Crimes en Lot-et-Garonne - Thierry Bonneau - E-Book

Crimes en Lot-et-Garonne E-Book

Thierry Bonneau

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Beschreibung

Antony, 10 ans, a une journée pour sauver sa petite sœur d’un réseau pédophile. Autour de cette Garonne vont s’affronter Antony, un enfant héroïque de dix ans, et beaucoup de sombres personnages, tous plus haïssables les uns que les autres. La narration alterne entre la journée d’Antony, notre jeune héros, et des flash-back plus ou moins lointains qui permettent au lecteur de découvrir comment les protagonistes sont devenus d’abjects fumiers et ce qu’il est advenu des absents. Peu à peu apparaît le panorama complet du roman, un tableau qui aurait pu être peint par Hieronymus Bosch. À l’issue d’une journée très mouvementée, Antony parviendra à sauver sa petite sœur des griffes d’un réseau pédophile et fera exploser la maison dans laquelle elle était retenue, tuant par la même occasion les trois pédophiles.




À PROPOS DE L'AUTEUR


Âgé de 62 ans, Thierry Bonneau a passé trente-cinq ans dans les rangs de la gendarmerie avant de couler une retraite active dans un village du Lot-et-Garonne. Sa carrière l’a amené à sillonner la France métropolitaine, ultramarine et l’Afrique en alternant les temps de commandement. Lecteur compulsif, ce jeune retraité a franchi le pas pour devenir auteur à son tour. Largement inspiré par ses voyages et sa vie professionnelle, il écrit des romans noirs, à mi-chemin entre les purs polars et les thrillers. "Crimes en Lot-et-Garonne – La Garonne pour linceul" est son troisième roman. il vit à Sainte-Livrade-sur-Lot (47).

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Thierry Bonneau

Crimes en Lot-et-Garonne

La Garonne pour linceul

Avertissement

Les lieux décrits dans La Garonne pour linceul sont inspirés d’endroits que les Aiguillonais reconnaîtront facilement. Les liens avec la réalité s’arrêtent là, car l’intrigue même du roman, tout comme l’ensemble des personnages y figurant sortent intégralement de l’imagination de l’auteur. Toute ressemblance avec des personnes réelles ou des faits s’étant produits ne serait que fortuite et tendrait malheureusement à démontrer que le mal est bien présent dans notre société.

© – 2024 – 79260 La Crèche

Tous droits réservés pour tous pays

Première partie La crue

Chapitre 1

La journée d’Antony — 6 h 30

Je m’appelle Antony et j’ai eu dix ans aujourd’hui. Ce matin j’ai trouvé Gribouille, mon petit chat, sur le chemin. Tout mort. Y’avait deux corbeaux qui voulaient lui manger les yeux, alors j’ai couru vers eux en faisant tourner mes bras pour leur faire peur. Ils se sont envolés avec des grands cris, mais ils sont pas allés loin, juste sur un peuplier, au bord du chemin. Gribouille c’est mon ami, alors, pour que les corbeaux le mangent pas, je vais le confier à Garonne qui va l’emporter loin d’ici. Je vais le porter jusqu’au fleuve, dans un sac à patates, et puis je le mettrai sur un radeau et il partira sur l’eau. Là-bas, à la pointe1, où le Lot arrive, y’a plein de remous et je suis sûr que Gribouille, il va pas rester au bord, accroché aux branches. Il va partir vers la ville, et puis vers la mer. C’est Charles qui dit tout le temps que Garonne va à Bordeaux et ensuite à la mer.

— Et après, je demande, elle va où, Garonne ?

— Je sais pas, peut-être en Amérique ? répond Charles en clignant de l’œil.

En tout cas, c’est sûr que Gribouille, même s’il aimait pas beaucoup l’eau, il sera mieux à Bordeaux qu’ici à se faire bouffer les yeux par les corbeaux.

Garonne est calme aujourd’hui et coule gentiment, mais ce n’est pas toujours comme ça. Je me rappelle une fois, y’a longtemps, où elle a bien failli nous noyer, Papa, Maman, Kelly et moi. Et puis Gribouille aussi. Kelly était toute petite puisque Maman la portait encore dans ses bras. Moi, je devais avoir cinq ou six ans, comme ça.

1. Appellation couramment donnée à la langue de terre située entre la Garonne et le Lot à l’endroit de la confluence

Chapitre 2

Garonne en crue — cinq ans plus tôt

C’est le bruit qui réveilla Laura. Une complainte lugubre qui s’était vite transformée en un grondement puissant, un grondement qui emplissait la nuit, enveloppait tout et soulevait les ténèbres. Le soupir d’un monstre repu d’avoir avalé la maison et ses occupants. Ce feulement sinistre était accompagné de gargouillements caverneux, sorte de déglutition géante, eux-mêmes ponctués de coups sourds et menaçants. L’odeur lourde et collante de vase et de boues faisandées, l’atmosphère moite et épaisse, en plus du chahut, évoquèrent, pour Laura, le mythe de Jonas et, dans un demi-sommeil, elle faillit tendre le bras pour toucher la paroi de l’estomac de la baleine. Elle réalisa soudain que le tumulte était bien réel et se réveilla en sursaut. Elle secoua Julien, profondément endormi à ses côtés et sauta du lit. Cinq bons centimètres d’eau recouvraient déjà le sol de la chambre et Laura sut que le fleuve, sorti de son lit, avait cerné la maison et commençait à l’envahir. Garonne était là. Garonne les avait trouvés et piégés. Pas de panique, la jeune femme était née au bord du fleuve et avait grandi avec lui. Des aïguats2, elle en avait connu plusieurs et savait comment y faire face. D’abord mettre les enfants à l’abri puis sauver ce qui pouvait l’être, à commencer par les papiers. Elle avait déjà vécu les colères de Garonne, mais jamais dans une maison sans étage posée à quelques mètres des berges.

