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Histoire d'une saga de jeux vidéo à succès...
Cet ouvrage raconte cette fabuleuse success-story, mais s’attache aussi à décrypter sur plus de 300 pages son gameplay et surtout son univers si particulier. Les personnages, les intrigues et le scénario des trois Souls seront décryptés par Damien Mecheri et Sylvain Romieu, qui pendant de longs mois ont étudié dans les moindres détails chaque recoin de ces titres si énigmatiques.
Avec cette analyse, la série Dark Souls et leur père spirituel, Demon's Souls, n'auront plus de secret pour vous !
EXTRAIT
"En mai 2014, Hidetaka Miyazaki est devenu le président de From Software à la place de Naotoshi Zin, à la suite du rachat du studio de développement par Kadowaka Games. Un statut de la plus haute importance pour celui qui a dirigé le projet le plus fructueux de la boîte, Dark Souls. Pour autant, il n’a pas perdu de vue ce qui l’a amené à travailler dans ce domaine : une soif créative insatiable. Malgré sa nouvelle situation au sein du studio, l’une des conditions qu’il réclama et obtint lors de cette promotion fut de rester directeur créatif sur sa nouvelle œuvre : Bloodborne. Il put ainsi mener à bien la conception de ce successeur spirituel des Souls, tout en assumant ses nouvelles fonctions. Face à une telle envie de travailler, de créer, il est aisé de comprendre comment Miyazaki a pu grimper aussi rapidement les échelons."
À PROPOS DES AUTEURS
Passionné de cinéma et de jeu vidéo, Damien Mecheri intègre en 2004 la rédaction du magazine Gameplay RPG en signant plusieurs articles du hors-série n° 2 consacré à la saga Final Fantasy. Damien poursuit son travail avec cette même équipe dans une autre publication intitulée Background, avant de continuer l’aventure sur Internet en 2008 avec le site Gameweb.fr. Depuis 2011, il participe aux aventures de Mehdi El Kanafi et Nicolas Courcier, les deux fondateurs de Third Éditions.
Curieux de nature, rêveur contre nature, râleur chronique, mais également voyageur de passion, du réel à l’irréel, Sylvain Romieu explore aussi bien le monde que les univers virtuels, toujours à la recherche de découvertes enrichissantes ou de cultures hétéroclites. Développeur de métier, il a cependant attrapé sa modeste plume voilà quelques années afin de décortiquer au mieux les atouts et la richesse du monde merveilleusement créatif du jeu vidéo. Il écrit sur le site Chroniques ludiques, notamment sur le sujet des RPG, son genre de prédilection.
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Seitenzahl: 630
Veröffentlichungsjahr: 2017
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Dark Souls. Par-delà la mortde Damien Mecheri et Sylvain Romieu est édité par Third Éditions 32 rue d’Alsace-Lorraine, 31000 TOULOUSE [email protected]
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Tous droits réservés. Toute reproduction ou transmission, même partielle, sous quelque forme que ce soit, est interdite sans l’autorisation écrite du détenteur des droits.
Une copie ou reproduction par quelque procédé que ce soit constitue une contrefaçon passible de peines prévues par la loi n° 57-298 du 11 mars 1957 sur la protection des droits d’auteur.
Le logo Third Éditions est une marque déposée par Third Éditions, enregistré en France et dans les autres pays.
Édition : Nicolas Courcier et Mehdi El Kanafi Textes : Damien Mecheri et Sylvain Romieu Relecture : Thomas Savary, Christophe Delpierre et Nathan R. Illustrations : Alexandre Dainche Mise en pages : Julie Gantois Montage des couvertures : Benjamin Brard Couverture classique : Jan-Philipp Eckert Couverture « First Print » : Hélène Builly
Cet ouvrage à visée didactique est un hommage rendu par Third Éditions à la grande série de jeux vidéo Dark Souls.Les auteurs se proposent de retracer un pan de l’histoire des jeux vidéo Dark Souls dans ce recueil unique, qui décrypte les inspirations, le contexte et le contenu de ces volets à travers des réflexions et des analyses originales.
Dark Souls est une marque déposée de Bandai Namco. Tous droits réservés. Le visuel de la couverture classique est inspiré des artworks des jeux de la série Dark Souls.Le visuel de la couverture « First Print » est inspiré du tableau Magdalena Bay de François-Auguste Briard.
Édition française, copyright 2017, Third Éditions.
Tous droits réservés.
ISBN 979-10-94723-09-8
Dépôt légal : mai 2017 Imprimé dans l’Union européenne par Meilleures Impressions
À Hugo,né durant la confection de ce livre.
GANDHI disait qu’un seul verset – pris au hasard – de la Bhagavad-Gita permettait de lui redonner la lumière dans les instants les plus sombres de sa vie.
Ainsi pourrait-on dire du game designer moderne face à la série des Souls, et de Dark Souls en particulier : chaque aspect, même anecdotique, est une leçon majeure, un puits d’inspiration dont, comme pour bien des oubliettes de ce terrible jeu, on ne semble pouvoir toucher le fond.
La magie des Souls n’est pas le résultat d’un ensemble parfaitement maîtrisé, mais, comme beaucoup de grandes découvertes, la conjonction d’heureux hasards à répétition. Dans l’ouvrage Dark Souls : Design Works de 2013, Miyazaki avoue que l’idée d’un monde tournant autour de la lumière et des ténèbres est une chose qui est venue sur le tard durant la production (le projet initial était basé sur l’importance de l’eau, et la chapelle engloutie du sanctuaire de Lige-Feu est un reliquat de ce premier concept).
En tant que « créateur de jeu », l’idée de changer ainsi les fondations au cours de la production est quelque chose de perturbant et de déprimant, mais la concentration des équipes sur ce qui fait l’essentiel d’un vrai bon jeu (le level design, la maniabilité, l’ambiance et le « vouloir-faire » différent) a fait émerger ce phare qui aujourd’hui nous influence tous, si tant est qu’un phare puisse dispenser ténèbres et mélancolie.
On trouve dans Borderlands ou Halo des références à Dark Souls, mais il existe de nombreux jeux indépendants qui reprennent tout ou partie des mécaniques ou des éléments de référence de la série, comme si leurs auteurs étaient maudits, comme s’ils voulaient retrouver dans leur production un pâle écho de ce qui les hante.
Lors d’une master class donnée à Paris, on a demandé à Greg Zeschuk, créateur de Baldur’s Gate, Knights of the Old Republic et Mass Effect, s’il jouait encore aux jeux. Il a répondu que plus aucun jeu ne l’attirait réellement... sauf, peut-être, Dark Souls, « le dernier jeu à vraiment [le] surprendre ». Cette déclaration publique rejoint l’opinion de la majorité des game designers.
Car les Souls marquent, et pour une raison précise. Il n’y a pas de milliers d’arbres stratégiques pour voir la fin d’un jeu Souls. Il faut connaître celui-ci par cœur. Le fait est que vous connaîtrez plus intimement la forteresse de Sen une fois que vous en serez sorti victorieux que l’intérieur de la maison de vos parents.
Nous vivons à une époque où la plupart des jeux se consomment comme des romans de gare, qu’on lit en travers et dont on ne se souvient plus très bien si on les a finis. Les Souls modifient notre mode de consommation – ou plutôt nous font retourner à une époque où le jeu vidéo était une chose rare, et un nouveau jeu, un événement ou une fête : si les Souls étaient des romans, nous y serions happés, car chaque mot pourrait être un piège ou une révélation, et fermer le livre avant la fin, une véritable défaite.
Là où la machine marketing veut fédérer autour de jeux accessibles à tous, les Souls fédèrent tout autant avec leur brutalité en rendant nécessaire l’entraide des joueurs.
Beaucoup de jeux effroyablement « exigeants » – je pense aux manic shooters, par exemple – récompensent le fait d’avoir surmonté la difficulté en offrant encore plus de difficulté. Pour les Souls, c’est un peu le cas, mais ces étapes successives de plus en plus difficiles vous font aussi voyager dans des lieux de plus en plus « mythiques » en apparence, comme si le jeu reconnaissait à contrecœur, car il est votre ennemi, votre victoire et votre apothéose.
