Déclarons l'état d'urgence écologique - Thibault de la Motte - E-Book

Déclarons l'état d'urgence écologique E-Book

Thibault de la Motte

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Beschreibung

Après 40 ans d’alarmes scientifiques, l’urgence écologique et climatique n’est plus mise en doute. Elle a été défendue haut et fort par de nombreux acteurs, mais aussi par les foules qui ont marché dans les rues de Bruxelles. Tandis que l’extrême droite et l’extrême gauche se renforcent, de nombreux citoyens s’inquiètent de leurs conditions d’existence, des inégalités croissantes et des migrations. Fin du mois et fin du monde étant intimement liées, l’urgence est aussi devenue sociale et démocratique. C’est ici une démocratie régénérée qui est esquissée, par et pour les citoyens, sous la forme d’un État d’Urgence écologique. Une transition sociétale est nécessaire, urgente, et possible. L’État doit assumer son rôle d’activateur, en offrant à tous les porteurs d’initiatives le terreau fertile dont ils ont besoin. Les auteurs souhaitent démontrer qu’il existe d’autres futurs que les effondrements, la dictature ou le néolibéralisme total.

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DÉCLARONS

l’État d’Urgence écologique

Éditions Luc Pire [Renaissance SA]

Drève Richelle, 159 – 1410 Waterloo

Éditions Luc Pire

www.editionslucpire.be

Déclarons l’État d’Urgence écologique

Couverture et mise en pages : Philippe Dieu (Extra Bold)

e-ISBN : 9782875422071

Dépôt légal : D/2020/12.379/01

© Éditions Luc Pire, 2020

Tous droits réservés. Aucun élément de cette publication ne peut être reproduit, introduit dans une banque de données ni publié sous quelque forme que ce soit, soit électronique, soit mécanique ou de toute autre manière, sans l’accord écrit et préalable de l’éditeur.

Cédric Chevalier & Thibault de La Motte

DÉCLARONS

l’État d’Urgence écologique

Préface : Olivier De Schutter

Dédicaces

À Raphaël, Annabelle et Nathalie

À Louane et ma chère Nathalie

À nos concitoyens qui aspirent

à retrouver l’innocence du devenir et qui s’engagent pour qu’émerge une politique de l’Urgence écologique

Préface Écologie et autonomie

Voici un livre écrit sous la pression de l’urgence. Perte massive de biodiversité, augmentation constante des volumes de gaz à effet de serre dans l’atmosphère, dégradation des sols qui empêche ceux-ci de remplir leur fonction de puits de carbone : ces phénomènes, reliés entre eux, menacent à terme l’habitabilité même de régions entières de notre planète Terre.

Trois récits accompagnent cette prise de conscience. Un premier récit est celui de l’effondrement. Inspiré, de loin, par le philosophe Hans Jonas, considéré comme le principal penseur du principe de précaution depuis la parution en 1979 de son maître-ouvrage Le principe responsabilité, ce récit a été relancé plus récemment par les travaux de Jared Diamond et de Lester Brown dans le monde anglophone, et bien sûr par le mouvement de la collapsologie initié, dans le monde francophone, par Pablo Servigne et Raphaël Stevens. Depuis sa parution en 2014, le livre de ceux-ci, Comment tout peut s’effondrer. Petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes, a inspiré nombre de jeunes activistes, et ses idées continuent d’être développées, par exemple, au sein de l’Institut Momentum, fondé en 2011 par Yves Cochet et Agnès Sinaï.

Les interprétations de la collapsologie divergent. D’un côté, la confrontation à ses thèses a permis à toute une génération de prendre conscience de l’imminence de l’effondrement d’une civilisation fondée sur les énergies fossiles et sur l’illusion que les activités humaines pouvaient continuer de croître dans un monde fini: voilà que l’on sort, enfin, du déni, ou des euphémismes de langage, qui nous tenaient assoupis. D’un autre côté, la prise de conscience du caractère inévitable de l’effondrement de la civilisation thermo-industrielle (bien que Servigne et Stevens ne s’aventurent ni sur le calendrier, ni sur la séquence) a souvent entraîné les lecteurs dans des parcours dépressifs, amenant parfois à des tensions avec leur entourage. Elle peut aussi être source de dépolitisation : à quoi bon lutter s’il est déjà trop tard ? Et si, après tout, ce n’est pas la fin du monde dont il s’agit, mais la fin seulement d’un monde, fondé sur l’extraction et le gaspillage, faut-il même se battre pour retarder l’échéance ?