En vérité la maison avait bien un étage, mais il était rendu impraticable par un plancher vermoulu. Laura pataugea jusqu’à la chambre des enfants. Par chance l’électricité n’était pas coupée, mais cela ne durerait certainement pas. Quelques minutes plus tard, elle était de retour, Antony accroché à sa main et Kelly à son cou. Les deux petits étaient habillés et bottés. La fillette chouinait un peu et enfouissait son visage dans les cheveux de sa mère tandis que le garçonnet, du haut de ses cinq ans, observait la scène d’un air grave et réfléchi. Sans un regard vers Julien qui dormait toujours, bienheureux et inconscient comme à son habitude, elle amena ses enfants à l’échelle de meunier qui disparaissait dans une trappe, au plafond. Antony escalada les barreaux tandis que sa mère, le bébé dans les bras, le poussait aux fesses.

L’étage de la maison était inhabitable, plancher pourri presque partout, mais Laura savait que dans un coin, au-dessus de la cuisine, les tuiles tenaient encore à peu près et que le sol était sec. Prévoyante, la jeune femme y avait entreposé, depuis longtemps déjà, des couvertures, des vêtements de pluie et quelques doudous pour les enfants. Ici, pas d’électricité, pas la moindre lueur à part le faisceau tremblotant de la torche que Laura tenait à bout de bras. Ils avancèrent à tâtons, dans la moiteur épaisse, jusqu’à l’abri aménagé. Antony connaissait bien l’endroit, sa mère lui avait montré, et savait quel était son rôle : s’occuper de sa petite sœur en attendant que les secours arrivent. Antony n’avait pas peur et il serra Kelly contre lui pour la rassurer lorsque leur mère redescendit, les laissant dans un noir impénétrable.

Laura secoua Julien, toujours dans son lit, et poussa un volet pour tenter de voir ce qui se passait à l’extérieur. Elle ne vit rien, comme si une lourde tenture noire était tendue juste devant la fenêtre, mais elle entendit la pluie, toujours plus drue, et le vent, toujours plus fort. L’eau dépassait maintenant ses chevilles et l’odeur du fleuve imprégnait la nuit. Tout ce qui était posé au sol flottait et les meubles commençaient à se noyer. Julien, enfin réveillé, cherchait ses vêtements tandis que Laura fourrait dans un sac leurs papiers d’identité et deux ou trois bouquins auxquels elle tenait tout particulièrement. Ils grimpèrent rejoindre les enfants et se serrèrent les uns contre les autres en attendant que le jour pointe son nez.

Comme le ciel était lourd de nuages noirs, l’aube fut tardive. Julien et Kelly dormaient. Antony fixait sa mère et la suivit lorsqu’elle redescendit l’échelle. L’eau était montée jusqu’à un mètre environ et on ne voyait plus que le haut des meubles. Toutes sortes d’objets flottaient un peu partout et Antony reconnut, pêle-mêle, une pantoufle de son père, un doudou de Kelly, des ustensiles de cuisine, des vêtements… et des centaines d’autres morceaux du quotidien. Tout se mélangeait dans un chaos liquide, noir et froid. Heureusement la porte et les volets avaient tenu bon, l’eau s’était immiscée dans la maison jusqu’à l’occuper entièrement, mais le fleuve ne l’avait pas traversée. Une vraie chance car dans ce cas tout aurait été emporté.

Ne pouvant rien faire pour le moment, Laura et Antony remontèrent au grenier et se rendirent, à petits pas, jusqu’à un bout de la maison où le toit éventré laissait apercevoir l’extérieur. La pluie martelait les tuiles de plus belle et la terre avait disparu, avalée par l’ogresse. De l’eau à perte de vue. Avec de grands peupliers noirs qui jaillissaient comme des plantes aquatiques géantes. Quelques maisons surnageaient, çà et là, comme des bateaux au mouillage. Et partout l’eau qui fuyait à toute vitesse, sombre dans l’aube naissante, lisse et agitée en même temps, chargée d’innombrables détritus, de toutes formes, de toutes tailles, de toutes origines. Une forêt de branches aux formes encore indistinctes passait dans la brume, ombres fantomatiques. Et des cris d’animaux. Aboiements, meuglements. Quelques corbeaux perchés dans les arbres croassaient lugubrement tandis que des rapaces traçaient des cercles dans le ciel noir.

Laura avait grandi en bord de Garonne, mais loin de là, vers la montagne. Le fleuve de son enfance était un gros torrent impétueux qui roulait et bondissait d’une rive à l’autre, fier et indomptable. Les colères de cette jeune Garonne sont terribles et chaque vallée, chaque village, chaque maison, chaque habitant qui les a affrontées en garde les stigmates profondément gravés dans ses pierres, sa chair et sa mémoire. Laura avait vécu plusieurs de ces crues, des aïguats comme disent les anciens avec respect, mais ce qu’elle contemplait ce matin-là était tout autre. En descendant dans les plaines, Garonne avait grandi et le jeune torrent fougueux était devenu un fleuve majestueux mais toujours indomptable. Garonne avait mûri et transmuté sa violence en puissance. Alors qu’au pied des montagnes ses colères étaient aussi fracassantes que la charge d’un fauve échappé de sa cage, dans les plaines elle avait acquis assez de force pour détruire, mais également envahir, occuper et se saisir du monde des hommes. Peut-être fallait-il lui donner le dû réclamé pour qu’elle se retire enfin.

Mais quel est ce dû ? se demandait Laura en contemplant Garonne devenue océan. Vers l’ouest, là où coulait normalement le fleuve, il n’y avait plus que de l’eau. Vers l’est, les flots semblaient lécher les pieds de l’imposant château des ducs d’Aiguillon et de l’église Saint-Félix mais cela n’était qu’illusion, la ville se dressait plus loin, bien abritée sur sa colline et inaccessible sans bateau. Tout le monde possède au moins une barque par ici, Julien comme les autres, mais Laura ne la vit pas. Julien a dû mal l’arrimer et le courant l’aura emportée… À trois cents mètres, une belle maison semblait narguer les flots, les pieds au sec sur son terrat3, pimpante et arrogante. C’était la maison de Joëlle et Georges, les parents de Julien, mais Laura savait qu’elle n’avait rien à attendre d’eux. Une seule voiture était garée dans la cour et tous les volets soigneusement fermés. Joëlle a dû rejoindre la ville depuis longtemps, avant d’être bloquée par la crue, et Georges doit cuver sa gnôle au fond de son lit, comme d’habitude, songea la jeune femme.

