Dans les arcanes de Hokuto no Ken - Guillaume Lopez - E-Book

Dans les arcanes de Hokuto no Ken E-Book

Guillaume Lopez

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Beschreibung

Dans les années 1980, les mondes du manga et de l’animation sont bouleversés par le surgissement d’un univers impitoyable, celui de Kenshiro, le sauveur aux sept cicatrices. Hokuto no Ken, ou Ken le Survivant pour les francophones, apparaît alors comme une œuvre inédite, influencée à la fois par le genre post-apocalyptique et celui des arts martiaux. Oscillant entre le manga shônen, catégorie destinée aux plus jeunes, et le gekiga, genre plus mature et sombre, le parcours du justicier à l’art meurtrier constitue un tournant dans l’histoire de la pop culture nippone.
Dans cet ouvrage, les auteurs Paul Gaussem et Guillaume Lopez explorent chaque recoin de cette œuvre intemporelle, passant au crible ce qui en fait la substantifique moelle. La vie de ses créateurs Tetsuo Hara et Buronson, leurs influences et aspirations, mais aussi les thématiques et sous-textes de cette histoire y sont examinés, afin de rendre des honneurs mérités à une saga aujourd’hui quadragénaire.

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Couverture

Page de titre

Avant-propos

« Dans les dessins animés et les séries japonaises, tout le monde se tape dessus. Les bons, les méchants, et même ceux qui ne sont rien, les figurants de la mort. Le raffinement et la diversité des façons de tuer se sont accompagnés d’un appauvrissement des caractères, d’une uniformisation des héros, dont la seule personnalité se réduit à la quantité de cadavres alignés. »

Ségolène Royal, Le Ras-le-bol des bébés zappeurs, 1989.

Le 31 août 1988, les enfants français découvrent dans le Club Dorothée, sur TF1, les aventures de Ken le Survivant, une série d’animation faisant rapidement polémique. Un brun ténébreux, plongé dans un milieu chaotique, maîtrise visiblement des techniques martiales inédites. Il touche un cruel et monstrueux adversaire du bout de son doigt : « Tu ne le sais pas encore, mais tu es déjà mort », lui annonce-t-il avec panache. Quelques secondes plus tard, et après quelques fanfaronnades, la victime implose. Magie. Révélation. Mettant en image un monde post-apocalyptique sans pitié pour les faibles, la série choque par sa brutalité. Yoshio Takami, l’un des producteurs de Tœi Animation, en a d’ailleurs tout à fait conscience. Selon lui, Hokuto no Ken – son titre japonais –, bien qu’édulcorant fortement la violence montrée dans le manga de Tetsuo Hara et Buronson, est destiné à un public adolescent, plus âgé que celui du Club Dorothée.

Takao Matsumoto, homme d’affaires intermédiaire entre AB Productions (l’entreprise française ayant acheté les droits de diffusion de la série) et le géant nippon Tœi Animation, a bien voulu nous expliquer la situation lors de notre rencontre1. À cette époque, les polémiques sur les dessins animés japonais ne sont pas rares. Tandis qu’on se plaint des jupes trop courtes des personnages féminins en Italie, on s’offusque de la violence des images dans l’Hexagone. AB Productions, peu regardante sur ce qu’elle acquiert, appâtée par les prix plus que compétitifs des licences japonaises et les records d’audimat qu’occasionne leur diffusion, n’y accorde guère d’attention. L’alerte est pourtant lancée par le regretté Philippe Ogouz et son équipe d’acteurs chargés du doublage en français : la série se révèle trop brutale. De plus, certains personnages y sont vêtus d’uniformes rappelant ceux des nazis, souvenir très problématique dans la France des années 1980. Ils ne travailleront donc pas sur la série, annoncent-ils, à moins d’avoir carte blanche sur la version française. Ces événements mènent à la conception d’une des traductions les plus absurdes de l’histoire de l’animation, certes devenue culte aujourd’hui, mais enrageant bien des fans de la franchise. Les blagues, calembours et autres jeux de mots insérés dans les dialogues, pourtant au départ très premier degré, n’y changent pas grand-chose.

Des responsables politiques, à l’image de Ségolène Royal, montent au créneau, n’ayant pas de paroles assez dures pour dénoncer ce qu’ils considèrent comme une entreprise d’abêtissement et de perversion de nos chères petites têtes blondes. Peu au fait de la controverse et assez imperméables aux jugements des adultes, beaucoup de ces enfants font alors connaissance avec un héros et un univers qui marqueront à jamais leur imaginaire et leurs appétences cinématographiques. Ken le Survivant. Hokuto no Ken. Trois mots, quel que soit l’idiome… et tout un symbole.

Propulsée par l’engouement des plus jeunes et les polémiques venues du monde d’adultes récalcitrants à « l’invasion animatique nippone », une légende, une œuvre fleuve et culte est née. Ken, comme on l’appelle chez nous, ou Kenshiro, l’héritier du hokuto shinken – art martial assassin et pluriséculaire –, justicier au grand cœur évoluant dans un milieu chaotique issu des dérives et des folies humaines, s’invite pour de bon dans les chaumières et dans les cœurs. Convoquant des thèmes universels tels que l’amour, la famille, la vengeance, la transmission ou encore la soif de justice, Hokuto no Ken saura s’installer durablement parmi les références culturelles de nombreuses personnes, quel que soit leur pays d’origine.

Notre ouvrage traitera donc de cette licence mythique. Nous délaisserons les polémiques et autres originalités franchouillardes2 pour nous intéresser de près à ce qui fait le sel de cette création, et nous analyserons par là même les causes de son succès et de sa longévité. Nous nous pencherons bien évidemment sur ses auteurs, un dessinateur et un scénariste de légende, Tetsuo Hara et Buronson, dans l’espoir de mettre en valeur ce qui fait leur particularité au sein de l’univers du manga au Japon. Cette étude nous donnera aussi l’occasion de voyager à travers une quantité assez exceptionnelle d’œuvres et d’artistes, qu’ils soient issus de la bande dessinée, de l’animation ou du cinéma. Ce cheminement permettra même de revisiter des pans de l’histoire japonaise et plus internationale. Car, bien plus que de vous narrer l’histoire de Hokuto no Ken – mission que les mangas et leurs adaptations animées accomplissent bien mieux que nous –, nous allons décortiquer les contextes, les influences et les thématiques ayant présidé à la gestation de ce monument de la bande dessinée et de l’animation. Nous nous intéresserons ainsi aux hommes, auteurs, dessinateurs, réalisateurs, producteurs ou même suiveurs qui, de près ou de loin, ont concouru à l’édification de cette mythologie. Il est en outre possible que certains d’entre eux soient conviés à prendre la parole, de manière exclusive, au fil de ces pages. Aussi, nous tenterons de contribuer, sans prétention aucune, à la formation d’une histoire nippone des médias, par le biais de l’étude des institutions et entreprises ayant participé à la diffusion de cette œuvre fondamentale de la pop culture japonaise et, osons le dire, mondiale. Nous ne retracerons donc pas l’ensemble des situations vécues par les protagonistes de la franchise, de même que ces derniers ne seront pas tous abordés et analysés. Ce que nous nous proposons d’offrir ici au lecteur, c’est la découverte de ce qui, justement, se cache derrière le récit… ce qui, d’une manière ou d’une autre, a présidé à sa conception, faisant de cette œuvre ce qu’elle est.

Le sujet Hokuto no Ken étant déjà très touffu, les volets suivants de la franchise, comme Sôten no Ken ou Regenesis, ne seront abordés que de manière très succincte, au fil de nos réflexions et de nos découvertes. Les questionnements liés aux jeux vidéo – la licence ayant connu de nombreuses adaptations vidéoludiques – ou aux produits dérivés ne seront pas non plus appréhendés directement, même si certaines allusions pourront y être faites lorsqu’elles nous sembleront pertinentes. En revanche, nous tenterons avec le plus grand sérieux de décortiquer autant qu’il nous est possible les aspects historiques, artistiques, conceptuels et techniques du manga original et des adaptations animées auxquelles il a donné naissance. Soulignons-le, cet ouvrage n’a aucune prétention à l’exhaustivité. L’intégralité d’un sujet aussi vaste et riche que celui-ci nécessiterait bien entendu plusieurs études. À charge aux potentiels futurs auteurs de parfaire ce modeste travail en le commentant et en le poursuivant.

