Des étangs de Maguelone à San Diego - Christian Bringues - E-Book

Des étangs de Maguelone à San Diego E-Book

Christian Bringues

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Beschreibung

Ce récit relate le parcours initiatique d’un fils d’ouvrier agricole. Ce dernier raconte ses joies, ses peines, la vie dans les années 1960 en province. Il aborde également sa réussite professionnelle, ainsi que les « synchronicités » des rencontres qui lui ont permis d’aller toujours plus haut, en gardant l’harmonie d’une existence au service des autres. Cet ouvrage, écrit non sans nostalgie, est un hommage à sa famille, à son enfance, dans lequel il livre aussi son opinion sur le monde politique, l’accès au spirituel et sur l’avenir.


À PROPOS DE L'AUTEUR


Christian Bringues aurait aimé avoir une trace écrite de la vie de ses grands-parents, mais ce ne fut pas le cas. Il n’a découvert que très récemment une information sur son grand-père paternel, qui ne parlait jamais. Ne souhaitant pas que son petit-fils Florian vive la même expérience, il écrit ce récit afin de lui laisser les traces des raisons, des passions qui ont motivé son existence ainsi que celle de ses proches.

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Seitenzahl: 334

Veröffentlichungsjahr: 2023

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Christian Bringues

Des étangs de Maguelone à San Diego

Un beau parcours initiatique

© Lys Bleu Éditions – Christian Bringues

ISBN : 979-10-377-7753-9

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Rien dans ce monde n’arrive par hasard

[…] il faut toujours provoquer le destin.

Paulo Coelho, Veronika décide de mourir

Préface

Malheureusement, je n’ai aucune trace écrite de la vie de mes grands-parents. La chance a voulu que nous vivions très proches de notre grand-père paternel, dont j’ai pu connaître les péripéties à travers des récits oraux. Évoquée par ses proches, j’ai découvert sa vie de viticulteur, d’ancien combattant durant la Première Guerre mondiale, d’amuseur public et d’illustre farceur lorsqu’il était à l’extérieur (puisque chez lui, il ne parlait pratiquement pas).

J’ai peu de souvenirs de mon grand-père maternel. Comme il habitait à Montpellier, je le voyais peu. Il était toujours en costume trois-pièces et il avait toujours un petit chapeau noir vissé sur la tête… Il savait avoir de l’allure !

Ne voulant pas que mon petit-fils fasse le même constat, je me suis décidé à prendre la plume et à écrire ces quelques pages. J’aimerais que Florian trouve dans ce récit quelques explications, les raisons et les passions de ma vie, l’histoire qui a motivé mon existence, ainsi que celle de mes proches, ceux et celles que j’ai aimés.

De plus, je crois que lorsqu’on écrit ses récits de vie, on a l’impression de les vivre une seconde fois. Je crois que cette expérience me rajeunit. Bien sûr, on a toujours la possibilité de modifier certains épisodes parce qu’on aurait aimé qu’ils se passent autrement, mais j’ai préféré rester fidèle à ma propre vie.

Je me suis permis d’écrire ces quelques pages d’abord pour que mes proches me connaissent davantage et qu’ils découvrent ce qu’a été ma vie. Issu d’une famille modeste, je voulais démontrer que rien n’est impossible, qu’il suffit de croire en soi et en son destin pour rester maître des événements qui jalonnent nos vies.

Dans le silence d’une journée d’été, j’ai senti se lever en moi un souffle nouveau, celui de l’aventure et du besoin d’écrire ces lignes en hommage au petit paradis de ma vie. J’ai voulu en quelque sorte lui laisser un destin d’immortalité.

Peut-être que vous saurez apprécier la poésie des découvertes, des situations particulières, des paysages merveilleux, de belles histoires et une carrière professionnelle construite sur des synchronicités surprenantes, c’est-à-dire des rencontres soudaines qui peuvent changer le cours d’une vie et vous propulser toujours plus haut, toujours plus loin… à condition d’en avoir les compétences, le talent et le courage.

Compte tenu des événements qui inondent le monde, j’ai ensuite voulu dire mon mal-être dans ce siècle, qui ne correspond pas à mon éducation, ni à mes origines, ni à la culture qui m’a bercée.

Trop de bouleversements se sont passés entre 1965 et aujourd’hui. Les valeurs qui m’ont été inculquées ont disparu. Nous assistons à un virage de l’histoire. Nos territoires s’opposent, les métropoles et les provinces de France s’affrontent. La colère populaire monte face aux élites.

Quand les communautés se dressent les unes contre les autres, quand nos symboles et nos valeurs sont rejetés, torpillés et brûlés, quand seule la haine règne, alors la vie devient difficile. Nous vivons désormais dans une nation prise en tenaille entre son idéal égalitaire et ses revendications identitaires. Il serait temps d’en finir et de retrouver l’esprit patriotique. Toutefois, je ne vois pas comment y arriver. Une recomposition politique de la nation serait nécessaire.

Certes, une nouvelle perspective politique doit être établie. L’essentiel de la période qui va le permettre n’est pas encore perceptible, car les éléments de cette reconstruction ne sont pas réunis. Il ne s’agira pas d’isoler tel ou tel courant de pensée, mais de trouver leur dénominateur commun. Il ne s’agira pas d’énoncer des préalables ni de lancer des anathèmes, mais d’affirmer tout ce qui peut réunir et unifier les hommes. Cette démarche sera toujours plus importante que tout ce qui peut les diviser.