La plus grande qualité de Dark Souls à mon sens est sa relation à l’apprentissage. Le jeu est une série de tutoriels par la douleur ponctués par un boss qui fait office d’examinateur ; un peu comme le disciple de maître Miyagi, on apprend malgré soi et on se surprend à devenir fort : dans les Souls, c’est le joueur qui monte de niveau, pas son personnage. Un exemple parlant est la forteresse de Sen : si jusqu’à présent vous aviez défait les ennemis par des techniques empiriques de positionnement et d’usage de bouclier, les hommes-serpents vous forcent immédiatement à trouver la meilleure stratégie pérenne, à savoir les contourner pour les frapper dans le dos. Au bout de la forteresse vous attend un golem d’acier de quarante mètres de haut... et c’est par-derrière que vous devrez frapper – aussi impressionnant que se faufiler entre deux jambes colossales puisse sembler.
À la fin de ce long cheminement alternant apprentissage et examen vient le boss final, qui vous demandera de déployer vos meilleures stratégies. Et cette situation ne laisse pas sans questionnement : si tout le long de ce jeu j’ai vécu une préparation maintenant validée à la fin, je suis préparé à quoi réellement ? Au sommet de la montagne, on se met à rêver que l’escalade n’est pas finie. La devise des joueurs des Souls n’est-elle pas Le vrai défi commence maintenant ! ?
Une autre avancée fondamentale apportée par les Souls est le multijoueur. Beaucoup de jeux encore aujourd’hui distinguent multijoueur et jeu solo. Dans les Souls, toutes les parties coexistent, à la fois sur un plan technique mais aussi dans le background de l’histoire : chaque partie est comme une histoire contée par une personne différente – tel est le véritable récit du mythe. Les joueurs se glissent dans votre partie comme des fantômes ; ils sont là pour vous compliquer la vie ou au contraire vous sauver, leurs indices franchissent la barrière de la langue par un système de messages prétraduits, ils sont bien souvent de ceux qui vous apprennent les dangers de ce monde, comme plus tard vous les ferez découvrir aux autres, comme dans une longue chaîne silencieuse.
J’ai travaillé à plusieurs projets avec l’illustrateur Quentin Vijoux, qui est passionné d’open world. Il a un « critère Vijoux » d’estimation des jeux. Ce critère associe la qualité d’un jeu au fait que, si on voit un élément de jeu dans le lointain (par exemple une montagne, une tour, un puits de lave...), on puisse effectivement y aller, et que, au moment où l’on s’y trouve, on voie le lieu initial. C’est un peu compliqué, mais cela permet de voir si l’univers est cohérent, dense, voire signifiant sous plusieurs perspectives. Dark Souls est un jeu qui dans ce domaine domine totalement. Comment penser que cet abysse que vous voyez au début sera le lieu de vos futurs tourments ? Comment imaginer que la lave que vous avez eu des difficultés à éviter au pied de l’arbre-monde sera un jour votre source de lumière au travers d’une fenêtre dans des catacombes lointaines ? Tout a un sens, tout est lié au niveau de la direction artistique, et tout fait vrai. C’est une sensation d’immersion unique, compte tenu de la complexité naturelle de cette typologie de jeu.
Avec leurs dieux oubliés, leur quête du Graal, leurs spectres, les Souls sont moins une aventure de fantasy ou même héroïque que mythique. Si les héros sont effectivement destinés à triompher, l’univers des jeux Souls n’en relève pas moins de la tragédie. Les dieux oubliés ou déchus dominent un monde abandonné, hanté par les serviteurs géants et les troupes dégénérées de ces divinités ; l’immortalité, cette quête classique de l’homme, apparaît ici comme un fléau et tous aspirent à la mort. Le feu qui nous anime doit être éteint et les cycles doivent être brisés. La quête du joueur vise, exceptionnellement, à un déséquilibre des forces cosmiques, qui est présenté comme nécessaire à l’avènement d’une nouvelle ère.
Si l’on excepte la cinématique d’introduction, qui peut être passée sans risque de nuire à la compréhension générale, l’histoire des Souls ne vous est pas infligée par des dialogues longuets et obligatoires. En fait, même si vous notez chaque élément de jeu, l’histoire ne va pas vous paraître claire, elle va être le sujet de débats avec d’autres joueurs. Dark Souls démontre que l’histoire est accessoire au récit, peut-être même, idéalement, accessoire au plaisir de jeu (et j’écris cela alors que mon métier est de fabriquer des histoires !). On n’explore pas dans les Souls le fil d’une simple aventure, mais un mythe : personne ne sait quand exactement Ulysse partit et revint ni quel fut son parcours exact, mais on sait qu’il rencontra sirènes et cyclopes, sorcières et monstres effroyables. Dans les Souls, vous devrez vous embarquer dans une quête pour la lumière ou l’ombre, et vous affronterez des chevaliers géants, des harpies sinistres et une princesse à la queue de dragon.
Ainsi les Souls jouent-ils sur ce que Kubrick nommait « la part obscure de l’imagination », c’est-à-dire l’appropriation par chacun d’un récit et le fait qu’il se transforme en cette symbiose mystique composée de ce que le jeu vous donne et ce que le joueur lui apporte. Dans des jeux rigides, consistants et canoniques comme ceux des licences vouées à être déclinées sur plusieurs supports, il n’y a qu’une histoire, qu’un jeu unique qu’on vous propose de jouer, éventuellement de façon optimum (les fameux objectifs optionnels). On peut dire qu’il y a autant de Souls que de joueurs – chacun ayant repeint ces donjons glauques de la peinture unique de son imagination.
Ce travail sur la part obscure de l’imagination et sur la fascinante étrangeté est véritablement intentionnel : les auteurs dépersonnalisent les modèles d’ennemis, par exemple en attribuant à ces derniers des noms génériques, pour leur donner le moins de lore1 possible (enfin, d’après les documents que l’on peut lire sur le sujet, en tout cas).
Les Souls restent des jeux qui vous hantent véritablement – comme si vous étiez leur jouet plutôt que leur joueur. Après avoir fini mon premier Dark Souls, j’en ai rêvé pendant quinze jours. Et nul joueur accompli ne peut aller aujourd’hui visiter Chambord sans avoir la sensation très étrange de posséder l’endroit. Comme tout bon titre, les Souls exigent un travail « hors jeu » de la part du joueur : c’est souvent une fois la console éteinte qu’on trouve les solutions, après avoir retourné calmement l’obstacle dans sa tête.
C’est aussi, avec la dimension mythique, le retour d’un genre peu exploité dans la culture moderne, qui est la tragédie. Vous mourrez, c’est fatal, mais même si après vos très nombreuses morts vous parvenez au bout, vous avez la sourde intuition que rien de bien joyeux ne vous y attend. D’ailleurs, dans les trois Souls, le boss de fin n’est pas simplement l’ultime mise à l’épreuve : c’est un adieu, un chant du cygne mutuel et on ne nous superpose pas à cette ultime danse de la mort des chœurs violents, mais des musiques plutôt douces et mélancoliques.
Aujourd’hui, l’influence des Souls, et particulièrement de Dark Souls premier du nom, est difficile à estimer, car nous sommes encore trop près de son atterrissage cataclysmique dans l’univers de la création ; Out There, le jeu qui légitime ma présence dans cet ouvrage à travers sa préface, reprend évidemment l’audace de mécanique brutale, de retour à zéro en cas d’échec et de narration élusive développée dans les œuvres de From Software, mais il est fort probable que pendant très longtemps, beaucoup de jeux ne soient que des déclinaisons-concaténations des nombreuses initiatives révolutionnaires prises par la trilogie des Souls.
