Curés alpinistes - Bernard Marnette - E-Book

Curés alpinistes E-Book

Bernard Marnette

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Beschreibung

Ce livre s’adresse non pas à l’alpiniste qui regarde plus loin, mais à celui qui regarde plus haut, par-delà les cimes! L’auteur nous mène à la rencontre de ces « curés marcheurs » qui, au début du vingtième siècle, écrivirent une page peu connue de l’histoire de la conquête des Alpes, celle d’un « alpinisme ecclésiastique ». En 1973, Samivel publiait Hommes, Cimes et Dieux, un essai remarqué sur l’étonnant rapport entre les hauteurs et les spiritualités à travers le monde. Ici l’ambition est plus modeste, puisque ce livre ne s’intéresse qu’à un seul Dieu – celui de la foi chrétienne – et pour l’essentiel à un seul lieu : le cœur de nos Alpes, du Valais au val d’Aoste et aux Alpes françaises. Un regard particulier est porté sur une vallée, la Valpelline, dans le val d’Aoste, dont les prêtres locaux furent les premiers à gravir nombre de sommets, jouant un rôle exemplaire dans cette belle histoire.


À PROPOS DE L'AUTEURE 


Bernard Marnette est né en 1961 à Verviers (Belgique), aux portes de l’Ardenne. Kinésithérapeute de profession, il s’est toujours passionné pour l’alpinisme. C’est en 1973 qu’il découvre le chemin des hauteurs en vallée d’Aoste. Depuis lors, il pose sa grimpe en «archipel» entre voyages, écriture et montagne.

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Couverture

Page de titre

« Ce livre est consacré à un grand sujet, peut-être le Sujet des sujets, c’est-à-dire les rapports de l’Homme et de la Hauteur. »

Samivel(Hommes, Cimes et Dieux, Arthaud, 1973)

Préface

Des curés en montagne ! Alors on va parler de soutanes, de messes sur les sommets ? De Dieu et de ses saints ? Peut-être bien, mais pas que…

D’abord il sera question d’hommes – eh non, il n’y a pas de femmes ! – attirés comme d’autres par la découverte de leur pays. Si j’allais voir sur le sommet qui domine ma vallée ! Et à l’occasion y plantant une croix ou une statue.

Plus d’une fois on m’a demandé :

–Quand vous êtes sur les sommets, vous êtes plus près de Dieu ? Vous pensez plus à Lui ?

–Là-haut, je fais d’abord attention où je mets les pieds pour ne pas me casser la figure, car Dieu ne viendra pas me rattraper par les cheveux si je fais une erreur. La vie est entre ses mains et entre les miennes aussi ! C’est vrai que les beautés de la montagne me rapprochent de Lui, je l’évoque dans mes prières. Mais il n’est pas que le Dieu de la nature, de là-haut ; il est celui qui est descendu chez nous, sur notre terre, se faisant l’un des nôtres, en Jésus-Christ. Allez lire la Transfiguration au Mont Thabor ou les Béatitudes sur la montagne. Il est le Dieu dont je vois des signes de vie et d’amour dans l’existence des humains, ce qu’ils font de beau, de bien avec leurs semblables de toutes croyances.

Donc dans ce récit, vous trouverez les traces de religieux et prêtres des Alpes dont quelques-uns, aujourd’hui, perpétuent la tradition.

Des prêtres qui ont montré leur intérêt pour la montagne et ses habitants, dans l’amour et le développement de leur région, la découverte du milieu montagnard pour eux-mêmes et pour des ribambelles de jeunes, chez eux ou vers d’autres horizons et contrées inconnues. Pour cela, pas toujours besoin de faire des milliers de kilomètres. S’intéressant à l’histoire locale, la botanique, la géologie… Partageant avec beaucoup, jeunes ou adultes, des expériences humaines et spirituelles fortes.

Bernard Marnette, après ses ouvrages sur les alpinistes victoriens puis belges, qu’ils soient royaux ou pas, s’est intéressé aux prêtres alpinistes. Plongez-vous dans la litanie de tous ces curés, en particulier ceux de cette belle région qu’est la Valpelline.

