De l’autre côté du rêve - Célia Sampol - E-Book

De l’autre côté du rêve E-Book

Célia Sampol

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Beschreibung

Léa et Viktor vivent dans deux époques et deux cultures différentes. Elle est journaliste à Marseille en plein confinement, lui, chanteur de rock underground sous la censure soviétique. A priori, rien ne les relie. Ils vont pourtant se retrouver à travers les rêves et lors d’un voyage astral qui conduira Léa en mars 1990 en URSS. Ensemble, ils passeront trois jours intemporels à cheminer à l’intérieur d’eux-mêmes et à redécouvrir la profondeur du lien qui les unit.


À PROPOS DE L'AUTRICE

Célia Sampol écrit pour créer un trait d’union entre son âme et la matière. À la suite d’une série de rêves en rapport avec le chanteur soviétique Viktor Tsoï, elle décide de prendre la plume pour partager avec nous ses voyages dans son premier roman.

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Célia Sampol

De l’autre côté du rêve

Roman

© Lys Bleu Éditions – Célia Sampol

ISBN : 979-10-422-1070-0

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Ce livre s’appuie sur une libre inspiration de la vie de Viktor Tsoï.

À tous ceux qui cherchent la Vérité,

Ne cherchez pas, vous ne trouverez pas ;

Ne cherchez pas, mais trouvez ;

Ne cherchez pas, et vous trouverez.

Lao Tseu

Donc, je marche vivant dans mon rêve étoilé !

Victor Hugo, Ruy Blas

Première partie

Léa

Viktor

 

 

 

 

 

Washington, District of Columbia, États-Unis

Hiver 2011

 

 

 

9 h 19

 

Léa n’était encore jamais allée là-bas, de l’autre côté. Mais en se réveillant ce matin-là, elle avait ressenti l’appel de traverser ce pont.

Il était tôt et peu de voitures circulaient sur Chain Bridge1. Léa était sur la voie réservée aux piétons, à mi-chemin entre les deux rives, les mains plongées dans les poches de son manteau et le haut du corps appuyé contre la rambarde en fer. Elle pouvait sentir le contact froid du métal contre son ventre et sa poitrine à travers ses épais habits noirs d’hiver. Ses cheveux châtains ondulaient dans la brise qui était à cette époque de l’année, sur la côte est des États-Unis, glaciale comme une lame. Elle avait les yeux rivés vers les eaux gelées du Potomac, ce long fleuve au nom amérindien qui coulait sous ses pieds et qui délimitait la capitale américaine Washington DC de l’État de Virginie.

Léa avait 28 ans et elle venait de passer l’un des Noëls les plus tristes de sa vie. Que lui arrivait-il ? La peinture de son existence jusqu’alors lisse et immaculée commençait-elle à s’écailler ? Tout était pourtant bien parti… Elle était née et avait grandi dans le sud de la France, sous des températures douces et clémentes, au sein d’une famille aimante issue de la classe moyenne. Il n’y avait pas de guerre dans son pays, elle avait toujours eu de la nourriture dans son assiette et avait pu faire les études de journalisme qu’elle souhaitait. À 21 ans, l’envie d’explorer le monde avait commencé à envahir son cœur et elle était partie en Belgique pour suivre un cursus en journalisme européen. Là-bas, elle avait rapidement fait carrière, voyagé aux quatre coins de la planète et rencontré un fonctionnaire européen aisé et bien rangé avec qui elle avait emménagé. Elle filait droit dans sa vie et le plan semblait tout tracé. Pourtant, au fil des ans, Léa sentait monter en elle une forme d’agitation. Comme une force inexplicable et grandissante qui la poussait, une fois de plus, à vouloir tout déconstruire et tout bouleverser, à tenter de nouveau sa chance ailleurs et autrement, pour se réinventer et trouver ce quelque chose d’indéfinissable qu’elle recherchait ardemment. Un beau soir, alors qu’elle vivait encore à Bruxelles, elle avait visualisé une mappemonde dans sa tête et posé le doigt sur les États-Unis, décidant qu’après six ans de vie passés en Belgique c’était désormais là-bas qu’elle souhaitait poser ses valises. Elle s’était démenée pour décrocher un stage mal payé à Washington auprès de journalistes d’investigation américains et le visa qui allait avec. Par amour pour elle, son compagnon s’était organisé pour la suivre.

Dès son arrivée dans le pays, Léa avait tout de suite senti qu’elle avait fait le bon choix en partant explorer ces contrées inconnues qui allaient constituer, sans qu’elle ne s’en doutât encore, une étape inéluctable et incontournable sur son chemin vers elle-même. Sa nouvelle vie lui plaisait : elle se promenait dans les allées de la Maison-Blanche et du Congrès, buvait des Tall Coffees2 en lisant les journaux américains et partait en road trips sur les routes légendaires des États-Unis, traversant des étendues spectaculaires et rencontrant des personnes aussi fabuleuses que dérangées.

Quand les premières craquelures avaient-elles commencé à apparaître ? se demanda Léa en observant les mouettes rieuses planer au-dessus du fleuve. Peut-être était-ce le jour où elle s’était vu proposer un contrat à durée indéterminée par la principale agence de presse française basée à Washington ? Trop excitée par la nouvelle, elle n’avait pas hésité une seconde et avait accepté. Son partenaire, lui, avait perdu patience : il voulait rentrer en Europe pour retrouver son ancien travail et fonder une famille avec elle. Puis Léa avait croisé le chemin de ce photographe britannique dont elle s’était éprise, sans vraiment s’y attendre. Avant même qu’il ne se passât quoi que ce soit avec lui, elle l’avait avoué par loyauté à son compagnon, ce qui avait fini d’enfoncer le dernier clou dans leur relation déjà ébranlée. Après bien des pleurs et des discussions, ils s’étaient finalement séparés, clôturant un chapitre de six années de vie commune. Quand ce dernier était rentré en Europe, Léa avait ressenti jusque dans sa chair la morsure de la culpabilité. Par-dessus le marché, elle avait à son tour eu le cœur brisé quand son fameux photographe lui avait appris peu de temps après qu’il avait candidaté pour un poste à Hong Kong et qu’il avait été accepté. Un mois plus tard, il s’était envolé pour l’Asie et elle ne l’avait plus jamais revu.

À présent, elle se retrouvait seule aux États-Unis, loin de sa famille et de ses amis, de surcroît en pleine période de Noël, se sentant à la fois abandonnée, coupable et profondément esseulée.

Léa poussa un long soupir en repensant aux douze derniers mois qui venaient de s’écouler. Un nuage de fumée blanche s’échappa de sa bouche. Je ne suis vraiment pas faite pour aimer ni être aimée, songea-t-elle. Je ne sais pas faire, ça ne marche jamais. Soit je fais trop souffrir les autres, soit c’est moi qui souffre. Moi qui croyais au véritable amour… Le vrai, le pur, le divin, le transformateur ! Existe-t-il quelque part sur cette Terre un être avec qui je pourrais un jour le partager ? Il n’y eut aucune réponse.

Léa plongea un peu plus profondément les mains dans les poches de son manteau pour les réchauffer. À tel point que si la rambarde venait soudain à céder, elle tomberait directement une trentaine de mètres plus bas dans le Potomac sans avoir le temps de se rattraper à quoi que ce soit. Mais pourquoi la rambarde céderait-elle ? Bien que ce pont se fût effondré sept fois depuis sa création en 1797 et qu’il eût été reconstruit les quelques avant-dernières fois par le biais de puissantes suspensions de chaînes, d’où le surnom de « Pont des Chaînes » qui lui avait été attribué, c’était impossible. Et ce n’était pas la silhouette fine et longiligne de Léa appuyée contre cette rambarde qui allait changer quelque chose. Comme il était improbable qu’elle puisse ne serait-ce qu’envisager de sauter dans le vide. Ce n’était pas du tout son genre… En était-elle vraiment sûre… ? Une amie lui avait dit un jour que certaines personnes se donnaient la mort sans avoir eu au départ l’intention de se suicider.

