Des mondes séparés - Nadia Ragozhina - E-Book

Des mondes séparés E-Book

Nadia Ragozhina

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Beschreibung

Deux frères grandissent dans les rues du quartier juif de Varsovie. Au tournant du XXe siècle, Adolphe part chercher du travail et fonde une famille en Suisse. Marcus se part vers l'Est, inspiré par ses convictions communistes. À Moscou, il est arrêté et exilé. Ils ne se reverront jamais.
Cent ans plus tard, l'arrière-petite-fille de Marcus, Nadia Ragozhina, redécouvre la partie manquante de sa famille disparue. Pourra-t-elle reconstituer les histoires tues depuis des générations ?
Amour et séparation, espoir et paranoïa - la vie des patriarches, de leurs filles et petites-filles est confrontée à la révolution russe, aux répressions de Staline, à la persécution des Juifs à travers l'Europe et à la Seconde Guerre mondiale.


À PROPOS DE L'AUTEURE 


Nadia Ragozhina est née à Moscou et s’est installée au Royaume-Uni en 2000. Elle est journaliste senior à BBC World News et a travaillé pour BBC World Service Radio et France 24 à Paris. Nadia vit à Londres avec son mari et ses trois filles. Des mondes séparés est son premier livre.



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Nadia Ragozhina

Des mondes séparés

Les voyages de ma famille juive à travers l’Europe du XXe siècle

Traduction : Jean-Michel Meyer

© 2022, Nadia Ragozhina.

Reproduction et traduction, même partielles, interdites.Tous droits réservés pour tous les pays.

ISBN 9782940723430

Nadia Ragozhina est née à Moscou et s’est installée au Royaume-Uni en 2000. Elle est journaliste senior à BBC World News et a travaillé pour BBC World Service Radio et France 24 à Paris. Nadia écrit et tient un blog où elle traite de ce qui, en dehors de la lecture et de sa famille, la passionne le plus : le développement durable et la réduction des déchets. Elle vit à Londres avec son mari et ses trois filles. Des mondes séparés est son premier livre.

À ma mère

Contenu

Avant-propos

Prologue

Première partie

1. Comme un conte de fées

2. Rue Nalewki

3. Une nouvelle vie

4. Le rêve suisse

5. La route de l’Est

6. Un rêve brisé

7. Le grand jour d’Eva

8. La ville du diamant

9. La terre de Sion

10. Je n’ai pas de famille à l’étranger

Deuxième partie

11. Vacances à La Panne

12. La vie sous l’occupation

13. Sous le feu de l’ennemi

14. La ville blanche

15. L’échappée belle

16. Un abri sûr

17. « Lapti »

18. Quand l’espoir était permis

19. Un jour mémorable

Troisième partie

20. Réunis à Genève

21. De justesse

22. Échapper à la réalité

23. Adolphe et Marcus

Quatrième partie

24. Rencontre à Paris

25. Une passion retrouvée

26. Presque célèbre

27. Amours estudiantines

28. Le rêve d’un été

29. Ariane et Moutz

30. Le troisième homme

31. À la découverte de soi

32. Eva et Anita, mère et fille

Cinquième partie

33. L’amour en URSS

34. « Kvartirni vopros »

35. Terrible vérité

36. Grandir

37. À la soviétique

38. Famille

Épilogue

Remerciements

Avant-propos

Voici la traduction française de Worlds Apart. J’espère que vous prendrez plaisir à la découvrir.

Une histoire de famille n’est pas un récit comme les autres. Il continue à évoluer, à respirer, à se réinventer, longtemps après avoir été publié. Des mondes séparés ne fait pas exception à la règle. L’édition française du livre que vous tenez entre vos mains en témoigne. Elle comporte des précisions qui ne figuraient pas dans le texte original et qui m’ont été soufflées par les réactions de quelques-uns des protagonistes de cette histoire.

