De quelques formes de classification. Contribution à l'étude des représentations collectives - Emile Durkheim - E-Book

De quelques formes de classification. Contribution à l'étude des représentations collectives E-Book

Emile Durkheim

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Beschreibung

Dans ce classique de la sociologie de la connaissance, Mauss et Durkheim ne s'attaquent à rien de moins qu'au projet de réécrire la table kantienne des catégories : la maîtrise des jugements logiques qu'ils rendent possibles ne sont pas le fruit des seules forces de l'individu, mais ont une origine sociale. Cette hypothèse, ils la testent sur les concepts de genres et d'espèces, et plus généralement sur l'activité scientifique de classes. Ils entendent ainsi établir qu'en Amérique du Nord et chez les Aborigènes d'Australie, tout autant que dans le système divinatoire chinois, stratification sociale et genres naturels primitifs se font écho ; on ne saurait classer les choses sans appartenir à des sociétés structurées. On comprend le profit à tirer de ce constat pour mieux appréhender les activités scientifiques modernes.

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De quelques formes primitives de classification 1

par Émile Durkheim et Marcel Mauss (1903)

Les découvertes de la psychologie contemporaine ont mis en évidence l'illusion si fréquente qui nous fait prendre pour simples et élémentaires des opérations mentales, en réalité fort complexes. Nous savons maintenant de quelle multiplicité d'éléments s'est formé le mécanisme en vertu duquel nous construisons, projetons au-dehors, localisons dans l'espace nos représentations du monde sensible. Mais ce travail de dissociation ne s'est encore que bien rarement appliqué aux opérations proprement logiques. Les facultés de définir, de déduire, d'induire, sont généralement considérées comme immédiatement données dans la constitution de l'entendement individuel. Sans doute, on sait depuis longtemps que, au cours de l'histoire, les hommes ont appris à se servir de mieux en mieux de ces diverses fonctions. Mais il n'y aurait eu de changements importants que dans la manière de les employer; dans leurs traits essentiels, elles auraient été constituées dès qu'il y a eu une humanité. On ne songeait même pas qu'elles aient pu se former par un pénible assemblage d'éléments empruntés aux sources les plus différentes, les plus étrangères à la logique, et laborieusement organisés. Et cette conception n'avait rien de surprenant tant que le devenir des facultés logiques passait pour ressortir à la seule psychologie individuelle, tant qu'on n'avait pas encore eu l'idée de voir dans les méthodes de la pensée scientifique de véritables institutions sociales dont la sociologie seule peut retracer et expliquer la genèse.

Les remarques qui précèdent s'appliquent tout particulièrement à ce que nous pourrions appeler la fonction classificatrice. Les logiciens et même les psychologues prennent d'ordinaire comme simple, comme inné ou, tout au moins, comme institué par les seules forces de l'individu, le procédé qui consiste à classer les êtres, les événements, les faits du monde en genres et en espèces, à les subsumer les uns sous les autres, à déterminer leurs rapports d'inclusion ou d'exclusion. Les logiciens considèrent la hiérarchie des concepts comme donnée dans les choses et immédiatement exprimable par la chaîne infinie des syllogismes. Les psychologues pensent que le simple jeu de l'association des idées, des lois de contiguïté et de similarité entre les états mentaux, suffisent à expliquer l'agglutination des images, leur organisation en concepts, et en concepts classés les uns par rapport aux autres. Sans doute, en ces derniers temps, une théorie moins simple du devenir psychologique s'est fait jour. On a émis l'hypothèse que les idées se groupaient pas seulement d'après leurs affinités mutuelles, mais aussi suivant les rapports qu'elles soutiennent avec les mouvements. Néanmoins, quelle que soit la supériorité de cette explication, elle ne laisse pas de présenter la classification comme un produit de l'activité individuelle.