FibreTigre, cocréateur d’Out There, auteur de fictions interactives
1 Histoire et intrigues prenant place dans le monde du jeu (N.D. É.).
Mettre un pied dans l’univers des Souls s’apparente à une épreuve en soi. Ces jeux sont en effet précédés de leur réputation d’œuvres exigeantes, à la difficulté implacable. Une caractéristique qui est d’ailleurs à l’origine du succès de la série, puisque le bouche-à-oreille qui a sorti Demon’s Souls de l’anonymat s’est essentiellement appuyé sur le défi redoutable et anachronique lancé par le jeu. Une « qualité » à double tranchant, susceptible d’attirer les joueurs chevronnés, avides de sensations oubliées depuis la multiplication des jeux assistés, mais aussi de décourager ceux qui craignent de ne pas réussir à surmonter la difficulté.
Ce sentiment de crainte est très fort lorsque l’on s’attaque à l’un des Souls, et persiste tout au long du jeu. Il en est la sève. Les épisodes de la série1 ne font aucun cadeau aux impatients, aux imprudents et à ceux qui ne s’impliquent pas un minimum dans l’aventure. Le tutoriel lui-même, grandement incomplet, n’est là que pour apporter les bases nécessaires pour avancer et se défaire des premiers ennemis. Le reste, le joueur doit le découvrir par lui-même. Il est pour ainsi dire lâché dans la nature, dans un environnement hostile où tout est à apprendre, à découvrir et à assimiler.
C’est cet aspect abrupt et rudimentaire qui s’offre au premier regard et peut rebuter le joueur incertain de ses capacités. Pourtant, si l’aura de la série s’est bien forgée sur sa difficulté et sa profondeur de jeu, elle est aussi à l’origine de nombreux malentendus. À force de matraquage marketing, de bouche-à-oreille biaisé, le défi corsé lancé par les Souls a fini par prendre le pas sur toutes les autres qualités des jeux en question. Pire, la difficulté a fini par se voir considérée comme une fin en soi plutôt que l’occasion de vivre un certain type d’expérience, associé à des émotions ou sensations particulières. Le créateur de la série, Hidetaka Miyazaki, s’est maintes fois exprimé à ce sujet. Pour lui et depuis le début, la difficulté n’a jamais été que le moyen retenu pour offrir aux joueurs un sentiment d’intense exaltation après le franchissement d’obstacles en apparence insurmontables. Surtout, il a toujours mis un point d’honneur à ce que tout le monde ou presque puisse venir à bout des jeux : la clef de la réussite ne réside pas dans l’agilité du joueur et sa virtuosité manette en main, mais plutôt dans son sens de l’observation, de la stratégie, et sa maîtrise de soi.
À condition d’accepter d’y mettre du sien et de s’immerger pleinement, tout joueur peut tenter l’aventure Souls. Sa difficulté ne doit pas être vue comme rebutante, mais comme une composante de l’expérience de jeu, propice à susciter des sensations fortes. Les morts y sont fréquentes, certes, mais jamais rédhibitoires. Ici, la mort n’est pas un game over, mais s’impose au contraire comme un élément indissociable de la progression. La mort comme apprentissage, comme cycle de tentatives renouvelées jusqu’à l’assimilation complète des mécaniques de jeu, de l’environnement, du positionnement des ennemis, de l’attitude des boss. La mort dans les Souls ne doit pas faire peur ni décourager. C’est en cela que la réputation de la série lui a fait autant de mal que de bien. En se focalisant trop sur un élément précis, qui plus est potentiellement frustrant, on perd de vue l’expérience dans son ensemble.
Il est d’ailleurs intéressant de constater qu’il existe de nombreuses manières de vivre l’aventure. Les Souls offrent une telle variété d’approches qu’ils peuvent en dire long sur les joueurs qui s’y essaient. Le plus fascinant, c’est que même ceux qui ont joué, voire terminé une fois l’un de ces jeux sont probablement passés à côté d’une grande partie des détails qu’ils recèlent. La richesse inépuisable des Souls ne s’offre qu’aux plus curieux et observateurs, et c’est cela qui en fait des jeux exigeants, plus encore que la difficulté, qui n’est finalement qu’un moyen.
On peut presque dire qu’il existe autant de Souls différents que de joueurs. Certains vont se concentrer uniquement sur la maîtrise des mécaniques de jeu, la recherche des objets et équipements rares, la difficulté rehaussée à chaque New Game + ou encore les possibilités offertes par le système en ligne. D’autres vont plutôt se laisser enivrer par l’atmosphère poisseuse et fascinante des différentes zones. D’autres encore vont réaliser un véritable travail d’investigation pour comprendre les enjeux de l’univers et des personnages rencontrés. Et, bien sûr, il y a ceux qui vont chercher à vivre la totalité de l’expérience proposée sans mettre de côté un seul élément, en se laissant absorber par la profondeur insondable des jeux et en poussant le « roleplay » à son paroxysme. Même si le génie réel de Demon’s Souls et Dark Souls n’apparaît qu’en embrassant du regard le tableau complet, il n’existe pas à proprement parler d’approche plus valable qu’une autre. La communauté des passionnés des Souls trouve son intérêt dans la disparité de ses membres, aux approches différentes. C’est d’ailleurs cette même communauté qui a permis de découvrir les innombrables secrets qui parsèment les jeux : un concept présent au sein même des aventures à travers le système en ligne, qui donne la possibilité de laisser des messages visibles par les autres participants. Des aventures en solitaire, mais où les joueurs se montrent solidaires et peuvent s’entraider. Un paradoxe qui témoigne de l’originalité de l’expérience imaginée par les équipes de From Software.
Le présent ouvrage vise à proposer une vue d’ensemble des éléments qui composent les Souls. À nos yeux, il aurait été impensable d’adopter un angle précis dans le cadre d’une approche générale, tant la puissance des jeux tient justement à la manière dont les différents ingrédients interagissent entre eux pour donner naissance à une œuvre riche et cohérente. C’est pourquoi nous allons, pas à pas, tenter d’offrir cette vue d’ensemble de la série et de ce qu’elle nous propose, mais aussi d’en comprendre l’essence. Ce qui passe dans un premier temps par un retour aux origines.
Si l’ambiance des Souls est si lugubre et ensorcelante, c’est parce que les jeux déploient avec finesse un univers dit de darkfantasy. Il s’agit à l’origine, en littérature, de l’un des sous-genres de la fantasy : difficile d’en proposer une définition unique, tant il est vrai que les nombreux romans qui se réclament de la dark fantasy n’entretiennent parfois entre eux que des rapports très éloignés. Il est toutefois possible d’isoler des tendances communes, notamment dans la manière de raconter des histoires plus sombres et moins manichéennes que celles des récits classiques de fantasy, par exemple en intégrant des éléments horrifiques appuyés ou en floutant la frontière entre le Bien et le Mal. Le climat général est inquiétant, mélancolique, parfois dépressif ou cauchemardesque. Les créatures malfaisantes ou démoniaques sont légion : goules, zombies, voire vampires... Les personnages ne répondent pas aux caractéristiques des héros traditionnels, animés par des valeurs nobles ou définis par leurs aventures épiques, mais ils offrent au contraire un visage plus ténébreux et violent, voire las et pessimiste. D’une manière générale, les œuvres de dark fantasy tendent à développer des récits fantastiques qui puisent leur source dans la facette sombre et ambiguë de l’humanité, et dans les questionnements philosophiques qui peuvent l’animer : le rapport aux forces supérieures, la peur du vide et de l’inconnu.
Le style de récit et d’univers peut toutefois grandement varier d’une œuvre à l’autre. Il est par exemple facile de distinguer les scénarios de dark fantasy comme ceux des Souls, qui se déroulent dans un univers médiéval fantastique typique de la fantasy – la teneur horrifique en plus – , des créations qui prennent place dans un contexte contemporain. Les Chroniques des vampires d’Anne Rice ou certains récits de Clive Barker (Everville) en sont des exemples probants. Ce qui n’empêche en rien les connexions évidentes entre ces représentations. Pour preuve, le fait qu’un auteur de dark fantasy comme Neil Gaiman (Sandman, Coraline) a travaillé au scénario du film La Légende de Beowulf de Robert Zemeckis n’a rien d’anodin. L’épopée germanique de Beowulf compte en effet parmi les sources matricielles du genre qui nous intéresse, en particulier dans la manière dont ce poème épique a convoqué une imagerie de l’horreur au sein de son atmosphère fantastique, à travers le monstre Grendel et sa mère.