Il importe peu que ces interprétations ne soient pas celles que Servigne et Stevens aient souhaité encourager. Je pense pour ma part qu’ils misaient plutôt, tels justement Jonas ou, plus près de nous, Jean-Pierre Dupuy et son idée de «catastrophisme éclairé», sur l’heuristique de la peur : puisque la sixième extinction des espèces et les ruptures climatiques paraissent loin dans l’espace et dans le temps, ne peut-on surmonter notre inertie justement en créant une sorte d’électrochoc dans les consciences ? Dire que l’effondrement est inévitable, n’est-ce pas justement, paradoxalement, notre dernière chance de l’éviter, par le sursaut à laquelle l’annonce peut conduire ? Le fait cependant est bien que les lecteurs de Servigne et Stevens ne seront pas nombreux à se presser aux portes de la politique, afin de sauver ce qui peut encore l’être : la collapsosophie, l’attitude de vie qui se déduit de la confrontation à la réalité de l’effondrement à venir, a à voir avec le changement de soi et la construction collective d’alternatives favorisant la résilience, mais bien peu avec l’engagement militant dans les structures qui nous dominent.

Un deuxième récit consiste à faire le pari que le progrès technologique permettra de sortir de l’impasse. Faisons confiance aux ingénieurs pour mettre au point les technologies, «vertes» ou «propres», qui permettront d’améliorer l’efficacité énergétique de nos procédés de fabrication et des appareils dont nous sommes devenus si dépendants, misons sur le fait que les entreprises, poussées par des consommateurs de plus en plus critiques, sauront innover : notre salut viendra de la science. Ce récit est tentant. Il est doux de s’en remettre à lui : il nourrit plaisamment ce que les psychologues appellent notre « biais d’optimisme », et il nous dispense de toute interrogation sur nos modes de vie. On entend même écrire, ici ou là, que la sobriété « volontaire » ou « heureuse » serait à proscrire, dans la logique de ce récit, car elle retarderait l’émergence de ces technologies qui viendront à notre secours : il faut à celles-ci un marché suffisamment large où se déployer, si l’on veut que les investissements nécessaires soient faits.

Ce récit présente des faiblesses telles qu’il mériterait à peine qu’on s’y attarde, s’il n’était pas politiquement influent. L’impact de l’introduction de nouvelles technologies, dès lors que celles-ci permettent de réduire la consommation d’énergie, est en partie annulé par le fameux « effet rebond », un paradoxe déjà mis en lumière par W. Stanley Jevons à la fin du XIXe siècle : nous consommons davantage si l’unité de consommation, utilisant moins d’énergie, est moins coûteuse, ou bien nous utilisons les coûts économisés pour accroître notre consommation ailleurs – et cela d’autant plus que, par la grâce de l’utilisation de la nouvelle technologie, nous avons l’impression d’avoir déjà eu un comportement vertueux dans un domaine de l’existence, ce qui peut nous déculpabiliser d’être moins regardants dans d’autres domaines. L’impact de l’introduction de nouvelles technologies est souvent ambigu pour d’autres raisons : dans des systèmes complexes, les boucles de rétroaction peuvent n’être pas toujours bien comprises, ce qui devrait nous inciter à la prudence (encore un précepte de Jonas) ; et il n’est pas rare en outre que ces nouvelles technologies amènent une augmentation de la consommation de ressources rares, ce qui conduit à douter parfois de leur vertu (ce point est notamment souligné dans la littérature récente par Philippe Bihouix, dans L’âge des low-tech: Vers une civilisation techniquement soutenable). Mais ce qui surtout doit retenir ici l’attention, c’est que ce discours dispense d’un investissement politique : chacun et chacune peut compter sur les progrès de la science, sans qu’il lui faille se muer en militant. Nous pouvons dormir tranquilles : pourvu qu’on leur fasse confiance, les entreprises amèneront les solutions.