Mais trêve de palabres. Entrons directement dans le vif du sujet, à savoir le monde de Kenshiro, l’héritier aux sept cicatrices, mais aussi celui de ses géniteurs, les grands et incontournables Tetsuo Hara et Buronson.

L’auteur

Paul Gaussem

Passionné depuis sa plus tendre enfance par les films d’arts martiaux, l’animation japonaise et le cinéma en général, Paul Gaussem est chroniqueur et rédacteur pour divers sites et magazines (Dark Side Reviews [anciennement HK-Mania], MaG – Movie and Game, AnimeLand…), pour lesquels il écrit sur ces sujets. Permanent sur le podcast Raging Fire Club aux côtés de Max Pereira et Jonathan Asia, et membre de l’équipe La 36e Chambre du cinéphage, il intervient aussi souvent dans diverses émissions (Stop-Motion, Clique – Dans la légende…).

Guillaume Lopez

Créateur de la chaîne YouTube Hokuto no Run, spécialisée dans l’analyse de la série d’animation Hokuto no Ken, Guillaume Lopez est aussi, en tant que membre de l’association ANI Grenoble, l’un des organisateurs du Japan Alpes Festival, événement dédié à la pop culture japonaise. Aimant par-dessus tout partager sa passion, il a collaboré avec des magazines (Animascope) et des émissions (Retrokaz, Clique – Dans la légende…), mais il intervient, présente et anime aussi des séances spéciales dans de nombreux cinémas. Japan Expo l’a également convié à plusieurs reprises en vue d’accompagner sur scène certaines stars de l’animation japonaise (Mamoru Yokota, Junichi Hayama, Takuya Wada…) lors de leurs venues en France.

1. GAUSSEM, Paul, « Entretien avec Takao Matsumoto, homme de l’ombre de l’histoire de l’animation japonaise en France », Animeland 241, janvier 2023, Ynnis Éditions.

2. Quelques plaintes furent aussi enregistrées au Japon, émanant essentiellement d’associations de parents et de protecteurs de la « bonne morale », sans toutefois atteindre le niveau que l’on a connu en France.

PARTIE I CREATION

CHAPITRE 1 : TETSUO HARA, HÉRITIER DE LA POP CULTURE AMÉRICAINE

Un pays qui se relève

Japon, 1960. Après quinze ans passés à panser les plaies d’une fin de guerre terriblement compliquée, le pays commence peu à peu à sortir la tête de l’eau. Le souvenir et les conséquences physiques, environnementales et psychologiques des attaques nucléaires sur Hiroshima et Nagasaki en 1945 n’appartiennent pas encore à l’histoire. Ce ne sera d’ailleurs jamais vraiment le cas. Après sept ans d’occupation militaire américaine et la reconstruction progressive d’une Tokyo dévastée, le paysage nippon efface petit à petit les stigmates d’un conflit qui lui a coûté très cher. Il s’agit à présent de digérer la honte de la défaite, de l’alliance avec le nazisme et des horreurs commises, notamment en Chine et en Corée dès les années 1930. Le pays entend sortir de l’ornière, laisser derrière lui ce passé douloureux et en finir avec son statut de paria afin de participer pleinement, et au plus vite, au concert des nations.

S’il y a bien une ville de l’Archipel où ce désir ardent de normalité et de modernité est visible, c’est évidemment Tokyo, et en particulier le quartier de Shibuya. Dès la fin des années 1950, la reconstruction urbaine y est déjà bien avancée. La présence américaine n’a d’ailleurs pas conduit uniquement à une occidentalisation des mœurs et des goûts, mais aussi à celle de l’architecture. Les anciennes maisons nobiliaires et les petites ruelles ont cédé la place aux buildings et aux grandes artères, que les automobiles, encore peu nombreuses, n’empruntent que rarement.

Formant l’aire urbaine de Tokyo, les vingt-trois arrondissements spéciaux créés en 1947 fonctionnent comme des communes et jouissent d’une relative autonomie par rapport à la préfecture centrale. Parmi eux, Shibuya, qui profite ainsi d’une liberté partielle et devient le quartier des affaires et du commerce dès le milieu des années 1950. On peut y trouver des produits de l’occupant américain, de même que diverses marchandises venues des quatre coins de l’Asie. Place forte de l’économie, c’est aussi le centre de la mode, des artistes et certainement l’un des lieux les plus marqués par l’occidentalisation du pays. Le quartier devient un symbole urbain de la fascination exercée par le rêve américain et la société de consommation.

Une passion précoce

En septembre 1961, Tokyo est le théâtre d’un autre moment fort pour la culture nippone : la naissance de Tetsuo Hara. Ses parents et lui vivent plus précisément à Saitama, une ville située à une vingtaine de kilomètres au nord de la capitale. Le garçon grandit donc dans cette atmosphère d’explosion urbaine et économique, mais aussi de bouillonnement culturel. Il y évolue sans trop de turbulences, aimant circuler dès qu’il le peut au sein des rues encombrées de Shibuya. À cette époque, Osamu Tezuka1, première véritable star parmi les mangakas, règne en maître. Né après la Seconde Guerre mondiale, le manga, héritier des akahon2 d’Osaka, trouve une véritable impulsion sous la plume de ce créateur de génie. Influencé par la découverte des comics et des productions Disney arrivées par le biais de l’occupation américaine, Tezuka propose des histoires plus longues et variées que leurs précurseurs d’Osaka, ainsi qu’un certain sens « cinématographique » de l’action. Lors d’un entretien donné au site Silent Manga Audition en 2013, le producteur et éditeur Nobuhiko Horie – homme ô combien important pour notre sujet – posait des mots justes pour exprimer l’ampleur de l’héritage de Tezuka et, par là même, le rôle fondamental qu’il a exercé sur l’esprit et la vision de Tetsuo Hara. Selon lui, les travaux du maître doivent être davantage jugés comme des « longs-métrages sur papier » que comme de simples mangas, et « ressemblent beaucoup plus aux films et à l’animation dans leur conception, leur travail sur le cadre et d’autres techniques proprement cinématographiques qu’il utilise pour raconter une histoire ». Loin d’être anodine, cette assertion démontre la « primordialité » de Tezuka pour tout un pan d’auteurs et de dessinateurs. À cette époque, Hara ne se rend pas encore compte de l’effet inconscient des travaux de ce précurseur sur ses propres considérations artistiques.

En 1958, la maison d’édition Kodansha, sentant la vague venir, lance le Weekly Shônen Magazine, une publication proposant une sérialisation hebdomadaire d’aventures de différents héros à destination d’un public adolescent. Quelques années plus tard, le manga est confortablement installé dans les habitudes de consommation culturelle des jeunes Japonais. Hara ne peut pas échapper à cette « révolution » artistique et créative, qui le heurte de plein fouet et devient très vite pour lui une passion dévorante.

Le jeune Tokyoïte fréquente aussi les cinémas. Il découvre les kung-fu pian (films d’arts martiaux) de la Shaw Brothers3 et de Bruce Lee, mais aussi le cinéma hollywoodien, forgeant ainsi son appétence pour l’action et le dynamisme des mouvements qui l’imprègnent. Cet amour pour la pop culture américaine ne se tarira jamais. En 2013, lors d’une interview, il déclarait encore que des réalisateurs comme Steven Spielberg ou George Lucas, ainsi que les filmographies de Sylvester Stallone et Arnold Schwarzenegger demeuraient parmi ses principales sources d’inspiration.