Seigneur, tu es mon rocher, mon refuge !AMEN ! ALLÉLUIA !

Jacques PlassiardCuré de Courchevel en Tarentaise

Avant-propos

« Le sceau de l’altitude ne s’efface pas : il laisse à jamais au fond des âmes qu’il a marquées une joie qui demeure et un regret qui ne guérit pas : ceux d’un monde qui n’est pas le nôtre, où, nouveaux Prométhées, nous allons dérober, certains jours de grâce, quelque reflet du paradis perdu. »

Robert Tézenas du Montcel(Ce Monde qui n’est pas le nôtre, Gallimard, 1965)

La date de la première véritable ascension alpine a toujours été un sujet de discussion pour les historiens de la montagne.

Quelle référence choisir, en effet, comme point de départ d’une histoire de l’alpinisme ? La question est délicate, selon que l’on soit sensible au récit passionné du poète Pétrarque au Mont Ventoux, à l’exploit du capitaine Antoine Deville au Mont Aiguille, sommet spectaculaire mais à l’altitude bien modeste, ou encore à l’enthousiasme de Balmat et Paccard, explorateurs des pentes enneigées du Mont-Blanc, monarque des Alpes. Selon que l’on choisisse un écrivain, un technicien militaire ou des aventuriers explorateurs, l’histoire de la conquête des Alpes commence au milieu du XIVe siècle ou à la fin du XVIIIe siècle.

Une autre ascension, moins connue, celle de la Rochemelon, important sommet des Alpes Grées, fait aussi référence pour les historiens de l’alpinisme, car elle est à la fois très ancienne (1358) et concerne un sommet d’une altitude non négligeable (3537 m). Dans son célèbre ouvrage Les Alpes dans la nature et dans l’histoire1, l’Américain W.A.B. Coolidge (la référence absolue diraient certains) évoque la Rochemelon comme la première ascension alpine.

Si cette aventure prend une telle place dans l’histoire, c’est peut-être aussi pour une raison bien simple : celle de la motivation de l’ascension. Car ici point d’écrivain, de militaire ou d’explorateur, mais un mystique. En effet, curieux personnage que ce premier ascensionniste, Bonifacio Rotario d’Asti, qui éleva un triptyque dédié à la Vierge Marie jusqu’au sommet. Voici ce que dit l’historien Charles Gos2 à son propos.

« Triste sire, dit la légende, qui, pour se faire pardonner ses péchés, hissa sur ses robustes épaules à la Rochemelon, dénommée alors Mons Romuleus, un lourd triptyque de bronze. Ou ancien croisé, va disant aussi la légende, prisonnier des musulmans, et qui jura, s’il revoyait jamais sa patrie, de consacrer à la Vierge, sur la plus haute cime des Alpes, un mirifique ex-voto. Cette tradition sans doute fait mieux, elle est plus élégante : mais la première, dans l’histoire, semble plus accréditée. Bref ! Impie ou croisé, il n’en demeure pas moins que c’est pour se mettre bien avec le Ciel que Rotario, pliant sous son faix, gravit à petits pas, le 1er septembre 1358, la Rochemelon. Une fois là-haut, il dresse son triptyque, le soutient avec des cailloux, s’agenouille, fait son peccavi et dit ses oraisons. Puis abandonnant la Vierge Marie à son sort mélancolique, il regagne la vallée de Suse. »

Voici une description qui laisse à penser que dès ses débuts l’alpiniste a regardé par-delà les cimes… Ils furent en effet assez nombreux au cours de l’histoire à avoir porté leur foi en haut des montagnes, à avoir mêlé hauteurs et divin. L’étude des croyances et de la foi en montagne est ainsi un sujet qui intéresse directement l’histoire alpine. Samivel, dans son livre fondateur Hommes, Cimes et Dieux3, a magnifiquement décrit le lien étroit qui unit les hauteurs et la mythologie, fondatrice des civilisations anciennes.