Historiquement, les prémices de la dark fantasy remontent au début du XXe siècle, avec les romans et nouvelles de Gertrude Barrows Bennett (The Nightmare, The Elf-Trap, Behind the Curtain...), parus à partir de 1917. Puis avec les histoires courtes terrifiantes imaginées par Howard Phillips Lovecraft, considéré comme le pionnier de l’horreur moderne. Cet auteur, célèbre avant tout pour son mythe de Cthulhu, imagina une cosmogonie originale peuplée de dieux extraterrestres monstrueux, dont fait partie Cthulhu, créature immense à mi-chemin entre la pieuvre et le dragon. Ce qui faisait la force de Lovecraft, c’était sa capacité à suggérer l’indicible, à faire ressentir la terreur viscérale face à l’absolu, à ce qui dépasse l’imagination humaine. Par sa manière de mêler imaginaire fantastique au langage de la peur tout en illustrant des thématiques comme la destinée, le savoir interdit ou le contrôle par des forces supérieures malfaisantes, Lovecraft a inspiré de nombreuses générations d’auteurs de darkfantasy et d’épouvante.
Certains de ses amis proches œuvrèrent aussi dans le registre de l’horreur mêlé à la fantasy. C’est le cas de Clark Ashton Smith, à travers plusieurs recueils de nouvelles comme Zothique, Xiccarph ou encore Hyperborea. On peut également signaler l’apport d’August Derleth, plus connu pour avoir été le premier éditeur de Lovecraft et pour avoir inventé le nom de « mythe de Cthulhu » pour désigner la cosmogonie imaginée par l’auteur2. Derleth a lui-même prolongé l’œuvre de Lovecraft par des récits se déroulant dans le même univers. Dans un registre plus proche de la fantasy classique, les aventures de Conan le Barbare (ou Conan le Cimmérien) créées par Robert E. Howard arborent des éléments propres à la dark fantasy3. Le Cycle d’Elric de Michael Moorcock, qui commença à paraître en 1961, est lui aussi considéré comme l’une des premières œuvres importantes du genre.
L’expression de dark fantasy elle-même ne commença d’être véritablement utilisée que dans les années 1970, à partir du moment où deux auteurs en particulier se réclamèrent de ce genre : d’un côté, Charles Lewis Grant, plus proche du registre horrifique et des univers contemporains, qui obtint plusieurs prix littéraires (Nebula, World Fantasy...) pour certains de ses recueils de nouvelles, tels Shadows ou Nightmare Seasons ; de l’autre, Karl Edward Wagner, éditeur et écrivain qui prolongea l’œuvre de Robert E. Howard et fut rendu célèbre par sa série relatant les voyages de Kane, antihéros plongé dans un univers de sorcellerie issu de l’heroic fantasy. Depuis, de nombreuses œuvres de dark fantasy furent publiées, comme La Compagnie noire de Glen Cook, Terre des Rêves de Brian Lumley, Les Seigneurs des runes de David Farland (alias Dave Wolverton), ou encore la saga La Tour sombre de Stephen King. Ce dernier, célèbre pour ses histoires d’épouvante comme Shining ou Carrie, s’est d’ailleurs toujours réclamé de Lovecraft, qu’il considère comme le maître de l’horreur. Dernièrement, la série du Trône de fer de George R.R. Martin a grandement popularisé le genre de la dark fantasy dans ce qu’il peut proposer de réaliste en matière de géopolitique et d’ambiguïté des relations humaines, dans un contexte médiéval où la magie reste en toile de fond.
Le genre, cependant, ne tarda pas à s’émanciper de la seule littérature pour aborder d’autres domaines. La bande dessinée, par exemple, lui donna des représentants de qualité avec les romans graphiques Sandman de Neil Gaiman ou encore les Chroniques de la Lune noire, création française de François Froideval avec pour les premiers tomes des dessins d’Olivier Ledroit, remplacé par la suite par Cyril Pontet puis Fabrice Angleraud. La série d’animation américaine Gargoyles, les Anges de la nuit fut aussi remarquée, dans les années 1990, pour son caractère ténébreux et sa réinterprétation d’éléments mythologiques – une ambiance plutôt osée pour une série mise à la portée de tous les publics, mais rappelons que le début des années 1990 avait aussi été marqué par l’excellente adaptation animée de Batman par Bruce Timm, un modèle d’atmosphère sombre et d’écriture.
Le domaine des jeux de rôle fut aussi alimenté en univers de darkfantasy. Plusieurs mondes liés à Donjons et Dragons s’inscrivirent dans ce registre, comme Ravenloft ou Dark Sun. On peut encore citer la série du Monde des Ténèbres ou encore Stormbringer, qui se déroule dans l’univers du Cycle d’Elric de Moorcock. La darkfantasy fit aussi les beaux jours des « livres dont vous êtes le héros », aussi appelés livres-jeux. Plusieurs séries comme les Défis fantastiques ou Sorcellerie ! mirent en scène des ambiances glauques, poussant le joueur à s’aventurer dans des labyrinthes sinistres pour affronter des créatures maléfiques, dans un climat parfois proche de l’horreur.
Les jeux vidéo eux-mêmes n’hésitèrent pas à déployer des atmosphères propres à la darkfantasy, en particulier celle de type médiéval associé à la sorcellerie. Avant l’arrivée des Souls, la série représentative du genre la plus connue était Diablo, des studios Blizzard. Avec son système de jeu accessible, ses donjons aléatoires, sa richesse et son style unique, le premier épisode, paru en 1997, avait réinventé le genre du hack and slash, également désigné sous l’appellation plus parlante en français de « porte-monstre-trésor », dont les ancêtres émérites ont pour nom Rogue (1980) ou Gauntlet (1985). Diablo se distinguait aussi par la profondeur de son ambiance, marquée par une descente aux enfers éprouvante, au cœur de souterrains lugubres peuplés de monstres démoniaques. D’autres séries apparaissent comme de dignes représentants de la dark fantasy, tels Legacy of Kain ou encore The Witcher. Réalisée par l’éditeur polonais CD Projekt, cette dernière série se présente d’ailleurs comme l’adaptation des romans et nouvelles d’Andrzej Sapkowski de la saga du sorceleur, alias Geralt de Riv. Bien qu’ancré dans un monde médiéval fantastique typique de la dark fantasy, peuplé de goules, vampires et magiciens, l’univers du Sorceleur offre une approche plus crue et réaliste que celle, plus poétique, éthérée et cauchemardesque, des Souls.
C’est en cela que la dark fantasy ne saurait être définie de façon très précise, tant les manifestations en sont diverses. Il n’en reste pas moins évident qu’elle représente le côté obscur de la fantasy en général, et qu’elle tend à montrer l’autre côté du miroir, en refusant de céder au manichéisme. Le Mal, quelle que soit sa forme – incarnation monstrueuse, suggestion symbolique, damnation, corruption – , y joue généralement un rôle de choix. Les intrigues ne débouchent pas nécessairement sur une résolution heureuse et visent plutôt à refléter les nuances et les ambivalences qui tapissent l’existence. Ambiguïté morale, peurs instinctives et noirceur sont les maîtres mots d’un genre qui refuse les schémas classiques. En somme, la darkfantasy vient titiller ce qu’il y a de plus enfoui en nous. C’est en cela qu’elle offre un terreau idéal pour l’imaginaire et la réflexion.
Né en Occident, ce genre a su éveiller l’intérêt de certains Japonais. Adeptes du métissage culturel et de la réappropriation des codes de la culture occidentale, ces derniers n’ont pas hésité à en livrer leur vision. Dans le domaine du manga, Bastard ! ! de Kazushi Hagiwara, Berserk de Kentarô Miura ou le plus récent Claymore de Norihiro Yagi font figure de références. Dans le jeu vidéo, les travaux de Yasumi Matsuno comme Vagrant Story ou Tactics Ogre firent date. Mais l’histoire qui nous intéresse a débuté en 1994, lorsqu’une petite société de développement japonaise prit la décision de créer un jeu de rôle dans un univers de dark fantasy à l’occidentale.