J’ai eu le privilège de partager mon voyage non seulement avec mes lecteurs, mais aussi avec ma famille. Longtemps, mes cousins avaient été pour moi, en premier lieu, des personnages de mon livre ; ensuite seulement, des membres de ma famille. Puis, ils ont lu le récit de leur vie et de celles de leurs ancêtres et ils sont devenus pour moi bien réels. Ils m’ont fait part de leurs réactions, de leurs points de vue sur l’histoire de notre famille, ils ont mis l’accent sur tel détail, telle bribe de souvenir, déclenchée par une anecdote que quelqu’un d’autre s’était rappelée. Il a été passionnant pour moi de revisiter, grâce à leurs retours, certaines des histoires que j’avais racontées.

Il m’est apparu que Des mondes séparés avait permis à certains membres de la famille de tourner une page, de clore un chapitre de leur histoire. Pour d’autres, il constituait d’abord un document historique.

Nous sommes tous extrêmement reconnaissants à Jean-Michel Meyer, le petit-fils d’Adolphe, d’avoir si élégamment traduit Des mondes séparés. Grâce à son travail, ce livre continuera à exister dans la famille, en français aussi bien qu’en anglais.

Prologue

Enfant, je pouvais passer des heures à regarder les photographies de ma grand-mère. Rangées dans un vieux dossier de plastique jaune, les images délavées en noir et blanc, avec un bord dentelé à l’ancienne, portaient au dos des gribouillis à peine lisibles. Ma grand-mère les sortait soigneusement une par une, s’efforçant de ne pas abîmer davantage ses précieuses archives. Ses mains ridées accrochées aux images, elle me faisait découvrir d’une voix forte et puissante cette famille que nous n’avions jamais rencontrée ni elle ni moi. Aux dos des photographies, les mots écrits en français et en allemand étaient adressés à son père.

Je me disais que les gens figurant sur ces photos semblaient terriblement vieux jeu. Les femmes, avec leurs habits d’une féminine élégance et leurs cheveux impeccablement permanentés, avaient l’air de figures de mode des années trente. Les hommes, d’allure fringante, posaient avec assurance. J’appris que ces femmes « glamour » étaient les cousines de ma grand-mère, Eva et Eugénie, et les hommes, leurs maris. Elles vivaient en Suisse et les photos avaient été prises à Genève, plusieurs décennies plus tôt. Le mystère entourant leurs vies, ce que ma grand-mère ignorait, les questions auxquelles elle ne pouvait répondre, tout cela me hantait. J’étais fascinée par ces visages sans sourire et j’essayais d’imaginer les vies des deux sœurs, les soirées dansantes où elles se rendaient et les cadeaux d’anniversaires que leur offraient leurs maris. Je suppliais ma grand-mère. J’aurais voulu plus de détails, savoir quel âge elles avaient et où elles étaient nées, mais je devais me contenter de très peu.

J’étais aussi frappée par l’admiration avec laquelle ma grand-mère parlait du père de ses cousines, son oncle Adolphe. C’était un homme intelligent qui avait fait les bons choix dans la vie, me disait-elle, et sa famille menait une vie heureuse en Suisse. Sur la photo représentant Adolphe, je pouvais voir un monsieur à l’allure sérieuse, en complet blanc et cossu, dont les yeux trahissaient une bonté que je reconnaissais pour l’avoir vue dans les photos de son frère Marcus, le père de ma grand-mère, mon arrière-grand-père. Les deux frères étaient de forte stature et se ressemblaient.

Adolphe était parti en Suisse chercher du travail. Il y avait fondé un commerce, une famille et il était finalement devenu riche. Mon arrière-grand-père Marcus choisit dix ans plus tard de s’établir en Russie, où l’arbitraire et les aléas du système soviétique finiraient par le briser, lui et sa famille. Les deux frères avaient quitté Varsovie, fuyant la pauvreté, la pénurie d’emploi et la précarité du sort des Juifs dans la Pologne russe au tournant du XXe siècle.

Assise dans notre appartement moscovite, les photos étalées devant moi sur le lit, j’essayais d’imaginer Adolphe et Marcus. Je les voyais, jeunes gens, dans les rues de Varsovie, presque un siècle plus tôt. Je ne savais pas grand-chose de leur histoire, mais je comprenais déjà que les décisions qu’ils avaient prises dans leur jeunesse avaient changé le cours de leur vie. C’étaient ces choix qui avaient fait que ma grand-mère n’ait jamais rencontré ses cousines et c’était à cause d’eux que je n’avais accès à une partie de ma famille qu’à travers un vieux tas de souvenirs.

