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Quelle drôle de petite fille ! Elle porte une écharpe pleine de trous tricotée par des mains malhabiles, celles de sa mère et de son histoire. Cette petite fille à qui sa mère n’a jamais voulu répondre à l’interrogation : qui est mon père. Cette absence de réponse la poursuivra toute sa vie. Hantée par ce manque qu’elle reconstruit dans sa quête d’il en il, elle va sans cesse se heurter au mythe de l’homme inatteignable. Après chaque rupture, le bateau échoué s’est relevé jusqu’à ce jour où il a sombré. Alors quand survient le dernier abandon, celui de trop, Dominique trouve le courage de coucher ces lignes si intimes et de les offrir à ses deux filles : « ai-je le droit de vous l’imposer ? De vous dévoiler, sans retenue ni pudeur, cette femme que vous ne connaissez pas ? Je ne le sais pas. En vous prévenant du contenu de ces écrits, vous pouvez faire le choix de ne pas poursuivre votre lecture. »
À PROPOS DE L'AUTEURE
Depuis l’enfance,
B. Salina entretient avec la littérature un lien de filiation qui lui a permis de se construire. Grâce à sa passion pour la lecture, elle a réussi à se désolidariser de l’inculture de son milieu familial. Plus tard, pendant son adolescence, la découverte de Freud dans l'interprétation des rêves devient la pierre angulaire de son désir de devenir psychanalyste. Adulte, ses études en psychopathologie clinique lui ouvrent un univers livresque passionnant.
D’il en il s’adresse à ses filles, comme le dernier acte d’amour qu’elle pouvait leur offrir.
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Seitenzahl: 177
Veröffentlichungsjahr: 2022
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B. Salina
D’il en il
Roman
© Lys Bleu Éditions – B. Salina
ISBN : 979-10-377-6895-7
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122- 5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122- 4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335- 2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
À mes deux Amours Nathalie et Julia
En premier lieu, je retiendrais pour ma part le courage de l’auteure pour coucher ces lignes si intimes et de les offrir à ses deux filles. En second lieu, j’ai été happé tout au long de la découverte de cet écrit par la richesse d’une curiosité insatiable dans le continuum des expériences de la vie du sujet. Ce qui pourrait s’apparenter à du chaos relève finalement d’une vie risquée, mais vivre n’est-il pas déjà une prise de risque en soi ?
P. Castello, psychanalyste
Pourrai-je un jour m’ordonner ? – mort donnée – Est-ce la mort qui donnera de l’ordre dans tout ce désordre de ces femmes que je fus, si différentes et si semblables à la fois. Je voudrais tenter de le faire, mettre de l’ordre dans tous ces écrits égrenés au fil du temps et que je relis-relie pour tenter de comprendre l’impensable. Cette rupture est celle de trop. Elle ne représente que la partie émergée de mon iceberg. Je savais mon couple en danger. Je raisonnais, mais je ne voulais ni voir ni entendre, ce qui résonnait en moi. Lorsqu’un morceau du glacier se détache, l’ensemble de sa structure se modifie. Pour chaque mouvement de glace qui m’a ébranlé, j’ai écrit pour panser la plaie laissée par le détachement de l’autre. Alors, Nathalie, Julia, mes filles, je vais vous raconter une histoire comme je le faisais, chaque soir, quand vous étiez petites. L’histoire de mon iceberg ainsi nommé aujourd’hui comme il a pu prendre la désignation de trou, de vide, de cratère selon tous ces bouts d’écriture éparpillés sur la table devant moi. Votre maman, vous la connaissez avec ses qualités et ses défauts, ses forces et ses faiblesses. Heureusement, nous avons pu parler ou écrire nos différends. Nos liens mère-filles sont indéfectibles. La femme que je suis, vous l’avez parfois entraperçue. Ce récit s’adresse au cœur des femmes que vous êtes devenues. Ai-je le droit de vous l’imposer ? De vous dévoiler, sans retenue ni pudeur, cette femme que vous ne connaissez pas ? Je ne le sais pas. En vous prévenant du contenu de ces écrits, vous pouvez faire le choix de ne pas poursuivre votre lecture.