Le monde actuel me fait peur. En écrivant ce récit, j’ai retrouvé mon monde : celui de l’ambition, de la générosité, du travail, du respect et de l’amour des autres dans l’abnégation.

Première partie

Les années bonheur

Chapitre 1

Genèse familiale

Mes grands-parents

Du côté de mon père, je pense que nous venions plutôt du littoral. À Agde, il y avait certains Bringues qui étaient dans la marine napoléonienne. De plus, je sais que mon arrière-grand-père, que l’on appelait « Papé le vieux », avait fait la guerre de 1870 contre Bismarck. Je ne connais aucune anecdote à ce sujet puisque mon grand-père n’était pas très éloquent ni sur ce sujet ni sur d’autres d’ailleurs. Mon grand-père Alphonse avait été élu conseiller municipal à Villeneuve-lès-Maguelone entre les deux guerres, mais il ne nous a jamais parlé de sa carrière professionnelle et encore moins de ses convictions politiques. Je sais seulement qu’il était radical-socialiste.

Ma grand-mère maternelle s’appelait Sylvie. Elle était de Saint-Geniez-d’Olt, un village situé en Aveyron. Elle avait gardé le petit accent de sa région.

Elle était intendante dans les grandes maisons bourgeoises. Je me souviens qu’elle cuisinait divinement bien.

Mon grand-père maternel s’appelait Antoine Libourel. Il était plus âgé que ma grand-mère. Il est né, je crois, en 1880 à Villeneuve-lès-Maguelone. Comme il habitait à Montpellier, je l’ai peu connu et je le regrette. Je pense que c’était un homme bon.

J’étais davantage en contact avec mon grand-père Alphonse et ma grand-mère Joséphine, car nous étions voisins. Lorsque ma mère travaillait à la vigne, c’était elle qui me gardait. J’allais souvent chez eux.

Mes parents

Ma mère a eu un premier enfant en 1940, un garçon mort-né. Je me souviens qu’elle avait précieusement gardé une mèche de cheveux du bébé dans un sachet hermétique.

Ensuite, ma sœur Josette est née le 26 septembre 1942. On appelait ces naissances « les retours de guerre ». Mon père avait été fait prisonnier, puis il s’était évadé et avait été démobilisé en 1941 à Tarascon.

Enfin, je suis venu au monde le 8 août 1947, en pleine récolte des chasselas. Cependant, à cette époque, ce cépage minéral ne se vendait pas. Pour plaisanter, les voisins de mes parents voulaient m’appeler « Fougasse », c’était le nom que l’on donnait aux périodes de mévente du raisin.

Mon père

Né le 26 juillet 1913 à Villeneuve-lès-Maguelone, mon père avait un physique de jeune premier. Cette silhouette pouvait laisser supposer qu’il embrasserait une carrière artistique ou sportive, mais non, Il préféra consacrer sa vie à sa passion : la terre ! En outre, il a été très sollicité pour pourvoir des postes de responsable. Pourtant, il les a toujours refusés. Il était sous l’influence de ma mère, qui avait horreur de l’imprévu. Je crois qu’il voulait aussi préserver sa liberté. Sur ses ambitions, le « chant des étangs » a pris le dessus.

Mes parents étaient viticulteurs depuis trois générations. Mon père était salarié chez René Jack, propriétaire et viticulteur d’un domaine assez conséquent sur Villeneuve. Je ne porterai pas de jugement de valeur sur ce personnage.

En parallèle, mon père avait une petite propriété qu’il développait petit à petit. Toute sa vie, il a conduit et entretenu sa petite propriété. Son statut de salarié lui permettait d’avoir un peu plus de liberté financière. Il s’en occupait les samedis et dimanches. À ma souvenance, je l’ai vu travailler tous les weekends, du matin au soir le samedi et durement le dimanche matin.

Le seul plaisir qu’il s’octroyait, c’était au football le dimanche après-midi. Il mettait sa chemise blanche et ajustait sa cravate avant d’aller au match. Je me souviens bien de nos sorties du dimanche. Ces matchs de football étaient la seule distraction du village. Mon père était dirigeant de l’équipe du village, qui s’appelait l’U.S.V., et ce, durant plus de vingt-cinq ans. Il partageait la présidence avec son ami Joseph Blanc.

Leur amitié s’est poursuivie au travers d’une association de défense du raisin de table, qui se nommait La Grappe dorée. Ils participaient à des congrès dans diverses métropoles régionales du raisin blanc, comme Moissac, Carqueiranne ou Royan. Des histoires fabuleuses ont émergé de ces rencontres viticoles, surtout dans la région de Perpignan, capitale de la « sardane ».

Entre les chasselas et les raisins de cuve, il a su prendre le temps de s’occuper du club de football, de la Grappe dorée et de la chasse. Mon père était aussi président des anciens combattants durant de longues années. Il avait été gardien de but au Football Club de Sète, il jouait en tant qu’amateur, ce qui équivaut aujourd’hui à la troisième division. Tout au long de son existence, mon père a activement participé à la vie associative du village. Pendant plus de cinquante ans, il a été très actif ici.