Bien des années plus tard, alors que nous vivions à Londres, je décidai qu’il était temps de retrouver notre famille suisse. Je voulais savoir si les descendants d’Eva et d’Eugénie vivaient toujours à Genève et renouer les liens. Un après-midi, vers la fin du printemps, alors que nous essayions ma mère et moi de retracer le parcours d’Adolphe, nous sommes tombées sur un site de généalogie. Le soir tombait et le salon de notre maison de Greenwich s’assombrissait, tandis que sur l’écran défilaient des centaines de noms de famille identiques.

Quand surgit le prénom « Adolphe », suivi de ceux de ses filles, nous n’en crûmes pas nos yeux. Ce fut un moment totalement irréel, les noms que ma mère avait entendus petite fille, les noms qu’elle avait appris à ne jamais prononcer en dehors de la maison s’étalaient devant elle en noir et blanc.

Lorsque les deux frères s’étaient dit au revoir, ils n’avaient pu imaginer qu’ils ne se reverraient jamais et qu’un siècle plus tard leurs petites filles se rencontreraient et entreprendraient de reconstituer l’histoire de leur famille.

Cela est l’histoire de ce livre. L’histoire de deux frères qui partirent à la recherche d’une vie meilleure. L’histoire aussi de leurs filles et de leurs petites filles et comment elles vécurent les bouleversements politiques du XXe siècle.

Première partie

1

Comme un conte de fées

Genève, 2010

« C’est comme un conte de fées ! », lança Anna à sa cousine Eugénie, assise à côté d’elle ce dimanche après-midi.

Le salon de la fille d’Eugénie baignait dans la lumière d’automne qui filtrait à travers les rideaux des fenêtres rectangulaires, créant une atmosphère douillette et relaxante, propice à une telle occasion. Assise droit sur le canapé blanc posé au milieu de la pièce, Anna était trop émue pour apprécier le décor. Elle était submergée par l’intensité du moment. C’était la toute première fois qu’elle voyait sa cousine. Elle pensa à un poème de Heinrich Heine, son préféré, qu’elle avait appris à l’école à Moscou, soixante-dix ans plus tôt, et le récita en allemand :

Ich weiß nicht, was soll es bedeuten

Daß ich so traurig bin,

Ein Märchen aus alten Zeiten,

Das kommt mir nicht aus dem Sinn.1

Soudain, Eugénie se mit à chanter les mêmes vers, la mélodie accentuant le lyrisme des paroles. Sa voix fragile de femme âgée ajoutait à la tristesse du poème. Les yeux d’Anna brillaient de larmes. Elle applaudissait en riant.

Anna et Eugénie n’avaient jamais imaginé se rencontrer. Lorsqu’elles se trouvèrent face à face, elles se regardèrent, cherchant chez l’autre des signes de ressemblance, des indices attestant qu’elles étaient bien cousines germaines, presque sœurs. De complexion menue, Anna n’avait pas la présence imposante de sa cousine, plus âgée qu’elle.

Toutes deux partageaient cependant un trait que je croyais jusque-là appartenir à la légende familiale : une étonnante absence de rides, en dépit de leur âge avancé. Et tandis qu’elles étaient là, assises ensemble sur le canapé, les mains jointes, à chercher les mots justes pour une telle occasion, c’est une vieille ballade allemande qui leur fit monter les larmes aux yeux et exprimer l’émotion ressentie depuis l’annonce même de cette rencontre.

Elles repensèrent à leur enfance et aux années passées. Elles parlèrent de ce qui aurait pu être, si la vie n’avait pas conduit leurs pères sur des chemins si différents. Et elles rêvèrent qu’elles avaient passé ensemble toute leur vie. Sur le mur, surplombant le salon, entouré d’un beau cadre de chêne clair, était accroché un portrait d’Adolphe. Il semblait observer sa fille et sa nièce. Il n’aurait jamais pu prévoir que les deux familles seraient finalement réunies. En considérant le portrait, on pouvait imaginer que son visage s’éclairait d’un sourire.