Le premier homme de ma vie, c’est mon « père », ce parfait inconnu. Ma mère ? J’ai deux mères dans ma tête. La femme de mon enfance m’a laissé peu de souvenirs. Je suis une petite fille qui porte une écharpe pleine de trous, tricotée par des mains malhabiles. Je rentre de ma première journée à l’école primaire. Elle ne me pose pas de question. Gérante d’un bar-restaurant, le Select, dans une petite ville de garnison, elle est sur tous les fronts. Elle s’apprête, se coiffe, se parfume, se maquille. Je ne dois pas la déranger, elle est pressée. Demain matin, je ne la verrai pas, elle sera déjà partie aux halles pour son marché.
Ma mère, je l’ai rencontrée bien plus tard, j’avais dix-sept ans...
1941, neuf ans avant ma naissance, ma mère, célibataire, met au monde ma sœur aînée, Suzanne. Souvent, pendant son enfance, Suzanne entendra murmurer sur son passage : « c’est la fille du boche ». Depuis sa naissance, elle vit et grandit chez sa nourrice. Ma mère lui rend visite, quand elle le peut. Suzanne a six ans lorsque ma mère rencontre Roger, militaire de carrière. Elle est enceinte et ils se marient. Roger reconnaît ma sœur aînée qui revient vivre dans leur foyer. Six mois plus tard, l’enfant attendu est un garçon, mon frère Jacques qui deviendra l’enfant roi. Ma mère lui passe tous ses caprices. Il peut réclamer de la semoule pendant trois jours d’affilé et nous en mangeons à tous les repas. Aujourd’hui encore je déteste la semoule... Cinq ans après la naissance de Jacques, je vois le jour le 31 décembre 1952 à vingt heures vingt, dans une clinique rue de la Libération. Roger est parti depuis de longs mois en Indochine, revenait-il parfois en permission ? Je ne le sais pas. Aussi loin que mes souvenirs m’entraînent aucune image d’un père s’occupant de moi, rien, le néant.
J’ai quatre ans, ma mère accouche de ma petite sœur, Marie-Christine, pendant que son mari se trouve en mission en Algérie. Je me revois nous promener au parc. Suzanne pousse le landau jaune. La ville est petite, tout le monde se connaît. Des gens se penchent sur ce bébé et s’extasient sur sa jolie frimousse, sa blondeur, ses yeux bleus. Jalouse de Marie-Christine, comme je le suis de mon frère qui n’a d’yeux que pour elle. Depuis la naissance de ce bébé, Suzanne, ma mère de « substitution », me délaisse, pire encore, elle me prend en grippe. Rien de ce que je peux dire ou faire ne détourne son attention de ce bébé et plus tard de cette petite fille. J’ai six ans : mes bottes sont trop petites et difficiles à enfiler. À force de tirer dessus mes doigts saignent. Je me plains, je pleure, Suzanne s’énerve, prend le martinet et me frappe. Quelle que soit la punition prévisible, je fonce, je m’obstine, je ne lâche pas. Je souffre de toutes ces injustices, l’indifférence de ma mère qui signe mon carnet de notes tout en faisant cuire le bifteck, le rejet de ma grande sœur, les moqueries de mon frère, l’absence d’un père. L’orgueil est tout ce qui me reste et me vaut la réputation d’être la mauvaise.
Sept mois après la naissance de Marie-Christine, Roger se rend à la mairie et signe un désaveu de paternité. Le mois suivant, ils divorcent. Des faits inscrits dans le livret de famille, mais jamais évoqués par ma mère. Le père biologique de ma sœur était l’amant de ma mère : Joseph, les mêmes yeux bleus que ceux de sa fille. Polonais d’origine, il travaille comme économe dans une base américaine dans cette petite ville de garnison. Il venait souvent prendre un verre avec ses copains au Select où leur idylle a commencé. Quatre ans plus tard, il sera muté en Allemagne. Tous les deux mois, il revient à la maison pour un congé de quinze jours. Je l’appelle par son prénom. Je vois une femme heureuse quand il est avec nous. J’attends toujours sa venue avec impatience. En sa présence, j’ai enfin le sentiment d’appartenir à une vraie famille. Puis il disparaît. Après la communion solennelle de sa fille, il n’est jamais revenu. Aucun autre homme ne l’a remplacé. J’ai dix-sept ans, et je rencontre ma mère.