Marc-Théodore Bourrit, un des premiers promoteurs de l’alpinisme, fut chantre à la cathédrale de Genève. Le grand géologue suisse Horace-Bénédict de Saussure, inspirateur de la course au Mont-Blanc, voit dans les montagnes la secrète présence d’un Être supérieur. Le critique d’art et écrivain anglais John Ruskin fut un alpiniste modeste (et même « anti-alpiniste » à ses heures, bien que membre du prestigieux Alpine Club). Il voyait les cimes comme des cathédrales et la montagne comme « la bible du paysage ». Elles avaient pour lui valeur morale.

Émile Javelle

Le peintre d’altitude Gabriel Loppé (plus de quarante ascensions du Mont-Blanc) était d’obédience protestante : son père fut pasteur. Franz Schrader fut le grand géographe des Pyrénées. Alpiniste savant, il fréquenta aussi les Alpes. Pour lui, la dimension et la forme des monts le remplissaient d’une volupté religieuse et solennelle. Elle peut bien être indiquée, mais non exprimée par des paroles.

Rien que pour l’époque contemporaine, on peut citer quelques exemples marquants. Émile Javelle, l’écrivain alpiniste vainqueur du Tour Noir (1876) dans le massif du Mont-Blanc. Jean-Paul Freyss4 écrit de lui : « Il y eut entre Javelle et Dieu un pacte secret, une amitié confiante, une connaissance directe qui révèle un sentiment mystique. »

Le Berlinois Paul Güssfeldt, fervent explorateur, notamment du massif du Mont-Blanc, où il réalisa la première ascension de l’arête de Peuterey en 1893, exprimait sa gratitude de ce qu’il pouvait, dans la plénitude de sa force, adorer Dieu du haut des sommets qu’il avait conquis. Le poète alpiniste Ettore Zapparoli eut une relation tenant d’un romantisme mystique avec la paroi est du Mont Rose, paroi où il disparut mystérieusement.

Le géologue alpiniste Pierre Termier, celui qui a donné son nom à une belle tour élancée près du col du Galibier, fut tertiaire franciscain à partir de 1901. « Tout le but de la vie, dit-il, c’est la contemplation, l’absorption de Dieu. Et où peut-on mieux contempler qu’ici dans cette nature grandiose, où il n’y a ni chemins, ni funiculaires, ni Anglais ? »5

Léon Zwingelstein, « le chemineau de la montagne » du titre d’un livre célèbre6, est un mystique des grands raids hivernaux. Il est l’auteur en 1933 de la première traversée des Alpes à ski (et en solitaire). Il est décrit comme un fou de Dieu, un prêtre à la montagne. Selon lui, le véritable alpinisme est intérieur ! « À mesure que l’on s’élève, l’âme s’élève aussi, se détachant de tout ce qui est bas, pour s’élancer vers l’infini, vers cet idéal, c’est-à-dire vers ce but qui échappe à notre compréhension, vers Dieu. »

Léon Zwingelstein

L’académicien Henry Bordeaux, alpiniste à ses heures, évoque en 1940 son amour pour la montagne7 : « Guido Rey voyait dans la montagne sa poésie. Pour moi, elle est ma prière. Elle m’a révélé dans la nature la présence de Dieu et m’a rapproché de Lui, toute ascension contenant un symbole… ».

Paul Guiton, écrivain bien connu pour ses volumes de découverte de pays de montagne par le texte et l’image (Savoie, Dauphiné, Suisse, Pyrénées) parus dans la célèbre collection Les Beaux Pays chez Arthaud, était aussi alpiniste. Cette expérience alpine lui vaudra de publier aussi un recueil de textes (Idylles alpines, Arthaud, 1946) et un essai sur le paysage montagnard (Le livre de la montagne, Arthaud, 1943). Guiton était également un fervent catholique. Il exprimait volontiers sa foi dans ses écrits : « J’étais curieux de cette montagne où il restait encore certains coins ignorés. Je voulais savoir. Et savoir pour moi seul, pour être le premier homme à connaître cette partie de la Création et me sentir ainsi davantage obligé envers Dieu qui l’a faite pour moi. Savoir pour moi seul, pour étudier dans le recueillement l’œuvre de Dieu, et ne jamais rien en dire. C’est dans cet esprit que celui qui aime l’Alpe et qui aime Dieu part en montagne. »8