Un troisième récit est fondé sur l’idée que les innovations sociales citoyennes vont permettre d’opérer une transition en douceur vers une société durable. Le succès du film Demain de Cyril Dion et Mélanie Laurent ; celui du livre de Bénédicte Manier, Un million de révolutions tranquilles ; l’engouement que connaît le réseau transition, issue du mouvement des « Villes en Transition », lancé en 2006 à Totnes par Rob Hopkins et d’autres : tout cela témoigne à la fois d’une impatience et d’une nouvelle forme de confiance. Impatience : cette génération ne veut pas attendre que des solutions viennent d’ailleurs, des entreprises ou des gouvernements, dont la parole est depuis longtemps démonétisée. Confiance : pourvu qu’elles puissent s’organiser librement, expérimenter au plan local, les communautés peuvent, à l’échelle de la rue, du quartier ou de la ville, inventer un monde nouveau. C’est sous ce double signe que se mettent sur pied des potagers collectifs, des systèmes alimentaires alternatifs, ou des compostages entre voisins ; que se développent des coopératives citoyennes d’énergie éolienne ou solaire ; que s’inventent des systèmes d’échanges locaux de services ou d’outils, des donneries ou des repair-cafés ; ou que se créent des monnaies locales et complémentaires.

Les liens avec le politique sont ici ambigus. D’un côté, ces initiatives viennent d’hommes et de femmes ordinaires qui, spontanément, craignent d’être cooptés : le politique, après tout, pourrait conduire l’initiative à dévier de son cours spontané, et même à saper la motivation des bénévoles qui s’y investissent – des membres de la communauté qui s’investissent justement car c’est pour eux l’occasion de construire quelque chose de manière autonome, d’acquérir des nouvelles compétences, de transformer leur environnement, bref, d’être enfin autre chose que des sujets que l’on cherche à influencer par des injonctions ou par des incitations venues d’en haut. D’un autre côté, comme en atteste le succès des collaborations avec les pouvoirs communaux, ainsi que les alliances public-civique placées sous le signe des « communs », le politique paraît à certains indispensable pour la pérennité de l’initiative citoyenne : c’est aux politiques, nous dit-on, de lever les obstacles que rencontre l’innovation sociale, et de lui offrir le soutien modeste qu’elle exige, surtout à ses débuts, afin qu’elle puisse avoir un impact sociétal.

Si l’ouvrage de Cédric Chevalier et Thibault de La Motte va au-delà de ces récits, c’est parce qu’il réhabilite le rôle du politique, et la fonction de la démocratie, dans la transformation sociale d’ampleur inédite qu’appelle l’urgence écologique. Alors que les récits dominants oscillent entre société civile, ingénieurs et entreprises, ce livre repolitise le débat sur la transition écologique. Il refuse de voir la transition écologique comme une question simplement technique. Certes, il affirme avec force qu’il faut réduire notre utilisation de ressources et notre production de déchets : la Terre ne peut continuer de fournir les premières au rythme actuel, et elle ne peut continuer à absorber les pollutions que nous émettons. Mais nos auteurs sont bien conscients des risques de présenter la transition comme s’il s’agissait là de contraintes simplement techniques. Face à la tentation toujours présente de l’expertocratie et de sa traduction en «dictature verte» – traduction politique, si l’on veut, mais qui nie justement l’autonomie du politique, en présentant comme nécessaire une certaine réorientation de la société –, ils en appellent à un sursaut vers une politique qui soit à la hauteur de l’urgence écologique, et qui garantisse une véritable autonomie aussi bien à l’individu qu’à la collectivité.

Il nous faut, d’urgence, en effet, réhabiliter dans nos comportements une norme du suffisant, en échappant à la tyrannie des discours publicitaires ; il nous faut sortir d’une course à l’augmentation de la production qui appelle « croissance » ce qui n’est que gaspillage et obsolescence programmée ; il nous faut décentrer le travail : libérer du temps pour l’action collective et pour l’auto-production, en allant vers une réduction collective du temps de travail. Il nous faut tout cela. Mais ce « il faut » n’est pas une loi de l’histoire, ni une loi scientifique. C’est au contraire par la réaffirmation de notre liberté de choisir la trajectoire de nos sociétés, par une reconquête de l’autonomie, à la fois individuelle et collective, que nous pourrons opérer le changement de cap que la situation appelle. Et c’est précisément parce qu’il nous faut créer les conditions de cette autonomie, parce qu’il nous faut encourager l’expérimentation sociale, que l’État est nécessaire: le discours de l’État d’Urgence écologique, à l’opposé du discours techno-scientifique, est un éloge du politique.