Une fois au collège, il découvre les comics, des bandes dessinées américaines très différentes de leurs homologues japonaises. Certains dessins et couvertures le font vibrer et stimulent son imagination, en particulier ceux de Frank Frazetta4 et Boris Vallejo5, dont la violence explicite, les univers sombres et la représentation de corps hyper-musculeux le fascinent. Son inclination pour ces éléments vient donc essentiellement de la culture qu’il se construit peu à peu en consommant des productions chinoises et américaines, qu’il s’agisse de films ou de bandes dessinées. L’influence majeure de l’Occident sur sa personnalité artistique ne fait aucun doute. Son éditeur et complice Nobuhiko Horie ne s’y trompe d’ailleurs pas ; il avoue que si son ami dessinateur possède ce trait si singulier, c’est en raison du fort attrait qu’ont exercé sur lui les bandes dessinées anglo-saxonnes et, en premier lieu, Frank Frazetta.

Cette imprégnation provoque la naissance d’un style réaliste et d’un sens du détail peu commun, tranchant vivement avec les autres mangas de l’époque. En effet, les auteurs de cette période usent et abusent d’expressions exagérées pour leurs personnages, car ils sont encore très influencés par le style de Tezuka. Les grands yeux ronds et pétillants, les dessins sans fioritures constituent alors la spécificité de la bande dessinée nippone. Iconoclaste, le trait de Tetsuo Hara inaugure une esthétique réaliste, ultra-détaillée et nerveuse, dont les origines sont à chercher autant au Japon qu’aux États-Unis. S’inscrivant davantage dans la lignée d’auteurs et de créateurs occidentaux – les plus à même de mettre en images les univers qui l’inspirent –, Hara cultive une véritable singularité au sein du paysage du manga de la fin des années 1970.

On peut toutefois déceler, dans certaines de ses déclarations, que la racine de son obsession pour les hommes virils et les combats impitoyables remonte encore plus loin dans l’enfance ; jusque dans le regard que Tetsuo portait sur son père, archétype de masculinité pour chaque garçon. Se remémorant des souvenirs d’antan, le mangaka n’a pas de mots assez forts pour expliquer la fascination que son géniteur exerçait sur lui. Très différent de lui qui passait le plus clair de son temps à dessiner dans sa chambre, M. Hara était un homme de l’extérieur, de stature imposante, pratiquant les arts martiaux et ne refusant que rarement une bonne bagarre. Le voir rentrer à la maison la chemise déchirée et les mains ensanglantées n’était pas exceptionnel. Irrité par le fait que son fils soit si peu sportif, il lui arrivait de le forcer à jouer au base-ball afin de remplumer son petit corps chétif. « Il faisait un peu peur en fait ! » avouera un jour Tetsuo, avec un ton ne sachant choisir entre la crainte et la tendresse. Autre fait notable, le « petit papa baston » était aussi un grand amateur de cinéma. Les polars et leurs yakuzas impitoyables, les chanbara (films de sabre japonais) et leurs samouraïs féroces… Tout ce beau monde emplissait souvent le salon familial d’images sanglantes et de cris de fureur, que Tetsuo attendait impatiemment de pouvoir commenter sur le canapé, assis auprès de la carrure musculeuse – pour l’occasion rassurante – de son père. Comme il le dira lui-même un jour, « tout ceci a sans doute eu une influence sur [lui] ».

La vitesse et l’impact à tout prix

L’action. Le mouvement. L’impact. La fluidité. La virilité. Voilà donc les mots d’ordre qui définissent l’ambition et la recherche artistique de notre mangaka en devenir. C’est pour cette raison que, bien que passionné de dessin, il préfèrera longtemps les séries d’animation aux feuillets forcément limitants d’un manga. Dès petit, il s’amuse en cours à griffonner des personnages sur les coins du bas de ses cahiers, dans diverses positions, afin de leur donner vie en tournant les pages très vite. Hara désirant du mouvement, son premier raisonnement artistique repose sur une seule question : comment insuffler le plus de réalisme et de dynamisme possible à ses dessins ?

Il trouve la réponse à cette interrogation lors de sa quatrième année de collège, en compulsant les pages de Tensai Bakabon (Fujio Akatsuka6, 1967-1976). Ce qu’il y découvre le laisse bouche bée. Alors qu’il n’appréciait jusque-là que les anime vus à la télévision, il comprend ce jour-là qu’un simple dessin, loin d’être ennuyeux, peut tout autant porter de la force et donner une impression d’impact et de vitesse. Au sein de ses planches, Akatsuka insuffle la vie à ses personnages. Les mouvements qui se dégagent des scènes burlesques sidèrent notre artiste en herbe. Pour Tetsuo, c’est une révélation : un dessinateur peut atteindre un tel niveau que sa création semble évoluer dans les trois dimensions, avec une réelle sensation de fluidité. Il comprend alors qu’il est possible de produire une dramaturgie rapide et efficace, de conférer aux dessins le dynamisme qu’il ne pensait trouver que dans les films. À partir de ce moment, le petit Hara ne considérera plus jamais qu’un manga se résume à une suite d’images statiques et monotones ; ce médium est à la fois porteur de sens et de réalisme visuel.

Une autre influence nippone, plus tardive, mais également majeure si l’on veut appréhender l’origine et le développement du « style Hara », est celle de Katsuhiro Otomo7. Depuis ses premiers mangas parus au cours des années 1970 (Jûsei, Short Piece, Fireball…), le style ultra-réaliste du maître contraste avec le reste de la production de l’époque et marque fortement les travaux de Hara. En 1982, la sortie d’Akira au sein des pages du Young Magazine fait l’effet d’une bombe. Otomo offre au public une œuvre adulte, violente, sombre et nihiliste qui change à tout jamais la façon de concevoir le manga, tant au niveau du dessin et du découpage que des récits. Véritable cinéaste dans l’âme, lui aussi fortement imprégné de culture occidentale, il crée ses planches comme d’authentiques storyboards à la mise en scène digne du grand écran. Afin de retranscrire au mieux le mouvement et la vitesse de ses protagonistes motorisés, Otomo segmente ses cases de manière à reproduire les plans d’une caméra. Pour cela, il sera parfois surnommé « l’anti-Tezuka ». Son sens du détail et sa façon de représenter la rapidité vont complètement changer la manière de travailler les scènes d’action de Hara – auparavant influencé par l’Otomo « pré-Akira » et déjà dessinateur aguerri à l’époque. Pour lui comme pour d’autres, il y a un avant et un après Akira dans la représentation dessinée de la vitesse, de la violence et de l’action.

Si nous n’avons pas encore cité l’ensemble des influences habitant les créations de Hara, celles-ci seront listées et analysées de manière exhaustive au fil de notre étude. Pour autant, il semblait important de mettre d’emblée en valeur le véritable « patchwork » constituant l’historique culturel du mangaka, ce croisement des héritages de la tradition otaku8 et de la pop culture américaine des années 1970 et 1980.

Une détermination sans faille

Selon ses propres dires, c’est à l’âge de 9 ans que Tetsuo Hara se décide réellement à devenir un artiste. Il se donnera les moyens de ses ambitions grâce à un travail acharné, d’autant plus qu’il souffre d’un handicap : une déformation de la cornée. Selon lui, il est quasiment aveugle d’un œil, ce qui brouille sa perception et sa représentation naturelle des perspectives. Si ce handicap l’oblige à dessiner en fermant un œil, il contribuera à former l’artiste que l’on connaît, réputé pour son style unique, son sens du détail presque obsessionnel et son abnégation. Contraint de réaliser de multiples essais, retouches et corrections avant d’obtenir un dessin lui paraissant satisfaisant, Hara y gagne un sens peu commun de la minutie et du travail bien fait.