Robert Tézenas du Montcel, ancien président du prestigieux Groupe de Haute Montagne (GHM), décrit dans son livre référent Ce Monde qui n’est pas le nôtre la montagne reposant sur les nuages, comme un sujet d’assomption. Et d’ajouter : « Tant de pureté balayait d’un coup les doutes, les médiocrités, les abandons. Il y avait encore des terres à conquérir, des déserts à traverser, des océans à franchir, des solitudes où retrouver la proche présence de Dieu. Ah, ce n’était plus assez d’une vie ! »

André Migot, l’homme de l’éperon nord du Chardonnet, devint orientaliste après une belle carrière d’alpiniste. Il se convertit au bouddhisme. Le bouddhisme a aussi inspiré Eugène Guido Lammer, l’auteur de Fontaine de Jouvence, livre dans lequel il évoque aussi un certain mysticisme : « Je crois seulement à une révélation intérieure. »9

Victor Chaud

Parmi les guides de haute montagne au milieu du XXe siècle, on ne peut manquer d’évoquer Victor Chaud, la légende de la Vallouise, qui était un fervent catholique. Il a été dit de lui : « Avant que se dessine sur un fond de pics et de glaciers son inoubliable figure de guide, ce qui frappait d’abord en lui, c’était la puissance de son enracinement dans le terroir et la religion de ses pères. »10 Sans doute moins pratiquant, mais semble-t-il tout aussi croyant, le mythique Louis Lachenal. Le fameux vainqueur de l’Annapurna avait l’habitude de s’en remettre à Dieu : « Quand on est dans un mauvais pas, on est bien content qu’Il soit là ! » Le guide de l’Oisans Pierre Paquet, dit La Vierge, est aussi une attachante personnalité. C’est lui qui installa une vierge au sommet de la Meije en 1957. Sa foi, dit-on, fut un des supports de sa vie.

Pierre Paquet

Le grand Armando Aste, auteur de tant d’exploits dans les Dolomites, ne partait jamais en montagne sans sa Bible. Pour lui, au bout de l’ascension, seule importait la rencontre avec Dieu. Il définissait ainsi sa pratique : « Dans un hypothétique classement de valeurs, l’alpinisme vient après l’amour, le véritable amour qui signifie bienveillance et partage. Il vient après la famille, après le travail, les amitiés, après le partage. L’alpinisme ne peut être une fin. (…) Car le Père éternel, le moment venu, ne me demandera pas combien d’ascensions j’ai effectuées, mais ce que j’ai fait pour les autres ».11

Herman Geiger

Le Valaisan Herman Geiger, pionnier de l’aviation de montagne, était sur-nommé « le pilote des glaciers ». Il exprima sa charité dans des centaines de sauvetages. Montagnard dans l’âme (il pratiquait la randonnée et l’alpinisme), il répétait souvent une citation de sa grand-mère : « Travailler, c’est aussi prier ». La Bible était son livre de chevet.

Ivan Ghirardini

Dans les années 1970, Ivan Ghirardini, le premier alpiniste à avoir réussi la fameuse « trilogie » des grandes faces nord des Alpes (Cervin, Jorasses et Eiger) dans le même hiver, était allé prier Zeus sur le Mont Olympe pour demander sa protection. Il évoque Dieu comme le septième degré : « On a tort de placer le 7e degré après le 6e degré. Pour moi, le 6 reste la limite des possibilités… Le 7, c’est d’abord quelque chose d’intérieur. Ce n’est pas un « passage » que l’on doit coter 7, mais l’homme lui-même… Ce chiffre 7 a une place capitale dans l’ésotérisme, il est la représentation graphique de l’homme qui s’est réalisé, du maître. Bien sûr on peut atteindre le 7 par la pratique de l’alpinisme, mais pas uniquement. Tu vois, Bouddha ou le Christ étaient 7. Ce qui m’intéresse dans le 7, c’est la notion d’idéal, d’ultime. »12

Plus récemment, l’alpiniste italien Lorenzo Massarotto, réputé pour ses extraordinaires ascensions solitaires, évoquait sa relation mystique avec l’existence. Un autre Italien, l’écrivain Erri de Luca (prix Fémina 2002), qui est également un alpiniste de haut niveau (il fut le premier quinquagénaire à gravir du 8b), a traduit la Bible de l’hébreu.