— Ben dit donc, lança une voix dans son dos, y’en a de l’eau !

Julien était bien réveillé maintenant. Laura lui adressa un rapide sourire tandis qu’Antony agrippait la main de son père.

— Regarde Papa, on voit même pas l’autre côté de Garonne. Peut-être que la mer est remontée jusqu’ici, tu crois pas ?

— La mer ? Oh non, elle est jamais venue ! Mais t’inquiète pas Tony, Garonne elle va repartir comme elle est venue.

— Oh, mais j’ai pas peur, affirma le garçon en serrant plus fort la main de son père. Seulement on sait pas quand elle va partir, et là, on a plus rien à manger.

— Ah bon ? C’est vrai Laura ?

La jeune femme acquiesça d’un soupir. Julien fila vers l’échelle et revint deux minutes plus tard, l’air effaré.

— Bon sang, y’a de l’eau partout, tout est fichu !

Julien venait juste de comprendre leur situation. Laura et Antony le dévisagèrent avec un petit air navré. On te l’avait bien dit !

— Bon, ben moi j’ai faim ! reprit-il, je vais chercher mes cannes, on va pêcher !

Laura soupira, résignée, tandis qu’Antony objecta.

— Mais, Papa, même si t’attrape un poisson, on pourra pas le faire cuire !

— C’est vrai fils, t’es un malin toi ! Alors y’a plus qu’à attendre qu’on vienne nous chercher. Tiens, déjà il pleut moins ! Vous allez voir, bientôt y’aura du soleil ! Tout va bien !

Julien, Juju comme il aimait se faire appeler, était un éternel optimiste, du genre à se réjouir que l’eau soit bonne au moment où le bateau coule. Un trait de caractère qui relevait davantage de la naïveté que d’une approche philosophique. Julien était optimiste par facilité car il était persuadé que ne pas voir les difficultés lui permettait de les éviter. Il avait l’esprit un peu lent, et c’était peu dire, mais compensait cette faiblesse par une gentillesse, une bienveillance à toute épreuve. On aurait pu penser que la nature lui avait joué un sale tour en le dotant d’une intelligence bien inférieure à la moyenne, mais, au contraire, elle lui offrait une vie tranquille faite de sentiments simples, exempte de méchanceté. Julien aimait sincèrement et fidèlement ses rares amis et ne se connaissait aucun ennemi. Il portait un amour inconditionnel à sa compagne, Laura, et à leurs deux enfants, prenait la vie comme elle venait et s’en trouvait bien plus heureux que beaucoup d’intellectuels tourmentés. Il se cala le plus à l’aise possible dans un coin sec avec Antony et lui montra le ciel qui s’éclaircissait et les oiseaux qui le parcouraient.

— Regarde là-haut, tous ces grands oiseaux qui tournent en rond, ce sont les milans noirs. Y’a qu’eux pour voler par ce sale temps !

— Et les petits oiseaux Papa, ils sont où ? Les mésanges et les tourterelles ? je les vois pas.

— Ils sont cachés à l’abri, dans leurs nids. Qu’est-ce que tu crois, ils sont pas fous eux, ils attendent que le soleil revienne et que Garonne retourne dans son lit.

— On devrait faire pareil.

— Regarde là-bas, s’exclama Julien en tendant le doigt vers le nord, regarde, les mouettes qui arrivent ! Alors elles, j’t’assure, elles ont peur de rien ! Écoute-les gueuler ! Ouah, c’est comme la mer ici !

Julien était heureux comme un gosse et poussait des cris en agitant les bras dans l’espoir d’attirer les mouettes. Antony riait avec son père tandis que Laura, un mince sourire aux lèvres, les observait en protégeant au mieux Kelly des trombes d’eau qui tombaient encore.

Vers huit heures la pluie cessa enfin et quelques timides traits ensoleillés transpercèrent les nuages. La vie semblait reprendre ses droits. De nouveaux pépiements d’oiseaux s’élevèrent et quelques hérons s’envolèrent. Un bourdonnement lointain se fit entendre et un hélicoptère, gros insecte aux couleurs de la gendarmerie, survola l’immense étendue d’eau. Les secours vont arriver, se dit Laura, il suffit d’attendre.

Antony tourna soudain la tête vers un énorme peuplier qui jaillissait de l’eau, à quelques dizaines de mètres de la maison. Un couinement faiblard venait de l’arbre.

— Écoutez, cria le jeune garçon, écoutez, c’est Gribouille !

Effectivement une boule de poils gris était réfugiée au creux de deux branches et poussait des petits cris à fendre l’âme. Le chat, trempé, semblait désespéré. Antony aurait bien voulu aller le chercher, mais ne demanda rien, sentant bien que le moment était malvenu. Même son père n’aurait rien pu faire. Gribouille devrait attendre la décrue, le bon vouloir de Garonne.

2. Aïguat : mot catalan signifiant pluies torrentielles et retenu pour nommer les crues les plus spectaculaires et meurtrières

3. Terrats : buttes artificielles sur lesquelles sont construites certaines habitations, souvent des fermes, pour les mettre à l’abri des crues.

Chapitre 3

La journée d’Antony — 6 h 30

— Tu te rappelles Gribouille, le jour de l’Aïguat, la fois où tu étais grimpé dans l’arbre ? Tu miaulais comme un bébé ! Tu pouvais pas savoir que Garonne allait redescendre, alors t’avais peur. C’est normal mon Gribouille.

Bien sûr, Gribouille ne me répond pas. Parce qu’il est mort, tout raide dans le sac à patates. Et puis c’est un chat, et les chats ça ne parle pas. Enfin, pas comme nous. Mais je continue à lui parler comme quand il était vivant. Même s’il parlait pas, il comprenait tout ce que je lui disais. Alors souvent je lui racontais ma journée à l’école et même parfois je lui lisais quelques pages de mon livre. À chaque fois Gribouille me répondait à sa manière, en miaulant ou en roucoulant comme une tourterelle. Ou en se frottant à mes jambes.