Mais revenons un peu en arrière, dans l’enfance. Mon frère a étalé son train électrique avec tous ses rails, ses gares, ses panneaux de signalisation. Quand il joue, il m’interdit l’entrée de la chambre que nous partageons. Je profite de son absence et piétine allègrement son installation. L’ai-je fait réellement ou bien ce scénario représente-t-il le fruit d’un fantasme inassouvi de vengeance ? Dans ces moments de guerre fraternelle, il me laissait souvent entendre que… je n’étais pas tout à fait sa sœur, quelque chose dans ce goût-là. Petit à petit, il instille ce doute en moi. Ce que je pressentais petite fille n’est pas le fruit de mon imagination. J’ai huit ans. Je suis une enfant reconnue par un homme qui m’a donné son nom. Mais si je ne suis pas la fille de cet homme qui est mon père ? À l’école primaire, je m’invente un père qui voyage beaucoup pour expliquer son absence. Cette justification n’avait pas lieu d’être. La plupart de mes camarades de classe avaient un père militaire. Mais j’avais ce besoin incoercible de le faire exister aux yeux des autres pour cacher ma honte. Ce fut pire encore au collège. À la rentrée des classes, chaque professeur nous distribuait une fiche de présentation à renseigner : Nom : D. – Prénom : D – Âge : 11 ans – Profession de la mère : gérante d’un bar restaurant – Profession du père : /. Cette barre c’est mon mur de Berlin.
Qui est mon père ? Combien de fois ai-je posé cette question à ma mère ? Depuis l’âge de huit ans, des centaines de fois et toujours ce silence... Sauf une fois, sans doute excédée par mon obstination elle a lâché ce petit bout de phrase : « il aimait les livres ». Ces quatre mots se sont gravés dans mon cœur d’enfant. Je me suis approprié son goût de la lecture. Je dévorais les livres. J’aimais à penser que cette passion, je la lui devais. Pur fantasme, mais il m’a peut-être permis de tenir debout, je bâtissais un lien de filiation en donnant corps à ce père inconnu. J’ai toujours voulu étudier, apprendre. Je me désolidarisais de l’inculture de mon milieu familial. Lorsque ma mère rentrait du travail et me voyait le nez plongé dans un bouquin, elle ne le supportait pas :
Lire, c’était ne rien faire et comme je m’entêtais dans cette voie, ô combien salvatrice, mon entourage me le reprochait. Ils ont finalement pris le parti de s’en moquer et de me surnommer « La folle ».
Je me souviens de la dernière fois où je l’ai supplié de me révéler l’identité de mon père. J’avais trente et un ans. Ma mère était consciente que la maladie allait l’emporter. Allongée sur son lit d’hôpital, elle m’a serré la main, ses lèvres sont restées closes.
Sa réponse aurait peut-être pu modifier mon destin.
Luc
Juillet 1972, le bac en poche je dis adieu aux copines, à l’insouciance de ma jeunesse. Mon ventre a encore grossi. Je porte des tuniques longues faute de pouvoir fermer le bouton pression de mon pantalon à pattes d’éléphant. Je me revois, trois mois plus tôt, en ce début du mois de mai, me rendre pour la première fois chez un gynécologue. J’entends encore ses mots qui vont changer le cours de ma vie et anéantir mes futurs projets...