Depuis le réveil, une indicible mélancolie s’était insinuée en elle. D’abord diffuse et lointaine, celle-ci s’était ensuite sournoisement rapprochée pour finir par agripper son cœur entre ses serres jusqu’à l’étouffer. À présent, Léa ne parvenait plus à s’en défaire. Ça va aller, murmura-t-elle, la gorge nouée, je dois rester forte… Elle ferma les yeux. Tout devint étrangement calme autour d’elle, comme si la brise glaciale était subitement retombée, que les mouettes avaient cessé de ricaner et que le Potomac ne faisait plus que très faiblement respirer. Léa se pencha en avant, juste un peu. Lentement, son esprit engourdi par le froid commença à s’abandonner aux brumes matinales qui enveloppaient le fleuve et l’attiraient à elles, bientôt son corps suivrait et basculerait lui aussi dans ces vapeurs mélancoliques et oniriques flottant au-dessus des eaux, l’oxygène viendrait alors à lui manquer et Léa pencherait instinctivement sa tête en arrière pour tenter d’inhaler les dernières bouffées d’air puis…

— Mademoiselle ? Mademoiselle, vous allez bien ? Vous avez besoin d’aide ?

Léa sursauta et sentit une main sur son épaule. Elle rouvrit brusquement les yeux et tourna la tête pour comprendre d’où ce contact provenait. Elle entrevit alors dans le coin de son œil une personne – un homme ou une femme, elle n’aurait su dire sur le moment, mais cela importait-il vraiment ? – qui la tirait doucement vers l’arrière pour l’éloigner de la rambarde et s’adressait à elle d’un air bienveillant. Elle n’entendit pas ses paroles, vit simplement des lèvres bouger. Une vague de honte la submergea de la tête aux pieds. Le regard dans le vide, elle retira son bras en bafouillant quelques mots puis reprit sa marche sur le pont, ne sachant pas si elle partait dans la bonne direction. Elle n’avait qu’une envie : quitter cet endroit au plus vite.

Bouleversée, Léa ne se retourna pas avant d’être arrivée de l’autre côté. S’en voulant alors d’avoir été si abrupte avec cette personne qui avait simplement cherché à l’aider, elle jeta discrètement un coup d’œil derrière elle. Mais l’inconnu était parti. Léa resta interdite quelques secondes. Pfff je suis stupide… soupira-t-elle avec regret. Elle regarda à nouveau devant elle et continua à avancer le cœur lourd, quand elle aperçut au-dessus de sa tête une énorme pancarte arborant avec fierté le slogan de l’État américain dans lequel elle entrait : « Welcome to Virginia ! Virginia is for lovers ! »3.

Est-ce une blague que l’on me fait ? pensa Léa avec indignation. Puis, poussant au final un petit rire, elle releva le col de son manteau et franchit la frontière de la Virginie, glissant dans le même temps dans un nouvel état intérieur et entamant ses premiers pas sur le long chemin de la quête de soi qui s’ouvrait devant elle.

 

 

 

 

 

Leningrad, URSS

Hiver 1976

 

 

 

Le jeune Viktor était assis sur son lit, tête baissée. Ses cheveux noirs se balançaient devant son front comme de petites baguettes d’ébène. Il manipulait entre ses doigts une toupie colorée, sans véritablement jouer avec. Ses yeux bruns aux paupières étirées regardaient droit devant, d’un air pensif.

— Vitka mon chéri, viens voir qui est là !

Il ne bougea pas. C’était sa mère qui l’appelait, mais Viktor ne voulait voir personne pour le moment. Il n’était pas d’humeur à parler. Il ne répondit pas et continua de triturer le petit objet quand il entendit le parquet froid et poussiéreux craquer : quelqu’un approchait. Il releva la tête et tendit l’oreille. Un instant, il crut reconnaître ces pas, leur retenue, leur rythme lent et hésitant. Ce n’étaient pas les pas lourds et envahissants de sa mère, il en était persuadé. Son père avait les mêmes autrefois, lorsqu’il venait quelquefois dans sa chambre le soir pour l’embrasser sur le front et lui souhaiter bonne nuit. Viktor aimait ces moments.

C’est impossible ! pensa-t-il en secouant la tête. Son père était parti trois ans auparavant et les avait laissés, lui et sa mère. Il n’avait alors que onze ans. Viktor s’était senti abandonné et coupable aussi, persuadé que ce devait être un peu sa faute s’il avait quitté la maison. Sa mère lui avait assuré que ce coureur de jupons sans vergogne était tombé amoureux d’une autre femme et qu’il ne reviendrait pas. Viktor en avait voulu à son père pour ça. À présent, il avait quatorze ans, parlait relativement peu aux gens, se posait des questions sur son existence et avait pris l’habitude de camoufler ses émotions à l’intérieur.

Ne pouvant résister à la tentation, il se leva sans bruit et s’approcha de la porte sur la pointe des pieds. Il colla son oreille contre le vieux bois et retint sa respiration pour mieux entendre. Les pas avaient cessé. La personne était-elle partie ? Ou s’était-elle simplement arrêté de marcher ? Intrigué, Viktor posa son œil contre le trou de la serrure, sentant son cœur cogner contre sa poitrine. Il aperçut alors, de l’autre côté de la porte, un bout de chemise rayée rentrée dans un pantalon en velours usé. C’était un homme, cela ne faisait aucun doute. Mais qui cela pouvait-il bien être ? Sa mère ne l’avait pas prévenu qu’elle attendait de la visite…

Toc, toc, toc ! On frappa à la porte. Viktor retira sa tête d’un coup. Il hésita quelques secondes puis colla de nouveau son œil contre la serrure. Apparut alors dans son champ de vision une main nerveuse et musclée qui vint lentement se poser sur la poignée. Viktor recula d’un bond et courut s’asseoir derrière son lit, à même le sol. Il enroula ses bras autour de ses genoux et enfouit sa tête à l’intérieur. Il attendit quelques instants en serrant ses yeux très fort…

Un dragon majestueux passa devant lui. Il était entièrement coloré et volait en ondulant son corps puissant tel un immense serpentin. Ses écailles étincelantes scintillaient autour de lui en émettant des nuances aux mille reflets. L’énorme bête plongea son regard de feu dans celui de Viktor et gronda entre ses longues moustaches qui flottaient dans les airs :

— Un cadeau qui t’est destiné arrive. Prends-le.
— C’est de la part de mon père ?
— De la part du Très-Haut.
— Que suis-je venu faire sur Terre ?
— Tu le comprendras bien assez tôt.
— Es-tu vraiment réel ?
— Es-TU vraiment réel ? lança le dragon dans un dernier souffle embrasé.

Viktor ouvrit les yeux et se retourna. La porte de sa chambre grinça, un rayon de lumière pénétra dans la pièce et l’aveugla. Il ne put distinguer tout de suite la forme qui se présentait devant lui.

— Bonjour fiston, entendit-il.

Il resta paralysé. Était-il en train de rêver ? De rêver de sa vie ou de vivre son rêve ? Pourquoi ne pouvait-il pas bouger le petit doigt ? Sa mère lui avait un jour demandé s’il souhaitait que son père revienne. Bien sûr ! avait-il simplement répondu. Même si quelque part au fond de lui, il lui en voulait toujours, Viktor avait fait ce souhait de nombreuses fois. Il l’imaginait pousser doucement la porte de sa chambre et glisser sa tête à l’intérieur. Viktor se lèverait aussitôt pour courir à sa rencontre et lui sauterait dans les bras.

— Tu ne viens pas me dire bonjour ? dit encore la voix.