Et puis il y a les Chamoniards. Thierry Renault, grimpeur éclectique, fort dans les rochers autant que dans les courses hivernales, habitué aux exploits en falaise comme dans les grands enchaînements des voies alpines. Ou encore Patrick Gabarrou, l’homme aux 400 premières, dont pas moins que 20 nouvelles voies rien que sur le Mont-Blanc (dont la fameuse Divine providence au Pilier d’Angle). Tous deux guides, ils portent toujours, l’un et l’autre, haut leur foi.

On peut même évoquer quelques « himalayistes », à commencer par le célèbre George Mallory, fils de pasteur (et qui, lui-même, voulut entrer dans les ordres), mystérieusement disparu à l’Everest en 1924.

Parmi les célèbres femmes alpinistes, Chantal Mauduit, décédée au Dhaulagiri en 1998, a marqué le monde de la montagne par sa personnalité lumineuse. Elle avait reconnu avoir gravi le K2 poussée par un état de grâce mystique. L’Autrichienne Gerlinde Kaltenbrunner, la première femme à avoir gravi les quatorze 8 000 de la planète, a découvert la montagne grâce à un ecclésiastique. Elle en a gardé une ardente foi en Dieu. En bonne himalayenne, elle est adepte des incantations mantras.

*

Porter sa foi en montagne est une chose, vivre sa foi en montagne en est une autre. C’est le cas d’un certain nombre de « curés alpinistes », tournés vers le ciel et les cimes. S’ils ne sont plus majoritaires aujourd’hui, ces curés étaient jadis bien nombreux.

Certes, le sujet est vaste et mériterait une étude approfondie. Nous nous contenterons, dans ces pages, de tracer les lignes maîtresses de cet « alpinisme ecclésiastique ». Tout en évoquant plus particulièrement une vallée du nord de l’Italie, la Valpelline. Comme un symbole, cette longue vallée valdôtaine, perchée à l’ombre du Grand Combin et de la Dent d’Hérens, a en effet joué un rôle exemplaire dans l’aventure qui nous occupe. Sauvage et préservée, elle a en effet vu passer bon nombre de « curés alpinistes ». Certains y ont exercé leur ministère, d’autres y sont venus des vallées voisines, certains y ont ouvert des voies, d’autres y ont amené des collègues, certains l’ont topographiée, cartographiée, étudiée, d’autres se sont contentés de la parcourir, de jouer un rôle d’accueil, mais tous ont baigné dans cette mouvance alpinisticoreligieuse. Ils ont tous contribué à faire de la Valpelline une vallée emblématique de l’histoire des « prêtres alpinistes ».

1 Librairie Payot, 1913.

2 Charles Gos, Alpinisme anecdotique, Victor Attinger, 1934.

3 Arthaud, 1973.

4 Jean-Paul Freyss, Javelle, prêtre de la montagne, La Montagne, avril-mai 1933.

5 Gilles Modica, Destins d’alpinistes, Glénat, 2018.

6 Jacques Dieterlen, Le chemineau de la montagne, Flamarion, 1938.

7 Henry Bordeaux, Aventures en montagne, Victor Attinger, 1946.

8 Paul Guiton, Idylles Alpines, Arthaud, 1946.

9 Librairie Dardel, 1931.

10 RPM Borret, Victor Chaud, guide du Pelvoux, Robaudy, 1952.

11 Cité par Yann Borgnet dans Armando Aste : les lignes libéristes en héritage, Vertical n° 83, octobre 2021.

12 Bernard Lagarrigue, Ivan Ghiradini, Alpi-Rando n° 7, mai 1979.

1Des prêtres alpinistes

« Je vous propose une entrevue sur la montagne… C’est l’œuvre de Dieu, elle est digne de l’homme »