Et puis on n’a pas vraiment besoin de parler pour se dire des choses. Maman non plus elle parlait pas, et pourtant on se disait tout. Mamie Jo, elle parle tout le temps, comme un grillon qu’arrête pas de grincer, et pourtant on se dit rien. Alors, je peux bien parler à Gribouille, même s’il est mort. Au moins il m’écoute, lui !

— Regarde Gribouille, là-bas, des hérons ! On les voyait pas le jour de la tempête, ils étaient bien cachés !

Je regarde les deux grands hérons gris qui s’envolent. Au début ils ont du mal à décoller. Ils donnent des grands coups d’aile et font peur à un ragondin qui plonge dans l’eau et se sauve à toute vitesse. Ça me fait marrer parce que Charles, il aime pas les ragondins, il dit qu’ils creusent les berges avec leurs terriers et que ça abîme tout. Ça y est, les hérons sont partis, maintenant ils volent bien et c’est drôlement beau. Tiens, là-bas y’a un plouf, un poisson qui saute, sans doute pour attraper une libellule. Il va sûrement faire chaud aujourd’hui, déjà y’a plein d’odeurs de fleurs dans l’air. Allez Gribouille, on se dépêche sinon je vais être en retard à l’école.

Chapitre 4

Charles — cinq ans plus tôt

Une heure s’était écoulée depuis le passage de l’hélicoptère et personne n’était encore venu les secourir. La pluie avait maintenant complètement cessé et les rayons du soleil transperçaient les nuages comme pour les dissoudre. Un bric-à-brac hétéroclite cernait la maison, vite emporté par le fleuve lui-même transformé en capharnaüm fuyant. Des branchages de toutes tailles, formant des bosquets chaotiques, couraient en surface aux côtés d’arbres entiers qui surnageaient tant bien que mal, entraînés par le courant tels de vulgaires fétus. Une barque vide qui tourbillonnait, un toit de voiture, des tables, chaises et autres bouts de meubles. Tellement de tissus qu’on aurait pu monter une friperie. Des jouets d’enfants, une poupée, un ours en peluche. Et des cadavres d’animaux. Chiens, vaches, moutons. Noyés depuis longtemps, ventre gonflé et pattes dressées vers les nuages, comme pour une dernière prière.

Un coup de feu retentit du côté de la maison voisine et Julien se précipita pour voir qui chassait ce matin-là. Il reconnut la silhouette de son père, encadrée dans une fenêtre du premier étage, en tricot de peau gris de crasse, un fusil à la main. Georges épaula soudain en direction du ciel où des corbeaux traçaient des cercles, et déchargea son arme en gueulant : « Tirez-vous, bande de charognards ! ». Puis il repéra le cadavre d’une vache qui passait à moins de cent mètres, visa et tira deux coups de fusil. « Tiens, en pleine gueule ! ». L’homme laissa échapper un rire gluant et but une grande rasade de gnôle au goulot de la bouteille posée sur l’allège de la fenêtre. Il vacilla un moment et se mit à trembler comme une voile qui bat au vent puis se reprit et tira plusieurs coups de feu dans l’eau en beuglant : « Salope ! Pourquoi tu fais ça ? ». Julien crut voir des larmes couler sur la trogne de poivrot de son père avant que ce dernier ne rentrât dans la pièce.

— Là-bas, regardez, un bateau ! s’exclama Anthony en tendant le doigt vers l’ouest.

Julien se précipita tandis que Laura tendait le cou pour mieux voir. Une forme se déplaçait entre les branches dérivantes, mais il était difficile de dire s’il s’agissait vraiment d’un bateau. Oui, on voyait bien maintenant, c’était une barque ! Embarcation maîtrisée ou épave à la dérive ?

— T’as raison mon fils, c’est un bateau ! Youpiii ! On est sauvés !

— Regarde Papa, y’a un homme à bord. C’est Charles !

Charles, le président de l’association des sauveteurs bénévoles. Charles, le gardien de Garonne, poète à ses heures, écolo de la vieille école qui passait ses journées à rouspéter après tous ces Parisiens, qu’ils viennent de Bordeaux ou de Toulouse, c’est même engeance tout ça, qui lui saccageaient son fleuve. Charles qui emmenait souvent Antony dans son gabarrot4 pour lui apprendre les oiseaux, les poissons, les fleurs et les arbres. Charles le marin qui venait au secours de ses amis naufragés au beau milieu d’une Garonne débridée. Une fois n’est pas coutume, il avait abandonné ses rames au profit d’un moteur.

— Oh Julien ! appela Charles, comment ça va chez vous ? Tout le monde va bien ?

— Oui Charles, ça va ! Mais on est tout mouillés !

— Vous êtes tous là ?

— Oui, oui. Regarde, là y’a Laura avec Kelly et puis Antony. Mais on peut pas descendre, y’a de l’eau partout dans la maison, on est coincés sur le toit ! Viens nous chercher Charles !

— Je vais venir Juju, t’en fais pas. Ne bougez pas, je reviens.

Le sauveteur fit le tour de la maison pour se rendre compte par lui-même de la situation. Il connaissait la baraque et s’était toujours étonné que Julien et sa famille y habitent. Bon sang, un plain-pied pourri à deux pas de la berge ! C’est n’importe quoi !Mais avec Georges, et surtout Joëlle, il ne faut s’étonner de rien. Et bien sûr, c’est arrivé, la petite famille était coincée par les eaux. Coincée dans ce qui servait de combles, avec la moitié du toit qui manquait. Au moins, se dit Charles, comme ça on peut toujours se voir et se parler… Il fallait les sortir de là et ce n’était pas Julien, pauvre garçon, qui allait être d’un grand secours. Laura bien sûr, elle en était capable… mais Laura, marmonna Charles, on ne sait jamais avec elle, on ne sait jamais comment elle va réagir. Mieux vaut ne pas trop compter sur elle. Qu’elle s’occupe de la drôlette, ça sera déjà bien. Charles réfléchissait. Ils sont coincés là-haut, tout le rez-de-chaussée est inondé et il n’y a aucun moyen de descendre par l’extérieur. Pas le choix, ils devront passer par l’intérieur, même si tout est inondé.