Viktor reconnut alors son père, debout en face de lui, tenant entre ses bras un gros paquet cadeau, un triste sourire posé sur ses lèvres. Il n’avait pas changé. Il était grand, très mince, avec d’épais cheveux noirs et des yeux en forme d’amande plongeant vers le nez. Il était d’origine coréenne, mais était né en République socialiste soviétique kazakhe puis avait émigré à Leningrad lorsqu’il était en âge de travailler. Avec la mère de Viktor, une petite femme russe et replète, dotée d’yeux très clairs et d’une abondante chevelure blonde tirant sur le roux, ils formaient un couple pour le moins inhabituel. De ce que Viktor avait entendu, ses parents s’étaient plu dès le premier regard, avaient rapidement consommé leur rencontre puis s’étaient mariés quelques jours après pour l’officialiser. Leur union avait fait jaser jusque dans les steppes du Kazakhstan où vivait la famille de son père. Viktor ne comprenait pas encore très bien ce que tout cela signifiait, mais ce qu’il savait en revanche c’est qu’au collège où il allait, et où sa mère enseignait, les ragots fusaient. Tout comme certains commentaires de ses camarades de classe qui se moquaient de son apparence étrange avec ses yeux bridés.

— Regarde ce que je t’ai ramené, lui dit son père.

Ce dernier s’approcha lentement et prit place sur le lit. Il posa le gros paquet devant Viktor, qui était toujours assis sur le sol sans bouger.

— Tu veux que je l’ouvre pour toi ?

Viktor acquiesça de la tête sans prononcer le moindre son. Son père déchira doucement le papier cadeau froissé. Apparut alors un objet de forme allongée, large d’un côté et fin de l’autre, enveloppé dans un drap noir. Cela attisa la curiosité de Viktor qui se redressa pour mieux voir. Son père releva délicatement les rebords du tissu, laissant apparaître, sous les yeux intrigués de son fils, une guitare sèche.

— Tu sais ce que c’est, n’est-ce pas ? demanda-t-il, un sourire au coin des yeux.

Viktor repensa au message du dragon puis il hocha la tête. Les mots restaient bloqués au niveau de sa gorge.

— Essaie-la si tu veux.

Viktor hésita puis il se releva et vint s’asseoir près de son père. Ce dernier posa l’instrument sur la jambe de son fils et plaça ses mains sur le manche. Viktor sentit le contact rugueux des cordes sous ses doigts et le corps imposant de la guitare contre son ventre. C’était la première fois qu’il éprouvait une telle sensation. Il remua sa main droite, cela émit un drôle de son. Ses lèvres s’entrouvrirent légèrement, il esquissa un sourire.

— Je suis désolé mon garçon. Voudras-tu bien me pardonner ? lui dit son père.

Viktor le fixa longuement sans répondre. Ces trois dernières années passées seul avec sa mère n’avaient pas été faciles.

— Vitka, écoute… Mieux vaut avoir aimé et perdu ce que l’on aime que de n’avoir jamais connu l’amour4…

Il y eut un silence. Viktor perçut les battements de son propre cœur ainsi que le souffle de leurs respirations respectives. Son père soupira profondément et laissa retomber ses épaules en avant. Une ombre de tristesse passa devant ses yeux. Puis il regarda son fils, qui tenait toujours la guitare contre son ventre sans bouger, et lui ébouriffa les cheveux en souriant doucement.

— Qui sait ? reprit-il. Peut-être qu’un jour tu deviendras un grand artiste… Les gens se souviendront de toi !

 

 

 

 

 

Marseille, France

Automne 2019

 

 

 

Léa marche au milieu d’un labyrinthe de ruelles poussiéreuses et écrasées par le soleil dont elle ne voit pas le bout. Autour d’elle, des gens se pressent et l’oppressent, la bousculent de droite à gauche dans un brouhaha incessant qui bourdonne dans sa tête tel un énorme essaim d’abeilles. Prise d’angoisse, elle tente de s’échapper de cet endroit inextricable, cherchant une issue entre les innombrables traverses tortueuses qui se présentent sur son chemin. Mais à chaque fois qu’elle en emprunte une, elle retombe sur une impasse et se retrouve face à un mur. Des visages aux sourires grimaçants s’approchent d’elle en la montrant du doigt. Pourquoi rient-ils ainsi ? Qu’a-t-elle donc fait ? Se moquent-ils de son apparence physique ou de sa personnalité ? Comment s’enfuir d’ici ? Commençant à perdre espoir, Léa cesse un instant de marcher et pose sa main contre un mur pour trouver un appui. Elle baisse la tête et ferme les yeux puis, sans s’en apercevoir, elle appelle au secours depuis les tréfonds de son être. Son cœur pousse un cri imperceptible à l’oreille qui monte secrètement dans le ciel et part naviguer dans l’univers tel un message dans une bouteille. Ses vibrations se répercutent dans l’immensité interstellaire pour se propager à la vitesse de la lumière dans le dédale des dimensions invisibles et des plans parallèles. Alors, doucement, tout doucement, une brise légère passe près d’elle et effleure délicatement son épaule. Léa ressent ce contact subtil sur sa peau, elle ne peut l’avoir imaginé, c’est impossible ! Elle ouvre les yeux et découvre une main posée dans la sienne. L’énergie qui s’en dégage emplit aussitôt son cœur d’une étrange chaleur. Se peut-il qu’il y ait une personne bienveillante au milieu de cet enfer ? Mais qui est-elle ? Et depuis combien de temps la tient-elle par la main ? Léa relève la tête et aperçoit devant elle un homme grand et svelte, aux cheveux noirs retombant harmonieusement sur sa nuque et son front. Il a des yeux bridés dont la couleur brun clair semble presque translucide à la lueur du jour qui tombe. Son regard est pur. Il est tout de noir vêtu et sa chemise est boutonnée jusqu’au col. Léa reste interdite quelques secondes. Elle le reconnaît assurément ! Mais que vient-il faire ici ? Il n’est pas censé la connaître, elle ! L’homme commence à marcher en entraînant Léa avec lui. Celle-ci n’offre aucune résistance et se laisse guider en toute sécurité, ne prêtant plus la moindre attention au brouhaha et aux rires autour d’elle qui cessent peu à peu de résonner. Ils sortent de l’entrelacs de ruelles et abandonnent la ville derrière eux pour emprunter un sentier qui les conduit droit dans la campagne profonde. Non loin de là, un lac immense s’étend à perte de vue. La nuit est à présent entièrement tombée. L’infinie voûte céleste se déploie au-dessus de leurs têtes, déroulant son étincelante Voie lactée sertie de milliards d’étoiles qui se reflètent à la surface de l’eau. Tout est calme. On peut simplement entendre les grillons chanter les refrains des doux soirs d’été, tandis qu’au loin les derniers échos de la ville finissent de retentir. Léa ressent l’agréable fraîcheur de l’air sur sa peau ainsi que le parfum suave et captivant de la nuit. L’homme la tient toujours par la main. Tous deux marchent côte à côte, en silence, enjambant les herbes hautes à travers champ. Quand ils arrivent enfin près du lac, il s’arrête et la regarde dans les yeux. Léa sent son cœur cogner contre sa poitrine tel le maillet sur la peau du tambour. Alors, il lui dit : « Si tu n’y arrives pas, tu peux allumer un feu ». Et il tourne sa tête vers le lac en pointant du doigt quelque chose au milieu de celui-ci. Les yeux de Léa suivent la direction indiquée par son index et découvrent, à la surface de l’eau, un petit départ de feu. Ses flammes sont encore faibles et vacillantes, mais elles semblent vouloir résister et croître davantage. Étonnée, Léa répond d’un air interrogateur : « Un feu au-dessus de l’eau ? ». La seconde d’après, elle entend un cri dans le ciel : « Maman, mon doudou ! ».

