Croatie - François d'Alançon - E-Book

Croatie E-Book

François d'Alançon

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Beschreibung

Il était une fois une de ces jeunes nations nées de l’éclatement sanglant de l’ex-Yougoslavie. Un pays dont les racines puisent dans les tréfonds de l’Empire austro-hongrois et auquel ses dirigeants successifs n’ont cessé de promettre un avenir radieux. La Croatie a tant à offrir. Destination de villégiature prisée des touristes, elle reste l’un des poumons de cette Mitteleuropa qui inspira tant d’écrivains et de peintres. Mais voilà : renaître après la guerre d’indépendance puis rejoindre l’Union européenne en 2013 et l’espace Schengen dix ans plus tard ne s’est pas fait sans compromis. C’est ce morceau d’histoire que ce récit plein d’humanité s’efforce de raconter. Ce petit livre n’est pas un guide. C’est un décodeur. Écrit par un grand reporter, vétéran du tragique conflit des Balkans, il lève le voile sur ce que la propagande nationaliste occulte et sur ce que la volonté de convergence européenne néglige. Un voyage-confession pour mieux cerner ce qu’être Croate veut dire aujourd’hui. Et donc mieux le comprendre. Un grand récit suivi d’entretiens avec Slavko Goldstein (éditeur), Zarko Puhovski (professeur de philosophie politique) et Snjezana Banovic (professeure d’art dramatique).


À PROPOS DE L'AUTEUR


Grand reporter au quotidien français La Croix, spécialiste des questions internationales, François d’Alançon a notamment couvert les Balkans, un autre visage de l’Europe qui l’a toujours captivé.

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Couverture

Page de titre

À Nenad Popovic,éclaireur de mes chemins croates

Carte

AVANT-PROPOSPourquoi la Croatie ?

La Croatie, ses îles, sa nature, la richesse de son patrimoine culturel, un paradis sur terre célébré par Cassiodore, Dante et George Bernard Shaw. Vous avez lu ces descriptions idylliques dans la littérature touristique et, c’est vrai, rarement, un aussi petit pays n’a concentré autant de beauté sur son territoire. Certains le savent depuis longtemps, ceux qui ont connu le pays d’« avant » les car-ferries de la Jadrolinija et les complexes hôteliers de la côte dalmate transformée en Californie socialiste. J’ai retrouvé dans un album quelques images de ma première incursion au « pays des Slaves du Sud ». Piran, été 1989. Les maisons de pêcheurs, le campanile et les vieux palais vénitiens. La statue de Giuseppe Tartini, violoniste et compositeur italien. Un plongeon matinal dans les eaux de l’Adriatique. Le bonheur méditerranéen, pimenté par le charme désuet d’une « Yougoslavie » en déliquescence silencieuse, de l’autre côté de la frontière.

Trente-quatre ans plus tard, la Croatie se veut plus que jamais européenne, membre du club restreint des 15 pays cumulant l’appartenance à l’Otan, à l’Union européenne, à la zone euro et à l’espace Schengen. Clin d’œil de l’histoire, la dernière fois qu’un Croate pouvait voyager sans contrôle, de Zagreb à Cracovie en passant par Vienne, remonte à 1918, avant la rupture avec l’Autriche-Hongrie et l’incorporation dans le Royaume des Serbes, des Croates et des Slovènes, précurseur de la Yougoslavie.

Le retour dans la famille européenne est une forme de consécration pour la petite république qui a proclamé son indépendance le 25 juin 1991. Les Croates ont mis derrière eux la « guerre patriotique » de 1991-1995 qui a suivi la désintégration de la Yougoslavie : quelque 21000 morts du côté croate et près de 550000 réfugiés et déplacés. Non sans difficultés, le pays a remonté la pente. Le PIB par habitant a retrouvé en 2004 son niveau d’avant la guerre et dépasse aujourd’hui celui de la Grèce.

Le tourisme compte pour beaucoup dans cette consolidation. La Croatie des cartes postales – Zadar, Dubrovnik et Split pour les amoureux des plages ou Zagreb, pour les férus de culture – contribue à au moins un quart de la production de richesse annuelle. Revers de la médaille, faute d’une stratégie de diversification, cette économie de rente a mis sur le chemin de l’exode un grand nombre de travailleurs et de jeunes diplômés.

La Croatie a perdu près d’un million d’habitants depuis l’indépendance. Parallèlement, le taux de natalité est tombé à 1,4 enfant par femme. En une décennie, entre 2011 et 2021, le pays a perdu 10 % de sa population. Résultat, si la capitale et les grandes villes touristiques de la côte Adriatique voient leur population augmenter, le reste du pays se dépeuple et vieillit à grande vitesse, en particulier dans les zones frontalières, rurales, montagneuses et insulaires.