— Oh Julien, tu m’entends ?

— Oui Charles, je suis là.

— Pas possible de descendre depuis ton grenier. Il va falloir redescendre dans la maison et sortir par une fenêtre pour monter dans mon bateau.

— On peut pas Charles, y’a plein d’eau !

— J’ai vu par la fenêtre, l’eau monte jusqu’à la moitié du mur. En portant les enfants, tu peux le faire.

— Non Charles, je peux pas le faire, pleurnicha Julien.

— Allez mon Juju, t’es grand, t’es fort. Un peu de courage, tu vas y arriver.

Sans un mot, le visage encore plus fermé qu’à l’habitude, Laura passa devant Julien qui se tordait les mains en gémissant, et dévala l’échelle, Kelly cramponnée à son cou, jusqu’à la salle du bas. L’eau glacée lui arrivait à la poitrine, mais, heureusement, aucun courant ne traversait la maison. Laura avança avec précaution jusqu’à une fenêtre devant laquelle roulait la barque de Charles. Elle lui tendit son bébé et, sans un regard, repartit vers l’échelle. Quelques minutes plus tard elle poussait Anthony dans la barque.

— C’est bien ma belle, encouragea Charles, mais maintenant, il faut faire descendre ton homme, et lui, tu ne pourras pas le porter.

Laura grimpa une nouvelle fois au grenier et s’avança doucement vers Julien qui, paniqué, pleurnichait dans un coin. Elle lui prit doucement la main et l’attira vers l’échelle, mais le grand garçon, le grand enfant, résista de toute sa masse en pleurant de plus belle. La jeune femme n’insista pas et vint se coller contre son homme. Les bras enserrant la taille, le front bien calé dans le creux du cou. Poitrine contre poitrine, Laura sentait battre le cœur de Julien, son gentil, gentil Juju. Laura était trempée, mais, avec l’humidité, elle transmettait de la sérénité et de la force à Julien. Sa Laura, si différente. Mutique et souvent absente, mais si forte. Alors que lui était si faible. Sa Laura si insignifiante aux yeux du monde, sa Laura sans qui il ne serait rien. Encore moins que rien. Lorsque le calme revint dans la poitrine de Julien, Laura posa avec une infinie tendresse ses lèvres dans son cou, puis sur sa bouche. Ils descendirent l’échelle en douceur et traversèrent la pièce inondée, collés l’un à l’autre, pas à pas. C’est un Julien rayonnant qui grimpa dans la barque du sauveteur. Il fila vers la proue, un grand sourire aux lèvres, et se carra à côté d’Antony tandis que Laura, sans un mot et les yeux dans le vague, s’installait au milieu de l’embarcation, Kelly sur les genoux. Charles ne dit rien, lança un regard admiratif à la jeune femme et prit la barre.

— Charles !

— Oui Anthony, qu’est-ce qu’il y a ?

— On peut pas partir comme ça.

— Pourquoi ? Vous êtes tous là, non ?

— Là-bas, dans le grand peuplier, y’a Gribouille qu’est coincé. Faut aller le chercher.

— Mais Anthony, Gribouille il redescendra quand Garonne sera partie. Il ne risque rien dans son arbre.

— Oui, mais ça peut prendre des jours et des jours. On peut pas le laisser là.

— De toute façon on ne peut pas l’emmener à la ville. Les centres d’accueil c’est pour les gens, pas pour les chats.

— On va le laisser dans la maison. Au moins il aura tout le grenier pour attendre. Y’a même des souris ! Il sera mieux que dans son arbre.

— Enfin Anthony, c’est pas sérieux.

— S’il te plaît, Charles.

Le « s’il te plaît, Charles » n’était pas une supplique, c’était juste une façon de dire l’évidence. Anthony ne suppliait jamais et demandait rarement. C’était un enfant facile, avec peu de besoins et pas capricieux, mais qui ne reculait jamais, ne cédait pas de terrain et ne s’avouait jamais vaincu. Seule la brutalité aurait pu le faire plier mais les rapports entre Anthony et Charles excluaient toute brutalité, fût-elle verbale. L’homme éprouvait une vraie tendresse pour cet enfant singulier, lequel plaçait sa confiance dans cet adulte que beaucoup considéraient comme un ours mal léché.

— OK, mais c’est toi qui grimpes dans l’arbre pour l’attraper, ton Gribouille ! céda-t-il en mettant le cap sur le peuplier.

La grimpette était facile – Charles n’était pas inconscient – et Gribouille fut bientôt à l’abri et au sec dans le grenier de la maison, après que Laura se soit à nouveau mise à l’eau sans montrer la moindre contrariété. Anthony glissa à l’oreille de son chat « je reviens dès que Garonne le veut bien. Va dans le coin, là-bas, je crois bien qu’il y a des souris ! ».

Après avoir secouru la famille d’Antony, Charles se dirigea vers la maison voisine pour voir si Georges avait besoin d’aide. Instinctivement Laura se recroquevilla contre l’épaule de Julien pendant que le sauveteur frappait à la porte de ses beaux-parents. Charles entra et immédiatement des éclats de paroles confuses, mais manifestement inamicales, voire coléreuses, arrivèrent à leurs oreilles. Charles ressortit rapidement, un masque désabusé sur le visage et, après avoir esquissé un geste de la main qui semblait signifier après tout, c’est son problème, il sauta dans la barque et mit le cap sur une grosse ferme isolée, île perdue dans le courant.

— On va passer chez François, voir s’il a besoin de quelque chose.

François et sa femme vivaient seuls dans leur ferme et attendaient la retraite en nourrissant le faible espoir qu’un de leurs enfants reprenne un jour l’exploitation. La maison était au sec, plantée sur un terrat, tandis que les champs avoisinants étaient protégés par des digues en mauvais état. Derrière la grange une autre butte de terre formait une plateforme clôturée sur laquelle paissaient un troupeau de moutons et une dizaine de vaches. L’espace n’était pas très vaste et les bêtes inquiètes se serraient les unes contre les autres. En voyant arriver la barque le fermier fit de grands signes et s’approcha de l’eau.