Fondé en 1986, le studio From Software s’était lancé, pour commencer, dans la création de logiciels et d’applications destinés aux entreprises. Ce n’est qu’au début des années 1990 que l’entreprise se décida à tenter l’aventure vidéoludique. Le président et producteur Naotoshi Zin constitua une équipe d’une dizaine de personnes, dont les scénaristes Shinichiro Nishida et Toshiya Kimura, l’illustrateur Sakumi Watanabe ou encore le programmeur principal Eiichi Hasegawa. Une passion commune unissait la plupart pour les univers de dark fantasy, les jeux de plateau et les jeux vidéo, en particulier la série des Wizardry, jeux de rôle réalisés par Sir-tech qui avaient connu un grand succès sur les ordinateurs japonais au cours de la décennie précédente. La volonté des employés de From Software fut de rendre hommage à ces œuvres qui les avaient nourris, en réalisant un jeu de rôle prenant le contre-pied des productions locales du genre (Final Fantasy, Dragon Quest, etc.), qui serait marqué par les influences occidentales.
Le premier King’s Field vit le jour en décembre 1994 sur PlayStation, uniquement au Japon. Sans atteindre des ventes record, il n’en réussit pas moins à se faire remarquer, en raison de sa sortie quelques jours à peine après le lancement de la nouvelle machine de Sony. Sa vue à la première personne dans un environnement en véritable 3D était à l’époque quelque chose d’unique dans le domaine des jeux de rôle sur console. Le genre était en effet plutôt réservé aux ordinateurs, où des jeux américains influents comme Ultima Underworld, les Might and Magic ou encore Lands of Lore faisaient le bonheur des amateurs. King’s Field, fortement influencé par les jeux en question, défrichait donc un terrain encore peu exploité. Il reçut cela dit un accueil partagé : certains joueurs apprécièrent le défi que leur lançait le jeu, son approche âpre, son atmosphère noire et suffocante, son style épuré, la liberté d’exploration qu’il offrait ; d’autres furent rebutés par ses graphismes austères, sa difficulté extrême, l’absence d’indications, la construction labyrinthique, la lenteur des déplacements et des combats. En fonction des sensibilités et des approches, les qualités étaient perçues comme des défauts et vice-versa. From Software avait fait en tout cas son possible pour respecter la philosophie des jeux de rôle à base d’exploration de donjons complexes, d’affrontements stratégiques et d’ambiance ténébreuse.
Sur bien des points, King’s Field préfigure ce qui formera par la suite le cœur des Souls. Univers de dark fantasy, narration épurée, personnages peu loquaces et dépressifs, niveaux gorgés de pièges, système de combat centré sur la patience et l’observation (avec présence d’une jauge d’endurance empêchant les attaques incessantes) : tous ces éléments étaient déjà présents dans la première création de From Software. Au volet des différences, on peut noter la vue à la première personne, mais aussi un accompagnement musical continu, là où les Souls allaient opter pour une exploration majoritaire-ment silencieuse, à l’exception de certaines zones précises et des affrontements contre les boss. L’esprit des deux séries reste toutefois très proche.
Malgré les origines indéniablement occidentales de l’univers et du système de jeu de King’s Field, le premier épisode ne parut pas aux États-Unis, pour la simple et bonne raison que lorsque la PlayStation sortit enfin sur le territoire américain en septembre 1995, King’s Field II avait déjà vu le jour au Japon, au mois de juillet précédent. Il ne fallut en effet que quelques mois à l’équipe de From Software, toujours limitée à une dizaine de personnes, pour réaliser cette suite, souvent considérée comme le meilleur volet de la série. Bien que la recette en soit strictement identique, de légères améliorations graphiques et sonores ainsi qu’un level design encore plus retors, accentué par une exploration exempte de temps de chargement, ont contribué à en faire un épisode très apprécié des amateurs de la série. Sorti en juin 1996, King’s Field III, à titre de comparaison, a moins convaincu, malgré des tentatives intéressantes visant à proposer un monde ouvert plus varié, au détriment hélas de la dimension claustrophobique qui faisait le sel des deux premiers volets. King’s Field II et III sortirent aux États-Unis sous les titres de King’s Field et King’s Field II respectivement, pour ne pas perturber les Américains, qui n’avaient pas eu droit à l’épisode originel : chaque fois, l’accueil fut mitigé et partagé. La série resta confidentielle aux États-Unis et ne connut qu’un succès d’estime auprès de certains joueurs.
Après avoir enchaîné coup sur coup les trois premiers épisodes, From Software mit de côté l’univers des King’s Field pour lancer ensuite son autre série phare, Armored Core, qui reste à ce jour sa licence la plus importante, puisqu’elle compte plus d’une dizaine de titres. Toutefois, même si cette série de jeux d’action futuristes mettant en scène des mechas (robots japonais) n’entretenait aucun rapport avec l’univers oppressant des King’s Field, le studio de développement n’abandonnait pas l’idée de perpétuer l’héritage des jeux de rôle de darkfantasy. Shadow Tower, sorti au Japon en juin 1998, puis aux États-Unis en octobre 1999, ressemble à s’y méprendre à un épisode de King’s Field. Même vue à la première personne, même type d’univers glauque et sinistre (malgré la présence d’éléments plus contemporains comme les armes à feu), même système d’exploration et de combat. Shadow Tower apportait toutefois quelques nouveautés qui le différenciaient de ses prédécesseurs. Ainsi, les points d’expérience disparurent au profit d’une évolution automatique des caractéristiques, en fonction des ennemis tués, à travers la récupération de leur âme – point qui n’est pas sans rappeler les Souls à venir. De même que l’absence de musique pendant l’exploration, ou encore l’introduction du poids et de la durabilité des équipements, obligeant le joueur à les faire réparer régulièrement.
Le quatrième King’s Field sortit sur PlayStation 2 en octobre 2001 au Japon, en mars 2002 aux États-Unis (où il fut appelé King’s Field : The Ancient City pour éviter les confusions), et même en Europe en mars 2003. L’esprit de la série fut maintenu, et l’équipe de From Software, alors composée d’une soixantaine de personnes, put tirer parti des capacités étendues de la PlayStation 2 pour offrir une aventure toujours plus immersive, avec une direction artistique plus étudiée. Ce fut d’ailleurs à l’occasion de cet épisode que l’illustrateur Daisuke Satake (l’un des artistes les plus importants des Souls) apposa sa marque. Il travailla aussi à Shadow Tower Abyss, la suite de Shadow Tower, qui ne sortit malheureusement qu’au Japon, en octobre 2003. Même si cette suite s’avérait plus aboutie que le premier volet, le désintérêt général du public pour ce style de jeu poussa From Software à mettre de côté les jeux de rôle à la King’s Field. Le studio de développement préféra alors se concentrer sur sa série phare, Armored Core, mais aussi divers jeux de mechas comme Metal Wolf Chaos ou la série Another Century’s Episode, le survival horror médiéval Kuon, le beat them all de 2009 Ninja Blade et des J-RPG plus traditionnels comme Enchanted Arms.
Des jeux pas toujours très réussis, voire franchement médiocres, qui finirent par conférer à From Software la réputation d’un développeur de seconde zone disposant de moyens limités. Un avis qu’il serait difficile de contredire, car, malgré le succès relatif des Armored Core, ayant permis au studio de croître considérablement, les productions de From Software ne furent jamais à la pointe de la technologie ni ne brillèrent par une finition exemplaire. L’histoire n’en a pas moins prouvé à plusieurs reprises que les petits développeurs parviennent parfois à transcender leurs faiblesses techniques pour proposer des expériences de jeu inoubliables, de Grasshopper Manufacture (Killer7, No More Heroes) à Access Games (Deadly Premonition) en passant par Cavia (Drakengard).