Dans l’hinterland croate, les comtés de Croatie centrale et orientale comptent parmi les territoires les plus paupérisés de l’Union européenne. Peu de possibilités d’emploi, des salaires trop bas, des statuts précaires, beaucoup ont décidé de partir. En Slavonie, comme dans d’autres régions rurales, on souffre du manque d’infirmières, d’ingénieurs ou d’ouvriers agricoles.

Signe des temps, la Croatie se transforme simultanément en pays d’immigration. Des femmes de chambre, des chauffeurs de taxi ou des livreurs originaires des pays asiatiques arrivent légalement pour pallier le manque de main-d’œuvre dans l’industrie touristique.

Sans ignorer ce défi démographique, les dirigeants préfèrent le minimiser. La Croatie a accueilli en 2022 quatre fois plus de touristes qu’elle ne compte d’habitants. Les autorités misent sur l’entrée dans la zone Schengen pour donner un coup de fouet au secteur. L’heure est aux campagnes de marketing pour la promotion de « l’un des pays les plus agréables de la planète ».

À vrai dire, les coins de paradis coexistent avec les fantômes des problèmes non résolus. Parfois, loin des fronts de mer fréquentés par les étrangers, les résidus toxiques de la guerre yougoslave transpirent par tous les pores du paysage. Comme l’héritage non soldé d’un conflit qui « avait une façon de faire de l’ethnicité des gens celle de tout le monde » dit l’écrivaine Olja Savicevic. Une mémoire officielle s’est constituée à travers l’édification de monuments, la création de musées, l’organisation de cérémonies et l’enseignement de l’histoire scolaire. Dans la catégorie des héros, les patriotes des années 1990 ont pris la relève des partisans communistes de la résistance antifasciste. Le récit sur le passé transmis aux citoyens reflète clairement l’hégémonie de la majorité croate, aux dépens de la minorité serbe et des relations intercommunautaires.

Le nombre de Serbes en Croatie a chuté d’un tiers entre 2011 et 2021, passant de 187000 à 124000 personnes. La communauté représente à peine 3 % de la population, contre 17 % il y a un siècle. Depuis les années 1990, des centaines de milliers de Serbes sont partis en tant que réfugiés, en Serbie, en Bosnie-Herzégovine et dans d’autres pays. Les Serbes de Croatie vivent principalement dans les régions les plus sous-développées et les plus touchées par le dépeuplement, en particulier la région de Banija, à environ 60 km au sud-est de Zagreb, frappée par un tremblement de terre dévastateur fin 2020.

L’homogénéisation du pays n’a pas mis fin à un ethno-nationalisme souvent dévoyé en folklore populiste. Des carrières politiques continuent de se faire en attaquant les droits des minorités, non sans conséquences sur la coopération régionale. Si les frontières physiques s’estompent, les barrières mentales demeurent. La paix froide entre Zagreb et Belgrade ne laisse pas entrevoir une amélioration rapide des relations. Faux pas ou provocations délibérées, les prétextes à conflit mémoriel ne manquent pas entre les deux voisins. Et les dirigeants croates continuent à jouer un rôle majeur dans la vie politique de la Bosnie-Herzégovine où les nationalistes croates revendiquent la création d’une troisième identité au sein de la Fédération.

Vieux baroudeurs des basculements de l’histoire, sans illusions sur leurs élites politiques, les Croates répondent avec pragmatisme aux exigences de leur environnement. Au-delà des particularités historiques, ils affrontent, pour une large part, des défis communs à tous les citoyens du Vieux Continent : démographie, gouvernance, corruption et clientélisme.

Dans ce pays de 3,9 millions d’habitants, tout se passe dans l’intimité. En famille. Entre amis. Entre voisins. Chacun s’adapte, à la mesure des moyens, petits ou grands, conférés par son réseau personnel. Chacun se concentre sur sa vie privée. Dans les conversations, la grande et la petite histoire s’entremêlent. On parle de choses très sérieuses avec une légèreté hédoniste. On lâche, dans un moment d’abandon, des réflexions d’une lucidité absolue sur la précarité du destin, la condition féminine et les vestiges d’un monde patriarcal au croisement de la Méditerranée et des Balkans. Le passé s’inscrit dans le présent, sauvé de l’oubli par l’éternité des instants lumineux qui se perpétuent au fil des générations, comme un bougainvillier invaincu le long de la maison familiale.

Réinventer les frontières

La géographie de la Croatie forme une silhouette étonnante, lovée autour de la Bosnie-Herzégovine. Les Alpes dinariques y rencontrent l’Adriatique, le monde slave se mêle au monde latin, Venise à la Mitteleuropa. Le littoral croate s’étire sur des milliers de kilomètres, séparé des plaines de Pannonie par une muraille de calcaire. Versant adriatique contre versant danubien. Aux marches des grands empires, les vagues de l’histoire n’ont cessé de modeler les frontières du pays et de forger son identité.