Amé Gorret, curé alpiniste valdôtain

Hospices, monastères, chapelles et oratoires, statues de saints, statues de vierges, croix de bois, croix de pierre ou de fer… Les témoignages religieux ne sont pas rares dans nos Alpes. Ils s’élèvent même parfois à certains toponymes : col du Curé, col du Moine, Doigt de Dieu, Apôtres, Grand Capucin, Père éternel, Évêque, Mitre, Moine, Cardinal, Nonne, Mönch…

Rien d’étonnant donc à constater que curés et pasteurs ont joué un rôle important dans l’histoire de nos montagnes et dans celle de l’alpinisme. L’origine de cette histoire est à rechercher dans les monastères et hospices d’altitude, où l’on trouva les premiers prêtres montagnards. Ils furent pour beaucoup d’entre eux, comme à l’hospice du col du Grand-Saint-Bernard, parmi les premiers secouristes et les premiers guides venant en aide aux voyageurs de passage. Certains furent aussi des « prêtres savants » qui, outre la théologie, étudiaient les sciences naturelles, la botanique, la climatologie, la géologie ou encore la toponymie. Ils feront partie des précurseurs de ce que l’on nommera l’alpinisme scientifique. Cette aventure des prêtres savants va prendre forme essentiellement à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle, lorsque certains d’entre eux commenceront à gravir de très hauts sommets.

Le pasteur zurichois Josias Simler (1530-1576) fut l’un des précurseurs. Historien et géographe, il est l’auteur de nombreuses publications (on lui doit même l’appellation générique « Alpes » venant du mot alpinum, désignant le blanc des neiges éternelles). On lui doit aussi un traité d’histoire politique (La république des Suisses, 1577) dans lequel il incarne le premier une vision protestante de la montagne. Ses excursions périodiques dans les hautes vallées lui permettent de parfaire ses observations. Ce travail de terrain l’amène à visiter et à décrire de très nombreux recoins des Alpes suisses, ce qui lui a valu d’être parfois considéré comme un fondateur de l’alpinisme.

Placidus a Spescha

Au rang des précurseurs, on peut également citer Placidus a Spescha (1752-1833), originaire des Grisons. Très éclectique, il s’intéresse à bon nombre de disciplines : l’histoire, la géographie, la dialectologie… Il réalise de nombreux voyages de découvertes dans les Grisons ainsi qu’au Tyrol. Entre 1782 et 1806, il gravit de nombreux 3 000 autour du Saint-Gothard et dans le massif du Tödi.

Cependant, l’histoire de nos « prêtres alpinistes » va véritablement commencer par l’ascension du Mont Vélan en 1779. C’est à un ecclésiastique et botaniste suisse, Laurent-Joseph Murith (1742-1818), que l’on doit cette prestigieuse ascension. Parti de son hospice du Grand-Saint-Bernard, il supplée les chasseurs Moret et Genoud en taillant lui-même les marches dans la pente glaciaire. Il sera cependant l’homme d’un seul sommet et s’adonnera ensuite à la moyenne montagne. Nommé prieur à l’hospice du Grand-Saint-Bernard, Murith devient ensuite curé du village de Liddes, sur la route du col. Il est l’auteur d’un ouvrage pionnier, Le guide du botaniste qui voyage dans le Valais.13

Valentin Stanig, ou Stanic, (1774-1847) est un ecclésiastique autrichien originaire de l’actuelle Slovénie. Il est aussi l’un des pionniers de l’alpinisme. Ainsi, en 1800, au lendemain de la première ascension du Grossglöckner, il monte au sommet avec deux compagnons afin d’y élever une énorme croix de bois. Stanig compte à son actif l’ascension des principaux sommets des Alpes orientales italiennes, et même une première, celle de la Mittelspitze au Watzmann, dans les Alpes de Berchtesgaden.