Parmi les sources d’inspiration de Cédric Chevalier et Thibault de La Motte figure Cornelius Castoriadis. Celui-ci proposait sa propre définition de l’autonomie : « Une société est autonome, écrivait-il, non seulement si elle sait qu’elle fait ses lois, mais si elle est en mesure de les remettre explicitement en cause. De même, [...] un individu est autonome s’il a pu instaurer un autre rapport entre son inconscient, son passé, les conditions dans lesquelles il vit – et lui-même en tant qu’instance réfléchissante et délibérante ». Or l’exercice de cette autonomie est une tâche urgente aujourd’hui compte tenu du sursaut à effectuer, de l’imagination dont nous devons nous rendre capables : « Compte tenu de la crise écologique, de l’extrême inégalité de la répartition des richesses entre pays riches et pays pauvres, de la quasi-impossibilité du système de continuer sa course présente, ce qui est requis est une nouvelle création imaginaire d’une importance sans pareille dans le passé, une création qui mettrait au centre de la vie humaine d’autres significations que l’expansion de la production et de la consommation, qui poserait des objectifs de vie différents pouvant être reconnus par les êtres humains comme valant la peine. Cela exigerait évidemment une réorganisation des institutions sociales, des rapports de travail, des rapports économiques, politiques, culturels. Or cette orientation est extrêmement loin de ce que pensent, et peut-être de ce que désirent les humains aujourd’hui. Telle est l’immense difficulté à laquelle nous avons à faire face. Nous devrions vouloir une société dans laquelle les valeurs économiques ont cessé d’être centrales (ou uniques), où l’économie est remise à sa place comme simple moyen de la vie humaine et non comme fin ultime, dans laquelle donc on renonce à cette course folle vers une consommation toujours accrue ».1

En lisant ce livre, je me suis souvent pris à penser que ce défi que nous lançait Castoriadis, Cédric Chevalier et Thibault de La Motte étaient peut-être en train de le relever. Alors écoutons-les. Et réapprenons, grâce à eux, à nous réapproprier le cours de notre trajet historique.

Olivier De Schutter

Professeur à l’UCLouvain

Rapporteur spécial de l’ONU sur le droit à l’alimentation (2008-2014)

1. C. Castoriadis, La montée de l’insignifiance. Les carrefours du labyrinthe, 4 (Paris, Seuil, 1996), pp. 112-113.

1. Hisser la démocratie à la hauteur de l’Urgence ou perdre la liberté

Là où croît le péril croît aussi ce qui sauve.

Friedrich Hölderlin, poète et philosophe (1770-1843)

Voici venu le temps de l’urgence écologique, l’urgence des urgences, l’Urgence avec un grand U, car elle menace notre existence, celle de l’espèce humaine et de tous les êtres vivants de la Terre. Que nous le voulions ou non, Gaïa, cette manifestation violente de l’ensemble des relations, multiples et mouvantes, entre le support matériel de l’existence et les êtres fragiles que nous sommes sur la Terre, a fait un retour fracassant en politique2,3.

Alors que se multiplient les signes d’accélération des effondrements écologiques et sociaux, deux tendances mortelles pour la démocratie et la liberté se combinent un peu plus chaque jour.