Léa se réveilla d’un bond. C’était Louise, sa fille de quatre ans, qui l’appelait. Elle se leva en trombe, les yeux encore mi-clos, et heurta au passage l’encadrement de la porte, son GPS naturel n’ayant pas eu tout à fait le temps de se remettre en place. Elle grimaça de douleur en s’attrapant l’épaule puis arriva dans la chambre des enfants où elle se pencha vers sa fille et chercha à tâtons sous la couverture la précieuse peluche. Celle-ci s’était nichée, comme à son habitude, entre le rebord du lit et le mur.

— Tiens, ma chérie. Allez, rendors-toi maintenant, dit Léa.

Elle s’assit par terre en attendant que Louise, emmitouflée dans sa couette, ses longs cheveux blonds étalés sur son oreiller, retrouve le sommeil. Elle jeta également un coup d’œil au petit lit d’en face où son fils Alexis, trois ans, dormait quant à lui sur le dos, bras et jambes écartés, la couverture entièrement rejetée sur le côté. Léa appuya sa tête contre la commode en bois rose derrière elle et pressa le bouton de la veilleuse en forme de tortue des mers qu’elle avait achetée aux enfants quelques mois plus tôt. Aussitôt apparurent sur les murs et le plafond de la chambre des formes bleutées, flottantes et ondulantes tels les doux courants des profondeurs sous-marines. Léa inspira un grand coup et essaya de se replonger dans son rêve. Des images traversèrent furtivement son esprit. Elle se souvint d’un bout et d’un autre. Puis le rêve se déroula à nouveau entièrement sous ses yeux. Son cœur s’emballa, elle était désormais totalement réveillée.

Louise ne bougeait plus et sa respiration était redevenue profonde. Sans attendre, Léa se leva et retourna dans sa chambre où Ivan, son mari, dormait à poings fermés. Quelques semaines auparavant, celui-ci avait insisté pour modifier la position de leur lit, si bien que lorsqu’ils étaient allongés, l’entrée de la chambre se retrouvait derrière leur tête, ce qui n’était en rien pour rassurer Léa. Elle regarda un instant le corps grand et musclé de son mari se dessiner sous la couverture. Il était étendu sur le côté, un coussin placé entre ses bras et un autre entre ses genoux. Il avait lu que c’était la posture idéale pour ne plus avoir mal au dos. Quand elle était encore enceinte de Louise et qu’elle souffrait quelquefois de douleurs lombaires, Ivan dormait déjà de la sorte et il ne lui proposait pas de prendre les coussins à sa place. Léa n’en avait jamais fait cas auparavant. Curieusement, ce matin, elle le réalisait.

Ivan remua légèrement et marmonna quelques mots que Léa ne put distinguer. À quoi pouvait-il bien être en train de rêver… ?

Léa l’avait rencontré à Washington, un peu plus d’un an après l’épisode marquant du pont des Chaînes. Elle travaillait alors comme journaliste pour la principale agence de presse française et sortait d’une période où les aventures amoureuses avaient été rares et décevantes. Le soir où elle avait fait sa connaissance, elle n’avait pas prévu de sortir et encore moins de flirter avec qui que ce soit. Il pleuvait, Léa s’apprêtait à se coucher quand son amie Rita, qui venait de se faire larguer de manière peu révérencieuse par son copain, l’avait suppliée de venir la rejoindre dans ce bar, car elle avait besoin de parler et de noyer son chagrin dans l’alcool. Léa s’était ainsi rhabillée, avait enfourché son vélo et roulé sous la pluie, son vieux blouson en jeans sur le dos. Une fois arrivée devant le lieu de rendez-vous, elle avait rapidement attaché son deux-roues qu’elle avait acheté peu de temps auparavant via un site internet de petites annonces et qui arborait fièrement sur son cadran l’inscription Free Spirit5. En rejoignant son amie au comptoir de cet établissement dans lequel elle ne pensait rester qu’une heure, elle s’était vite aperçue que le barman, qui n’était autre qu’Ivan, ne pouvait décrocher son regard de ses yeux bleu turquoise et de ses longs cheveux ondulés encore mouillés par la pluie. S’efforçant de remonter le moral de Rita, ils avaient ri ensemble et partagé plusieurs cocktails tout au long de la soirée. Puis, quand les derniers clients finissaient de partir, Ivan avait montré à Léa une ou deux prises d’aïkido, car il pratiquait les arts martiaux depuis tout petit, et elle quelques positions de danse classique, car elle en avait fait de façon continue pendant quinze ans durant toute sa jeunesse, et ils s’étaient embrassés. Aussi simple que cela. Dès le lendemain, Ivan lui avait envoyé de nombreux messages, persuadé qu’il venait de rencontrer la femme qu’il recherchait depuis toujours. Ils s’étaient revus et ne s’étaient plus quittés.

Et à présent… soupira Léa. Comment leur histoire avait-elle pu vriller à ce point ? Un profond malaise commença à l’envahir. Revenant à elle, elle ouvrit l’armoire sans faire de bruit et chercha à tâtons dans les compartiments qui lui étaient réservés son petit carnet bleu caché derrière une pile d’habits. Elle avait coutume d’y noter les rêves dont elle se souvenait, lorsque ceux-ci étaient suffisamment intrigants ou symboliques pour être retenus. C’était une pratique qu’elle avait mise en place depuis quelques années déjà et ce carnet bleu était le cinquième de la série. Léa tenait plusieurs sortes d’autres carnets auxquels elle avait donné une appellation spécifique pour chacun. Elle adorait prendre sa plume et écrire à la main, sur du papier fin, tout ce qui sortait de son cœur, créant un trait d’union direct entre son âme et la matière. Elle possédait ainsi des « carnets intimes » dans lesquels elle notait ses pensées, ses idées ou les émotions qui la traversaient, des « carnets de synchronicités » qui racontaient les successions de coïncidences étranges qui pouvaient survenir sur son chemin à certains moments de son existence, ou encore des « carnets de voyages » dans lesquels elle relatait le récit de ses pérégrinations aux quatre coins de la planète. Enfin, depuis la naissance des enfants, elle avait instauré des « carnets d’évolution » dans lesquels elle décrivait les étapes phares et les épisodes marquants de leur croissance et de leur apprentissage. C’était d’ailleurs dans ces carnets-là qu’elle relevait les phrases que tous deux prononçaient quelquefois et qui semblaient, pour ainsi dire, sortir de l’ordinaire.

Le rêve de cette nuit méritait sans aucun doute un compte rendu complet dans son « carnet de rêves ». Elle alla dans le salon et ferma les portes des deux chambres. Elle alluma la petite lampe à abat-jour vert posée près du canapé puis s’installa à la table pour écrire. Le cœur battant, elle se mit à relater d’une traite le déroulé des événements. D’expérience, elle savait qu’il valait mieux tout noter dès le réveil afin de se souvenir d’un maximum de détails.