Une fois adolescent, le garçon n’en démordra plus jamais : il sera mangaka. Aussi se met-il rapidement à l’ouvrage. Avec quelques amis, il crée le magazine Tenshin Ranman, imprimé manuellement à la photocopieuse et ne dépassant pas la trentaine d’exemplaires (il ne durera d’ailleurs que le temps de deux volumes). L’influence de Katsuhiro Otomo se fait sentir dès les premières planches qu’il soumet au jugement public. En 1980, il s’inspire de Modern Life, une nouvelle de Shin’ichi Hoshi, et élabore une histoire policière impliquant un gangster et un jeune garçon, intitulée Gendai no Jinsei. Félicité par ses collaborateurs, Hara prend de l’assurance et envoie ses travaux à Takao Yaguchi9. Celui-ci l’engage quelque temps comme assistant, puis se résout à le congédier, considérant son style et son trait comme pas encore assez affirmés et matures. Hara gardera toujours un sourire amer de cette expérience et déclarera que son « niveau était si bas [qu’il n’a] reçu que des moqueries… Extrêmement dépité, [il s’est] mis à dessiner une ébauche d’histoire espérant être repris durant l’hiver, mais il était trop tard ».

Habitué à la difficulté en raison de son handicap oculaire, il n’abandonne toutefois pas ses ambitions. Il trouve un travail dans la restauration afin de s’offrir les cours du soir de l’école de manga du grand maître Kazuo Koike10, l’un des mentors du futur studio Gonzo11. Son passage entre les mains du maître est bénéfique et l’amène à appréhender la construction de ses récits de façon plus profonde. S’exprimant sur les effets de son apprentissage chez Koike, Hara soulignera son importance. Lui qui n’avait comme ambition que de dessiner des justiciers charismatiques et des scènes de combats haletantes prend conscience que si tout cela n’est pas encadré par une bonne histoire, avec des enjeux, des rebondissements et surtout des personnages attachants, il court tout droit à la catastrophe. Le rôle de Kazuo Koike dans la perception que Hara a de son travail est capital. Comme il l’affirmera lui-même dans un entretien, « avec ces cours, [il a] appris à donner une âme à [ses] personnages, à les rendre plus humains, à les distinguer plutôt qu’à faire de multiples copies d’un même portrait ».

Dans le même temps, fraîchement diplômé en 1981, il quitte le lycée avec la ferme intention d’amorcer une carrière professionnelle. Pour ce faire, il transmet son manga Gendai no Jinsei à Shueisha, la maison d’édition la plus en vue du moment et pourvoyeuse des mangas les plus vendus et appréciés (Cobra, Captain Tsubasa, Cat’s Eye…). Cet envoi au plus gros éditeur nippon, dès sa première tentative, démontre la confiance et la détermination de Tetsuo. Hélas, Shueisha ne donne pas suite, mais l’un de ses responsables éditoriaux, Nobuhiko Horie, garde dès lors un œil sur ce jeune artiste qu’il considère comme prometteur.

Nobuhiko Horie, le troisième frère

Il est important de s’arrêter un peu sur la personnalité de Nobuhiko Horie, tant ce dernier se révèlera influent sur la carrière et l’œuvre de Tetsuo Hara. Alors responsable éditorial au Shônen Jump, il est le premier à placer sa confiance et ses espoirs dans le jeune dessinateur. Instigateur et concepteur de maints éléments qui constitueront plus tard les réalisations de Hara, il jouera un rôle de premier plan quant à l’esprit, aux scénarios, aux références – mais aussi à tout ce qui est d’ordre plus économique et commercial – des œuvres du maître. Tour à tour éditeur, directeur, scénariste, producteur, associé et ami du mangaka, il l’accompagnera tout au long de sa carrière et demeurera indissociable de ses créations et de ses succès.

Né en 1955, Nobuhiko Horie quitte vite son île natale, Kyushu, pour étudier le droit à l’université tokyoïte de Waseda, dont il ressort brillamment diplômé. En 1979, il trouve un emploi au sein du département éditorial du Weekly Shônen Jump. Une fois installé à la fonction de responsable éditorial, il démontre des compétences de dénicheur de nouveaux talents, tâche première du magazine, et contribue grandement à propulser le Jump au plus haut des ventes grâce à des « trouvailles » telles que, entre autres, Tsukasa Hojo (Cat’s Eye, City Hunter…), Ryuji Tsugihara (Road Runner, Tomorrow…), Hisashi Eguchi (Stop !! Hibari-kun !,Susume ! Pirates…) et, bien évidemment, Tetsuo Hara. Devenu le cinquième rédacteur en chef de la revue légendaire en 1993, il bat le record d’exemplaires écoulés (6,53 millions en une semaine) en 1995, année de son départ après des disputes internes et une cabale menée contre lui par certains collègues et artistes, dont Akira Toriyama, le papa de Dragon Ball. Après une période de repos, il revient diriger le magazine BART pour le compte de Shueisha, mais quitte définitivement la société en 2000 pour fonder Coamix Inc., une nouvelle maison d’édition au sein de laquelle la plupart des auteurs lui devant leur carrière le suivront.

Lorsque Horie découvre les planches transmises par Hara, l’éditeur est frappé : si l’histoire racontée est assez commune, respectant toutefois les grands codes du shônen, son dessin renvoie directement à des œuvres plus adultes et plus sombres, tranchant franchement avec ce qu’il a l’habitude de croiser. Pas encore définitivement convaincu, il résout de surveiller de près le jeune prodige et manœuvre en sous-marin pour en savoir un peu plus.

Après son envoi à Shueisha (qu’il pense alors infructueux), Hara lit dans le Shônen Jump que le grand Buichi Terasawa12 recherche un assistant. Très friand des œuvres de cet auteur, avec qui il partage un certain goût pour l’action et les références occidentales, il tente sa chance et lui fait parvenir un exemplaire de son manga. Terasawa remarque instantanément les qualités du jeune dessinateur. Sa série étant sur le point de se conclure et n’ayant alors que peu de travail à lui confier, il lui obtient un poste d’assistant auprès de Yoshihiro Takahashi13. Bien que peu amateur du style et des histoires de ce dernier, qui aime mettre en scène de petits animaux très kawaii (« mignons »), Hara accepte cette opportunité. Prenant contact avec lui, Horie lui promet que s’il met de côté ses réticences, il deviendra très vite professionnel, la formation chez un tel maître lui en donnant forcément les capacités, si toutefois il sait en tirer profit.

Ce qui ne devait être qu’un passage éclair se transforme en une collaboration longue et approfondie : Hara reste un an et demi aux côtés de Takahashi, et ce séjour demeurera pour lui un excellent souvenir. Il assiste l’un des grands mangakas du moment – auteur d’œuvres à succès au sein du Weekly Shônen Jump –, découvre la masse de travail à accomplir à un rythme particulièrement rude et stressant, apprend à allier rapidité d’exécution et grande exigence technique et scénaristique… Horie avait raison : la période se révèle on ne peut plus formatrice pour notre aspirant. Conscient du talent de son protégé, Takahashi lui confie très vite des tâches fondamentales et valorisantes, ce qui permet au jeune homme de se jeter corps et âme dans son activité. Il y affine son style et complète sa connaissance des diverses techniques en usage chez les professionnels. Hara rappellera souvent le rôle précieux du maître lors de ses interviews. Ainsi, en 2013, il déclarait encore avoir énormément appris auprès de lui.

Cependant, selon Horie, les choses ne se sont pas passées exactement telles que Hara les a vécues. Toute cette histoire n’est en réalité que le fruit des manigances d’un éditeur chevronné qui, ayant en ligne de mire un nouveau venu prometteur, le mit à l’épreuve avant d’aller plus loin. Buichi Terasawa ne cherchait absolument pas d’assistant. Horie, connaissant la passion de Hara pour le créateur de Cobra, avait lui-même décidé de publier cette annonce dans le magazine, sachant pertinemment que le jeune Tetsuo mordrait à l’hameçon. Il obligea quasiment Terasawa à accepter de prendre un assistant susceptible de lui offrir un regard neuf et candide sur son travail, et lui donna même son nom : Tetsuo Hara. Étonné, l’auteur ne trouva rien à redire, étant donné la qualité des dessins qu’il avait reçus de la part du jeune homme. Cette anecdote démontre à elle seule le rôle primordial que Horie a joué dans la suite des événements, un rôle qui ne cessera jamais de grandir.