Bien d’autres pionniers de cet alpinisme ecclésiastique se distinguèrent au long du XIXe siècle. Ainsi l’Autrichien Peter Carl Thurwieser (1789-1865). Ce professeur de théologie fut un pionnier notable des Alpes orientales et du Nord. Il se distingua dès 1820 sur les grands sommets d’Autriche (notamment la troisième ascension de l’Ortles), réalisant aussi plusieurs premières, comme la pointe sud du Watzmann (1832) ou celle du Dachstein (1834). L’Italien Giovanni Gnifetti (1801-1867), curé du petit village d’Alagna au fin fond du Val Sesia, gravit le Mont Rose en 1842, une expédition à laquelle participa aussi le théologien Giuseppe Farinetti (1824-1899).

Giovanni Gnifetti

Le curé de Simplon-village, Michael Amherdt, (1809-1896) fit une performance marquante en 1854 en gravissant le magnifique Fletschhorn, en compagnie de Johan Zumkemi et Friedrich Klausen.

Également en Valais, le père Johann Josef Imseng (1806-1869) fit beaucoup pour le développement de sa vallée de Saas. En alpinisme, il est connu essentiellement pour la conquête du Lagginhorn (4 010 m) en 1856, qu’il effectue avec trois Anglais et des guides de Saas.

L’abbé Bayle (1840-1880), curé d’Oz-en-Oisans, est connu pour l’ascension qu’il fit du sommet du massif des Grandes Rousses en 1874. Il est le précurseur des curés alpinistes dans sa région. Il a été dit de lui que « l’armée des prêtres escaladeurs dauphinois le tient pour son général »14 ! L’abbé Caux (1807-1846) de Chamonix fera, lui, l’ascension du Mont-Blanc en 1843. Bien d’autres marcheront dans ses pas. Les Henry, Lombard, Orsat, Veyrat, Renaud sont tous des prêtres chamoniards qui réaliseront l’ascension du monarque des Alpes au XIXe siècle.

On notera que le plus haut sommet des Alpes se devait d’être gravi par les hauts dignitaires du clergé. Il le fut par Achille Ratti, futur pape Pie XI, en 1890, et par le cardinal Dopfner, évêque de Berlin, en 1959.

Le père capucin allemand Stephan Steinberger (1834-1905) est quant à lui un étonnant précurseur de l’alpinisme solitaire. En 1854, alors jeune étudiant en théologie, il gravit le Grossglöckner dans la journée depuis Heiligenblut. Il est aussi connu pour ses ascensions solitaires du Grand Zebru (une première) et du Mont Rose. Le curé de Cogne, Baltazar Chamonin (1804-1895), un des pionniers de l’alpinisme italien, fit en 1842 la première ascension de la Tersiva en solitaire. Il réussira aussi en 1861, depuis Cogne, l’ascension de la Grivola, sommet emblématique de presque 4 000 mètres du massif du Grand Paradis.

La liste des curés alpinistes au XIXe siècle est déjà longue. On pourrait encore y ajouter d’autres précurseurs, certes moins importants, comme J.M. Clément (1736-1810), le curé du Val d’Illiez, qui conquit les belles mais modestes cimes des Dents du Midi dès 1784, ainsi que l’ensemble des ecclésiastiques qui prirent part à la conquête du Grossglöckner en 1800. Ou encore, à la même époque, les nombreux prêtres qui recherchaient la voie d’ascension de la Marmolada, la reine des Dolomites, ou du Titlis, depuis Engelberg. L’abbé Berenfaller (1789-1875), chanoine du Grand-Saint-Bernard et curé de Gressoney, fera pour sa part la seconde ascension de la Pyramide Vincent (4209 m) le 10 août 1819.

Nombre d’ecclésiastiques, certes moins sportifs, ont cependant joué un rôle important dans la fondation des clubs alpins. On pense notamment aux nombreux fondateurs des premières sections du Club Alpin Italien : Antonio Stoppani (1824-1891), président de la section de Milan, Antonio Carestia (1824-1908) de la section de la Valsesia, et des Valdôtains, le chanoine Georges Carrel (1800-1870) ou Pierre Chanoux (1828-1909), le prêtre ermite du Petit-Saint-Bernard.