Léa connaissait l’homme de son rêve. Il s’appelait Viktor. C’était un chanteur de rock russe d’origine coréenne, célèbre dans son pays dans les années 1980. Il était mort dans un accident de voiture en août 1990 alors qu’il n’avait que 28 ans. Il roulait, détendu, au volant de sa Moskvitch 2141, sur une route de campagne par une chaude matinée d’été, de retour d’une partie de pêche en solitaire comme il les aimait. Il était aux alentours de midi. Le coude appuyé sur le rebord de la fenêtre, une main posée nonchalamment sur le volant, l’autre sur le levier de vitesse, il avait soudain heurté, pour une raison incertaine, un obstacle sur la route et perdu en un instant le contrôle de son véhicule qui s’était fortement déporté sur la droite. Afin d’éviter d’aller s’encastrer dans le décor, il avait appuyé sur l’accélérateur en braquant le volant vers la gauche, arrivant ainsi à toute allure sur la file opposée. Là, en l’espace d’une seconde, il avait vu surgir en face de lui un énorme bus qu’il avait pris de plein fouet à 130 km/h. Sa voiture avait été propulsée en arrière et fait plusieurs tonneaux avant de s’arrêter sur un petit pont surplombant un cours d’eau. Le bus, dépourvu de passagers, était allé finir sa course dans la rivière, le conducteur parvenant à s’en extraire à temps. Le choc avait été si violent que Viktor était mort sur le coup, l’impact le heurtant sur toute la partie droite du corps, à la tête principalement. L’une des roues n’avait jamais été retrouvée. Les analyses de la police montrèrent qu’il n’avait aucune trace d’alcool ni de substances illicites dans le sang. Son départ prématuré au sommet de sa gloire et ses textes appelant à un changement en avaient fait une icône dans une URSS qui courait droit à sa désintégration. Pourtant, dans ses chansons, le jeune poète n’appelait pas tant à un renversement de régime politique qu’à un changement intérieur au plus profond de chaque être humain permettant de rendre le monde meilleur. Quelque chose de beaucoup plus puissant et subversif aux yeux de Léa. Sa mort avait-elle été véritablement accidentelle ou méthodiquement orchestrée ? Le mystère continuait de planer trente ans après.

Depuis le sud de la France où elle avait grandi, Léa semblait loin de cette culture et de cette histoire. Mais quand son mari Ivan, qui avait lui-même des origines russes et était né au Kazakhstan, lui avait fait découvrir cet artiste, elle s’était tout de suite sentie très proche de ses textes et de sa musique, ainsi que du personnage en lui-même. Elle aimait cette sorte de pureté et de simplicité qui émanait de lui. Mais elle ne pensait pas pour autant à lui plus que ça… Qu’était-il venu faire soudain dans son rêve ? Et pourquoi lui avait-il délivré ce message si mystérieux ? D’ailleurs, que voulait-il dire par « allumer un feu » ? Une multitude de questions pour l’heure sans réponses surgirent dans la tête de Léa. Ce qui était sûr, c’était que Viktor était venu la chercher afin de la sortir du tumulte et de l’agitation. Il devait donc être là pour l’aider. Peut-être l’appelait-il au changement elle aussi ? Elle ne pouvait plus continuer à vivre ainsi, elle le savait. Si elle restait avec son mari, quelque chose en elle allait… s’effondrer.

Son histoire avec Ivan avait-elle déjà commencé à se détériorer aux États-Unis ? Tout était si confus dans la tête de Léa à présent… Ivan affirmait que non, que c’était en arrivant en France que tout avait basculé, mais elle n’en était pas aussi sûre. À Washington, ils avaient vécu durant des mois une relation fusionnelle, hors du système et de toute contrainte ou responsabilité. Ils étaient sexy, rebelles et rock’n’roll. Ils s’appartenaient et se fichaient du reste du monde. Leur couple, différent des autres à bien des égards, attirait les envieux. Mais il était aussi illusoirement idyllique, car chaque dispute ou chaque doute émanant de l’un comme de l’autre était aussitôt engourdi, puis effacé, par les vapeurs de l’herbe qu’ils fumaient ensemble régulièrement et par l’attirance physique, quasi magnétique, qu’ils éprouvaient l’un pour l’autre. Puis Ivan avait commencé à se montrer de plus en plus exclusif, voulant que Léa soit sa femme, sa possession, son territoire. N’offrant que très peu de résistance, elle s’était fait embarquer dans l’aventure, bradant sa précieuse liberté intérieure contre un faux sentiment de protection. Tout était allé très vite après ça : au bout de six mois, ils avaient emménagé ensemble dans un nouvel appartement, et au bout d’un an, ils s’étaient mariés seuls sous la pluie à la mairie du comté d’Arlington en Virginie où ils habitaient. « Virginia is for lovers » devint leur devise. Puis Ivan avait parlé d’avoir des enfants. Léa en désirait également, mais en elle une petite voix lui soufflait que c’était prématuré. Elle ne l’avait pas écoutée. Comme elle ne souhaitait pas être enceinte ni accoucher loin de sa famille, ils avaient décidé d’un commun accord, en l’espace de quelques semaines seulement, de démissionner de leurs emplois respectifs et de tout quitter pour rentrer en Europe. Avec en tête, de grands projets et de jolies illusions : lancer leur petite affaire ensemble dans le sud de la France, partir habiter à la campagne et vivre heureux entourés de nombreux enfants. Léa avait choisi de croire au conte de fées. Cela faisait désormais cinq ans qu’ils étaient rentrés à Marseille et les choses ne s’étaient pas exactement déroulées telles qu’elles étaient prévues. Cinq ans de souffrance… soupira Léa.

Quand elle eut fini d’écrire son rêve, elle referma son carnet et regarda l’heure sur son téléphone : 4 h 25 du matin. Mon heure de naissance, pensa-t-elle. Elle retourna dans sa chambre et s’allongea aux côtés d’Ivan, encore entièrement imprégnée de son rêve avec Viktor. Elle regarda le plafond puis ses paupières se fermèrent.

Lorsqu’elle rouvrit les yeux, le réveil affichait déjà six heures. Dans la maison, il n’y avait toujours pas de bruit. Elle se leva, enfila un pull sur son tee-shirt de nuit et sortit sur le balcon pieds nus. Celui-ci donnait sur une rue étroite bien qu’à double sens qui rejoignait un peu plus haut une artère assez fréquentée de ce quartier du sud de la ville. En face du balcon, de l’autre côté de la rue, se dressait un immeuble d’habitations haut de plusieurs étages semblable à un gros bloc de béton bouchant toute la vue. Malgré ce décor urbain et peu attrayant, Léa savoura la douceur du petit matin ainsi que le chant des oiseaux perçant au-dessus des toits. Le jour n’était pas encore levé et dans le ciel entièrement dégagé on pouvait apercevoir un croissant de lune entouré d’une poignée d’étoiles. Léa songea un instant à la nuit scintillante de son rêve au bord du lac. Elle respira profondément, sentant le fond de cet air frais matinal emplir ses poumons de façon agréable. Elle adorait ce moment magique du commencement de la journée, quand tout semblait encore si pur et intact.

Le feu tricolore situé au croisement des deux rues passa du vert à l’orange, puis de l’orange au rouge. Aucune voiture ne circulait à cette heure-ci. Les rues étaient étrangement silencieuses tandis que les lampadaires éclairaient statiquement la chaussée. Durant un instant, le temps sembla se figer. Quel calme… pensa Léa, étonnée. Dans moins de deux heures, le concert des klaxons et le bal des embouteillages reprendraient et le bruit se ferait si polluant que Léa ne sortirait quasiment plus sur son balcon. Elle ferma les yeux et s’imagina entourée de pins et de nature, dans son petit village des Alpes perché sur la colline où elle avait coutume de se rendre depuis qu’elle était enfant. Elle visualisa la rosée matinale scintiller délicatement sur les pétales de fleurs à demi-entrouverts et les champs de lavande s’étirer lentement dans la vallée encore endormie. Un jour, peut-être, quitterait-elle définitivement la ville pour aller s’installer à la campagne afin d’apprécier ce spectacle chaque matin ? Pour l’heure, ce n’était pas envisageable en raison de son travail, de l’école des enfants et, surtout, de la situation complexe dans laquelle elle se trouvait. Ivan ne se ferait sûrement pas à une telle vie. Il avait déjà eu tellement de mal à s’adapter à Marseille…

Léa s’appuya contre la rambarde du balcon et regarda en bas, dans les jardins de sa résidence, depuis le deuxième étage où elle habitait. Il avait dû pleuvoir durant la nuit, car un parfum de terre mouillée emplissait l’air. Elle avait toujours aimé cette senteur puissante, presque palpable, qui la ramenait aux racines profondes de la Terre et faisait surgir en elle de lointains souvenirs ancrés quelque part dans un coin de son être.