Il y a pourtant un fait qui, à lui seul, pourrait suffire à indiquer que cette opération a d'autres origines : c'est que la manière dont nous l'entendons et la pratiquons est relativement récente. Pour nous, en effet, classer les choses, c'est les ranger en groupes distincts les uns des autres, séparés par des lignes de démarcation nettement déterminées. De ce que l'évolutionnisme moderne nie qu'il y ait entre eux un abîme infranchissable, il ne s'ensuit pas qu'il les confonde jusqu'à réclamer le droit de les déduire les uns des autres. Il y a, au fond de notre conception de la classe, l'idée d'une circonscription aux contours arrêtés et définis. Or, on pourrait presque dire que cette conception de la classification ne remonte pas au-delà d'Aristote. Aristote est le premier qui ait proclamé l'existence et la réalité des différences spécifiques, démontré que le moyen était cause et qu'il n'y avait pas de passage direct d'un genre à l'autre. Platon avait un bien moindre sentiment de cette distinction et de cette organisation hiérarchique, puisque, pour lui, les genres étaient, en un sens, homogènes et pouvaient se réduire les uns aux autres par la dialectique.

Non seulement notre notion actuelle de la classification a une histoire, mais cette histoire elle-même suppose une préhistoire considérable. On ne saurait, en effet, exagérer l'état d'indistinction d'où l'esprit humain est parti. Même aujourd'hui, toute une partie de notre littérature populaire, de nos mythes, de nos religions, est basée sur une confusion fondamentale de toutes les images, de toutes les idées. Il n'en est pas pour ainsi dire qui soient, avec quelque netteté, séparées des autres. Les métamorphoses, les transmissions de qualités, les substitutions de personnes, d'âmes et de corps, les croyances relatives à la matérialisation des esprits, à la spiritualisation d'objets matériels, sont des éléments de la pensée religieuse ou du folklore. Or l'idée même de semblables transmutations ne pourrait pas naître si les choses étaient représentées dans des concepts délimités et classés. Le dogme chrétien de la transsubstantiation est une conséquence de cet état d'esprit et peut servir à en prouver la généralité.

Cependant, cette mentalité ne subsiste plus aujourd'hui dans les sociétés européennes qu'à l'état de survivance, et, même sous cette forme, on ne la retrouve plus que dans certaines fonctions, nettement localisées, de la pensée collective. Mais il y a d'innombrables sociétés où c'est dans le conte étiologique que réside toute l'histoire naturelle, dans les métamorphoses, toute la spéculation sur les espèces végétales et animales, dans les cycles divinatoires, les cercles et carrés magiques, toute la prévision scientifique. En Chine, dans tout l'Extrême-Orient, dans toute l'Inde moderne, comme dans la Grèce et la Rome anciennes, les notions relatives aux actions sympathiques, aux correspondances symboliques, aux influences astrales non seulement étaient ou sont très répandues, mais encore épuisaient ou épuisent encore la science collective. Or ce qu'elles supposent, c'est la croyance en la transformation possible des choses les plus hétérogènes les unes dans les autres et, par suite, l'absence plus ou moins complète de concepts définis.

Si nous descendons jusqu'aux sociétés les moins évoluées que nous connaissions, celles que les Allemands appellent d'un terme un peu vague les Naturvölker, nous trouverons une confusion mentale encore plus absolue. Ici, l'individu lui-même perd sa personnalité. Entre lui et son âme extérieure, entre lui et son totem, l'indistinction est complète. Sa personnalité et celle de son fellow-animal ne font qu'un. L'identification est telle que l'homme prend les caractères de la chose ou de l'animal dont il est ainsi rapproché. Par exemple, à Mabuiag, les gens du clan du crocodile passent pour avoir le tempérament du crocodile : ils sont fiers, cruels, toujours prêts à la bataille. Chez certains Sioux il y a une section de la tribu qui est dite rouge et qui comprend les clans du lion des montagnes, du buffle, de l'élan, tous animaux qui se caractérisent par leurs instincts violents; les membres de ces clans sont, de naissance, des gens de guerre tandis que les agriculteurs, gens naturellement paisibles, appartiennent à des clans dont les totems sont des animaux essentiellement pacifiques.