Je ne le laisse pas finir sa phrase, oui, oui bien sûr que je le garde. Régine, ma meilleure amie, interne comme moi au lycée, m’attend un peu plus loin attablée dans un bar :
Je ne peux rien ajouter. Régine éclate en sanglots,
Le dire à ma mère ? Il n’en est pas question. Depuis que je poursuis mes études secondaires, elle m’a mise sur un piédestal. J’allais pouvoir accéder à une carrière de médecin ou d’avocat. Je ne sais pas pourquoi ces deux métiers lui tenaient tant à cœur. M’a-t-elle seulement demandé vers quel avenir professionnel je me projetais ? Non. Sa fille n’était qu’une tête bien-pensante, l’intellectuelle de la famille. Quand elle m’apercevait, par hasard, en compagnie d’un garçon, aucune remarque. J’ai pourtant essayé à plusieurs reprises d’aborder ce sujet, elle a coupé court : « toi tu n’es pas un matelas à soldats ». C’est ainsi que les gens d’ici parlaient des filles qui entraient dans un bar en compagnie de militaires. Qui rencontrer d’autre dans une ville de garnison ? Mai 68, la libération sexuelle des femmes qui revendiquent le droit de disposer de leur corps. Et moi j’ai 16 ans, l’âge des premiers flirts. Le sujet est tabou, ma mère ne veut rien voir, rien savoir. L’idée que je peux avoir des désirs lui est insupportable. Je suis pour elle, une fille qui ne couche pas, une tête bien-pensante, sans corps, sans désir sexuel. Alors j’ai laissé traîner les choses. Je n’ai rien dit. J’ai passé mon concours pour entrer à l’école d’éducateur et je l’ai réussi. J’étais la plus jeune de ma promotion. Je savais que cette réussite ne m’apporterait que des regrets. Comme les autres filles de mon âge, j’avais voulu découvrir la sexualité après quelques flirts un peu poussés, c’est tout, que venait faire ce bébé au milieu ? Encore immature, je baignais dans la toute-puissance de la pensée magique : je ne pouvais pas tomber enceinte. Dans ma tête, pas de lien entre découvrir la sexualité et devenir mère. J’aurais pu me rendre dans une clinique en Hollande pour avorter. À l’époque, le droit à l’avortement n’est pas encore autorisé en France, la loi Simone Veil ne le permettra qu’en 1975. Je n’ai pas fait ce choix. Début juillet, je lui annonce que je suis enceinte !
« Quelqu’un m’a mise enceinte ! » Encore une fois, elle me réduit à n’être que l’objet du désir d’un homme, sans pouvoir exister en tant que sujet. Je n’étais pas responsable. Au regard de mon histoire mère-fille, peut-être ai-je eu besoin, inconsciemment, de passer par ce chemin pour lui dire : « Regarde-moi, arrête de penser que je suis différente des autres filles de mon âge, de te raconter des histoires, je suis faite de chair et de sang ».
Il fallait que le mariage se fasse vite, le 12 août tout était réglé. Drôle de mariage ou plutôt triste mariage... J’ai du mal à enfiler ma robe de mariée tant mon ventre s’est arrondi. Luc porte l’uniforme de cérémonie de son régiment. L’aumônier qui célèbre notre mariage a fermé les yeux sur mon athéisme. Régine, ma meilleure amie, est mon témoin. Luc a choisi son copain, Serge. Je ne peux pas dire que mes beaux-parents apprécient ce mariage. Je suis enceinte, ma mère est divorcée, pour ces croyants très pratiquants, et je le découvrirai plus tard dotés d’un esprit étroit, je ne suis pas la bienvenue dans leur famille. Luc a grandi dans une famille de sept enfants. Son père, d’un abord sévère, travaille dans l’usine Michelin. Sa mère, une femme effacée, parle peu, mais hoche toujours la tête pour confirmer les paroles de son mari. C’est un couple très uni, attentif à l’éducation de leurs enfants, mais peu démonstratif. Ils vivent dans une petite maison avec un étage, entourée d’un jardinet, identique à toutes celles de la cité Michelin, construites pour héberger les ouvriers. Ils bénéficiaient de toute l’infrastructure éducative, sociale et médicale de leur entreprise. Pour la plupart de ces enfants d’ouvriers, leur destin professionnel était déjà tracé : entrer et travailler à l’usine comme leur père, leur grand-père... Tout comme à ses frères aînés, son père ne lui a pas laissé le choix, ce sera l’usine ou l’armée. Luc choisit l’armée pour se soustraire à son environnement social et familial.
Ma mère a vu les choses en grand pour ce mariage : un déjeuner et un dîner dans un manoir. Autour de la grande table, des maîtres d’hôtel compassés nous servent des plats qui n’en finissent pas. À vingt-trois heures, tout le monde se sépare. Je suis fatiguée et triste. Rien à voir avec le mariage dont j’avais rêvé dans un futur lointain... Luc, très amoureux, voulait se marier et devenir père. Quand je l’ai rencontré, j’étais loin de me douter que quelques mois plus tard je sortirai d’une église à son bras, sous une haie d’honneur de sabres clairs brandis par ses copains en tenue de cérémonie.