Premiers pas d’une légende

Cette suite d’expériences formatrices amène Hara à affiner la conception de ses dessins, mais aussi de ses scénarios. Lors de de la 33e édition du concours Fresh Jump de la maison Shueisha, un tremplin pour jeunes talents, il propose son manga Super Challenger, l’histoire d’un jeune boxeur. Il remporte la mise et bénéficie ainsi d’une publication dans le Shônen Jump d’avril 1982. Mis en confiance par cette victoire, il décide de se confronter à nouveau au public en réalisant le one shot (manga court) Mad Fighters.

Chamboulé par le film de George Miller, le cultissime Mad Max 2 (1981), découvert dans l’un des cinémas de Shibuya sur les conseils de Nobuhiko Horie, Hara y dépeint un univers post-apocalyptique au sein duquel un jeune héros est entraîné malgré lui dans une histoire de vengeance. Issu d’une génération et d’une société où le souvenir des bombardements d’Hiroshima et Nagasaki demeure vivace, Tetsuo est forcément sensible aux atmosphères représentées dans Mad Max et Akira. La peur du nucléaire et le questionnement sur ses dangers sont des points dominants de la culture japonaise à l’époque. Dans le milieu du manga, les titres traitant du sujet de façon plus ou moins allégorique sont légion. Les visuels et les thématiques que ce type d’univers occasionne fascinent Hara. Très logiquement, Mad Fighters se déroule dans un monde dévasté et violent, préfigurant par là même l’imaginaire et la gestation de Hokuto no Ken. Néanmoins, le public de 1982 ne semble pas tout à fait prêt à véritablement apprécier et partager ses inspirations et son style graphique décalé. Le succès du manga est mitigé. Son dessin, déjà assez affirmé, ne présente pas encore la patte spécifique qu’il acquerra plus tard, et ses scénarios sont pour l’instant très simplistes. Hara est un dessinateur, pas un conteur. Il est beaucoup plus préoccupé par les ambiances se dégageant du design de ses personnages ou de ses décors que par l’écriture d’une histoire tenant réellement la route.

En revanche, son travail convainc Shueisha (grâce à l’action de Horie en coulisse), qui sent sûrement le génie en devenir. La maison d’édition accepte donc de publier son troisième récit, Crash Hero, dans le numéro 43 du Weekly Shônen Jump, le 11 octobre 1982. Conscient des limites de sa nouvelle recrue, Horie décide de lui attribuer un scénariste, Tetsuyuki Aizawa (dont le nom n’apparaîtra plus jamais ailleurs, à notre connaissance). Ce one shot remporte lui aussi un succès restreint, mais une sérialisation est quand même envisagée. Cela n’aboutira pas. Hara et Aizawa, ne parvenant pas à s’entendre, choisissent de stopper net la collaboration. Cependant, Crash Hero, mettant en images les déboires d’un jeune et courageux adepte du moto-cross, permet à l’auteur de concevoir un premier brouillon de ce qui deviendra sa première série, The Iron Don Quijote, dont le tankôbon14 paraîtra en 1983.

Le manga sportif ayant plutôt bien réussi à Hara avec Super Challenger, et étant persuadé de l’intérêt du public pour ce sujet, Nobuhiko Horie lui propose de poursuivre dans le genre et d’illustrer les aventures d’un jeune motard impliqué dans une compétition ultra-violente, où les morts et les blessés se comptent par dizaines lors de courses meurtrières. Échaudé par le fiasco de Crash Hero et peu investi dans cette histoire, Hara se met au travail avec comme seul objectif de définitivement faire ses preuves.

The Iron Don Quijote est, avec Mad Fighters, le véritable prototype de ce qui deviendra peu de temps plus tard Hokuto no Ken. Ces « courses à la mort » à moto, encore très inspirées de films post-apocalyptiques américains tels que Mad Max ou Rollerball (Norman Jewison, 1975) et par le personnage de Kaneda dans Akira, laissent entrevoir le monde futuriste et impitoyable qui sera la toile de fond de son chef-d’œuvre à venir. On retrouve, au fil des neuf chapitres de la série, tout ce qui fera le style si particulier de Hara, à savoir un dessin réaliste et précis, des traits épais et une violence visuelle détaillée. Son héros Gen est un jeune garçon aux cheveux bruns et au regard noir. Son principal antagoniste, dénommé Shun’ichi, est un grand blond aux cheveux longs et raides. Les deux sont dotés d’une stature impressionnante et assez musculeuse. Indéniablement, nous sommes là face aux balbutiements de la création des personnages de Kenshiro et Shin, principaux rivaux des débuts de la saga Hokuto no Ken.

Hélas, le manga ne tient qu’à peine dix semaines en prépublication dans le Weekly Shônen Jump – d’octobre à décembre 1982 – et ne comptera finalement que deux tomes édités séparément. Pourtant, ce mélange de kung-fu et de moto-cross avait, selon Hara, tout pour réussir. Aussi avait-il énormément travaillé à l’élaboration d’une série cohérente pouvant s’inscrire dans la durée. Une nouvelle fois déçu, il vit cette annulation comme une défaite et lancera même un jour : « Quelle déception ! Une fois qu’un artiste est viré à ses débuts dans le Shônen Jump, il se voit rarement offrir une seconde chance. J’ai cru que ma carrière était fichue et que je n’aurais jamais la chance de bosser en tant que professionnel. »

Nobuhiko Horie, initiateur de ce projet abandonné, ne cache pas non plus son amertume, persuadé qu’il est du talent incontestable de son poulain et de la pertinence de son idée. L’avenir lui donnera d’ailleurs raison : peu de temps après, les aventures motorisées de jeunes rebelles font grand bruit dans les cinémas tokyoïtes, notamment avec Akira (Katsuhiro Otomo, 1988) et Venus Wars (Yoshikazu Yasuhiko, 1989). Revenant sur ce malencontreux épisode, Horie évoquera une période de doute. Hara le harcèle, lui amenant régulièrement des ébauches de scénarios et de sujets à traiter, toujours accompagnées de dessins somptueux et de scènes d’action au découpage inédit et avant-gardiste. Horie y sent l’impact de chaque coup porté. Les planches sont d’une violence, d’une précision et d’un réalisme tels que le lecteur est comme projeté dans un tumultueux affrontement. De son côté, Buichi Terasawa a aussi compris ce que Hara représente, et il se démène alors pour récupérer son assistant. Il est cependant trop tard. Horie sait, grâce à son expérience, que son poulain finira par tomber sur le script convenant à sa folie visuelle. Selon ses propres dires, « à l’époque, c’était le meilleur dessinateur dans le genre action/combat ».

La naissance de Kenshiro

Malgré les échecs, Horie conserve la même opinion à propos du grand potentiel de sa jeune recrue et, alors que la publication de The Iron Don Quijote n’est pas encore terminée, lui soumet le concept suivant : un combattant d’arts martiaux détruisant ses ennemis en exerçant une force sur leurs points vitaux. Ramenant un livre avec lui, il lance à Hara : « Tiens, je suis allé faire un tour dans le quartier des bouquinistes à Tokyo et j’ai trouvé ça. Tu ne veux pas qu’on fasse une histoire sur les arts martiaux chinois ? C’est sur les points de pression du corps humain, on n’aurait qu’à faire une histoire où les personnages explosent quand on appuie dessus, ça serait génial ! » Cette fois-ci, Hara, s’intéressant depuis longtemps aux arts martiaux – notamment grâce à son père –, est véritablement emballé et commence tout de suite à plancher sur cette idée. Il crée ainsi ce qui ne sera au départ qu’un one shot composé de deux récits intégraux, parus dans une édition spéciale du Shônen Jump en avril 1983. Il s’agit d’une occasion immanquable pour le jeune dessinateur, celle de se présenter comme le continuateur de l’esprit des films de Bruce Lee, dont le décès l’a profondément affecté. Cherchant à retrouver son idole parmi les innombrables stars de films d’arts martiaux, très en vogue à cette période, il n’est pas encore parvenu à dénicher de successeur convenable. Les affronts de la Bruceploitation15 l’outrent d’ailleurs au plus haut point. Hara a donc toujours gardé dans un coin de son esprit l’idée que, si personne ne s’attelait à la tâche, il lui faudrait devenir le dépositaire de l’œuvre de l’irremplaçable « Petit Dragon ». La proposition de Horie tombe à pic, elle lui permet de concevoir un univers et une histoire qui, cette fois-ci, résonneront vraiment en lui. Comme il le confiera lui-même, l’émotion est vive à l’écoute de la suggestion de son responsable : « J’étais assez bouleversé : on m’avait demandé de dessiner du moto-cross, et je m’y employais sans trop réfléchir, et là, tout à coup, voilà qu’on me proposait un tout autre genre ! Mais je ne vais pas vous cacher que dès le début j’étais emballé par l’idée. J’ai toujours été très fan des arts martiaux et des personnages classe comme Bruce Lee. Étant donné que je n’étais pas très satisfait de mon manga en cours, j’ai sauté sur cette occasion en lançant ce nouveau projet en parallèle de la conclusion du précédent. C’est donc ainsi qu’a démarré Hokuto no Ken. »