Avec une intégrité et une passion sans relâche, From Software avait su rendre hommage à tout un pan de la sous-culture américaine et au registre de la dark fantasy avec les King’s Field et les Shadow Tower. Des jeux qui sous leur aspect peu reluisant avaient réussi à offrir des aventures à la fois exigeantes et enivrantes à ceux ayant pris la peine de s’y immerger. Au fil des années, le studio enrichit petit à petit sa formule. Six ans après Shadow Tower Abyss sortait Demon’s Souls, dont le succès permit à de nombreux joueurs de découvrir cette interprétation japonaise d’un genre occidental. La création de Hidetaka Miyazaki, originale sur bien des points, s’inscrivait en vérité dans la continuité directe des précédentes productions de From Software. C’est pourquoi ce petit point historique était nécessaire, car comprendre les origines d’une œuvre aide aussi à mieux l’appréhender, à mieux saisir l’essence qui l’anime. Les Souls sont d’une telle richesse que, pour les analyser, il est important de s’y aventurer à tâtons.
Boletaria, Lordran, Drangleic. Ces noms désignent les trois univers qui accueillent le joueur dans, respectivement, Demon’s Souls, Dark Souls et Dark Souls II. Trois jeux, trois contextes, et pourtant une même philosophie et des expériences très proches. À l’instar des King’s Field et des Shadow Tower, les Souls sont des jeux de rôle proposant un voyage ardu au cœur d’un monde menaçant et déliquescent. Courage, patience et persévérance sont les qualités requises pour ces aventures. Pour autant, le périple mérite d’être tenté, car les sensations à la clef valent bien tous les dangers traversés.
Avant de se lancer dans l’un des jeux, le joueur doit avoir bien conscience que plus il décidera de s’impliquer et de s’immerger, plus grande sera la récompense. Les Souls ne sauraient être appréhendés comme un simple passe-temps susceptible d’occuper une demi-heure les soirs d’ennui. Pour profiter au mieux de l’expérience proposée, il est nécessaire de comprendre que les Souls font partie de ces œuvres qui réclament une attention constante et ne livrent leurs trésors qu’aux plus engagés. C’est d’ailleurs le seul prérequis avant le grand saut. Nul besoin d’être un joueur aguerri pour tenter l’aventure. Il faut simplement accepter de se prêter au jeu – de rôle. Le cheminement est long et difficile, mais il est aussi susceptible de marquer profondément.
Les Souls, c’est d’abord une atmosphère qui happe dès les premiers instants. Des notes de musique glaçantes des introductions aux premiers décors, qui offrent des paysages de désolation évocateurs, les jeux déploient chacun une ambiance sépulcrale et mélancolique. Au sein de ce contexte médiéval fantastique, la dark fantasy trouve là une de ses manifestations les plus inspirées. La corruption et la malédiction forment les racines des histoires racontées. Dieux oubliés, démons, ténèbres, créatures damnées : le champ lexical des univers concilie habilement imaginaire merveilleux et dimension horrifique. Les monstruosités qui barrent la route des joueurs semblent tout droit sorties d’un cauchemar, des goules aux araignées géantes, en passant par des chevaliers fantomatiques ou des dragons en putréfaction. À l’instar des œuvres les plus représentatives du genre, les Souls offrent peu de rayons de lumière. Habitants de ces mondes en ruine où le temps semble figé, les personnages sont las de leur existence, et les rares qui s’accrochent encore à l’infime espoir d’échapper à la malédiction finissent par sombrer dans la démence.
Le joueur est lâché dans ce contexte hostile avec le minimum d’explications. À la différence des King’s Field, la vue est ici à la troisième personne. Équipé d’un bouclier et d’une arme au choix (épée, dague, hache, arc, bâton de magie, etc.), il doit choisir l’approche qui lui convient le mieux pour explorer les terres maudites de Boletaria, de Lordran ou de Drangleic. Privilégier le corps à corps ou les attaques à distance, la mobilité ou la défense, le choix lui appartient, et il est du reste possible de changer de stratégie à tout moment dans l’aventure. Pour chaque ennemi vaincu, le personnage collecte un certain nombre d’âmes, qui servent à monter de niveau et ainsi améliorer les caractéristiques de son choix (vitalité, endurance, attaque, dextérité, magie, etc.). Si le joueur meurt, il réapparaît au dernier point de connexion (les archipierres dans Demon’s Souls ou les feux de camp dans Dark Souls). Il est alors possible de récupérer les âmes perdues à l’endroit même où avait succombé le personnage, à condition de ne pas décéder de nouveau sur le chemin, puisque les ennemis sont tous réapparus.
La mort, ainsi, n’est pas la fin du jeu. Elle n’est toutefois pas sans conséquence. Il existe en effet deux formes pour le personnage contrôlé par le joueur : d’un côté, la forme humaine, qui entre autres donne accès à toutes les interactions en ligne ; de l’autre, la forme spectrale (Demon’s Souls) ou la carcasse4(Dark Souls). Ce deuxième état comporte quelques pénalités, spécifiques à chaque jeu, que nous détaillerons dans le deuxième chapitre de cet ouvrage. À travers ce cycle de tentatives et d’échecs, exempt de game over, la mort fait donc partie intégrante de la mécanique des trois aventures, mais elle n’est pas pour autant à prendre à la légère. Elle agit comme une piqûre de rappel : le danger est partout, et il est important d’être constamment sur ses gardes et de ne pas se précipiter.
Pas à pas, le joueur progresse, entouré du bruit du vent, du cliquetis des armures, du râle des zombies. Il récupère des objets, des armes et des équipements sur des cadavres qui jonchent le sol, rappelant le sort qui attend ceux qui n’ont pas la force d’esprit pour mener cette quête à terme. Les sens sont aux aguets, les moments de répit sont très rares et il est impossible de mettre la partie en pause. Le jeu enregistre en effet constamment la progression et toute action accomplie est irréversible. Chaque rencontre avec un ennemi exige une concentration maximale, et la tension atteint son paroxysme lorsqu’un boss se dresse sur la route, accompagné de son thème musical spécifique, qui renforce l’intensité de la confrontation. Le soulagement et la satisfaction n’en sont que plus grands à chaque palier franchi. L’environnement lui-même est tortueux et rempli de pièges à éviter ou de zones secrètes à découvrir. Petit à petit, le joueur assimile la logique qui régit ces univers, apprend par cœur les emplacements des ennemis, la construction des niveaux, les nombreux paramètres à prendre en compte pour la gestion des équipements, l’utilité des objets.
Le voyage proposé par les Souls s’apparente ainsi à une quête d’apprentissage pour le joueur. Apprentissage de la maniabilité, des règles du système de jeu et de la construction des niveaux. Apprentissage des techniques des ennemis et des boss. Apprentissage de ses propres limites, de la maîtrise de soi. Il ne suffit pas de monter de niveau pour être plus fort, le joueur lui-même gagne en expérience réelle à chaque obstacle surmonté. Et cette même expérience peut aussi servir à d’autres personnes qui auront choisi de tenter le périple. Sur le sol, des messages laissés par d’autres joueurs, dont les apparitions fantomatiques de quelques secondes ponctuent parfois l’exploration, donnent des indications précieuses ou peuvent suggérer de fausses pistes. Les traces de sang sur le sol, si elles sont touchées, montrent les derniers instants d’un joueur ayant succombé. Autant d’éléments qui peuvent aider à surmonter des obstacles et combattre la solitude qui règne dans ces contrées inhospitalières.
Malgré les interactions en ligne, brumeuses et éphémères, le joueur est indéniablement seul. Les quelques personnages rencontrés n’inspirent pas toujours confiance, et rares sont ceux qui vont accepter de prêter main-forte. Pire, certains qui auront sombré dans la folie finiront même par se retourner contre le joueur. L’atmosphère générale, bien que fascinante, est aussi pesante. Des châteaux en ruine aux marais pestilentiels, en passant par des cavernes plongées dans l’obscurité ou des forêts malfaisantes, les différentes zones traversées n’inspirent qu’un sentiment d’inconfort, de malaise ou de désolation. Les terreurs primitives – peur du noir, claustrophobie – et les mises en perspective – structures immenses, sensations de petitesse face aux décors – alternent pour rappeler au joueur qu’il n’a pas la maîtrise de son environnement. Une épopée solitaire au cœur des ténèbres.