Pendant la période des plantations, mon père retrouvait son esprit de « manager ». Il était à la tête d’un gotha de spécialistes qui savaient « assembler » les greffons modernes sur des plans hybrides. Ils avaient beaucoup de demandes et les propriétaires réclamaient leurs services. Ces périodes revenaient souvent dans ses discussions. C’était pour lui de bons souvenirs. Avec son neveu Pierre Bosc, il animait les troupes par sa bonne humeur.

La guerre

Pendant la Seconde Guerre mondiale, mon père a été mobilisé dès le 1er septembre 1939. Il avait reçu sa feuille de route le 25 août 1939, où il était indiqué qu’il devait rejoindre la IIe Compagnie du 3e RIA (Régiment d’infanterie alpine) à Hyères, dans le Var.

C’était alors « la drôle de guerre ». Maginot avait érigé sa ligne de fortification des frontières en oubliant de protéger la Belgique et le Luxembourg. Après l’invasion de la Belgique par les Allemands, les troupes ennemies contournèrent le Rhin et prirent à revers l’armée française basée aux avant-postes. Mon père était « fusil mitrailleur ». Le 5 juin 1940, il fut prisonnier à Péronne dans la Somme, après avoir défendu avec ardeur sa position.

Les Allemands ayant pris possession de toutes les infrastructures françaises, notre armée était en déroute. De Péronne, mon père fut transféré à Bapaume, un camp de prisonniers où fleurissaient les premiers barbelés. Quelques semaines après, la citadelle de Cambrai l’accueillit. Affecté au buffet, il effectua les corvées traditionnelles sous la menace des Allemands. Ensuite, il fut transféré à la citadelle de Lille pour un court séjour et se trouva au milieu de prisonniers qui attendaient le départ pour les camps de concentration allemand. Par chance, en attendant le départ pour les camps, il fut détaché quelques jours aux travaux de ferme, en compagnie de Jean Marty et Jean Boyer. Avec ses deux amis de Castelnaudary, mon père réfléchissait déjà à leur évasion. Tant qu’ils étaient sur le sol français, il fallait qu’ils trouvent comment s’en sortir. Pour cela, une religieuse leur procura des vêtements civils. Ayant l’air de véritables fermiers en tenue de ville, ils prirent l’Express pour Douai, puis le train pour Paris en direction de la Gare du Nord. Jusque-là, ils ne rencontrèrent aucun contrôle d’identité. Évidemment, ils n’avaient pas leurs papiers. Ils se rendirent chez ma tante Jeanne, à Charreton. Un parent lointain du nom de Zéphirin, employé aux halles, se proposa pour les faire passer en zone libre dans un wagon à bestiaux. Depuis quatre semaines, mon père et ses compagnons vivaient dans la clandestinité. Avant d’embarquer dans ce wagon digne de la chanson de Jean Ferrat, Nuits et Brouillard, Zéphirin leur donna une bouteille de vin blanc, qu’ils pourraient boire une fois la ligne de démarcation franchie.

Pour eux, la véritable angoisse commença. Chaque bruit était suspecté dangereux : la peur d’être fusillé ou exilé pour des années en Allemagne ne les quittait pas. Tous les trains étaient contrôlés avant d’entrer en zone libre. Par chance, le wagon dans lequel ils étaient ne fut pas ouvert. Ils passèrent la gare de Paray-le-Monial, blottis contre les bestiaux. Dans un bruit d’enfer, ils retinrent leur souffle alors que les soldats allemands refermaient les portes des autres wagons. Par cette nuit glacée de décembre, le convoi s’étira dans la nuit. Le premier contrôle était passé, il restait celui de Chalon-sur-Saône. Ce second point de contrôle fut franchi sans encombre. Ils poussèrent alors un immense cri de joie en retrouvant leur liberté. En buvant la bouteille de Zéphirin, ils scellèrent cette amitié indestructible. Mon père et ses deux compagnons d’infortune ne risquaient pas d’oublier leur frayeur.

Des années durant, nous allions passer des vacances à Castelnaudary avec mon père, ma mère et ma sœur. Jamais aucun des trois compatriotes n’a parlé de leur périple. L’émotion devait les en empêcher, seules quelques phrases sortaient de leurs bouches lors d’un repas arrosé. Pourtant, lorsque j’étais responsable commercial à la SOMETRE, mon père m’a dit un jour, puisque je passais souvent à Toulouse : « Arrête-toi à Villepinte et donne le bonjour à Jean Boyer ! » C’était là où son compagnon d’évasion tenait un restaurant. Je me suis donc rendu au rendez-vous en fin de matinée et je l’ai fait demander. Lorsque je lui ai dit qui j’étais, il a fondu en larmes ! C’était un moment très émouvant.

Ma mère

Pour réussir, il faut avoir l’air fou et être sage.

Montesquieu

Née le 29 février 1912 à Montpellier, ma mère s’appelait Fernande Libourel. Elle était ravissante, c’était une très belle femme. Elle aimait recevoir ses amis au Mas du Pilou, où elle rayonnait autour des arbres et des vignes.

Cependant, elle était également téméraire. Je me suis laissé dire qu’elle était plutôt audacieuse, voire effrontée. Elle ne craignait pas le danger. Nous, ses enfants, n’aurons connu que sa sagesse – cette sagesse souvent trop marquée – où la prise d’initiative pouvait parfois être considérée comme un péché.