Se déroulant dans un monde contemporain, ces deux chapitres (respectivement de cinquante-et-une et quarante-neuf pages) narrent les aventures et les défis que doit remporter le jeune Kenshiro, combattant adepte d’un art meurtrier et implacable, le hokuto shinken. Dans cet univers fictif, il s’agit d’un art martial dont les origines remontent à la Chine des « Trois Royaumes » (de 222 à 280 apr. J.-C.). Dans ce pays ravagé par les guerres intestines, des moines bouddhistes conçurent le hokuto shinken afin de faire régner la justice et un semblant de paix. À notre époque, les derniers continuateurs de cette technique ancestrale sont un père et son fils, Kenshiro. Le jeune étudiant doute de l’utilité de la préservation d’un tel art dans une période apaisée, et ce, malgré les remontrances de son géniteur, garant de la transmission du ryuken hiden hokuto shinken. Yuki, sa petite amie, est la seule personne extérieure à savoir qu’ils sont dépositaires de cet art. Elle est toutefois tenue au secret depuis qu’elle a vu les effets létaux des poings de Kenshiro qui, pour la sauver d’une collision mortelle, a littéralement fait exploser un taureau fonçant sur elle. Le jeune homme changera d’avis quant à la pertinence de cultiver le hokuto shinken lorsque Goda, géant portant l’iroquoise et connaisseur de techniques martiales assassines, tuera Yuki et blessera son père. Accusé du meurtre par une police corrompue, Kenshiro ne nourrit plus d’autre souhait que celui de se venger. Pour cela, il doit affronter le Taishan Temple Fist, une organisation criminelle dissimulée derrière une école d’arts martiaux, qui domine le monde politique et judiciaire.

Dans le chapitre suivant, Ryu et Yoko, deux adeptes du Taishan ayant décidé de désobéir aux ordres du clan, sont en fuite. Kenshiro, toujours en cavale et se cachant dans un hangar, a grandi et ressemble de plus en plus à ce qu’il sera dans Hokuto no Ken. Il rencontre les deux fugueurs, puis leur confie son nom dans son intégralité, Kenshiro Kasumi. Prenant les deux fugitifs sous son aile, il devra lui aussi se défendre. En effet, le Taishan ne compte pas en rester là après que Kenshiro a décimé ses rangs, et envoie à ses trousses ses meilleurs combattants. S’ensuivent de multiples affrontements et le décès de ses deux protégés, puis notre héros finit par exterminer l’ensemble de la horde maudite et s’en retourne vers de nouvelles aventures en clamant : « Je suis le dieu de la mort. »

Dans ce prototype prometteur apparaissent plusieurs éléments de la future série. Kenshiro, au design très proche de celui qu’il aura dans Hokuto no Ken, est déjà présenté comme l’héritier du hokuto shinken, dont sont d’ailleurs abordées les racines chinoises ancestrales. On retrouve aussi le concept de cet art martial : il puise dans 70 % du potentiel physique et mental de son pratiquant, alors que les autres écoles n’arrivent, dans les meilleurs cas, qu’à atteindre les 30 %. Le Taishan Temple Fist, bien que n’étant pas encore le nanto seiken, manie déjà la notion des antagonismes de style et de réputation entre écoles de combat. Enfin, les adversaires principaux de Kenshiro – Goda et Kinbu Baieken – présentent les mines patibulaires et les proportions physiques hors normes des opposants que notre héros devra affronter tout au long de la future saga.

À leur parution, ces premiers essais reçoivent un excellent accueil. Le public plébiscite l’arrivée d’un nouveau héros charismatique aux techniques de combat et au background sortant des sentiers battus. Mangaka encore peu réputé et souvent mis en échec, Hara n’a cette fois-ci pas le droit à l’erreur – ni à l’aide d’un assistant –, et le travail est rude. Il aime d’ailleurs rappeler à quel point les débuts de la série furent éprouvants. À de multiples reprises, il insistera sur la sévérité de Horie, qui puisait tel un forcené jusqu’au bout des possibilités physiques, mentales et artistiques du dessinateur, lui commandant de refaire des planches entières – pas assez convaincantes selon lui –, et devenant parfois haïssable aux yeux de Hara. Évoquant cette période, il avoue avoir cru perdre la raison.

Sans assistant, astreint à des délais qu’il pense insurmontables, le jeune homme se tue à la tâche. Lorsqu’il estime son travail terminé, il retrouve son tantô16 dans un restaurant afin qu’ils examinent ensemble les derniers détails à peaufiner. Horie exprime sa grande satisfaction. Hara, exténué, en pleure d’épuisement et de soulagement. Cette fois-ci, l’éditeur avait vu juste : les efforts paient, et le dessinateur à bout de force en prend toute la mesure.

Devant l’engouement du public, la Shueisha décide de donner plus d’envergure à ce qui est envisagé dès lors comme une série. Pressentant que Hara, plus compétent en matière de visuels que de récits, aura du mal à apporter à son histoire ce qui lui manque de consistance et de profondeur, Horie implique le scénariste déjà chevronné Buronson dans la création de l’univers de Hokuto no Ken. Cette rencontre donne alors naissance à l’une des sagas les plus marquantes et suivies de la bande dessinée et du cinéma d’animation japonais. Son lancement permettra d’ailleurs au Jump d’établir un nouveau record de ventes, lorsqu’en 1984, le tirage dépassera les quatre millions d’exemplaires.

Quand Kenshiro poursuit Tetsuo

Hokuto no Ken et ses suites diverses, ainsi que ses adaptations animées, occuperont une large partie de la carrière de Tetsuo Hara. Cependant, notre auteur, après être devenu un acteur éminent de la culture nippone, développera aussi d’autres créations.

Dès 1989, il s’adjoint les services du scénariste Ryuichi Mitsui afin de donner naissance au manga Cyber Blue. Il s’agit d’une série de genre cyberpunk se déroulant sur Tinos, planète essentiellement désertique colonisée par des Terriens. Celle-ci est en proie à une lutte entre des puissants cupides et un peuple de laissés-pour-compte ne pouvant se reposer que sur Blue, le seul à même de se dresser face à l’injustice. Assurément, Cyber Blue a de forts relents de Hokuto no Ken, tant dans son style graphique que dans sa trame. Blue, le héros, dont le design rappelle beaucoup Kenshiro, possède à peu de chose près les mêmes caractéristiques que ce dernier : en tant qu’arme « humano-cyborg » absolue et quasiment invulnérable, il jure de servir les opprimés et n’hésite pas à faire usage de la plus grande violence pour y arriver.