Dans la première moitié du XXe siècle, le mouvement des « prêtres alpinistes » va prendre de l’ampleur, essentiellement grâce au développement du tourisme et de l’alpinisme en particulier. Rappelons que l’alpinisme de masse s’est amorcé à partir de la moitié du XIXe siècle grâce aux Anglo-Saxons, qui seront les premiers à structurer véritablement cette activité (clubs, revues, cartes, matériel). Il est à noter que la plupart des alpinistes anglais de cette époque sont des pasteurs. À ses débuts, l’Alpine Club compte dans ses membres 12 % d’ecclésiastiques.

Ce sera aussi l’époque des caravanes scolaires soutenues par les clubs alpins et dans lesquelles de nombreux curés et pasteurs joueront un rôle important. C’est une époque où le « grand air » inspire ! C’est la génération des « prêtres marcheurs » selon l’expression d’Elie Pession.15 Ceux que l’on nommait aussi les « aumôniers des cantonniers », les « domiciliés en route » avaient élevé la marche au rang de culte, eux qui devaient se déplacer de paroisse en paroisse, en passant bien souvent des cols d’altitude16. C’est donc assez naturellement, à une époque où le culte de la nature et du grand air est prodigué, que le mouvement des curés alpinistes va devenir plus important. Il s’estompera progressivement avec le déclin des « prêtres ruraux » à partir des années trente. Si l’on veut véritablement cerner l’âge d’or de cette saga des prêtres alpinistes, il convient de se pencher sur l’histoire d’une vallée valdôtaine en particulier : la Valpelline. Une vallée exemplaire à cette époque, nous y reviendrons.

Quelques personnalités marquantes des Alpes occidentales annoncent déjà à cette époque un alpinisme plus sportif. C’est le cas des abbés Blanc et Davin, qui ouvrent plusieurs voies intéressantes dans le Briançonnais, dont le couloir-cheminée de la face sud de l’Aiguillette du Lauzet. Une belle classique sacralisée par sa sélection dans le Rebuffat sur les Écrins. On peut aussi mentionner Don Agnese, curé de Chiapera dans les Alpes Cottiennes, qui accompagne à l’automne 1930 le jeune Gedda lors de la conquête de la paroi dominant la Forcella del Castello, dans le massif du Castello Provenzale. Ce passage franchi à l’origine sans piton en comporte de nos jours plusieurs et est toujours côté 4+/5-

Louis Pellicier

Des Savoyards comme Louis Pellicier, curé de Tignes, Auguste Boch, curé de Gurraz, ou Joseph Gontheret, curé de Val d’Isère, tous membres du Club Alpin, se révèlent excellents alpinistes et ouvreurs de voies, tout en étant des acteurs dynamiques de l’essor touristique de la Tarentaise. Ils seront suivis en Beaufortain par l’abbé Joseph Bérard qui entreprit, en 1953, de dresser une croix au sommet de la symbolique Pierra Menta. Il y a ouvert une belle voie classique, la Bérard-Rigotti. Ce passionné de montagne s’est tué au Peigne le 25 juillet 1956 dans un rappel.

Parlons aussi des protestants, au rang desquels les Vaudois. Mentionnons des pasteurs guides comme Daniel Cochand ou le bien connu Louis Spiro, qui fut célèbre pour être un grand promoteur des « groupes de jeunesse ». En 1920, il fonde la Juralpe, une association qui va initier bon nombre de jeunes à la montagne. Louis Spiro écrira plusieurs livres, dont un consacré aux guides de montagne.

Le Vaudois Pierre Vittoz était également pasteur et alpiniste, comme son père. Il se forgera un solide palmarès alpin, riche de plusieurs premières dans les Alpes Vaudoises. Devenu pasteur, il se rend comme missionnaire en Inde, à Leh, la capitale du Ladakh, où il gravit en solitaire plusieurs sommets des alentours, dont certains entre 5000 et 6000 m. En 1953, avec la célèbre alpiniste française Claude Kogan, il fait partie de l’expédition de Bernard Pierre qui gravira le Nun Kun (7138 m) dans le Cachemire.