Ma mère nous a beaucoup aimés, soignés et choyés. Elle était très présente et particulièrement avec moi puisque j’ai souvent été malade pendant mes dix premières années. Elle s’inquiétait toujours et se rendait immédiatement disponible. Très attentive (et toujours un peu trop à notre goût !), elle veillait sur nous avec intransigeance. Elle nous laissait peu de liberté, mais nous la prenions quand même.

Nous aimions ma mère comme elle était, parfois sans qu’elle le sache. Elle était fière de ses enfants et de nos réussites. Tout au long de sa vie, je l’ai tendrement aimée. Elle nous a toujours défendus contre l’adversité. Elle nous protégeait bec et ongles. Jusqu’aux derniers instants de leurs vies, ma sœur Josette a veillé sur nos parents avec beaucoup d’amour et d’abnégation. Ma mère est décédée le 12 mars 1997, à l’âge de 85 ans. Elle m’a beaucoup manqué après sa disparition. Il est vrai que j’aimais me confier à elle. Toujours à l’écoute de nos malheurs, elle était heureuse de nous voir épanouis. Je pense à elle et à mon père pratiquement tous les jours. Chaque fois que je me rends au mas du Pilou, c’est encore pire puisque c’est là que j’ai partagé avec eux les meilleurs moments de ma vie d’adolescent. Lorsque je vois un arbre ou un rosier qu’ils ont plantés, les souvenirs remontent à la surface…

Ma mère avait beaucoup de mal à comprendre la révolution de mai 1968, puis la libération de la femme, les garçons aux cheveux longs, les contradictions du patronat et tous ces gens dans la rue.

Nos deux parents étaient gaullistes, sans être de droite. D’ailleurs, le général de Gaulle n’était pas de droite. Il était trop engagé pour le prestige de la France.

Plus tard, je me suis engagé au Parti socialiste, tandis que ma sœur s’est inscrite au Parti communiste. Cette différence procurait des débats assez houleux au cours de nos repas familiaux, mais l’amour en sortait toujours vainqueur. La seule fois que mon père a voté « socialiste », c’était le jour de mon élection à la mairie de Villeneuve. Il ne me l’a avoué que bien des années plus tard.

Mes parents étaient catholiques pratiquants. Ils donnaient souvent aux organisations d’aide à la personne. Ma mère disait souvent : « Tu dois comprendre que les gens heureux ne perdent pas leur temps en faisant du mal aux autres. La méchanceté, c’est pour les gens malheureux, frustrés, médiocres et envieux. »

Au fil des années, après les périodes sacrées des raisins de table, tous ses maux et ses bobos disparaissaient. Comme par magie, elle n’avait plus mal nulle part lorsque la campagne des raisins commençait. Nous la retrouvions aux portes de l’hiver, toujours critique sur nos tenues vestimentaires.

Ma mère aimait voir arriver le mois de juillet pour la cueillette des raisins. Elle retrouvait une grande énergie, car c’est elle qui mettait en place le ramassage des chasselas et toute sa logistique. Mon père prenait toujours son temps pour préparer le matériel nécessaire à la récolte, ce qui rendait ma mère furieuse. Toutefois, tout se passait bien en général et tout était prêt le jour du rendez-vous.

Moi

Pour ma part, j’ai vécu une enfance heureuse. J’étais aimé et entouré de mes parents et ma sœur. Nous vivions dans une petite maison de village, chez tante Jeanne. Nous habitions dans un petit deux pièces. Il n’y avait qu’une seule chambre pour quatre, mais le bonheur était présent.

Un poète local, Maurice Chauvet, disait : « La pauvreté est riche de mille riens. »

Ce sont ces « mille riens » que l’on trouvait sur les murs villeneuvois, noircis par la fumée du fourneau. Ils apportaient notre bonheur quotidien, notre lumière sur la vie et le respect de l’autre.

Pour Noël, il était de coutume de recevoir une seule orange comme cadeau. Une année, j’avais reçu un camion en bois que j’ai gardé pendant des années. Nous étions pauvres, mais toujours dignes et fiers de notre famille. On aimait se retrouver entre nous.

De cette époque, je me souviens que j’attendais avec impatience mon père au retour de la chasse. Il ramenait souvent du gibier pour améliorer l’intendance des repas. Quand je lui demandais de me raconter sa partie de chasse nocturne, j’avais les yeux illuminés par ses paroles. J’avais hâte de pouvoir, un jour futur, être des leurs. Quelques années plus tard, c’est ce qui arriva. Ces moments ont été pour moi des instants de communion intense avec mon père et ses copains de l’époque.

Les journées coulaient paisiblement. Sans aucune technologie à notre disposition ; nous jouions comme les enfants de mon époque. Seul un vélo sans freins ni phare restait devant la porte. Bien sûr, il n’a jamais été volé.

Puisque nous n’avions pas le tout-à-l’égout, nous devions faire nos besoins dans un seau que ma mère amenait régulièrement à la décharge municipale. C’est ce que faisait tout le village. Le tout-à-l’égout fut installé à Villeneuve-lès-Maguelone en 1965, lorsque j’avais 18 ans.

Cette année-là, mon ami Michel Belugou se maria avec une autre amie d’enfance, Yvette Bouladou. La tradition voulait qu’on descende la Grand-rue lorsque l’on se mariait. Néanmoins, Yvette et Michel n’avaient pas pu le faire, car la rue était en travaux.