Certains fans, assez déçus, argueront qu’il ne s’agit que d’un Hokuto no Ken à la sauce Blade Runner ; le Terminator remplaçant cette fois Bruce Lee et Max Rockatansky dans les rôles de prototype et de modèle. On décriera aussi les ficelles scénaristiques grossières du dernier tome se déroulant sur Terre, et beaucoup regretteront l’absence de Buronson sur le projet. Cependant, le manga est visuellement une réussite tant la beauté, la singularité et la précision du trait de Hara sont encore et toujours au rendez-vous. Critiqué également pour sa violence, Cyber Blue se révèlera toutefois un succès commercial, bien que ne s’étendant que sur quatre volumes. Hara se défend pourtant de vouloir faire étalage de la violence dans ses œuvres et affirmera même souvent se modérer grâce à quelques subterfuges. Commentant son travail sur les scènes de combats, il avoue prêter attention à « ne pas les faire trop terribles » : « Il ne [faut] pas que les lecteurs aient un sentiment de malaise… J’ai aussi essayé de dessiner des vilains et des personnages qui ressemblent à des monstres. De cette façon, ceux qui meurent ne sont pas vraiment des humains. »

Par la suite, Hana no Keiji, un manga jidai-geki17 basé sur le roman Ichimuan-furyûki (litt. « Chroniques raffinées d’un ermitage éphémère » en japonais) de Keiichiro Ryu18, fait de Hara un auteur rentable à qui on laisse désormais le maximum de liberté artistique et éditoriale. Au début de la gestation de cette œuvre fondamentale, le dessinateur compte seulement s’inspirer du roman de Ryu, dans un désir de ne pas déranger l’auteur amoindri par la maladie. Après une rencontre et face à l’enthousiasme du mangaka pour le projet, l’écrivain demande néanmoins d’en composer lui-même la trame. Hara est ravi, et la série semble naître sous de bons augures. Sombre et épique, ce manga de type chanbara constitue un véritable raz-de-marée au Japon, ainsi qu’un chapitre important de la carrière du dessinateur.

À l’instar de Hokuto no Ken, la licence débute avec un one shot de quarante-sept pages, publié en 1989 dans le numéro 50 du Weekly Shônen Jump. Celui-ci sera suivi par quatre autres séries. La première, Hana no Keiji – Kumo no Kanata ni, est prépubliée dans Shônen Jump entre mars 1990 et août 1993, puis compilée en dix-huit volumes. Gifû Dôdô !! Naoe Kanetsugu – Maeda Keiji Tsuki Gatari, qui fait passer la saga du shônen19 au seinen20, sort quant à elle entre novembre 2008 et août 2010 dans le Weekly Comic Bunch et se compose de neuf tomes reliés. En octobre 2010, la prépublication de Gifû Dôdô !! Naoe Kanetsugu – Maeda Keiji Sake Gatari dans le Monthly Comic Zenon jusqu’en janvier 2014 mène à la parution de dix volumes. Enfin, Gifû Dôdô !! Naoe Kanetsugu – Maeda Keiji Hana Gatari clôt les aventures du samouraï Keiji dans ce même magazine entre mars 2014 et octobre 2018, puis avec quatorze volumes reliés. Comme Hokuto no Ken, cette franchise fera également l’objet d’une adaptation animée de vingt-cinq épisodes réalisés par Bob Shirahata (Gravitation, Hetalia…) et le studio Deen en 2013. Elle se déclinera même en jeu vidéo en 1994 avec le jeu de combat Hana no Keiji : Kumo no Kanata ni sur Super Nintendo.

Cette énumération n’est pas gratuite. Elle sert à démontrer une chose : l’importance artistique et commerciale de la licence, quasiment comparable à celle de Hokuto no Ken. Œuvre trop méconnue en France (l’édition de la maison Mangetsu semble toutefois en mesure de changer la situation), Keiji est un phénomène au Japon et fait de Hara le créateur de deux sagas légendaires inscrites de façon durable dans le patrimoine culturel nippon. La série représente aussi une sorte de renaissance pour le Shônen Jump qui, faute de titres phares, avait perdu quelque peu en réputation, qualité et lecteurs à la fin des années 1980. Grâce à Hara et Keiji, le magazine écoulera son meilleur tirage, l’inscrivant même au Livre Guinness des Records en 1994, avec 6,53 millions d’exemplaires vendus.

Au fil des volumes, Hara narre – et illustre souvent, mais pas toujours – les tribulations de Keiji Maeda, rônin21 descendant d’une lignée prestigieuse de samouraïs, à la fin de l’ère Sengoku (1477-1603), plus précisément en 1582. Après les mondes dévastés de Hokuto no Ken, le mangaka plonge son public dans les pages sombres mais épiques de l’histoire japonaise, au sein d’un pays divisé et rongé par les guerres de clans. Après l’hommage à l’anticipation de George Miller et au cyberpunk de Ridley Scott, Hara déclare son amour au chanbara d’Akira Kurosawa, ancrant son récit dans des modes, des codes et des décors typiquement japonais. Afin de transformer au mieux un roman historique en manga d’action palpitant, il travaille ses storyboards de façon encore plus méticuleuse qu’à l’accoutumée.

Dès 1986, le mangaka affirmait vouloir entreprendre la réalisation d’un manga historique. « Un truc comme le Ran de Kurosawa », disait-il. Reprenant des faits liés à la vie de daimyo22 illustres tels que Toshiie Maeda23, dont le héros Keiji Maeda est largement inspiré, l’intrigue de cette série s’insère dans la réalité des événements ayant secoué l’Archipel lors de la succession de Nobunaga Oda24. Hara utilise cet ancrage historique pour illustrer une épopée sanglante et mouvementée, mais bien entendu fortement romancée. Encore une fois, le dessinateur exploite toute sa maîtrise et sa technique dans le découpage de scènes d’action de haute volée. Son graphisme si particulier, raison du succès de Hokuto no Ken, avec ses protagonistes hors normes, ses chevaux monstrueux et ses décors détaillés et somptueux, se laisse apprécier dans toute sa magnificence. Keiji, personnage assez différent de Kenshiro au niveau du caractère et des motivations, possède en revanche un design très similaire. D’ailleurs, cette forte ressemblance marque l’attachement de Hara pour ce dernier. Loin de s’en cacher, il affirmera même un jour utiliser « des gars comme Kenshiro dans chaque récit » : « Je crois que Ken est le genre de gars qui peut faire tout ça… »

Keiji est donc une œuvre somme. Hara y occupe, au fil des volumes, différents postes. Véritable créateur de la première série (de genre shônen) de 1993, il se partage l’écriture avec son complice de toujours, Nobuhiko Horie – qui n’est alors plus son éditeur –, sur les seinen suivants. Hara regrettera d’ailleurs que ce dernier n’ait pas eu la possibilité d’éditer la saga. En effet, selon lui, c’est en œuvrant sur Keiji qu’il réalise l’importance considérable de Horie dans la réussite de ses travaux. Sur cette série, son éditeur discute à peine les grandes lignes de la trame des chapitres en préparation, laissant notre artiste bien souvent en proie au doute et au découragement. Il se rend alors compte que les « maltraitances » de son tantô étaient en fait une bénédiction. Méticuleux, ne négligeant aucun détail, lui ordonnant de visionner les scènes de tel ou tel film afin de s’en inspirer, ne le soulageant d’aucune critique ni d’aucun reproche, Horie – tout comme son père d’ailleurs – avait fait preuve d’une dureté rassurante, ce qui lui manque particulièrement au début de l’aventure Keiji.

Au fur et à mesure de l’avancement de la licence, il laisse le dessin – tâche ô combien prenante et ardue – à des mangakas plus jeunes que lui. Yuji Takemura25 et Masato Deguchi26, selon les tankôbon, se partagent le travail. Dessinateur dans l’âme, il continue tout de même de s’occuper de l’illustration de l’intégralité des couvertures. En 2019, Horie et Hara, accompagnés de Masato Deguchi, relancent la saga avec Maeda Keiji Kabuki Tabi, suite des aventures de l’anti-héros chambaresque, dont la publication est toujours en cours.