— Ola, François, comment ça se passe pour toi ?

— Salut Charles, bien content de t’voir. Garonne nous a bien baisés ! Et les fameux experts, y’z’ont rien vu venir ?

La préfecture avait mis en place un dispositif d’alerte censé prévenir les riverains en cas de crue, mais visiblement ça n’était pas encore tout à fait au point.

— Faut croire qu’il y a comme un défaut dans la communication… Bon, dis-moi, comment ça va pour la Jeanne et toi ? Vous avez besoin de quoi ? De l’eau, des médicaments ?

— On a tout s’qui faut, j’te remercie. Mais dis donc, on sait si ça va monter encore ?

— Oui, au moins jusqu’à demain, et assez fort, on est à dix centimètres de l’heure.

François se renfrogna, hésita un moment puis lâcha :

— Alors j’ai un problème Charles. Mes digues vont pas suffire, p’t-êt’même qu’elles vont pas tenir, ces putains de ragondins les ont toutes bouffées, et mes champs vont bientôt être sous l’eau.

— Comme d’habitude François, Garonne repartira après avoir nourri les terres. Je vois que tes bêtes sont à l’abri, alors, c’est quoi ton problème ?

— Ben justement, pas toutes mes bêtes. Y’a Rocky, mon taureau, qui veut pas grimper. Il a un putain de caractère le saligaud et tout seul j’arrive pas à le forcer. Y s’cavale dans le champ et j’ai pu mes jambes de vingt ans, il court plus vite que moi ! Faudrait qu’on soit plusieurs pour le forcer autrement y va se r’trouver dans l’eau demain matin, et c’est pas bon ça !

— OK François, j’arrive avec Julien, on va voir comment on peut faire.

Charles et Julien débarquèrent sur les digues et suivirent François vers le coin d’un champ où s’était réfugié le fameux Rocky. Armés de grands bâtons et épaulés par les deux beaucerons de la ferme, les trois hommes poursuivirent le taureau à travers les champs détrempés pendant une bonne demi-heure. De guerre lasse Rocky finit par se laisser convaincre de rejoindre ses vaches, à l’abri sur le terrat.

— Eh merci bien l’Charles ! Tu boiras bien une goutte ?

— Non François, merci, mais je dois mettre la famille de Julien au sec et on m’attend pour une réunion de crise à la mairie. Je repasserai demain pour voir si tout va bien. Salue bien la Jeanne pour nous, et bon courage !

4. Bateau traditionnel, plus petit qu’une gabarre

Chapitre 5

La journée d’Antony — 6 h 40

Tiens, regarde là-bas, une barque de pêcheur. Tu crois que c’est Charles ? Oui, c’est lui ! « Oh, hé, Charles ! ». Il nous a vus. Je fais un grand signe de la main et il me répond avant de diriger son bateau vers nous, à la godille. Il fait passer sa barque entre les branches qui descendent jusqu’à l’eau et les petits bancs de graviers qui font comme des îles, parce qu’à cette période, il n’y a plus beaucoup d’eau dans Garonne. Il est trop fort Charles à la godille ! Moi, j’arrive même pas à bouger le gabarrot.

— Hé Antony, mon drôle, qu’est-ce que tu fais là, à cette heure ?

— Y’a Gribouille qu’est mort. Je vais le donner à Garonne pour qu’elle l’emmène à la mer.

Charles nous regarde, moi et le sac, se roule une cigarette en silence et l’allume. Moi, j’attends.

— T’as raison mon gars, c’est ce qu’il y a de mieux à faire.

Il fume sa cigarette et regarde l’eau qui coule. Le sac avec Gribouille dedans commence à être un peu lourd et je le pose par terre.

— Tu veux que je vienne avec toi ?

— Oh, c’est pas la peine Charles, je vais juste à la pointe, après les grands roseaux. Là-bas y’a du courant et Gribouille il sera pas coincé.

— D’accord drôlet. Et puis après tu files à l’école hein ? Je suis sûr que Kelly t’attend déjà.

— Sûr, Charles ! Je vais y aller.

— Alors je te laisse mon gars. Y’a une saleté de silure par là-bas que je voudrais bien attraper. Si t’as besoin d’un coup de main tu m’appelles, hein ! T’as toujours le téléphone que je t’ai donné ? Oui ? C’est bien, allez, à plus tard Tony !

Charles repart vers le milieu de Garonne. J’aime bien Charles, il est gentil et puis il m’emmène sur son bateau, un super beau gabarrot, pour pêcher ou parfois juste pour se promener. Il me montre les oiseaux, les arbres. Souvent il parle pas, et moi non plus. On est juste là, sur le bateau, sur Garonne. Parfois j’ai l’impression qu’il s’endort et moi je ferme les yeux pour faire pareil. Mais quand je crois qu’il dort, il me dit soudain « Oh, t’as vu la buse qui tourne là-haut ? Et le poisson qui file entre les herbes ? Une belle carpe à coup sûr ». Il voit tout Charles, même quand on croit qu’il dort ! Qu’est-ce qu’on est bien sur son bateau !

Chapitre 6

Cellule de crise — cinq ans plus tôt

La mairie d’Aiguillon abritait le centre de crise et son hall d’accueil grouillait d’une effervescence assez confuse. Plusieurs voitures, dont la rouge des pompiers et la bleue des gendarmes, occupaient le minuscule parking des visiteurs tandis que de nombreuses personnes se bousculaient à l’entrée du bâtiment. Certaines d’entre elles étaient pressées et couraient, porte-documents sous le bras, vers l’escalier qui menait à l’étage des bureaux tandis que les victimes de l’inondation attendaient que l’on s’occupe d’elles. Ces spectres, angoissés et fatigués, erraient dans le hall d’accueil ou fumaient des cigarettes devant les arcades vitrées ornant la façade de la mairie.