Cabanier de talent, mon père me communiqua le virus. Il m’initia à la cuisine et nous donna le goût de l’hospitalité au Mas du Pilou. Il a su partager ses recettes de gibier, celles des fruits de son jardin et de son potager, qu’il faisait avec ses voisins.

Entre l’horizon toujours changeant, les lagunes assoupies et l’envol des flamants roses se déployaient le golfe du Lyon et le mas du Pilou. Entre le rêve et l’errance, être « cabanier » a été pour moi une façon de vivre en adéquation avec une époque et mon environnement.

Comme les Mazetiers des hauteurs de Nîmes, il nous fallait du courage pour transporter tous les éléments de construction. Il fallait surtout savoir vivre et se nourrir des récoltes. Au Mas du Pilou, nous avions établi une charte : par exemple, lorsque le Mas était habité l’hiver, le passant égaré pouvait recevoir notre hospitalité s’il voyait fumer la cheminée. Autour d’une table toujours garnie, le chasseur fatigué pouvait venir se reposer sur le vieux canapé troué. De la même manière, lorsque le drapeau flottait sur le toit l’été, cela signifiait qu’il y avait de la vie. Là aussi, le promeneur avait toujours table ouverte pour se désaltérer ou déguster un fruit du jardin. On s’appelait cela la « Fraternité ».

Chapitre 2

Enfance heureuse

Je me souviens très bien des années où j’avais cinq ou six ans. Nous habitions encore dans la rue Neuve, là où je suis né. Nous avons déménagé dans la Grand-Rue en 1956. Cette année-là, il avait tant gelé que la température était descendue jusqu’à moins 20 degrés en février. Ce froid terrible avait duré quinze jours. À Fabrègues, les vignes et les oliviers avaient gelé. Nous allions avec mon père au bord de l’étang pour tirer les foulques et les canards, qui se posaient timidement sur la glace. Chaque fois, nous faisions ce qu’on appelait un « freuouv » en patois languedocien, c’était un « petit point d’eau » qui leur permettait de boire.

Entre ma naissance et l’âge de neuf ans, j’étais très souvent malade. À l’âge de huit ans, j’ai attrapé une broncho-pneumonie. Je passais alors des périodes de trois à quatre mois sans aller à l’école. À cette époque, les instituteurs venaient me rendre visite pour me donner des devoirs à faire à la maison. Ensuite, ils venaient contrôler ce que j’avais fait et m’encourageaient. En ce temps-là, il y avait un immense respect et un engagement de la part des enseignants. L’instituteur, le curé et le secrétaire de mairie faisaient partie des personnalités du village.

La vie était douce des années 50 à 60. Nous vivions tous les quatre dans un deux-pièces sans salle de bain ni w.-c., mais nous avions un fourneau qui chauffait la pièce principale. Comme la chambre n’était pas chauffée, les soirs, mon père faisait flamber un peu d’alcool à brûler dans un moule à cake pour qu’on puisse se déshabiller. Il fallait être rapide !

Nous avions une cave au rez-de-chaussée, où mon père entreposait ses outils pour la vigne et une cuve à vin de 80 hectolitres. Il avait aussi fabriqué des cages pour les lapins qu’il élevait afin d’améliorer l’ordinaire.

Certains épisodes ont marqué cette enfance. Comme mon père était ouvrier agricole, son patron le payait à la semaine. Il venait chez nous pour lui remettre son salaire. C’était généralement le samedi soir vers dix-neuf heures. Je m’en souviens comme si c’était hier. Il entrait dans notre petite cuisine et donnait à ma mère la somme du dur labeur de mon père. Le compte n’était jamais parfait. René Jack n’arrondissait jamais au centime supérieur : par exemple, il réglait exactement 143,54 francs, alors que mon père finissait la vigne, tard s’il le fallait, sans compter ses heures. Bien que les heures supplémentaires n’existassent pas à cette époque, son patron n’avait aucune reconnaissance.

Plus tard, le neveu de ce personnage, Jean-Marie Ramadier m’avait demandé pourquoi j’étais socialiste. Je lui avais alors raconté cette anecdote. À cause du salaire que son oncle versait à mon père et surtout de la manière dont il le faisait, c’était, pour moi, la lutte des classes qui commençait.

Avec Jean-Marie, nous avons longtemps joué au football. Nous étions une vingtaine d’enfants à aller tous les jeudis après-midi au foot à Villeneuve. Le dirigeant venait au stade vers quatorze heures, il nous donnait un ballon et nous commencions à jouer. Les deux meilleurs joueurs faisaient les équipes. Des adultes passionnés venaient nous rejoindre le soir et nous rendions le ballon à la nuit tombée.

Ainsi se passaient nos journées : sans écran, sans TV ! Les seules informations étaient données par la radio. À la maison, nous l’écoutions souvent, surtout le mercredi soir parce qu’il y avait l’émission « Les maîtres du mystère ». C’était une enquête policière, qui faisait que chacun d’entre nous était pendu au poste, essayant de trouver le coupable. Ils savaient créer un vrai suspens !

Quand j’étais petit, les ordures ménagères étaient ramassées par un Villeneuvois muni d’une charrette et un mulet. Comme il n’y avait pas de plastique, le tri n’était pas obligatoire. L’air était pur comme nos âmes. Nous étions loin du cannabis et des autres drogues, que les jeunes fument aujourd’hui pour guérir leurs contrariétés.