À l’extrême droite, l’autoritarisme traditionnel se lie avec un mépris officiel pour l’Urgence, et des stratégies officieuses d’adaptation aux effondrements. En Europe, les partis d’extrême droite se montrent de plus en plus climatosceptiques : l’AfD en Allemagne, l’UKIP au Royaume-Uni et le Rassemblement National en France parlent du mouvement pour le climat comme d’une « secte hystéroclimatique »4 et d’une « religion du climat »5. Des destructeurs écologiques sont déjà au pouvoir dans plusieurs pays. Le président américain Donald Trump, le président brésilien Jair Bolsonaro, le Premier ministre australien Scott Morrison, climatosceptiques notoires, mènent une politique hostile au climat et à l’environnement, en détricotant la législation environnementale, en se retirant des accords climatiques internationaux, en décapitant l’administration environnementale de leur pays et en autorisant des projets d’exploitation miniers et forestiers anti-écologiques. Pendant ce temps, la frange la plus riche de cette même extrême droite construit, officieusement et en toute discrétion, un véritable apartheid écologique, avec, d’un côté, ceux qui se replient dans des sphères protégées, climatisées, accaparant les dernières ressources naturelles, et, de l’autre, les laissés-pour-compte, soit l’essentiel de la population humaine, survivant dans les terres désolées et les villes surchauffées.

À droite, le néolibéralisme pourrait devenir progressivement totalitaire, en absorbant méthodiquement la question écologique, la question sociale et même l’Urgence dans son fonctionnement calculateur et marchand, supprimant peu à peu cette encombrante démocratie et sa liberté optionnelle. Permis d’enfanter échangeable, monétarisation des biens et services naturels, mesures de compensation écologiques pour ne pas entraver la croissance économique, quotas de CO2, ingénierie climatique, droits de propriété sur les espèces sauvages, tout cela aidé par les technologies informatiques des GAFA – Google, Amazon, Facebook et Apple –, qui veulent maintenant battre monnaie à la place des États. Bientôt chacun disposera d’un implant corporel pour évaluer son empreinte CO2 en permanence, et seuls les consommateurs les plus méritants pourront bénéficier de « crédits carbone » en abondance. Il n’y aura plus que des individus-consommateurs aliénés, heureux de « profiter au maximum ». Tout cela évidemment, dans une société plus inégalitaire que jamais.

Car l’Urgence sera l’occasion idéale pour se débarrasser de la démocratie et justifier toutes les exceptions qui sont l’apanage des puissants. Le sulfureux juriste et constitutionnaliste allemand Carl Schmitt, membre de la droite conservatrice, antiparlementaire et antilibérale, et du parti nazi en 1933, l’affirmait : « est souverain celui qui décide de l’exception »6. Contre ses héritiers, dont un des pères du néolibéralisme, Friedrich Hayek, qui proclamait haut et fort qu’il préférait une dictature qui reconnaît la liberté d’entreprendre à ce qu’il qualifiait de « totalitarisme démocratique »7, nous défendons notre souveraineté démocratique et refusons l’état d’exception, même au motif de l’Urgence.

Face à cette destruction, l’excuse du « temps long de la démocratie » pour justifier notre inertie nous condamne à l’impuissance. Si une organisation cesse de s’adapter aux conditions changeantes, elle se condamne à disparaître. Notre démocratie est en danger de mort. Le régime d’exception permanent – l’état d’urgence avec un petit u, celui qu’adorent les dictatures – tend à se normaliser en Europe et ailleurs dans le monde. Les présidents Donald Trump et Emmanuel Macron gouvernent de plus en plus par décret présidentiel dans des dossiers hautement sensibles, passant outre le pouvoir législatif et la participation citoyenne. En septembre 2019, le Premier ministre britannique Boris Johnson a voulu suspendre le parlement de son pays pour forcer un Brexit sans accord, un abus de pouvoir exécutif heureusement déclaré illégal par la justice du pays qui a inventé le parlementarisme.

Devant ces phénomènes inquiétants, les démocrates de toutes les orientations doivent mettre la démocratie en capacité de répondre à l’Urgence écologique. Il ne faut laisser ni l’extrême droite ni la droite s’en emparer pour suspendre nos libertés. Plutôt que d’instaurer un régime d’exception pour répondre à la menace écologique, il est indispensable d’approfondir rapidement la démocratie. S’ils abandonnent l’Urgence, les démocrates se condamnent à l’impuissance et ne se donnent aucune chance face à l’Histoire, se rendant complices de l’inavouable.

