parlent une langue que je comprends un peu grâce à mes recherches nocturnes : « autorisation de créma », « permis d’inhumer », « contrat obsèques », « thanatopracteur »,                « certificat de  décès», « soins mortuaires », « allumage du four ». Je ne peux que rester dans mon coin et observer de loin l’effervescence. Didier, le directeur, finit par me dire qu’il y a eu beaucoup de décès dans le week-end, que les salons de présentations sont presque pleins et que la semaine s’annonce chargée. Le premier rendez-vous arrive sous peu, il me montre une chaise et me mets dans le bain immédiatement :

⸺ Tu vas devoir apprendre vite et observer. Je n’aurais pas beaucoup de temps pour t’expliquer, alors assieds-toi, prend des notes et on en parle après.

Décidément la mort n’attend pas, elle ne prend pas de jour de repos, et les premières gelées l’ont aidé dans sa besogne. Je ne veux surtout pas être une charge, je me ferais donc discrète, les yeux et les oreilles grands ouverts, et le cerveau en ébullition. Moi qui voulais apprendre sur le terrain, je suis servie !

Une sexagénaire entre dans le bureau, accompagnée d’un homme un peu plus jeune me semble-t-il. À moins que la souffrance ait fait prendre dix ans à cette femme. Je comprends qu’elle est veuve depuis samedi soir, le corps de son défunt mari doit arriver ce matin dans un salon qui lui a été réservé la veille. Didier entame des explications à propos des démarches administratives. Ce monsieur M. sera incinéré, ses cendres reposeront dans une cavurne du cimetière à côté. C’étaient là ses volontés. Le médecin a rempli le certificat de décès que la main fébrile de la veuve pose sur l’immense bureau. Elle semble perdue, son regard dans le vide ne traduit rien de plus que l’incrédulité. Le cancer a emporté une partie d’elle-même en dévorant son défunt mari. Elle regarde le certificat une dernière fois et finit par lancer :

⸺ Ils disent qu’il est mort à vingt-deux heures trente mais c’est pas vrai.

⸺ Pardon ? répond Didier sans comprendre.

⸺ Le film de TF1 venait de commencer quand il s’est effondré, je me souviens bien ! C’est n’importe quoi ce papier, il est mort à vingt et une heure quinze à mon avis. 

⸺ Très bien je comprends. Mais le médecin doit noter l’heure à laquelle il a lui-même constaté le décès Madame. Ne vous inquiétez pas de ça, ce n’est que de la paperasse.