À la maison, nous avions souvent la visite du rémouleur, du matelassier, des gitans qui ramassaient les boîtes de conserve, des représentants de commerce de Paris-Montpellier qui voulaient nous vendre des tissus pour confectionner robes ou pantalons.

J’allais souvent avec mes copains à la rivière pour me baigner. On pêchait des « laisses ». Nous allions aussi jusqu’à la mer à vélo. À cette époque, nous traversions le domaine de Maguelone, où les paons de l’évêché nous escortaient une partie du trajet.

La chasse

« Je vous parle d’un temps que les moins de 20 ans ne peuvent pas connaître », disait le petit Charles lorsque le plus grand régnait en France. À la fin des années 50, j’avais 12 ans. Les journées se passaient sans soucis. De temps en temps, j’allais à la vigne avec mon père. J’amenais la carabine 14 mm qu’il m’avait acheté, ce qui me permettait de chasser toute la journée. À cette époque, il n’y avait pas de limite de calendrier ni de permis de chasse. Je chassais les grives, les tourdres, les alouettes, les lapins et tout ce qui se mangeait. Alors le gibier était souvent au menu.

Quand j’allais à la chasse avec mon père, on passait la nuit dehors. J’étais fou de joie. Je garde un souvenir inoubliable de ces instants de bonheur qu’on partageait. La communion avec mon père et ses copains était à son apogée.

Cabanier et chasseur, mon père avait construit avec ses copains un mas qu’ils avaient appelé « Bikini ». Ce mot désignait l’atoll des îles Marshal à Mururoa, où la France débutait ses essais nucléaires, loin de la civilisation.

Pour moi, et même encore aujourd’hui, cette « cabane » représente un mode de vie et de pensée. On naît cabanier, ou on ne l’est pas… Un jour ou l’autre, nous avons tous eu l’envie de disparaître dans notre cabane. Là-bas, nous pouvions fuir le monde et apprécier notre solitude. Nous étions libres de faire ce qu’il nous plaisait. Gambader, se baigner, chasser, sans contraintes et sans surveillance. Entre l’affectif et l’imaginaire, la cabane était le symbole de l’éphémère et la sensualité. Elle rimait avec félicité et simplicité. Ces installations précaires étaient précieuses. Le lien avec la nature et l’anti-consumérisme était évident puisque nous y étions privés du confort moderne. Privés des éléments qu’on croit essentiels à la vie de tous les jours, à savoir l’eau et le courant électrique, nous étions pourtant les plus heureux.

Le 14 juillet, jour de l’ouverture de la chasse, mon père et moi partions du canal du Midi en barque, avec armes et canards. Nous allions rejoindre Georges, Ludovic et Alphonse, qui se rendaient sur les lieux de chasse par leurs propres moyens. Après avoir vérifié les rames, mon père se mettait à l’ouvrage. Excellent rameur, il prenait de ses puissantes mains les bois usagés et nous faisait avancer. Souvent, mon regard se portait sur mon père. Mais comme il n’était pas un grand parleur, je profitais alors du voyage pour admirer le paysage.

Une écume blanche courait sur les petites vagues. Une lumière écrasante prenait un bref éclat, chargé de jaune et rouge. Une rangée de piquets se dressait, jetant vers le ciel leurs moignons dévorés par le vent. J’étais dans ce paradis malmené par le vent, traqué par le soleil, dévoré par le sel. Parfois, une odeur de « malaïgue » me sortait du rêve.

Mon père se dirigeait sûrement vers la plage, en évitant les parterres de mousse. Je voyais ses biceps sortir de sa chemise à chaque coup de rames. Il était doté d’une musculature surprenante, et cela me rassurait. Endormis par la chaleur de l’été, les oiseaux passaient à tire-d’aile au-dessus de l’étang. Inondée par le soleil et le vent, cette immensité d’eau sauvage offrait des couleurs extraordinaires. C’était le sanctuaire des oiseaux que nous allions tuer.

Lorsque j’évoque le souvenir des copains de mon père, j’en ris encore. Chacun de ces personnages, hauts en couleur, avait un charme qui me séduit encore.

Ludovic était le plus âgé, il pratiquait un patois sans accent. Son rire était unique et inégalable. Originaire de La Boissière, il était un peu « braco »1 sur les bords. D’une adresse exceptionnelle au fusil et notamment au « coup de bras », il avait à son palmarès une grande carrière de chasseur de lapins. Il était muni d’une calée de canards2, au sujet desquels il manifestait un mécontentement régulier. D’ailleurs, son épouse lui reprochait les excès de nourriture qu’il concédait à ces gallinacés. Son fusil, qui ne devait certainement pas être nettoyé après chaque sortie, était si vieux que certains élastiques rajoutés avaient remplacé le mécanisme. Ludovic était toutefois un redoutable « siffleur de cabidoules ». Il arrivait à les faire se poser plusieurs fois après les avoir tirées dans les appelants à plusieurs reprises.