La Belgique est une jeune démocratie d’inspiration libérale, chère à de nombreux Belges, et de bon droit. Est-il possible de la hisser à la hauteur de l’Urgence écologique sans la détruire, sans renoncer à l’autonomie et à la liberté de ses citoyens ? Le pari formulé dans cet essai est que cela est non seulement indispensable, possible, mais aussi souhaitable. Et que c’est seulement par un approfondissement radical du projet d’autonomie individuelle et collective qu’est la démocratie8 que l’on pourra préserver à la fois nos conditions écologiques d’existence, la liberté, les solidarités, la justice sociale et un véritable pluralisme des modes de vie. Ce pluralisme des modes de vie, le fait qu’on puisse vraiment choisir de vivre de manière écologique dans notre pays, est la seule façon de garantir que nous vivions encore dans une démocratie dite « libérale », au sens du Libéralisme philosophique.

Comme l’a proposé le philosophe Bruno Latour, le temps est venu d’un atterrissage en politique9. Ce livre s’adresse aux citoyens belges qui veulent redevenir des Terrestres, des vivants qui peuplent la Terre en ayant une existence authentiquement humaine10. Il s’adresse à ceux qui sont prêts à prendre activement leurs responsabilités pour doter l’État de nouvelles pratiques permettant de répondre démocratiquement à l’Urgence. Il a vocation à outiller pour comprendre, provoquer une révolte de la conscience des citoyens et proposer une nouvelle direction à l’action politique, sur un sol concret, loin des abstractions totalisantes.

La formidable expansion du mouvement climatique depuis 2018, en Belgique et ailleurs dans le monde, recèle une fabuleuse énergie créatrice sur laquelle la société belge peut s’appuyer pour se renouveler. Échouer à régénérer la démocratie ne pourra que nourrir la radicalisation des citoyens et préparer les deux tendances mortelles évoquées précédemment. La carte blanche du mouvement Extinction Rebellion, datée d’août 2019, qui considère la destruction écologique comme un crime contre l’Humanité, témoigne du fait que nous sommes dans un état de rébellion latente pour une partie de la population : « Les principes de Nuremberg11 impliquent que toute personne ayant connaissance de crimes contre l’Humanité et ayant la possibilité de s’y opposer soit dans l’obligation d’intervenir. Ni les ordres d’un supérieur ni une législation nationale (y compris le droit pénal) ne représentent une justification pour ne pas agir »12. Les démocrates doivent rétablir la puissance d’agir, c’est-à-dire la capacité et le potentiel d’action par et pour les humains et les autres vivants dans le monde, et le dialogue collectif pour éviter une guerre civile entre une minorité qui se rebelle pour la vie, et une majorité qui reste apathique et s’enfonce dans le nihilisme.

L’inertie n’est pas une option. La démocratie et la liberté sont œuvres permanentes. Il n’y a plus de temps à perdre pour ceux qui se disent démocrates et qui entendent le rester, levons-nous et déclarons ensemble l’État d’Urgence écologique !

2. I. Stengers, Au temps des catastrophes. Résister à la barbarie qui vient, Paris, La Découverte, 2009.

3. Br. Latour, Où atterrir ? Comment s’orienter en politique, Paris, La Découverte, 2017.

4. Libération, « Climat : “L’activisme de Greta Thunberg a remobilisé la rhétorique de l’extrême droite” », 25 mai 2019.

5. Ibid.

6. C. Schmitt, La dictature, Paris, Seuil, 2000.

7. Gr. Chamayou, La société ingouvernable. Généalogie du libéralisme autoritaire, La Fabrique, 2018.

8. La référence au sujet de l’autonomie est du philosophe Cornelius Castoriadis.

9. Br. Latour, op. cit.

10. L’expression « une vie authentiquement humaine » nous vient du philosophe Hans Jonas qui a aussi développé le concept de responsabilité face à la menace existentielle, dans Le Principe Responsabilité, 1979.

11. Le procès de Nuremberg, première juridiction pénale internationale, a été intenté par les Alliés à partir de 1945 contre 24 des principaux responsables du IIIe Reich, accusés de complot, crimes contre la paix, crimes de guerre et crimes contre l’Humanité.