Charles connaissait bien les lieux et emmena directement Julien et sa famille vers le bureau d’enregistrement des personnes évacuées, à droite au fond du hall. Avant même de pénétrer dans la pièce ils reconnurent la voix de Joëlle, la mère de Julien, qui semblait régner sur l’endroit. Comme à son habitude elle était partie dans un interminable monologue, enchaînant les phrases, à défaut des idées, et expliquant à chacun son rôle et la manière dont il devait agir.

— Voyez-vous Martine, il faut noter les noms des gens dans cette colonne afin de les retrouver plus facilement. Vous savez, maintenant, avec l’informatique, c’est beaucoup plus facile. Moi je ne sais pas très bien utiliser les ordinateurs, mais je sais ce que l’on peut faire avec. Et je suis sûre que vous y arriverez. Ensuite, il faut identifier les malades pour les mettre à part et les faire soigner. Parce que, voyez-vous, les gens sont souvent mouillés et risquent de tomber malades, donc il faut les repérer tout de suite pour éviter les complications. Lorsque j’étais à Bordeaux j’ai souvent géré des situations compliquées, alors je ferai moi-même le tri puisque vous savez que c’est mon domaine professionnel. Notre médecin va venir pour les voir et je le guiderai. Lorsque l’on aura fait cela il faudra trouver des hébergements pour toutes ces personnes. J’ai déposé une liste sur le bureau, avec les numéros de téléphone. Des hôtels, des centres de loisirs ou autres. Le maire a déjà contacté les gérants des hôtels et ensuite on verra pour les indemniser. Pour les centres de loisirs, ça tombe bien car à cette période ils sont vides. Par contre il n’y a pas de chauffage, alors il faut contacter les propriétaires pour qu’ils mettent le chauffage en route. Ensuite il faut…

Les phrases s’écoulaient régulièrement, logorrhée monocorde, fuite de mots hypnotiques, comme la mélopée d’une fontaine sauf que le gazouillis de l’eau a généralement un effet apaisant alors que la voix de Joëlle était prodigieusement crispante. Martine, secrétaire à la mairie depuis plus de vingt ans, n’en était pas à sa première crue et connaissait parfaitement les consignes, d’autant plus qu’elle avait participé à leur rédaction et les avait déjà mises en application à plusieurs reprises. Mais elle connaissait aussi Joëlle et savait que rien ne la ferait taire, alors autant la laisser parler, faire un petit geste du menton et lâcher un furtif « oui », « bien sûr », « d’accord » de temps à autre pour simuler un intérêt tout en s’isolant dans une bulle hermétique.

Charles s’arrêta un instant à la porte du bureau pour observer Joëlle dans son rôle de grande organisatrice de l’accueil et du secours aux réfugiés. Elle n’a pas beaucoup changé, se dit-il, toujours aussi cassante et égoïste. Il se revit adolescent, plus ou moins amoureux de cette sale gamine. Comme tous les copains en fait, rigola-t-il in petto… Moi, ça m’est bien passé, mais c’est pas le cas de tout le monde. Vingt-cinq ans plus tard, Joëlle était toujours une belle femme. Qu’on l’aime ou non, c’était indéniable. Âgée de quarante ans, elle en faisait cinq de moins et croyait en paraître trente au maximum. Force est de reconnaître qu’elle faisait le nécessaire pour atteindre cet objectif, depuis le sport quotidien en salle jusqu’aux séances en institut de beauté sans oublier une garde-robe digne des bourgeoises de catalogues. Joëlle ne passait pas inaperçue dans la petite ville rurale d’Aiguillon où elle faisait tourner les têtes masculines et s’activer les langues de vipères jalouses. Comme elle était également dotée d’un caractère plutôt mordant, les commentaires fleurissaient surtout dans son dos. Elle était alors taxée de Bordelaise, voire, pour les plus vindicatives, de Parisienne. La gent masculine se montrait plus accommodante et certains mâles se voyaient bien entre ses draps. D’autant, se disaient-ils, qu’elle est bien mal mariée et qu’un homme digne d’elle devait avoir toutes ses chances. Ceux-là déchantaient rapidement et se heurtaient à l’écueil d’un caractère plus austère qu’un mur de prison. La belle avait une carapace de barbelés. Et pourtant, maugréaient les anciens, elle n’a pas toujours été farouche la Joëlle ! Toute jeunette elle ne fuyait pas le bouc, c’est le moins que l’on puisse dire ! D’ailleurs elle n’a pas attendu d’être majeure pour pondre ! Charles était bien loin de tout cela…

— Ah, Charles, te voilà ! Et tu as ramené Julien et ses gosses ! C’était vraiment nécessaire ?

— Comment ça nécessaire ? T’es un peu gonflée de dire ça, Joëlle ! Leur maison est inondée, il y a plus d’un mètre d’eau au rez-de-chaussée !

— Ah bon ?

— Et ça te surprend ? La baraque a quasiment les pieds dans l’eau, même au moment de l’étiage. C’est toi qui les fais vivre dans cet endroit et tu voudrais qu’on les laisse se noyer sans rien faire. Tes propres enfants !

Charles est un calme, un homme qui ne s’énerve en principe jamais. Mais là, abasourdi par le cynisme de la grand-mère, il rougit et faillit exploser. Joëlle s’en rendit compte et tempéra.

— Julien peut venir à la maison s’il le veut. Avec ses gosses. Quant à l’autre… je ne veux pas en entendre parler.

— Jo, t’es vraiment dure.

— Elle a eu mon fils, elle ne m’aura pas. S’il est assez stupide pour se laisser embobiner par une fille sortie de nulle part et complètement cinglée, c’est son problème. Je te le répète, je ne veux pas en entendre parler.

— T’es vraiment qu’une… C’est ton fils quand même, merde ! Et les gamins, tes petits-enfants, tu penses à eux parfois ?

Joëlle toisa Charles d’un œil rogue et lâcha, mauvaise :

— Qui es-tu, mon pauvre Charles pour me donner des leçons de morale ou des conseils d’éducation… toi qui n’a même pas réussi à faire d’enfants ?