Anna et Eugénie essayaient de rattraper les années passées et le temps perdu. Comment découvrir quelqu’un dont on a entendu parler toute sa vie sans l’avoir jamais rencontré ? Commencer par les mariages, les plus belles années ? Parler des enfants et des petits-enfants, des petites choses du quotidien ? Évoquer la seconde guerre mondiale, les pires moments traversés, dans l’espoir que ces souvenirs partagés rapprochent ? Il n’y a pas de bonne manière de faire. Ni de mauvaise. Aucune solution ne s’impose.

Pour Anna et Genia — ainsi nommée dans la famille —, il y avait près d’un siècle à découvrir. Pendant un moment, la conversation resta en suspens, les cousines n’arrivant pas à franchir le pas et à aller à l’essentiel, au plus intéressant, au plus urgent.

À 86 ans, Anna rechignait à parler d’elle. Elle répétait, encore et encore, qu’elle avait connu des temps difficiles comme femme mariée, mais que cela avait été pire encore quand elle s’était retrouvée seule. Et qu’il était terrible de vivre en Union soviétique. Il lui était plus facile d’interroger sa cousine, de lui poser toutes les questions qui lui venaient à l’esprit. Genia, 97 ans, partante, comme elle l’avait toujours été, pour parler et raconter, ne se fit pas prier.

Peut-être le temps s’est-il alors arrêté pour Anna et Genia. Mais elles n’étaient pas seules. Enfants, petits-enfants et arrière-petits-enfants, nous étions tous là, silencieux, à observer avec curiosité les deux vieilles dames, sans perdre une miette de leur conversation.

Un par un, tous s’étaient approchés du canapé blanc posé au milieu de la pièce, où les deux matriarches aux cheveux courts impeccablement coupés, revêtues pour l’occasion de leurs plus beaux atours, conversaient, perdues dans une bulle de souvenirs. Bientôt, l’une des petites filles de Genia s’assit sur le canapé, à côté de sa grand-mère. Anna se rapprocha alors de sa cousine, pour permettre à sa fille Elena de venir à son tour s’asseoir à côté d’elle.

Nous étions trop nombreux pour que chacun soit ici mentionné. Trop de noms à introduire en une fois dans ce récit. Mais, en regardant autour de moi, je fus saisie par la sensation que nous formions une famille. Je me sentais liée à Adolphe, sans doute du fait de sa ressemblance avec son frère, mon arrière-grand-père Marcus. Et je voulais en savoir plus sur mes cousins et cousines, comprendre comment ils vivaient notre soudaine irruption dans leurs vies, et ce que leur avaient dit leurs parents et grands-parents au sujet de notre famille.

Deux branches de la famille se rencontrent pour la première fois à Genève, en octobre 2010.

En haut (de gauche à droite) : Raphael Meyer, Youri Volokhine, Delphine Volokhine, Michal Yaron, Luisa Meyer, Jean-Michel Meyer, Nathalie Bonstein, Nadia Ragozhina, Katya Ragozhina

En dessous (de gauche à droite) : Carole Bonstein, Elena Ragozhina, Anita Volokhine, Ariane Bonstein

Assises au premier plan : Anna Nepomnyaschaya, Eugénie Meyer-Neuman.

Dans les années qui suivirent, nous apprendrions à mieux nous connaître, à échanger des souvenirs et à faire le trajet de Londres à Genève, pour de longs week-ends ou à l’occasion d’anniversaires. Ce jour-là, nous étions tous sous le charme de Genia et des histoires qu’elle racontait. Malgré son grand âge et sa faible mobilité, elle emplissait la pièce de sa présence. S’exprimant soit en français — lorsqu’elle s’adressait à sa famille —, soit en anglais — pour parler à ma mère — ou encore en allemand — pour se faire comprendre de ma grand-mère qui avait appris la langue à l’école et l’avait enseignée pendant des années —, Genia nous a tenus en haleine, en évoquant des épisodes de sa vie passée.

Le premier mariage de Genia l’avait conduite en Palestine, vers le milieu des années trente, alors que des Juifs y débarquaient par milliers, fuyant les lois anti-juives, promulguées par l’Allemagne nazie. Genia vit Tel-Aviv croître et se développer, mais elle n’y demeura pas assez longtemps pour connaître la cité moderne et prospère qu’elle est aujourd’hui.