Georges avait donné son nom de famille à un lieu de chasse réputé : « la canaôu de Serveille ». Toujours équipé de ses cannes à pêche, il espérait pouvoir prélever de la mer quelques dorades royales pour agrémenter notre séjour. Il était possesseur d’un Darne, un de ces fusils à culasse à recul. Il avait à son service une bonne calée d’appelants. Avec mon père, ils étaient les cuisiniers de service. Lui aussi, il était bâti comme un véritable athlète. Fidèle à ses convictions de viticulteur, il amenait son vin, qui était bien apprécié de la cantonnée. Hélas ! Je ne pouvais pas mesurer cette qualité, étant trop jeune. George répartissait les postes de chasse, il avait une préférence pour « l’îlou du trou des Moures ». Le verbe haut et un peu soupe au lait, il était d’une grande sensibilité et d’une immense gentillesse. Il fut aussi l’un des supporters les plus assidus du club de football villeneuvois. J’ai d’ailleurs eu l’honneur de partager le cuir avec son fils. Avec Pierre, nous avons lié une grande amitié. Je connais depuis très longtemps son épouse et ses deux ravissantes filles. Charlotte, et Justine sont, je pense, les héritières des traditions de leur père.

Alphonse était le plus jeune des adultes. Il était célibataire et déjà piqué par le virus de la chasse. Fièrement, mon père en avait fait son « fils spirituel ». En réalité, il était son neveu.

Le rôle d’Alphonse était différent. Aujourd’hui, on pourrait l’appeler le « Nettoyeur », mais il était loin du personnage merveilleusement interprété par Jean Reno dans le film Léon. Dès son arrivée, Alphonse était chargé de victuailles. Parfois, ma grand-mère le traitait à juste titre de « grande maïsse », c’est ce qu’on disait à ceux qui aimaient manger. Alphonse commençait toujours par creuser un puits dans le sable chaud pour mettre les bouteilles au frais. Pour cela, il fallait nettoyer les abords, car d’une année sur l’autre la végétation avait envahi le territoire. Une fois les broussailles déterrées, il mettait le feu, au milieu des nichées de rats et mulots, qu’on entendait pousser des cris aigus. Alphonse ratissait ensuite le sable pour se frayer un passage jusqu’au puits. Une fois, le tamarin taillé pour assurer un peu d’ombre, le puits subissait un nettoyage annuel. Fin prêt, il pouvait recevoir les premières bouteilles enveloppées de toile de jute.

Un jour, de mauvaises langues avaient dit que le Mistral avait propagé le feu sur la plage. En réalité, Alphonse avait allumé quelques broussailles qui s’étaient embrasées avec le vent du nord et avaient rendu la plage incandescente. Alphonse ne pouvait plus arrêter le feu.

Passionné de cuisine et fin gourmet, Alphonse fut formé sur le tas par Georges et mon père. Peut-être que c’est grâce à ces deux fines gueules qu’il est devenu plus tard un grand cuisinier à la FNACA. Une de ses recettes fut même télévisée sur une chaîne nationale : le court-bouillon d’anguilles.

Quant à mon père, c’était la force tranquille du groupe. Ses notions de bricolage étaient parfois une énigme. Ici, après la réfection habituelle de la toiture par du goudron ou de la poix, son travail consistait entre autres à mettre en place les parcs pour les appelants. Il assurait aussi un grand nettoyage des lieux. Il coupait de l’herbe pour la déposer sur les lits en fer. Et bien sûr, il préparait le repas avec son fidèle compagnon. Avec Georges, quelques divergences pouvaient naître quant aux menus proposés. Les débats portaient surtout sur la quantité de fine de Muscat qu’il fallait mettre dans le civet de foulques ou l’origine du vin à proposer dans la marinade : soit un coteau de Tombettes, soit un nectar de la Croix du Mas Neuf.

Fort comme un bœuf, mon père se permettait de faire dans la même journée deux voyages du canal à la plage. Il faisait un aller-retour supplémentaire pour charrier les bottes de roseaux, indispensables à l’ombre de la tonnelle. Bon tireur et siffleur incomparable, sa place de prédilection était le blockhaus, car ma compagnie et mon jeune âge nécessitaient une proximité du gîte.

La semaine que nous allions passer dans cet endroit merveilleux nous obligeait à trouver notre alimentation sur place. Seulement l’eau douce, le vin et le pain étaient « importés » du village, plus quelques boîtes de conserve, du genre « boîtes de singes » en souvenir de la guerre.

Le premier repas était toujours issu des supermarchés. À moins qu’un mulet ait sauté dans la barque en traversant Pierre blanche, qu’une flotte de courlis ait goûté au plomb de Ludovic ou que Georges ait pensé à amorcer ses lignes pour nous sortir des entrailles de la mer un énorme poisson comme il en avait le secret, nous mangions souvent des crabes avec du riz et de la salade ou des Grisettes, lors de ce déjeuner d’arrivée.

Ce repas faiblement arrosé était l’occasion de raconter leurs chasses passées, durant lesquelles un nombre incalculable de foulques et canards étaient passés de vie à trépas. C’était aussi l’occasion de choisir nos postes. Ludovic et Georges allaient à l’île du trou des Moures, Alphonse au Parget, mon père et moi au blockhaus. Ce nom sinistre désignait cette construction de béton au bord de l’étang où nous prenions position.