Charles préféra ne pas répondre. Inutile de croiser le fer, Joëlle était une salope, et rien ne la changerait. Il allait sortir du bureau lorsque Rémi Saillac fit son apparition. Ce sexagénaire au physique de golfeur chic et bronzé, toujours affable et souriant, semblait pour une fois préoccupé. Dès qu’il aperçut Charles il s’écria :

— Ah, Charles, tu es là, ça tombe bien ! Tu vas m’accompagner en salle de réunion, là-haut, pour expliquer au nouveau sous-préfet ce qu’est vraiment une crue de la Garonne. C’est un jeunot qui sort d’école avec à peine trois poils au menton. À l’ENA on lui a appris à faire des ronds de jambe au cocktail de la préfète, mais pas à chausser les bottes pour aller marcher dans la boue. Tu es l’homme de la situation pour lui expliquer comment ça se passe vraiment.

— Pas de soucis monsieur Saillac, mais avant il faudrait régler le problème de Julien et de sa famille. J’ai dû les évacuer, leur maison est inondée.

Rémi Saillac retrouva instantanément son sourire plein d’empathie et se tourna vers les naufragés.

— Julien, mon pauvre, on va s’occuper de ta famille, ne t’inquiète pas. Et toi Laura, tu es trempée, bon sang, et cette pitchounette à ton cou, c’est pas mieux ! Anthony mon grand, heureusement que tu es là, on compte sur toi, hein !

— Oui, mais on fait comment ? insista Charles. On les met à l’hôtel ? Parce que ça risque de durer un bon moment, leur maison est vraiment en mauvais état, il faudra bien trouver une vraie solution.

Saillac se tourna vers Joëlle et suggéra :

— Ils pourraient s’installer chez toi, Joëlle ? Le temps que l’on remette la maison en état. Après tout, c’est ta famille.

— Pas question ! Les gosses à la rigueur, mais j’ai pas de place pour un couple. Et puis Rémi, je te rappelle que tu es le propriétaire de la maison, c’est à toi de trouver une solution.

Il jeta un regard légèrement dépité à la grand-mère indigne puis retrouva son sourire et lança rapidement en direction de Julien et Laura.

— Pas de problème les enfants, vous viendrez chez moi. À l’entrée de la propriété, l’ancienne villa du gardien est vide depuis qu’Auguste a pris sa retraite et je ne l’ai pas encore remplacé. Vous allez vous y installer le temps que l’on remette votre maison en état, ce n’est pas très grand, mais vous y serez bien.

Aurélien Besson, le nouveau sous-préfet était très jeune, à peine plus de vingt-cinq ans, plutôt petit pour sa génération et d’une minceur qui tirait plus sur l’étroitesse souffreteuse que sur la sveltesse élégante. Ses traits encore juvéniles étaient assombris par un regard noir qui se voulait implacable et une moue condescendante. Une moustache duveteuse attendait que les années lui donnent de la consistance pour en faire un véritable accessoire d’autorité. Monsieur Besson était fraîchement diplômé de l’École Nationale d’Administration et avait la tête bien pleine à défaut qu’elle soit bien faite. Pleine de connaissances, de certitudes et de suffisance. Lorsque Rémi Saillac et Charles pénétrèrent dans la salle de réunion, le sous-préfet s’adressait au capitaine des pompiers.

— Mais enfin capitaine, vous pensez peut-être que j’ignore quels sont vos effectifs et vos matériels de dotation ? Ne me dites pas que vous êtes sous-équipé, l’État vous a fourni des véhicules il y a moins d’un an, donc maintenant, mettez-les en œuvre et faites ce pour quoi vous êtes payé : sauver nos concitoyens !

— Monsieur le sous-préfet, soupira le pompier, un quinquagénaire taillé comme une première ligne de rugby, nous avons perçu des véhicules incendie. Avouez qu’en cas d’inondation…

— Je sais très bien de quoi il s’agit, répliqua Besson en trifouillant ses dossiers, vous avez des… des FPT et des CCF !

— Oui, mais cela signifie « fourgons pompe-tonne » et « des camions-citernes feux de forêt ». Vous voyez bien que…

— Mais vous avez également une EPA ! Celle-là peut vous servir pour sauver des gens !

— Notre échelle pivotante automatique ? Bien sûr, à condition de pouvoir approcher ! Ce qui nous manque, monsieur le sous-préfet, ce sont des bateaux !

— Mais vous en avez, s’écria Besson, des BLS ! ça veut bien dire « bateaux légers de sauvetage », n’est-ce pas ? Vous en avez deux !

— Un seul en état de naviguer, le deuxième est en révision ! Ça n’est pas suffisant monsieur le sous-préfet, il faut faire appel aux renforts d’autres régions.

— Parce que vous croyez que la Garonne n’est en crue que chez vous, à Aiguillon ? Allez donc, les autres unités sont aussi débordées que vous ! Et puis faire venir des renforts, ça coûte de l’argent. C’est vous qui allez payer les primes ?

Un silence atterré vint recouvrir l’assistance. Le pompier rugbyman se tassa sur son siège et se tut tandis que son voisin, un jeune capitaine de gendarmerie, fixait le sous-préfet d’un œil rond en se demandant s’il avait bien entendu : l’État rechignait à engager des moyens supplémentaires à cause des primes à payer ! Un léger toussotement attira l’attention sur Rémi Saillac.

— Monsieur le sous-préfet, si je puis me permettre…

— Oui ? Vous êtes ? Vous étiez en retard monsieur et ne vous êtes pas présenté.

— Rémi Saillac. En l’absence de monsieur le maire, qui est en déplacement, je représente la commune et…

— Ah oui, la mairie. Je vous donnerai la parole ensuite, j’en termine d’abord avec les services de l’État, puisque je représente l’État.

Saillac n’insista pas et prit quelques notes, un petit sourire aux lèvres.

— Capitaine, poursuivit Besson en se tournant vers le gendarme, ne venez pas pleurer, à votre tour, parce que vous manquez de personnels ou de véhicules ! Faites-moi le point.

— Tous mes personnels sont sur le pont, monsieur le sous-préfet, depuis 72 heures. Nous gérons les axes routiers comme nous pouvons avec l’aide de la DDE5