Croyant soudain avoir entendu quelque chose, Léa glissa sa tête par l’entrebâillement de la porte. Son intuition ne l’avait pas trompée : Louise l’appelait. Elle rentra aussitôt, car ils vivaient à quatre dans un appartement exigu et les enfants partageaient la même chambre. En général, lorsque l’un se réveillait, l’autre ne tardait pas non plus.

— Maman, on est quel jour ? demanda Louise dès que sa mère passa le pas de la porte.
— Y’a école ? renchérit Alexis en bâillant.
— Nous sommes vendredi et oui il y a école aujourd’hui. Mais la bonne nouvelle, c’est que ce soir c’est le week-end ! répondit Léa en les embrassant à tour de rôle.

À peine levés, ces derniers se mirent immédiatement à jouer avec les Legos et les Playmobils qui étaient restés sur le tapis du salon dans la même position que la veille. Léa n’avait pas voulu les ranger, car les enfants avaient réussi à créer une véritable ville composée de petites scènes de vie avec des personnages en action un peu partout et elle était restée admirative face à tant d’imagination. Il ne fallut que quelques secondes à Louise et Alexis pour se replonger dans leur univers de jeu, ce qui entraîna aussitôt une hausse des décibels dans tout l’appartement. Au bout de dix minutes, Ivan ouvrit la porte de la chambre et alla droit dans la cuisine pour se plaindre du bruit auprès de sa femme qui préparait le petit-déjeuner.

— Il n’est même pas six heures et demie ! lança-t-il. Tu ne peux pas leur dire de faire moins de bruit ? Je suis rentré tard du travail, je suis fatigué et j’aimerais pouvoir dormir encore au moins trente minutes.
— Que veux-tu que je fasse ? Je ne peux pas les bâillonner ! répondit Léa, agacée.
— Dis-leur au moins de ne pas jouer dans le salon. J’entends tout à travers la porte !
— Et je leur dis d’aller jouer où ? Dans la salle de bain ?

Ivan n’apprécia pas la note d’humour et repartit aussi énervé qu’il était arrivé. Louise et Alexis crièrent « Papa ! Papa ! » à son passage, il leur ébouriffa rapidement les cheveux avant de s’engouffrer à nouveau dans la chambre et de refermer vivement la porte derrière lui. Léa retourna dans le salon et demanda aux enfants de baisser le ton, ce qu’ils finirent par faire tant bien que mal, après quoi leur mère leur servit le petit-déjeuner.

Tandis qu’elle les regardait savourer leurs fruits coupés en rondelles et leurs tartines de beurre à la confiture, elle sentit ce même malaise grandir une fois de plus en elle, comme une énergie rongeante et rampante venant troubler son bien-être et sa bonne humeur matinale. Il devenait de plus en plus rare qu’elle passât une journée sans se disputer avec Ivan. À vrai dire, dès leur arrivée en France, cinq ans en arrière, la situation avait viré au cauchemar. Pour Léa, le retour en soi avait déjà été brutal. Après douze années passées à l’étranger, elle ne savait plus très bien à quel pays elle appartenait ni où était sa véritable maison. Marseille avait changé, elle encore plus. D’ailleurs, pourquoi avait-elle choisi au départ de quitter sa terre natale alors qu’elle n’avait que 20 ans ? C’était une question qu’elle s’était souvent posée. Une thérapeute lui avait dit un jour que l’on ne partait pas ainsi de chez soi sans raison. Léa affirmait que c’était pour découvrir le monde et s’extirper de la boîte bien trop étriquée que représentait la ville méditerranéenne dans laquelle elle était née. Ou peut-être avait-elle cherché à fuir une partie d’elle-même à laquelle elle ne voulait plus s’identifier ? Ou bien était-elle déjà en train de changer de peau, sachant inconsciemment que la mue opérerait le moment venu et qu’elle se transformerait en un être totalement nouveau ?

Le passage sans transition de Washington à Marseille avait été ressenti d’autant plus difficilement par Ivan qui ne parlait alors que quelques mots de français et avait placé de hautes attentes dans sa nouvelle vie. En mal d’amis, de repères et de reconnaissance, il avait dès le départ accusé Léa de ne pas lui prêter assez d’attention et de prendre systématiquement parti pour ses parents dès lors que ceux-ci émettaient le moindre avis ou conseil. Leur relation s’était très vite mise à battre de l’aile. Au lieu de s’affirmer, Léa avait culpabilisé en se répétant qu’ils avaient quitté les États-Unis pour venir dans son pays à elle – ce qu’Ivan ne manquait bien évidemment pas de lui rappeler plus que fréquemment. En parallèle, elle était tombée enceinte de Louise et avait totalement cessé de boire et de fumer, ce qui avait entraîné un décalage d’humeur entre elle et son mari. Perdu, Ivan s’était mis à boire, beaucoup, souvent, bientôt quotidiennement. Jusqu’à ce que les choses lui échappent, qu’il lâche le volant de sa propre vie et s’envoie en l’air dans le décor : des bagarres dans la rue se terminant au commissariat, aux conduites en état d’ivresse en présence de sa femme enceinte, jusqu’aux insultes verbales à destination des proches de Léa qui osaient lui dire de se calmer.

La naissance de Louise avait marqué un temps d’arrêt à tout cela. Pour la première fois depuis leur arrivée en France, Ivan s’était montré heureux et apaisé, comme s’il avait pris conscience de la valeur de l’existence et des erreurs qu’il était en train de commettre. Mais rapidement rattrapé par les appels inévitables de ses propres souffrances, de ses parts d’ombre et des traumatismes de son enfance dont il n’avait jamais guéri, il s’était à nouveau enfoncé dans une spirale destructrice. Les disputes avaient repris, d’abord avec Léa, puis avec les parents de celle-ci. Les mois avaient passé, creusant un peu plus les fossés. Après une période d’accalmie et de pseudo-bonheur retrouvé, Léa était à nouveau tombée enceinte. Son fils était né, vingt et un mois après sa fille, mais son couple ne s’était pas renforcé.

Il y avait eu de bons moments certes, mais presque systématiquement ponctués de violence verbale, de mauvaise humeur, de reproches, de disputes, voire carrément de drames. À de nombreuses reprises, la famille de Léa avait tenté de la raisonner en lui assurant qu’Ivan ne la traitait pas correctement et qu’elle était trop sous son emprise, mais celle-ci s’agrippait à son désir de sauver son couple et de maintenir sa famille unie coûte que coûte. Que pouvait-elle bien faire ? Elle n’allait quand même pas abandonner Ivan ? Elle devait aussi s’occuper à plein temps des enfants et s’accrocher à un travail indispensable pour leur survie à tous. En d’autres termes, elle se sentait enchaînée de toutes parts, comme enfermée dans une cage. À présent, un mal-être profond la rongeait dont elle ne voyait pas d’issue, à part celle, rédhibitoire, qui aurait consisté à couper le mal à la racine, c’est-à-dire à se séparer d’Ivan. Mais elle n’était pas encore prête pour cela. Elle demeurait donc dans un état inconfortable de tristesse contenue et de faux contrôle sur sa vie, tournant en rond dans les méandres de son impuissance, se heurtant régulièrement aux murs de sa déception et refusant de s’avouer qu’elle avait perdu son chemin au milieu de ce labyrinthe… Il devait pourtant bien y avoir un moyen de sortir de là ?