J’appréciais la préparation de nos parties de chasse nocturnes. Les fusils, suspendus à la tonnelle, restaient chargés toute la journée. Un ramier aventureux n’aurait pas franchi l’étang de Vic. Le soir, à la tombée de la nuit, les flottes de « moineaux » faisaient parler la poudre. Les canards étaient rassemblés dans les cages en bois. Les musettes se remplissaient de quelques bouteilles d’eau, d’un peu de pâté et de pain (sait-on jamais ?). Les sifflets étaient vérifiés. Là, on assistait à une sorte de concert philharmonique peu banal, qui dérangeait le silence de ces nuits d’été. Je me souviens des cartouches. Je ne citerai personne, mais un soir l’un de nos artistes les avait oubliées dans le mas. La lampe à pétrole s’éteignait et chacun partait vers l’étang pour regagner son poste. Je marchais derrière mon père pour atteindre l’affût. Tous les bruits de la nuit se multipliaient, la terre et le ciel étaient pleins d’échos comme la vallée d’un ruisseau de montagne. Des sauterelles vertes crissaient déjà, les grillons et les crabes couraient au bord de l’étang. Mon cœur battait, alors que j’avançais dans la pénombre. Sur les traces des cuissardes de mon père, ma carabine serrée contre moi, je sautais entre les salicornes et la mousse séchée par le soleil. L’ombre était nuptiale, auguste et solennelle.

Les canards et les foulques volaient sans doute obscurément sans ce paysage où le soleil moribond venait de s’endormir. Je voyais les hauteurs de Maguelone fondre dans l’horizon bleuâtre de cette nuit estivale. Dans l’immensité du ciel, un troupeau d’étoiles dessinait quelques constellations. Alors qu’une petite lune se levait au nord, le lourd linceul de la nuit traînait vers l’Orient.

Les choses sérieuses commençaient. Les quatre cannes dans l’eau et le colvert derrière la cabane, nous rentrions en silence dans l’affût. Une installation sommaire avec des herbes en guise de lit nous offrait un confort pour la nuit. C’est là que commençait une longue attente. Les mannequins calés dans le reflet des lumières de la gare d’Arènes de Montpellier permettaient de distinguer une pièce posée lors des nuits obscures. Il fallait avoir la patience d’attendre que le gibier de passage dans la nuit puisse repérer les appelants et vienne se poser dans le reflet des lumières.

Les appelants allaient de chants cadencés. Lorsque la calée poussait une verve très haute, c’est qu’un oiseau passait par là. Privilège des canards, dont la vue est douze fois supérieure à celle des humains. À cet instant, mon père me demandait de me taire, alors que, figé, je ne disais déjà rien. Pour mieux percevoir l’origine des chants du migrateur, c’était une façon à lui de se concentrer. Nous entendions un « plouf » dans la nuit silencieuse. Le phosphore de l’eau trahissait la pause de la foulque. Mon père m’ordonnait de ne pas bouger. Toutefois, j’étais tétanisé par la curiosité que suscitait l’événement. Le bruit court du sifflet faisait avancer l’animal. Il observait ces mannequins qui n’étaient pas de la première jeunesse. Ils étaient très souvent rapiécés avec le liège que la mer rejetait pendant l’hiver.

Petit à petit, je voyais l’oiseau avancer vers son destin. Pour la circonstance, mon père avait rajouté un bout de suif à l’extrémité du canon de son fusil. Il attendait que notre futur pensionnaire de la casserole nage en travers pour tirer. Inévitablement et majestueusement, c’est ce qu’il fit.

J’admirais mon père, je le vénérais. Je voulais tant lui ressembler. Comme il l’avait souhaité, sa proie venait de se poser, il avait fait rentrer cette foulque dans les appelants et l’avait tirée sans la manquer. Il attendait que l’onde du coup de fusil se soit dissipée pour aller chercher son trophée. Ces commentaires exprimaient sa fierté : « C’est un pique fer ! C’est une jeune ! Es pas grassa ! » Mais qu’importe, nous allions l’aligner sur le rebord de l’affût, auprès des autres victimes de la nuit.

Ainsi se passait la nuit. Les cris incessants des appelants résonnaient toutes les fois où un oiseau passait sur nos têtes. Vers une heure du matin, nous entendions l’avion du courrier décoller de Fréjorgues. Cela signifiait que si nous n’avions pas tiré auparavant, le reste de la nuit allait être compromise. Alors je pouvais en profiter pour faire un somme.

Vers une heure du matin, j’imaginais toutes sortes de situations : une flotte de canards, un rassemblement de foulques, etc. À l’aide de ma carabine 14 mm, j’espérais participer au massacre. Il m’est arrivé plus tard de partager ces instants de joie avec mon père. Sur une flotte de sarcelles, nous en avions tué six en trois coups.

Vers cinq heures du matin, l’aube commençait à poindre. Le jour n’était pas encore levé, le bruit des vagues de la mer venait mourir sur les silhouettes grises des tamaris recouverts de rosée. Le soleil, avec ses dégradés d’orange et rouge, se levait à l’horizon. Les vaguelettes frissonnaient sous le vent de la mer. Les bruits de la nuit étaient remplacés par le silence. La nature s’éveillait et fleurissait, elle se remplissait de parfums et de murmures. Je voyais le visage de mon père éprouvé par cette longue nuit ; sa barbe noire durcissait son visage de jeune premier. Le pourpre des salicornes et le vieux rose des tamaris flamboyaient dans les rayons de l’aube. La petite brume trouée de cercles sombres planait sur l’eau verte du marais. Le cri strident des goélands nous sortait de la torpeur de la nuit. Tandis que quelques plumes blanches flottaient sur les vagues, les canards chantaient à tue-tête offrant un concert particulier.