En observant Anna et Genia, je pensais à la vie, à ses rebondissements, aux péripéties qu’elle impose à ceux qui essaient simplement de la vivre. Aux hasards de la destinée. Ma mère, Elena, disait souvent qu’on était maître de son sort et que les décisions que l’on prenait déterminaient l’avenir. C’était sa philosophie, et elle repensait souvent aux choix faits par son grand-père Marcus, et aux raisons qui l’avaient conduit en Russie. Rétrospectivement, il paraissait clair à ma mère et à ma grand-mère qu’elles auraient connu une vie plus facile, si Marcus avait suivi son frère Adolphe en Suisse. À écouter Genia raconter ses souvenirs de vacances dans le sud de la France ou à Venise, à regarder les photos de sa famille voyageant dans les Alpes, au ski, elles ne pouvaient s’empêcher de penser que Marcus avait tiré le mauvais numéro, et que la vie de leurs parents suisses avait été plus heureuse, plus libre, qu’ils avaient eu plus de chance qu’elles.

De retour chez nous, à Londres, en écoutant ma mère et ma grand-mère comparer la répression subie en Union soviétique au calme des années d’après-guerre en Suisse, ou leurs vacances à Odessa et en Crimée au luxe de Monaco ou de Biarritz, j’ai été frappée de voir ma mère, la femme la plus positive du monde, s’apitoyer ainsi sur elle-même et sa vie passée. Elle m’avait toujours appris à voir le verre à moitié plein plutôt qu’à moitié vide, mais notre visite à Genève la ramenait à son enfance, et elle ne pouvait s’empêcher de comparer.

Ce voyage à Genève nous marqua véritablement, mais il ne fallut pas longtemps à ma mère pour retrouver son humour et son franc-parler et pour résumer à sa manière notre histoire familiale. Avec, dans les yeux, l’étincelle qu’on lui connaissait, elle expliquait à ses amis et connaissances que, des deux frères, l’un était intelligent et l’autre, un idiot. Et qu’elle était la descendante de l’idiot. C’était par plaisanterie, bien sûr, qu’elle traitait d’idiot son grand-père Marcus, qu’elle n’avait jamais rencontré. Reste que beaucoup comprenaient mal qu’une femme comme elle, qui avait si bien réussi et tenait à Londres sa propre affaire, tienne des propos si désobligeants envers son pauvre grand-père.

C’était le style de ma mère, mais l’entendre répéter que nous descendions du frère stupide me donna envie d’en savoir davantage sur la vie du frère prétendument intelligent, Adolphe, et sur sa famille. Et ce, non seulement pour mesurer la différence entre ces deux histoires, mais aussi pour comprendre quel lien on pouvait établir entre deux mondes séparés.

Ce que j’ai appris, en quelques mois seulement de recherches, allait constituer les fondations mêmes de ce livre. Il m’a semblé redécouvrir entièrement l’Histoire de l’Europe. Je me retrouvais à parcourir les pages des livres d’Histoire que j’avais toujours aimés, mais c’était là l’histoire de ma propre famille que je lisais. Je réalisais à quel point les grands événements politiques du siècle dernier avaient marqué les vies des enfants d’Adolphe et de Marcus. L’Histoire me semblait tout à coup si vivante. Fascinée, j’étais bien décidée à exhumer tous ces récits.

Très vite, j’ai également appris que la réalité est plus complexe qu’il n’y paraît. En découvrant quelques-uns des pires épisodes des vies d’Adolphe et de ses filles, je me suis demandé dans quelle mesure il était possible de comparer des expériences vécues dans des contextes si différents et s’il était juste de s’en aller déclarer à ceux qui avaient connu l’horreur de l’occupation nazie que leurs vies avaient été meilleures ou pires, leurs souffrances plus ou moins importantes que celles des victimes de la terreur stalinienne, en URSS. À travers le prisme de l’histoire de ma famille et les récits des uns et des autres, j’ai réalisé qu’il était, bien sûr, impossible de comparer les souffrances endurées. Pour ma mère et ma grand-mère, les vies d’Eva et d’Eugénie paraissaient faciles et insouciantes. Mais chaque famille a son histoire, faite de bonheurs et de drames. Sans pour autant minimiser les difficultés rencontrées par ma famille en Union soviétique, j’ai réalisé ce qu’avaient pu endurer ceux qui avaient vécu de l’autre côté, en Europe de l’Ouest. Cela m’a donné le recul nécessaire pour raconter leurs deux histoires.