Léa secoua sa tête pour chasser toutes ces pensées. Tandis que les enfants continuaient de petit-déjeuner, elle songea au rêve qu’elle avait eu le matin même. Son cœur se serra, elle voulut s’y replonger entièrement, s’y fondre dedans, rappeler Viktor pour qu’il revienne lui prendre la main et la réconforte à nouveau. C’est impossible ! se raisonna-t-elle. Ce n’est qu’un rêve, rien qu’un rêve. Il ne reviendra sûrement plus…

Léa but son café et grignota un morceau. Quand les enfants eurent fini de manger, elle débarrassa la table et retourna dans la cuisine pour faire la vaisselle. Puis elle les aida à s’habiller et à se brosser les dents avant de filer prendre sa douche. Ivan était chargé de les déposer à l’école, car tôt dans la matinée elle devait assister à une conférence sur la médecine quantique qui se tenait à l’occasion d’un salon sur le bien-être et les médecines alternatives organisé près de chez elle. Trois mois à peine après son arrivée à Marseille, Léa avait trouvé un poste de rédactrice en chef pour un site internet d’actualité en anglais, spécialisé dans les dernières innovations médicales. Robotique, intelligence artificielle, réalité virtuelle et augmentée, internet des objets étaient des sujets sur lesquels elle écrivait, mais qui au fond ne l’inspiraient guère. Léa préférait pour sa part mettre l’humain au premier plan plutôt que la machine, mais il fallait bien gagner sa vie…

Elle avait à ce titre interviewé un jour un philosophe dont les recherches portaient sur l’impact éthique des nouvelles technologies sur l’individu et les représentations collectives. Celui-ci lui avait expliqué que l’intelligence artificielle avait tendance à faire peur, car nous craignions d’avoir généré une technologie capable de prendre peu à peu le contrôle de nos emplois, de nos modes de vie, de nos comportements, mais également de nos pensées, de nos rêves et de nos inspirations. Sachant que seulement 13 % des activités humaines résisteraient à terme à l’automatisation, ces peurs semblaient loin d’être infondées. Pourquoi alors les humains continuaient-ils inexorablement d’aller de plus en plus vers cette intelligence artificielle ? Parce que, selon ce même philosophe, il existait une logique endogène aux nouvelles technologies qui faisait que tout ce qui était techniquement faisable devait être réalisé jusqu’au bout, quoi que cela en coûte. D’autant plus si cette technologie servait les intérêts d’une poignée d’hommes au sommet, dans la main de qui les hommes politiques venaient manger sans vergogne et dont le but était de priver l’humain de toute initiative démocratique, intellectuelle ou spirituelle. Dans ce contexte, Léa s’était donné pour objectif de sortir dès que possible des sentiers battus et de travailler sur des thématiques autres que ces nouvelles technologies, mais qui n’en restaient pas moins innovantes, telles que le sujet de cette conférence sur la médecine quantique où elle avait prévu d’aller.

Léa sortit de la douche et enfila une culotte et un soutien-gorge noirs. Elle alluma l’applique de la salle de bain et se regarda dans le miroir. À 36 ans, de petites ridules commençaient à apparaître au coin de ses grands yeux bleus et quelques cheveux blancs parsemaient de-ci de-là sa chevelure châtain et ondulée qu’elle avait trop souvent du mal à dompter. Elle avait des traits doux que l’on aurait pu qualifier de gracieux, bien que cela restât subjectif à son sens. Sa silhouette fine et allongée témoignait encore des cours de danse classique qu’elle avait pris durant toute sa jeunesse. Elle essayait de se maintenir en forme physiquement en faisant régulièrement de l’exercice, mais son rôle de mère et femme active à plein temps ne lui laissait guère d’espace pour elle. Léa aurait souhaité prendre des cours d’arts martiaux durant ses quelques heures de temps libre. Pour des raisons qui lui échappaient, elle admirait la beauté de ces techniques ainsi que la discipline et l’état d’esprit qui allaient avec. Elle s’était rendue dans plusieurs pays asiatiques au cours de sa vie, notamment en Corée, au Japon et en Chine, à l’occasion de voyages en solitaire qui l’avaient profondément marquée. Ces contrées l’attiraient sans qu’elle ne sût encore pourquoi.

Ivan ne voyait pas d’un bon œil qu’elle envisage de suivre des cours d’arts martiaux. Il redoutait qu’elle se fasse draguer ou qu’elle se mette tout simplement à admirer quelqu’un d’autre que lui. Cette tendance possessive exaspérait Léa qui avait toujours été fidèle dans chacune de ses relations. Ivan le savait bien, mais c’était plus fort que lui : il se montrait irrité au plus haut point dès lors qu’il voyait des regards se poser sur sa femme. Ce qui arrivait en général assez souvent, car les hommes appréciaient Léa. Ils la trouvaient attirante et naturelle, un brin mystérieuse, voire différente. Léa s’en rendait compte, mais, malgré tout, elle manquait encore de confiance en elle et ne se trouvait même pas vraiment jolie. Durant ses années d’adolescence, elle avait fortement rejeté́ son apparence physique, se dévalorisant systématiquement par rapport aux autres et ne se mettant jamais en valeur. Au collège, elle n’avait pas de petit ami comme la plupart des filles de son âge, car elle était secrète et réservée, toujours un peu ailleurs. Même ses excellentes notes la mettaient mal à l’aise. À chaque kermesse de fin d’année, au moment où le proviseur et les enseignants distribuaient des prix aux élèves qui avaient particulièrement bien travaillé, elle rasait les murs et se cachait presque en montant sur l’estrade pour recevoir ses multiples récompenses, car elle avait peur que l’on se moque d’elle. Mais si Léa semblait calme et discrète de l’extérieur, au fond d’elle, des vagues de passions la soulevaient et des flots d’imagination la remplissaient. Un véritable tsunami émotionnel ! Sensible et intuitive, son monde intérieur était très riche, et ce, depuis son tout jeune âge quand le soir déjà en se couchant elle ressentait une forme de présence bienveillante, comme une force plus grande qu’elle qui descendait du ciel et s’approchait de son lit. Bien souvent, elle lui parlait et lui demandait de prendre soin de sa famille et des personnes dans le besoin. Léa se souvenait parfaitement de ces moments-là, mais elle ne pensait pas que tout ceci était véritablement « réel ». De peur qu’on la prenne pour une folle, elle avait enterré tout cela dans un petit coin de son être.

Léa se brossa les dents avant de se passer un peu de crème sur le visage et un brin de mascara sur les cils. Elle sortit rapidement de la salle de bain et ouvrit la porte de la chambre sans frapper : l’heure tournait, elle n’avait plus le temps d’attendre qu’Ivan se réveille. Ce dernier était assis sur le rebord du lit, torse nu, émergeant de sa nuit. De sa main, il se frotta la tête en bâillant. Il avait coutume de se raser le crâne, ce qui cachait une partie de ses cheveux blonds déjà clairsemés. Il conservait une courte barbe tandis que des tatouages tribaux recouvraient ses épaules et l’intérieur de ses bras.

Léa passa en flèche devant lui et ouvrit l’armoire pour y attraper un jeans noir moulant ainsi qu’un chandail bleu indigo qu’elle enfila sur ses sous-vêtements. Penchant la tête de côté, elle accrocha d’un geste habile à ses oreilles une paire de boucles en forme de plumes. Ivan la regarda faire.

— Tu ne m’embrasses pas ? demanda-t-il en anglais.
— Si, répondit-elle en se penchant vers lui et en déposant un rapide baiser sur ses lèvres.

Il essaya de la retenir par les poches de son jeans.

— Je suis à la bourre… enchaîna-t-elle en se dégageant doucement. Tu t’occupes de déposer les petits et d’aller les chercher ce soir ? Tu te souviens, je dois suivre cette conférence…

Il fit oui de la tête en continuant de la regarder.

— Tu vas aller à ta conférence avec ce jeans ?
— Ben oui, pourquoi ?
— Ils vont tous te mater…
— Arrête, je suis habillée normalement, c’est juste un jeans. À ce soir.