12. Opinion d’un Collectif de membres d’Extinction Rebellion, Climat: We have a dream (1)…, Le Vif, 27 août 2019.

2. Une politique de l’Urgence pour atterrir sur notre planète

Lettre au futur : Okjökull est le premier glacier islandais à disparaître. Dans les ٢٠٠ prochaines années, on s’attend à ce que tous nos glaciers subissent le même sort. Ce monument est érigé comme reconnaissance que nous savons ce qui se passe et ce qui doit être fait. Vous seul, passant, savez si nous l’avons fait.

Plaque fixée sur l’Okjökull, définitivement perdu à cause de la crise climatique (août 2019)

L’urgence écologique est à la fois environnementale, sociale, économique et démocratique. Mais l’Urgence écologique comme urgence des urgences, est avant tout existentielle, car elle menace nos existences humaines et l’existence de la Vie sur Terre, ainsi que notre liberté. C’est pourquoi elle s’impose comme un phénomène à penser dès maintenant. Pour y répondre, une politique de l’Urgence est à proposer. Sans reprendre ici l’immense littérature sur le sujet, nous nous concentrons sur les derniers développements de l’Urgence et sur la connaissance scientifique de plus en plus précise de ses conséquences existentielles. L’Urgence écologique est un phénomène systémique : même s’ils sont différenciés, les impacts observés en Belgique sont liés aux impacts observés ailleurs au niveau local et au niveau mondial. C’est pourquoi les constats mondiaux se mêlent ci-dessous aux constats belges.

2.1. Le temps de l’Urgence écologique

« Notre maison brûle et nous regardons ailleurs. La nature, mutilée, surexploitée, ne parvient plus à se reconstituer, et nous refusons de l’admettre »13. Ces mots, prononcés au Sommet de la Terre en 2002 par le président Chirac, sont plus que jamais d’actualité. Nous avons basculé de manière irréversible dans un nouveau régime climatique. Aujourd’hui, il devient de plus en plus difficile d’ignorer l’Urgence écologique. Qui peut encore prétendre ne pas être au courant ? Du citoyen au Premier ministre, chaque Belge a été exposé à d’innombrables reprises, via les médias, à une information explicite quant aux conséquences catastrophiques de la destruction écologique. Chacun doit maintenant avoir compris que, sans changement de trajectoire, ces conséquences catastrophiques vont aller en s’aggravant. L’inertie garantit le pire, en Belgique et ailleurs dans le monde. Aujourd’hui, il ne s’agit plus d’expliquer l’Urgence, mais de la reconnaître officiellement et de hisser notre action individuelle et collective à sa hauteur.

L’incendie dévore notre maison, la Terre. Toutes les alarmes se sont déclenchées. Partout, les indicateurs environnementaux les plus vitaux prennent des valeurs catastrophiques : gaz à effet de serre dans l’atmosphère14, sixième extinction de masse des espèces vivant sur Terre15, annihilation des populations d’êtres vivants16, dégradation des écosystèmes et déforestation17, acidification des océans18, érosion des ressources naturelles19, production de déchets20, pollution de l’air21, pénurie d’eau douce22, fonte des glaciers23, érosion des sols arables24, perturbation des cycles du phosphore et de l’azote25, etc.26. Notre empreinte écologique, que ce soit au niveau belge ou au niveau mondial, dépasse largement la capacité de support de notre territoire et de la planète27. Cette empreinte excessive a déjà déclenché des processus irréversibles à moyen terme à cause de la transgression des limites de stabilité du système terrestre28. Pour le pire, l’espèce humaine est devenue collectivement la première force de modification de l’écosystème terrestre, nous faisant entrer dans une nouvelle ère géologique que de plus en plus de scientifiques désignent comme « l’Anthropocène », « l’Ère de l’Homme »29,30.