Comme dans toutes les histoires de famille, demeurent des incertitudes, des inconnues. Pour tenter de reconstituer les parcours d’Adolphe et de Marcus, j’ai fouillé dans des archives et des bases de données, lu toutes les lettres que j’ai pu trouver. J’ai parcouru l’épais cahier jauni contenant le journal qu’Eva, la fille aînée d’Adolphe, a tenu pendant des années, et visité les lieux où mes parents avaient vécu, pour essayer d’imaginer leurs vies. Mais je me suis aussi beaucoup appuyée sur les souvenirs, ceux de ma grand-mère Anna, et ceux de ma famille genevoise, harcelant mes interlocuteurs par des questions sans fin, leur demandant d’imaginer ce qu’ils ignoraient, les suppliant de se souvenir juste un peu davantage. Le travail de la mémoire est fragile. Il y a ce qu’on se rappelle. Et ce que l’on choisit d’oublier. « Les images choisies par le souvenir sont aussi arbitraires, aussi étroites, aussi insaisissables, que celles que l’imagination avait formées et la réalité détruites », a écrit Marcel Proust. Cela vaut certainement pour celles qui constituent notre histoire. Mais qui suis-je pour juger de la véracité des souvenirs de mes personnages ?

1Je ne sais dire d’où me vient / La tristesse que je ressens. / Un conte des siècles anciens / Hante mon esprit et mes sens. (Trad. P. Le Pan)

2

Rue Nalewki

Varsovie, début XIXe

La rue Nalewki était le centre de leur vie. Adolphe et Marcus habitaient dans les environs et s’y précipitaient, chaque fois qu’ils en avaient l’occasion. Cœur battant de la vie juive de Varsovie, la rue Nalewki ne ressemblait à aucune autre. Elle était, pour les deux garçons, objet de fascination et de terreur. On y voyait des foules d’hommes de tous âges gesticuler pour se frayer leur chemin dans la marée humaine et aller vendre leurs marchandises. Les trams filaient à toute allure, bondés de passagers et de lourds colis, signalant leur approche à grands coups de cloche. La rue était une ruche, vibrante de tension et d’énergie, bordée de maisons de quatre étages ornés d’enseignes. On pouvait y revenir chaque jour et chaque jour découvrir un panneau, signalant l’ouverture d’un nouveau négoce proposant cuir, savon, tissus ou produits frais. Les magasins étaient situés au rez-de-chaussée, les ateliers de fabrication au premier étage et dans les mansardes. Ces immeubles abritaient aussi des locaux d’habitation, densément peuplés. Y vivaient les hommes qu’on voyait dans la rue et leurs familles, mais les femmes demeuraient cachées, s’occupant du ménage et des enfants en bas âge ou vacant à l’atelier, cousant, coupant, confectionnant les habits qu’elles iraient mettre en vente dans un magasin.

Adolphe et Marcus venaient pour le spectacle, fascinés, essayant de ne pas se faire renverser par quelque marchand distrait et son cheval fourbu après un long voyage jusqu’à la capitale polonaise. Le bruit et l’odeur étaient insupportables. Pas moyen d’échapper à la foule de milliers de ceux qui étaient venus rue Nalewki pour gagner le pain de leur vie.

Dans les cours et les allées, à l’écart des pavés de l’artère principale, il y avait aussi des magasins, encore et toujours des magasins. Les maisons étaient imprégnées de la saleté laissée par leurs habitants et par l’industrie qui s’y déployait jusqu’au vendredi au coucher du soleil. Les garçons des yeshivas, qui étudiaient la Torah et ne savaient rien des usages du monde, se tenaient à l’écart, dans les coins les plus cachés des maisons. À de rares occasions, l’un d’eux se risquait à considérer à travers une fenêtre le chaos qui régnait en bas.