Sans attendre de réponse, Léa retourna dans le salon, enfila ses bottes et sa veste, avant de ramasser ses affaires et de serrer les enfants dans ses bras. Dès qu’elle fut hors de l’immeuble, elle respira un grand coup. Enfin libre ! Le centre de conférences n’était qu’à une dizaine de minutes à pied. Exactement ce dont elle avait besoin pour commencer la journée. Elle mit ses écouteurs sur ses oreilles et fit ce qu’elle avait envie de faire depuis qu’elle s’était réveillée : écouter une chanson de Viktor. Il était venu la voir durant la nuit, il l’avait prise par la main pour l’aider, ce rêve lui collait à la peau. Entendre sa voix lui fit du bien et apaisa cette tension qu’elle gardait en elle depuis les premiers échanges avec Ivan.

Lorsqu’elle arriva sur place, une longue file de visiteurs attendaient déjà devant les portes du salon. De plus en plus de personnes se tournaient vers les thérapies holistiques et les médecines alternatives à en croire le succès de ce genre d’événements. Léa montra sa carte de presse afin d’éviter de faire la queue inutilement alors qu’elle était en reportage. Une fois à l’intérieur, elle jeta un coup d’œil au grand plan affiché à l’entrée puis se dirigea vers la salle où se tenait la conférence qui l’intéressait. Elle était un peu en avance, mais voulait s’assurer d’avoir une place assise afin de pouvoir prendre des notes confortablement.

Les portes de la salle étaient encore fermées, seules quelques personnes attendaient devant, des brochures à la main. Léa vérifia l’heure sur son téléphone. Encore cinq minutes, pensa-t-elle. En relevant la tête, elle aperçut au loin une femme un peu ronde, qui devait avoir entre quarante et cinquante ans, et marchait dans sa direction en la fixant droit dans les yeux. Léa se sentit visée. Elle se retourna pour voir si ce regard ne s’adressait pas à quelqu’un d’autre, mais il n’y avait personne derrière elle. Quand la dame arriva à sa hauteur, elle lui sourit et lui adressa la parole d’une voix chaleureuse, avec un léger accent du Sud.

— Bonjour, c’est bien ici la conférence sur la médecine quantique ?

Elle avait des cheveux bruns coupés à la garçonne et des yeux d’un vert brillant.

— Oui… répondit Léa en se détendant un peu.
— Je suis au bon endroit alors. Merci ! dit-elle en souriant.

La main accrochée à l’anse de son sac, elle jeta un coup d’œil rapide aux alentours avant de poser à nouveau ses yeux sur Léa.

— Excusez-moi, je vous ai regardée en arrivant et je me suis demandé si vous n’étiez pas magnétiseuse par hasard ?
— Heu… non pas du tout, je suis journaliste… répliqua Léa, surprise.
— Journaliste ! Tiens donc. J’ai vraiment l’impression que vous dégagez quelque chose, c’est pour ça que je vous dis ça. Et en général, je ne me trompe pas…
— Non vraiment, je suis simplement journaliste et je viens couvrir la conférence… répéta Léa en poussant un petit rire embarrassé.
— Vous travaillez pour quel média ?
— Un site d’actualité en anglais sur les dernières innovations médicales.
— D’accord… Pour ma part, j’étais enseignante autrefois dans une école primaire. Je m’occupais des classes de CP et de CE1. Puis mon parcours a, disons, légèrement bifurqué…
— Que s’est-il passé ? demanda Léa avec curiosité.
— Eh bien un jour, quand ma fille devait avoir entre cinq et six ans, elle s’est fait mal en tombant de la balançoire dans notre jardin. Sa cheville est devenue toute gonflée. Je l’ai prise contre moi pour la calmer et j’ai posé ma main sur sa blessure en attendant que mon mari aille chercher de la glace. Et là, il s’est passé quelque chose : la douleur s’est peu à peu estompée et le temps que mon mari revienne, ma fille n’avait presque plus mal. J’ai été très étonnée… Quelque temps après, j’ai recommencé la même chose sur une amie qui s’était brûlée au bras et là encore, ça a marché : la douleur a très vite disparu.
— Ah bon ? C’est fou…
— Depuis, je soigne toutes sortes de blessures avec mes mains et je suis aussi barreuse de feu.
— Barreuse de feu ? J’en ai déjà entendu parler, mais je ne suis pas sûre de bien comprendre ce que c’est…
— C’est simple, si vous vous êtes brûlée, je pose mes mains à l’endroit de la brûlure et, en quelque sorte, je… retire le feu. Car une fois qu’on s’est brûlé, même si l’on n’est plus en contact avec la flamme ou l’objet chaud, la chaleur emmagasinée continue de brûler les cellules à l’intérieur pendant un bon moment. Donc je stoppe tout ça et très vite cela soulage la douleur. Vous savez, autrefois dans les campagnes, c’est ce qu’on faisait. Beaucoup de paysans savaient barrer le feu. Ils étaient connus dans les villages et les gens allaient les voir quand ils en avaient besoin.
— Mais comment faites-vous concrètement ?
— Je ne sais pas vraiment, ça ne se commande pas, ça vient comme ça. Depuis que ça m’est arrivé, ça ne s’est jamais arrêté. Du coup, je fais juste confiance à mes mains…

Léa hocha la tête, intriguée par ce que cette femme lui racontait. Sa curiosité fut d’autant plus attisée lorsque celle-ci lui expliqua que tout le monde avait en fait du magnétisme et des capacités dépassant largement celles de nos cinq sens. Mais la plupart des gens n’en avaient pas conscience et ne savaient pas comment les utiliser. Dans l’esprit de Léa, tout commença à remuer et s’agiter, comme les pièces d’un immense mécanisme cherchant activement celles qui leur correspondent pour s’enclencher les unes dans les autres. Se peut-il que j’aie, moi aussi, certaines aptitudes ? se demanda Léa en repensant au rêve qu’elle avait fait le matin même avec Viktor. La capacité d’entendre des messages venant de l’invisible ?

La dame la fixa de nouveau avec intensité. Puis soudain, elle murmura d’une voix basse, presque caverneuse :

— Tu dois tracer ton sillon même dans l’obscurité et avancer sans filet de sécurité…

Léa ne comprit pas tout de suite. Surprise, elle releva les sourcils d’un air interrogateur et eut un léger mouvement de tête en arrière. Avait-elle bien entendu ce qu’elle avait entendu ? Cette dame avait-elle dit ces mots de façon générale ou à elle en particulier ? Était-ce une sorte d’énigme à résoudre qui lui était proposée ?

— Pardon ? demanda-t-elle, interpellée.
— On dirait vraiment que vous avez quelque chose en vous, insista la femme en reprenant sa voix normale. Ça ne vous est jamais arrivé de voir des choses par hasard ou peut-être d’entendre des messages ?
— Des messages ? Quels messages ? s’agita Léa.

L’image de Viktor la tenant par la main passa devant ses yeux. La dame ne répondit pas, l’observant toujours.

— Eh bien… c’est-à-dire que… enchaîna Léa.

Elle n’allait quand même pas raconter son rêve de cette nuit à une parfaite inconnue… Mais peut-être pourrait-elle au moins obtenir quelques informations ?

— Est-il possible, poursuivit Léa, par exemple, que des personnes décédées viennent nous voir en rêve pour nous dire certaines choses ou nous faire passer certains messages ? Et si c’est le cas, comment comprendre ce que cela veut dire ?
— Ah vous voyez ! répliqua la dame sans répondre. Je pense que vous sous-estimez vos capacités. Je m’appelle Sandrine.
— Enchantée. Léa, dit cette dernière en lui serrant la main.
— Si cela vous intéresse, je connais quelqu’un. Elle pourra sûrement vous aider à décoder ces messages.

À ce moment-là, les portes de la salle s’ouvrirent et le public commença à entrer. Léa en avait presque oublié pourquoi elle était venue ici. Sandrine lui montra des sièges vides dans les rangées du devant et les deux femmes s’installèrent côte à côte.