« La Méditerranée comme elle était autrefois » dégaine la communication touristique. Autant la Croatie est renommée comme destination de vacances, autant ses habitants sont ignorés, méconnus, voire vilipendés. Depuis Napoléon 1er et la brève appartenance de la Dalmatie au premier empire français, on les savait valeureux soldats mais peu fiables puisqu’ils avaient tourné casaque en faveur des Autrichiens. Plus tard, dans les années 1990, tous les clichés furent bons pour désigner ces Croates, présumés coupables d’avoir quitté une Yougoslavie moribonde. Nationalistes, ex-communistes, pro nazis, catholiques cléricaux, criminels de guerre, mafieux, mercenaires. Depuis le 8 juillet 1998 et une certaine demi-finale France-Croatie lors de la Coupe du monde de football, on redoute même leurs performances sportives. Jeune nation, puisqu’elle n’a recouvré son indépendance que depuis une trentaine d’années, produit complexe de plusieurs périodes, traditions et héritages, c’est un pays multiple, riche des cultures qui l’ont façonné dans les épreuves et les tourments, un pays aujourd’hui apaisé, désireux d’inventer son destin.

Identités plurielles

Pour beaucoup, la Croatie c’est la mer, un paysage minéral et solaire, et des îles. Du nord au sud, le littoral croate est un creuset d’entités hybrides : l’Istrie, italienne sur la côte, slave croate dans l’arrière-pays ; Rijeka, naguère italienne mais aussi croate et hongroise ; Split, construite autour du palais de Dioclétien, empereur de Rome et persécuteur de chrétiens, slave de cœur mais latine de mœurs, une ville jeune, universitaire, où l’on bavarde longtemps dans les ruelles de pierre et aux terrasses des cafés du péristyle, devant la cathédrale. Dubrovnik, l’ancienne Raguse, qui sut maintenir son autonomie pendant un millénaire face à Byzance, Venise, la Hongrie et l’Empire ottoman.

Au nord-ouest, l’Istrie, coiffée au nord par la Slovénie, et bordée à l’ouest par le golfe de Trieste, est un miroir à deux faces. D’un côté l’intérieur montagneux, hérissé de cités médiévales, de l’autre le bord de mer et ses villes antiques. Une dualité que l’on retrouve aussi dans les deux langues officielles de la péninsule : on utilise indifféremment l’italien ou le croate dans les terres, mais le littoral, lui, parle encore souvent italien ou un dialecte istro-vénitien. La côte concentre à elle seule la minorité transalpine de Croatie, soit 7 % de la population.

Pourquoi un rivage si latin ? L’explication remonte au Moyen Âge. Au treizième siècle, la République de Venise a étendu son influence. La péninsule s’est scindée en deux : le pourtour maritime et quelques villes de l’intérieur sous l’autorité de la Sérénissime, le centre et l’est sous celle des Habsbourg1.

À la pointe sud, Pula, la plus grande ville de la région, raconte à elle seule 3000 ans d’histoire. Les temples romains y défient les palaces baroques, les églises chrétiennes font face aux villas viennoises, des pans de murs médiévaux télescopent des murs remontant à l’Antiquité. Les habitants zappent sans transition de l’italien au croate. Les noms des rues sont écrits en deux langues. Non loin des arènes quasi intactes achevées sous le règne de Vespasien, au premier siècle, Emil et Edna Jurcan habitent ce joyeux méli-mélo, dans la rumeur assourdie des chantiers navals et les odeurs d’expresso. Lui, architecte diplômé de l’Université de Ljubljana, issu d’une famille croate, elle, architecte diplômée de l’Université de Venise, issue d’une famille italienne. Deux familles enracinées là depuis plusieurs générations, illustration parfaite de cette « multiculturalité » dont se prévalent les dirigeants locaux pour faire la promotion de leur région.

Nature intacte, vignobles, oliveraies, vieilles pierres, gastronomie : l’Istrie mise sur tous ces tableaux pour développer son tourisme2. L’appât du gain ne sert pas toujours l’intérêt général, constate cependant le jeune couple, engagé dans une initiative citoyenne sur l’avenir de la presqu’île de Muzil. Les armées de l’Autriche-Hongrie, de l’Italie, de la Yougoslavie et de la Croatie se sont succédé pendant plus de 150 ans dans ce site militaire aujourd’hui abandonné. Débats publics, manifestations, ateliers, conférences, publications, expositions : Emil et Edna misent sur la mobilisation de l’opinion pour empêcher la privatisation entre initiés de ce morceau de patrimoine commun.

À quelques encablures de Pula, j’ai un faible pour Cres, une des mille îles de l’Adriatique orientale, à la verticale du Kvarner, le plus vaste golfe de l’Adriatique, en face de Rijeka. De Venise à l’Autriche, de l’Italie à la Croatie en passant par la Yougoslavie de Tito, Cres (Cherso en italien), célébrée par Claudio Magris, l’écrivain de Trieste3