Ces destructions écologiques se déroulent sous nos yeux. Dès le premier semestre de l’année 2019, avant même l’été, des records climatiques sont battus dans l’hémisphère Nord31. Les médias le relaient ensuite : le mois de juillet 2019 est le mois le plus chaud jamais enregistré dans l’histoire32. Y a-t-il encore des Belges tellement isolés du monde qu’ils ne l’ont pas entendu ou ressenti ? Les médias répètent le lien entre les émissions humaines de gaz à effet de serre et le réchauffement climatique constaté : « Sans le changement climatique induit par les humains, une canicule aussi exceptionnelle que celle-ci aurait eu des températures environ 1,5 à 3° C moins élevées », affirment des chercheurs du réseau World Weather Attribution33. Car les avancées scientifiques permettent désormais d’attribuer la cause des événements climatiques extrêmes au réchauffement climatique34. Le consensus entre les climatologues au niveau international n’a jamais été aussi élevé, ils sont d’accord à plus de 99 % : le réchauffement climatique que nous observons est d’origine humaine et causé par nos émissions industrielles35. « La concentration dans l’atmosphère du CO2, principal responsable du réchauffement climatique, est au plus haut depuis 3 millions d’années, rendant inéluctable la hausse dramatique de la température de la planète et du niveau des océans en quelques siècles, mettent en garde des chercheurs » est-il expliqué dans Le Soir36. Il s’agit d’un climat que l’espèce humaine n’a jamais connu : « La barre des 400 parties par million de CO2 dans l’atmosphère a en fait été dépassée pour la dernière fois il y a 3 millions d’années, pendant le Pliocène. Les températures étaient alors 3 à 4° C plus élevées, des arbres poussaient en Antarctique et le niveau des océans était 15 mètres plus haut »37. Jamais, au cours des 2 000 dernières années, on n’a observé un réchauffement climatique aussi rapide au niveau mondial38.

Les dégâts sont déjà incommensurables. Selon l’assureur international Munich Re, les catastrophes naturelles ont causé pour 42 milliards de dollars de dégâts et provoqué le décès de milliers de personnes dans le monde au premier semestre 2019, plus qu’au premier semestre 2018, et le réchauffement climatique est responsable d’une bonne part de ces dégâts39. La pollution de l’air, également due à nos émissions industrielles et domestiques, aux usines, aux épandages agricoles, au trafic automobile et au chauffage domestique, provoque 800 000 décès par an en Europe40. Au point que l’Organisation mondiale de la santé la considère comme le nouveau tabac qui nous tue41.

Et pourtant, l’économie tourne de plus en plus vite, la croissance des activités humaines se poursuit et s’accélère. Dans son rapport 2019, le Panel international des ressources42 démontre que l’utilisation mondiale des ressources naturelles a plus que triplé entre 1970 et 2017, alors que la population mondiale a doublé et que le produit intérieur brut (en abrégé, « PIB ») mondial a quadruplé, et cela malgré d’importants gains de productivité matérielle. L’extraction annuelle mondiale de matières premières est ainsi passée de 27 milliards de tonnes à 92 milliards de tonnes, tandis que la moyenne annuelle de la demande matérielle est passée de 7 tonnes à plus de 12 tonnes par habitant dans le monde. Or notre usage des ressources naturelles représente de 50 à 65 % des émissions mondiales totales de gaz à effet de serre et plus de 90 % de la perte de biodiversité et des pénuries d’eau au niveau mondial43. À scénario constant, l’usage des ressources naturelles et des matières continuerait à croître pour atteindre 190 milliards de tonnes au niveau mondial et plus de 18 tonnes par habitant d’ici 2060, ce qui provoquera une hausse de 43 % des émissions de gaz à effet de serre, une augmentation de 100 % des prélèvements d’eaux industrielles et une croissance de la superficie des terres agricoles de plus de 20 %, réduisant ainsi de plus de 10 % la surface des forêts et d’environ 20 % la surface des autres habitats écologiques44. Alors que nous dépassons déjà chaque année les limites de capacité de la planète et que nous consommons tellement de ressources naturelles que la « Biosphère » ne peut plus se régénérer, ce scénario est manifestement insoutenable.

Outre le climat et les ressources naturelles, c’est toute la vie sur Terre qui est déjà en cours de destruction. Selon le rapport publié en 2019 par la Plate-forme intergouvernementale sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES), le « GIEC de la biodiversité », « 1 million d’espèces animales et végétales sont aujourd’hui menacées d’extinction au fil des prochaines décennies, ce qui n’a jamais eu lieu auparavant […]. La nature décline globalement à un rythme sans précédent dans l’histoire humaine »45