Le jour de notre rencontre, Régine et moi sommes attablées devant un chocolat chaud au Select. Luc et son copain Christian entrent et choisissent de s’asseoir près de notre table. Mon regard s’attarde sur Christian, brun, le teint mat, j’adore son accent toulousain. Régine est plus attirée par le physique de Luc, mince et élancé, des cheveux châtain clair coupés très courts, un visage aux traits fins. Nous nous sommes revus plusieurs fois et je suis sortie avec Luc. Je n’étais pas vraiment amoureuse, juste très fière de sortir avec un beau garçon qui attirait les regards féminins. Il venait me chercher au lycée dans sa petite MG verte décapotable, ma vanité s’en trouvait comblée devant le regard envieux de mes copines ! Bientôt lasse de notre relation, j’ai souhaité y mettre un terme. Devant ses menaces de suicide que j’ai prises à la lettre, j’ai renoncé à le quitter, trop immature pour réaliser le chantage qu’il exerçait sur moi. Je voulais lui laisser du temps pour qu’il accepte notre rupture sans avoir recours à de telles menaces jusqu’à ce que j’apprenne ma grossesse. Je t’ai attendue, Nathalie dans la sérénité. Ton père a pris soin de moi et a cédé à tous mes caprices de femme enceinte. Le marchand de glace passait régulièrement dans notre quartier de barre HLM. Reconnaissable avec sa petite musique qu’il activait à chacun de ses arrêts. Luc courrait derrière l’estafette pour me rapporter le cornet de glace tant convoité. Jamais il ne m’autorisait à passer la serpillière.
Tu as neuf mois Nathalie, tu dors dans notre chambre. Je suis devant ma planche à repasser et je peine sur les poches pleines de replis de ce foutu treillis avec pour seule compagnie le fond sonore de la télévision, quand la sonnerie de l’interphone m’oblige à sortir de mes pensées :
Serge, le meilleur ami de Luc. Il n’est pas très beau, mais plein de charme, toujours prêt à rendre service. Un visage qui rayonne de bonté, de bonne humeur, mais ce jour-là, lorsque j’ouvre la porte, son regard est fuyant, il ne sourit pas et semble s’abriter derrière ma mère. Jamais en temps normal elle ne passe pas ainsi à l’improviste. Je leur partage ma joie de les voir, mais ma voix sonne faux. Je pressens quelque chose et je retarde le moment où elle va parler. D’un trait, elle m’annonce que Luc est hospitalisé. Je ne crie ni ne pleure je sais juste que je veux être près de lui. Dans la voiture qui nous transporte vers l’hôpital, personne ne parle, j’apprends seulement que les pompiers ont mis beaucoup de temps à désincarcérer le corps inanimé de Luc. Sa voiture s’est encastrée dans un arbre, le colonel du régiment a fait prévenir ma mère. Je m’accroche juste à cette certitude, il est vivant.
À l’hôpital, allongé sur une civière dans un couloir où se croisent visiteurs et soignants, je regarde cet homme, je refuse encore de penser qu’il s’agit de mon mari. Luc ne cesse de demander un oreiller pour retomber ensuite dans une sorte de torpeur, puis, à demi conscient, réclamer de nouveau ce foutu oreiller.
Enfin, une blouse blanche vient nous informer de son départ vers un service de neurologie au Val De Grace à Paris où il serait mieux soigné, mieux soigné ? Mais de quoi ?
Combien de fois ce ON m’a-t-il sifflé dans les oreilles, ce On démissionnaire du JE, d’esquive, de défense tout autant que de protection. L’interne tourne les talons et je reste plantée là sans réponse à mes questions si ce n’est ce lacunaire « état stationnaire ». Il nous semble qu’il ne va pas si mal puisqu’il est capable de réclamer un oreiller ! D’ailleurs, ma mère en a trouvé un. Mais avant qu’elle n’ait eu le temps de lui glisser sous la tête, la même blouse blanche interrompt son geste en lui demandant froidement de ne pas toucher au patient. Ce n’était déjà plus monsieur S. il est devenu un patient. Le trajet du retour est tout aussi silencieux comme si parler de ce qui nous tourmente allait donner corps au réel. Le lendemain, je pars en taxi pour le Val De Grace, contrainte de te laisser Nathalie, non sans culpabilité, aux soins de ma voisine. J’entre dans un parc et longe de vieilles arcades. Je pénètre dans un hall vétuste, sombre, à peine éclairé par la lumière du jour passant au travers des petites fenêtres aux vitres sales. Je frissonne. La jeune femme de l’accueil s’enquit aimablement de ce que je désire. Je n’ai qu’une envie : « me trouver loin d’ici ».