Les raisons de la présence du joueur au sein de ces univers sont elles-mêmes floues. D’un objectif commun – lever une malédiction – , les histoires des Souls tissent un arrière-plan dense qui doit être reconstitué si l’on veut comprendre les enjeux réels qui se trament dans ces mondes dévastés. Cela passe notamment par l’écoute attentive des récits des personnages rencontrés, par la lecture scrupuleuse des descriptions des objets et équipements, par l’observation minutieuse des décors et de l’apparence des ennemis. Le fait que la narration se trouve ainsi diluée en toile de fond, presque invisible, contribue à renforcer le sentiment que le joueur a tout à découvrir. Il est libre d’explorer, de réfléchir, d’agir. Certaines actions peuvent avoir des conséquences irréversibles, et le déroulement de la trame se plie ainsi subtilement, voire insidieusement, aux agissements du joueur. Ici, nul choix de dialogue : le personnage est muet. Les Souls préfèrent le non-dit, l’indicible. Quitte à cacher des pans entiers de ses possibilités aux joueurs habitués à la narration claire et directe. Le chapitre III du présent ouvrage s’évertuera à offrir la description la plus complète possible et des interprétations détaillées de ces toiles de fond, bien plus riches que ce que leur mise en retrait peut laisser supposer.
Cette introduction à la série visait avant tout à porter un regard global sur ce qui en fait l’essence, la philosophie, à travers ses origines, mais aussi à proposer une mise en bouche de ce qui attend le joueur qui entame un épisode. Chaque Souls propose une aventure différente et des variations plus ou moins importantes dans les mécaniques de jeu. Mais ils obéissent à une même logique, à une même sensibilité. Les quêtes, parsemées d’embûches, offrent un voyage inoubliable au cœur d’univers de dark fantasy profonds et séduisants. Chaque détail a été méticuleusement travaillé pour livrer une expérience de jeu intense qui regorge de richesses et de secrets. La série témoigne en effet d’un processus créatif passionnant, qui en dit long sur les intentions des développeurs et aide à mieux comprendre pourquoi les Souls sont des œuvres uniques dans le paysage vidéoludique.
1 Bien que l’ouvrage soit intitulé Dark Souls. Par-delà la mort, il intègre aussi Demon’s Souls, dans la mesure où ce dernier est issu du même moule, du même créateur, et pourrait à bien des égards être considéré comme le premier épisode de la « série ».
2 Pour évoquer sa cosmogonie, Lovecraft utilisait plutôt l’expression inventée « Yog-Sothothery », en référence à une autre de ses divinités : Yog-Sothoth.
3 Lovecraft, Clark Ashton Smith et Robert E. Howard ont tous été publiés dans la revue américaine Weird Tales (contes étranges) dans les années 1920-1930.
4 Le terme de carcasse est souvent utilisé par les joueurs pour désigner l’apparence « zombifiée » du personnage principal quand il n’est pas humain. Il s’agit d’un abus de langage. En effet, dans le scénario, la carcasse correspond en fait à l’état terminal de cette forme de mort-vivant, quand l’être humain a définitivement sombré dans la folie (voir le chapitre III).
Damien Mecheri
Passionné de cinéma et de jeu vidéo, il intègre la rédaction du magazine Gameplay RPG en 2004 en signant plusieurs articles du deuxième hors-série consacré à la saga Final Fantasy. C’est avec cette même équipe que Damien poursuit son travail en 2006 au sein d’une autre publication intitulée Background, avant de continuer l’aventure sur Internet, en 2008, avec le site Gameweb.fr. Depuis 2011, en plus d’une expérience de journaliste radio, il écrit des articles consacrés à la musique pour de nombreux ouvrages édités par Pix’n Love tels que Zelda. Chronique d’une saga légendaire, Metal Gear Solid. Une œuvre culte de Hideo Kojima, La Légende Final Fantasy VII et IX, Castlevania. Le Manuscrit maudit ou encore BioShock. De Rapture à Columbia. Il est aussi auteur des ouvrages : Video Game Music. Histoire de la musique de jeu et La Légende Final Fantasy X.
Sylvain Romieu
Curieux de nature, rêveur contre nature, râleur chronique, mais également voyageur de passion, du réel à l’irréel il explore aussi bien le monde que les univers virtuels, toujours à la recherche de découvertes enrichissantes ou de cultures hétéroclites. Développeur de métier, il a cependant attrapé sa modeste plume voilà quelques années afin de décortiquer au mieux les atouts et la richesse du monde merveilleusement créatif du jeu vidéo. Il écrit sur le site Chroniques ludiques, notamment sur le sujet des RPG, son genre de prédilection.
En mai 2014, Hidetaka Miyazaki est devenu le président de From Software à la place de Naotoshi Zin, à la suite du rachat du studio de développement par Kadowaka Games. Un statut de la plus haute importance pour celui qui a dirigé le projet le plus fructueux de la boîte, Dark Souls. Pour autant, il n’a pas perdu de vue ce qui l’a amené à travailler dans ce domaine : une soif créative insatiable. Malgré sa nouvelle situation au sein du studio, l’une des conditions qu’il réclama et obtint lors de cette promotion fut de rester directeur créatif sur sa nouvelle œuvre : Bloodborne. Il put ainsi mener à bien la conception de ce successeur spirituel des Souls, tout en assumant ses nouvelles fonctions. Face à une telle envie de travailler, de créer, il est aisé de comprendre comment Miyazaki a pu grimper aussi rapidement les échelons.
Enfant, il vit dans la ville de Shizuoka. Curieux, avide de connaissances, le jeune Hidetaka Miyazaki emprunte de nombreux livres à la bibliothèque, car les revenus modestes de ses parents ne leur permettent pas de lui en acheter. Rapidement, il se met à lire des ouvrages trop complexes pour un enfant de son âge. Il s’amuse alors à interpréter et à imaginer à sa manière les éléments qu’il ne comprend pas. Avec la découverte de livres-jeux comme la série des Sorcellerie !, il développe un amour pour les univers de darkfantasy et les histoires sombres de chevaliers en proie aux ténèbres et au désespoir. À l’université, il obtient un diplôme de sciences sociales et est embauché en tant que gestionnaire de comptes pour l’entreprise américaine d’informatique Oracle. C’est aussi à cette période qu’il commence à s’intéresser aux jeux vidéo. Un jour, un ami lui fait découvrir Ico. L’œuvre de Fumito Ueda est une révélation, elle lui fait comprendre le potentiel du médium. Âgé de vingt-neuf ans, il se met à chercher un travail dans le milieu et épluche les rares offres d’emploi.
Ce n’est pas un hasard si son intérêt se tourne vers From Software, le studio ayant fait ses preuves dans le domaine de la darkfantasy avec les King’s Field et les Shadow Tower. Il est embauché en 2004. Son premier travail est consacré à la série Armored Core, en tant que codeur et planificateur des événements pour l’épisode Armored Core : Last Raven, sorti en 2005 sur PlayStation 2. Son implication, sa détermination et ses nombreuses idées lui valent la confiance de ses supérieurs, qui le placent à la direction d’Armored Core 4 puis d’Armored Core : For Answer. Une année lui aura donc suffi pour accéder au poste le plus important du processus créatif d’un jeu vidéo. Il ne faut ensuite que son audace et l’impulsion de Takeshi Kajii, producteur chez Sony, pour que Miyazaki puisse réaliser son rêve en dirigeant une œuvre baignant dans la darkfantasy, Demon’s Souls.
C’est l’histoire que ce chapitre vise à raconter. La création d’un jeu vidéo implique de nombreuses personnes, des dizaines, voire des centaines. Chaque membre de l’équipe est important et contribue à la bonne tenue de l’ensemble. Les rouages de ce processus sont complexes, chacun peut apporter des idées et des suggestions. Il est difficile de nier qu’il s’agit d’un travail collectif. Pour autant, nous avons choisi d’articuler la genèse de Demon’s Souls et de Dark Souls autour de la personnalité de Hidetaka Miyazaki.