S'il en est ainsi des hommes, à plus forte raison en est-il de même des choses. Non seulement entre le signe et l'objet, le nom et la personne, les lieux et les habitants, il y a une indifférenciation complète, mais, suivant une très juste remarque que fait M. von den Steinen à propos des Bakairis 2 et des Bororos, le « principe de la generatio œquivoca est prouvé pour le primitif ». C'est de bonne foi que le Bororo s'imagine être en personne un arara; du moins, s'il ne doit en prendre la forme caractéristique qu'une fois mort, dès cette vie, il est à l'animal ce que la chenille est au papillon. C'est de bonne foi que les Trumai sont réputés être des bêtes aquatiques. « Il manque à l'Indien notre détermination des genres les uns par rapport aux autres, en tant que l'un ne se mélange pas à l'autre. » Les animaux, les hommes, les objets inanimés ont été presque toujours conçus à l'origine comme soutenant les uns avec les autres des rapports de la plus parfaite identité. Les relations entre la vache noire et la pluie, le cheval blanc ou rouge et le soleil sont des traits caractéristiques de la tradition indo-européenne; et l'on pourrait multiplier à l'infini les exemples.

Au reste, cet état mental ne diffère pas très sensiblement de celui qui, maintenant encore, à chaque génération, sert de point de départ au développement individuel. La conscience n'est alors qu'un flot continu de représentations qui se perdent les unes dans les autres, et quand des distinctions commencent à apparaître, elles sont toutes fragmentaires. Ceci est à droite et ceci est à gauche, ceci est du passé et ceci du présent, ceci ressemble à cela, ceci a accompagné cela, voilà à peu près tout ce que pourrait produire même l'esprit de l'adulte, si l'éducation ne venait lui inculquer des manières de penser qu'il n'aurait jamais pu instaurer par ses seules forces, et qui sont le fruit de tout le développement historique. On voit toute la distance qu'il y a entre ces distinctions et ces groupements rudimentaires, et ce qui constitue vraiment une classification.

Bien loin donc que l'homme classe spontanément et par une sorte de nécessité naturelle, au début, les conditions les plus indispensables de la fonction classificatrice font défaut à l'humanité. Il suffit d'ailleurs d'analyser l'idée même de classification pour comprendre que l'homme n'en pouvait trouver en lui-même les éléments essentiels. Une classe, c'est un groupe de choses; or les choses ne se présentent pas d'elles-mêmes ainsi groupées à l'observation. Nous pouvons bien apercevoir plus ou moins vaguement leurs ressemblances. Mais le seul fait de ces similitudes ne suffit pas à expliquer comment nous sommes amenés à assembler les êtres qui se ressemblent ainsi, à les réunir en une sorte de milieu idéal, enfermé dans des limites déterminées et que nous appelons un genre, une espèce, etc. Rien ne nous autorise à supposer que notre esprit, en naissant, porte tout fait en lui le prototype de ce cadre élémentaire de toute classification. Sans doute, le mot peut nous aider à donner plus d'unité et de consistance à l'assemblage ainsi formé; mais si le mot est un moyen de mieux réaliser ce groupement une fois qu'on en a conçu la possibilité, il ne saurait par lui-même nous en suggérer l'idée. D'un autre côté, classer, ce n'est pas seulement constituer des groupes - c'est disposer ces groupes suivant des relations très spéciales. Nous nous les représentons comme coordonnés ou subordonnés les uns aux autres, nous disons que ceux-ci (les espèces) sont inclus dans ceux-là (les genres), que les seconds subsument les premiers. Il en est qui dominent, d'autres qui sont dominés, d'autres qui sont indépendants les uns des autres. Toute classification implique un ordre hiérarchique dont ni le monde sensible ni notre conscience ne nous offrent le modèle. Il y a donc lieu de se demander où nous sommes allés le chercher. Les expressions mêmes dont nous nous servons pour le caractériser autorisent à présumer que toutes ces notions logiques sont d'origine extra-logique. Nous disons que les espèces d'un même genre soutiennent des rapports de parenté; nous appelons certaines classes des familles; le mot de genre lui-même ne désignait-il pas primitivement un groupe familial ([en grec dans le texte : « genos »]) ? Ces faits tendent à faire conjecturer que le schéma de la classification n'est pas un produit spontané de l'entendement abstrait, mais résulte d'une élaboration dans laquelle sont entrés toutes sortes d'éléments étrangers.