En 2010, Tetsuo Hara dessine également Ikusa no Ko – Oda Saburô Nobubaga Den, une vaste fresque historique s’inspirant de la vie de Nobunaga Oda. Illustrant le scénario de Yuta Kumagai et Seibo Kitahara (qui n’est autre que Nobuhiko Horie derrière un pseudonyme), Hara réaffirme ici son appétence pour les récits épiques et historiques. Le chapitre final des aventures de Nobunaga Oda, qui ressemble physiquement – encore une fois – à Kenshiro, est apparu dans le Comic Zenon de novembre 2022.

Il est amusant d’observer comment les choses se déroulent pour Hara avec la saga Keiji. Le jeune mangaka des débuts, inapte à construire un récit réellement cohérent et accrocheur, s’était vu dans la nécessité de compter sur les services de Buronson pour écrire les aventures de Kenshiro. Ici, il scénarise lui-même un long récit et charge d’autres créateurs de s’occuper du visuel, tout en supervisant l’ensemble. Keiji est donc l’œuvre qui fait passer Tetsuo Hara du statut de dessinateur de génie à celui d’artiste complet et de créateur accompli, capable de gérer l’intégralité des rôles afférents à une licence à succès, dont la parution s’étale sur vingt-cinq ans.

Un artiste complet, un businessman avisé

Tout au long de sa carrière, Hara se singularise par sa boulimie créative, qui l’amène la plupart du temps à réaliser de très courtes histoires, voire des one shot, publiés le plus souvent par Shueisha. Dès 1993, il met en images Shokugyô Kyôshu, un récit édité en deux fois quinze pages dans le Shônen Jump, qui relate les aventures d’un tueur à gages hongkongais écrites par Arimasa Osawa27. Il narre et dessine peu après Kaen no Shô, un one shot de cinquante-cinq pages paru dans le Spring Special de Shueisha28, qui nous invite à suivre un jeune pratiquant de kung-fu en quête de vengeance. En 1996, le numéro 43 du Jump propose Kiseki Muyoro Toki, le récit d’un jeune prince recherchant sa bien-aimée kidnappée ; celui-ci préfigure Aterui the Second (2000), une œuvre publiée sous la forme d’un unique tankôbon et scénarisée par Katsuhiko Takahashi29. En 1997, à l’occasion du court Chase, il retrouve finalement Buronson, qui met une fois de plus en lumière son admiration pour les notions militaires de bravoure et de sacrifice.

À l’âge de 40 ans, en 2001, Tetsuo Hara décide de redonner vie à la saga source de son succès par le biais d’une préquelle : Sôten no Ken – Fist of the Blue Sky. Pour ce faire, il rappelle son acolyte Buronson qui supervise le scénario, tout en laissant les détails de l’intrigue à l’initiative d’écrivains plus jeunes. L’annonce fait l’effet d’une bombe au Japon. En réalité, rares sont les mangas aussi attendus par le public et les critiques. Les premiers chapitres sont très vite publiés par le nouveau mensuel Bunch Comics, que Hara fonde avec Horie après une dispute avec Shueisha.

En effet, les déboires de Horie avec la maison d’édition poussent l’éditeur à claquer la porte en 2000, pour établir diverses sociétés concurrentes. Selon la version de Hara, la direction de Shueisha lui conseille alors vivement de se tenir à l’écart de son tantô, dont il ne doit plus respecter les consignes. La suggestion devient vite avertissement, puis menace. Éberlué, le dessinateur réfléchit profondément à ses choix, moraux comme professionnels, ainsi qu’à la loyauté et l’amitié qu’il doit à Horie, principal architecte de sa carrière. Ne pouvant continuer à évoluer dans une telle ambiance, il décide finalement de partir lui aussi, se retrouvant sans éditeur. Bien entendu, le fidèle Horie, touché par sa noblesse d’âme et son geste, lui trouve une place dans ses projets en tant qu’artiste, associé et investisseur.

Sôten no Ken est le moyen idéal pour les deux complices de remonter aisément la pente et de se remettre rapidement en selle. Avec ce manga, Hara renoue avec les sagas de très longue durée. Amorcée en 2001, la série ne s’achève qu’à l’été 2010 avec vingt-deux volumes à son actif, preuve de sa popularité immense. Elle revisite l’héritage du hokuto shinken grâce aux tribulations de l’oncle de Kenshiro dans la Mandchourie des années 1930.

Hara supervise aussi sa suite, Sôten no Ken : Regenesis, parue au sein du Comic Zenon à partir de 2017, magazine né de Coamix Inc., la société que Nobuhiko Horie, Tsukasa Hojo, Akira Kamiya30 et lui-même ont fondée. Scénarisé par Hiroyuki Yatsu et dessiné par Hideki Tsuji, deux artistes maison, ce nouveau récit se déroule à Shanghai peu avant la Seconde Guerre mondiale. Théâtre d’affrontements sanglants entre clans, la ville constitue aussi un haut lieu de tension entre la France et l’Allemagne, qui se disputent le pays. Hara n’observe que de loin le développement de Regenesis, s’assurant surtout que tout se passe pour le mieux, démontrant ainsi qu’il peut aussi être un éditeur et un producteur compétent.

Parallèlement à cette imposante carrière de dessinateur et de scénariste, Tetsuo Hara devient écrivain le temps de deux romans. Le premier, s’étendant sur quatre volumes publiés dans les Jump Novels de Shueisha de 1991 à 1993, s’intitule Kô Ryû no Mimi et nous fait visiter l’Inde en compagnie d’un agent secret en conflit avec des magnats du trafic d’opium. Le second, écrit avec Buronson, n’est autre que Jubaku no Machi, un récit se voulant l’ultime conclusion de la saga Hokuto no Ken, édité en 1996 et adapté en trois OVA31 en 2003 sous le titre de Shin Hokuto no Ken.

Succès commerciaux, ces OVA éveillent des désirs de production chez Hara. En homme d’affaires accompli, au fait de tous les rouages de l’industrie et de la consommation des biens culturels au Japon, et accompagné une nouvelle fois de Horie, il fonde ainsi le studio d’animation North Star Pictures en 2004 et rachète les droits de ses précédentes séries afin d’en assurer la production et la réalisation sous forme animée. Ainsi naîtra la série d’OVA Hokuto no Ken de 2005 à 2008, mais aussi l’adaptation de Keiji en 2013.

Tetsuo Hara est, à n’en point douter, un créateur hors norme. Bercé par un ensemble de références asiatiques (les kung-fu pian, le chanbara, les mangas de Buichi Terasawa ou Katsuhiro Otomo…) et américaines, il a su proposer au public des œuvres de haut niveau technique, novatrices, profondes et viscérales, redéfinissant même les codes du shônen. Toutes ses influences principales, qu’il s’agisse des comics de Frank Frazetta ou Boris Vallejo, des films de George Miller, James Cameron, Sylvester Stallone ou Arnold Schwarzenegger, ont participé à forger sa spécificité stylistique. Héritier de l’ensemble de cette pop culture occidentale, au sein de laquelle il pioche sans toutefois renier son propre patrimoine, Hara est parvenu, malgré son handicap et des débuts difficiles, à s’imposer comme l’un des mangakas les plus marquants de son époque. Cependant, rien de tout cela n’aurait été possible sans l’une des rencontres les plus importantes de sa fructueuse carrière : celle avec Buronson.

1. Osamu Tezuka (1928-1989) est l’un des mangakas et animateurs les plus influents de l’histoire japonaise. Véritable pionnier, célébré comme le « père du manga », il est le créateur d’Astro, le petit robot qui, en 1963, devient la première série d’animation à diffusion hebdomadaire. Avec Le Roi Léo, Tezuka est aussi le premier à proposer des anime en couleurs en 1965.

2. Petites histoires à l’intrigue simple ne dépassant que très rarement la dizaine de pages, les akahon se caractérisaient aussi par des dessins assez sommaires. Leur but consistait plus à fournir des récits à vertu éducative ou morale qu’à proposer une expérience graphique et artistique marquante. Les akahon étaient vendus au marché noir dans les années 1940.

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