Au cinéma, dont les productions fonctionnent aussi sur ce principe d’un rassemblement de talents et de divisions artistiques et techniques diverses, il est des œuvres qui obéissent à la vision d’un auteur unique. Celui-ci, sans être le seul dont dépend la réussite d’un projet, tend à souder tous les artistes et la main-d’œuvre à sa disposition pour donner vie à son propre imaginaire. L’orientation générale, les choix de mise en scène, l’écriture, toutes les grandes étapes du processus créatif dépendent de ses souhaits, de ses consignes. Le jeu vidéo fonctionne parfois de la même manière, et certains auteurs ont su se faire un nom, comme Hideo Kojima (Metal Gear Solid) ou Suda 51 (Killer7, No More Heroes). Il en est de même pour Hidetaka Miyazaki, dont la méthode de travail révèle clairement sa passion et sa propension à construire, superviser et valider chaque détail de son œuvre en gestation.
Sans les programmeurs, dessinateurs et autres membres des équipes de From Software, Demon’s Souls et Dark Souls n’auraient jamais pu voir le jour. Mais sans Hidetaka Miyazaki, ces mêmes personnes n’auraient jamais fourni un tel travail. Pour mieux s’en rendre compte, il est temps d’entrer dans les coulisses du processus créatif de ces jeux qui ont d’ores et déjà laissé leur empreinte dans l’histoire vidéoludique.
En 2006, le producteur Takeshi Kajii, de Sony Computer Entertainment, se rendit en visite dans les locaux de From Software. Fan de la série King’s Field, il ne put s’empêcher de demander si un nouvel épisode était en cours de réalisation. Une simple question qui entraîna une discussion plus constructive que prévu. Cela faisait en effet quelques années que From Software n’avait plus produit de jeux basés sur un univers de darkfantasy, le dernier en date étant Shadow Tower Abyss, sorti uniquement au Japon en 2003. Le studio avait préféré se concentrer sur son autre série phare, Armored Core, ainsi que d’autres jeux de mechas comme Metal Wolf Chaos ou Chromehounds.
La discussion prit fin avec la résolution de créer un jeu développé par From Software et produit par Sony. C’est ainsi que le projet Demon’s Souls, conçu pour la PlayStation 3 et le marché japonais, débuta à l’aube de l’année 2007. Dans un premier temps, pourtant, le développement se heurta à de nombreux problèmes de préproduction. Hidetaka Miyazaki, alors programmeur pour ce nouveau projet, fulminait de son côté, espérant prendre le contrôle du navire pour y apporter ses nombreuses idées. Avec le concours du producteur vétéran Masanori Takeuchi (Evergrace, Enchanted Arms, Ninja Blade), il fut affecté au poste de directeur créatif, qu’il venait tout juste d’occuper pour Armored Core 4, un épisode apprécié pour les nouveautés et les idées qu’il avait apportées à la série. Bien que fraîchement arrivé dans l’entreprise, à savoir en 2004, Miyazaki avait montré rapidement qu’il était capable de mener à son terme un projet important en y apportant à la fois du sang neuf. Tout en réalisant en parallèle Armored Cored : For Answer (qui sortirait en mars 2008 au Japon), Miyazaki s’investit donc pleinement dans l’aventure Demon’s Souls, avec une verve inépuisable et en supervisant constamment tous les aspects du jeu en construction.
La réalisation allait s’étendre sur deux ans. Au total, ce furent près de quatre-vingts employés de From Software qui participèrent au projet. Un chiffre qui témoigne du caractère relativement modeste de cette production, loin des blockbusters occidentaux sollicitant des équipes de plusieurs centaines de personnes. Après avoir régné en maître sur le marché des consoles jusqu’à la PlayStation 2, nombreux furent les studios japonais qui peinèrent à s’adapter à l’ère PlayStation 3 - Xbox 360, à la fois dans l’assimilation de l’architecture des machines et dans la gestion des ressources. From Software n’ayant jamais été un gros studio, Demon’s Souls fut conçu comme un projet de moyenne envergure, qui put bénéficier du soutien direct de Sony. Parmi les membres majeurs de l’équipe, il y eut le programmeur principal Jun Itô (Armored Core 4), le sound designer Yûji Takenouchi, le compositeur Shunsuke Kida, mais aussi des anciens du studio, comme l’un des responsables du système de jeu, Shinichiro Nishida, qui avait œuvré aux premiers King’s Field.
D’un commun accord, le producteur Takeshi Kajii et le directeur créatif Hidetaka Miyazaki décidèrent de créer un jeu entièrement original plutôt qu’une suite à King’s Field, qui allait néanmoins servir d’inspiration. L’idée fut de ne pas avoir à s’encombrer des contraintes inhérentes à la conception de suites, telle l’obligation de conserver des traits caractéristiques du système de jeu, de l’univers ou du scénario général. Il fallait que le projet, tout en épousant la philosophie propre à From Software, fût propice à l’apport d’idées novatrices, avec une liberté créatrice totale.
Même si Miyazaki a souvent déclaré ne pas s’être appuyé sur un jeu en particulier pour lancer la préproduction, il reste évident que la série des King’s Field a fourni des bases solides que l’on retrouve dans Demon’s Souls. La philosophie générale – un RPG aride et impitoyable dans un univers suffocant, ouvertement inspiré de la fantasy occidentale – ainsi que de nombreuses mécaniques de jeu ont fait le transit d’une œuvre à l’autre. Le diptyque méconnu des Shadow Tower, autre réalisation de From Software ayant des gènes communs avec les King’s Field, a lui aussi servi de source d’inspiration : on y retrouve notamment le fait de collecter les âmes pour améliorer les caractéristiques du personnage.
La matière principale qui anima la création de Demon’s Souls est néanmoins plus ancienne. Miyazaki comme Kajii sont de grands amateurs de « livres dont vous êtes le héros ». Ils furent notamment bercés par les séries des Défis fantastiques et Sorcellerie !, en particulier les histoires prenant place dans le monde fictionnel de Titan. Ils ont aussi beaucoup de considération pour les premiers C-RPG1, avec en tête la saga Wizardry, qui avait connu un grand succès au Japon. C’est justement cet amour du médiéval fantastique à l’occidentale et des univers de dark fantasy qui avait conduit From Software à réaliser les King’s Field dans les années quatre-vingt-dix. Ce sont donc ces racines communes qui donnèrent naissance à Demon’s Souls, ainsi pour Hidetaka Miyazaki que des sources d’inspiration plus personnelles, comme les vieux mythes anglo-saxons (le roi Arthur, Beowulf...) et des œuvres matricielles de la darkfantasy, tel Conan le Barbare de Robert E. Howard.
À l’heure des jeux assistés – tutoriels à rallonge, checkpoints, défi quasi inexistant, etc. – , Miyazaki et Kajii tombèrent d’accord pour renouer avec une approche anachronique du RPG pour concevoir Demon’s Souls. Au même titre que pour les King’s Field, l’idée fut de retrouver avec l’esprit des C-RPG et plus particulièrement des dungeon crawlers – jeux de rôle centrés sur l’exploration de donjons labyrinthiques remplis de monstres et d’objets à dénicher – qui firent le bonheur des années quatre-vingt.
Pour autant, et même si l’œuvre de From Software s’est forgé une réputation de jeu très difficile et exigeant, au point de voir le bouche-à-oreille en faire le principal argument du jeu, il faut bien comprendre qu’il n’a jamais été question de proposer un défi particulièrement corsé et implacable pour le simple plaisir de malmener le joueur. Miyazaki s’est régulièrement élevé contre ce malentendu, comme dans cette interview accordée à Game Informer : « Rendre le jeu difficile n’a jamais été le but. On cherchait avant tout le moyen de faire ressentir une sensation d’accomplissement. Nous avions compris que la difficulté était l’un des moyens pouvant offrir ce puissant sentiment de réussite, à travers la création de stratégies, le franchissement d’obstacles et la découverte