Bien entendu, ces remarques préliminaires n'ont nullement pour objet de résoudre le problème, ni même d'en préjuger la solution, mais seulement de montrer qu'il y a là un problème qui doit être posé. Loin que l'on soit fondé à admettre comme une évidence que les hommes classent tout naturellement, par une sorte de nécessité interne de leur entendement individuel, on doit, au contraire, se demander qu'est-ce qui a pu les amener à disposer leurs idées sous cette forme et où ils ont pu trouver le plan de cette remarquable disposition. Cette question, nous ne pouvons même pas songer à la traiter ici dans toute son étendue. Mais, après l'avoir posée, nous voudrions réunir un certain nombre de renseignements qui sont, croyons-nous, de nature à l'éclairer. En effet, la seule manière d'y répondre est de rechercher les classifications les plus rudimentaires qu'aient faites les hommes, afin de voir avec quels éléments elles ont été construites. Or nous allons rapporter dans ce qui suit un certain nombre de classifications qui sont certainement très primitives et dont la signification générale ne paraît pas douteuse.

Cette question n'a pas encore été posée dans les termes que nous venons de dire. Mais parmi les faits dont nous aurons à nous servir au cours de ce travail, il en est qui ont été déjà signalés et étudiés par certains auteurs. M. Bastian s'est occupé, à maintes reprises, des notions cosmologiques dans leur ensemble et il en a assez souvent tenté des sortes de systématisations. Mais il s'est surtout attaché aux cosmologies des peuples orientaux et à celles du moyen âge, énumérant plutôt les faits qu'il ne cherchait à les expliquer. Pour ce qui est des classifications plus rudimentaires, M. Howitt d'abord, M. Frazer ensuite en ont donné déjà plusieurs exemples. Mais ni l'un ni l'autre n'en ont senti l'importance au point de vue de l'histoire de la logique. Nous verrons même que l'interprétation que M. Frazer donne de ces faits est exactement l'inverse de celle que nous proposerons.

1 « De quelques formes de classification - contribution à l'étude des représentations collectives ». Année sociologique, 6, (1903).

2 Anciens Caraïbes, actuellement localisés sur le Xingu.

Sommaire

Chapitre I

Chapitre II

Chapitre III

Chapitre IV

Chapitre V

I

Les systèmes de classification les plus humbles que nous connaissions sont ceux que l'on observe dans les tribus australiennes.

On sait quel est le type d'organisation le plus répandu dans ces sortes de sociétés. Chaque tribu est divisée en deux grandes sections fondamentales que nous appelons des phratries 3. Chaque phratrie, à son tour, comprend un nombre de clans, c'est-à-dire de groupes d'individus porteurs d'un même totem. En principe, les totems d'une phratrie ne se retrouvent pas dans l'autre phratrie. Outre cette division en clans, chaque phratrie est divisée en deux classes que nous appellerons matrimoniales. Nous leur donnons ce nom parce que cette organisation a, avant tout, pour objet de régler les mariages : une classe déterminée d'une phratrie ne peut contracter de mariage qu'avec une classe déterminée de l'autre phratrie. L'organisation générale de la tribu prend aussi la forme suivante.

PHRATRIE I

Classe matrimoniale A Classe matrimoniale B

Clan de l'emou, Clan du serpent, Clan de chenille, etc.

PHRATRIE II

Classe matrimoniale A' Classe matrimoniale B'

Clan du kangourou, Clan de l'opossum, Clan du corbeau, etc.

4

Les classes désignées par une même lettre (A, A' et B, B') sont celles qui ont entre elles le connubium.

Tous les membres de la tribu se trouvent ainsi classés dans des cadres définis et qui s'emboîtent les uns dans les autres. Or la classification des choses reproduit cette classification des hommes.

Déjà M. Cameron avait remarqué que, chez les Ta-ta-This 5 « toutes les choses de l'Univers sont divisées entre les divers membres de la tribu ». « Les uns, dit-il, s'attribuent les arbres, quelques autres les plaines, d'autres le ciel, le vent, la pluie et ainsi de suite. » Malheureusement, ce renseignement manque de précision. On ne nous dit pas à quels groupes d'individus les divers groupes de choses sont ainsi rattachés 6. Mais nous avons des faits d'une tout autre évidence, des documents tout à fait significatifs.

Les tribus de la rivière Bellinger sont divisées chacune en deux phratries; or, d'après M. Palmer, cette division s'applique également à la nature. « Toute la nature, dit-il, est divisée d'après les noms des phratries 7