Au fil des années, le spectacle de la rue Nalewki était devenu le divertissement favori d’Adolphe et de Marcus. C’était aussi le moyen qu’ils avaient trouvé pour échapper à leur univers familial. Depuis que leur père, Nachman, les avait abandonnés pour aller en Amérique chercher une vie meilleure, sans plus jamais donner signe de vie, les deux frères profitaient de la moindre occasion pour s’évader de leur minuscule appartement.

Nachman avait nourri de grands rêves et promis à ses fils qu’ils viendraient le rejoindre aux États-Unis où la vie, disait-il, était moins agitée, plus prospère. Mais les garçons avaient ensuite vu leur mère se démener et accepter tous les petits boulots, pour qu’ils aient de quoi manger et un toit au-dessus de leurs têtes.

La famille n’était pas habituée à vivre dans le besoin. Quelques années seulement avant le départ de Nachman, elle était allée au complet, rue Nalewki, poser chez un photographe. Adolphe, huit ans, l’air sérieux et protecteur, tenait la main de Marcus. Son petit frère, âgé de cinq ans, avait encore les traits mignons d’un bambin. Il s’efforçait cependant d’imiter les expressions sérieuses de son père et de son aîné. La famille Neyman posait là réunie pour la dernière fois, inconsciente de l’imminence de leur séparation et de ses conséquences.

Je découvris cette photo par hasard, après plus d’un an de travail sur ce livre, dans un album de famille oublié, à Genève, et elle me laissa sans voix. Je voyais enfin la famille réunie. C’était comme un concentré d’histoire, une nouvelle pièce du puzzle, une preuve supplémentaire que tout avait bien commencé à Varsovie, comme on me l’avait dit. Mais pour les deux frères, c’était un dernier souvenir de leur famille, avant qu’un père prodigue ne les abandonne pour s’en aller chercher fortune de l’autre côté de l’océan.

La mère des garçons, Chana, dut se résoudre à des choix difficiles. Il fut décidé qu’Adolphe, puisqu’il était l’aîné, poursuivrait des études et recevrait une instruction. Celui-ci fit en sorte que son cadet qui n’avait que trois ans de moins que lui ne soit pas trop laissé pour compte. Il amenait à la maison des camarades de classe, pour permettre à Marcus d’acquérir des notions de base, dans quelques disciplines. Souvent, les garçons s’échappaient pour flâner du côté de Nalewki et des ruelles avoisinantes.

Mais Adolphe prenait l’éducation de son frère au sérieux. Lorsqu’ils se baladaient dans les rues, il lui expliquait les choses de la vie et, dès que l’occasion s’en présentait, l’un et l’autre prenaient des petits boulots.

Gagner de l’argent était important, mais c’étaient surtout les échanges avec les gens qui comptaient pour Adolphe. Ce melting-pot de Juifs de tous horizons le fascinait. Petit gars du quartier, parlant couramment yiddish et polonais, ainsi que le russe, il découvrait les arcanes du commerce et des affaires qui faisaient tourner tout ce petit monde. Marcus ne demeurait pas en reste, mais les deux frères savaient déjà qu’ils ne passeraient pas là le reste de leur vie

Bientôt âgé de 16 ans, Marcus était attiré par les vitrines des marchands de journaux et des éditeurs, où étaient affichées des publicités pour des libelles ou des essais. Entre les publications sionistes, prônant le retour à un foyer juif en Palestine, les écrits du Bund, parti politique juif socialiste et laïc, et toute une littérature tsariste, communiste ou religieuse, il y avait de quoi se tenir informé des bruits du monde. Quelques idées volées aux détours de conversations ont peut-être influencé le destin de Marcus.

L’avenir d’Adolphe se décida en premier. Âgé de 21 ans, il poursuivait des études de pharmacie à l’université de Varsovie, lorsqu’il rencontra celle qui allait changer le cours de sa vie. Marie Malach, jolie jeune fille aux cheveux noirs et au teint pâle, était issue d’une famille religieuse. Peu de temps après leur mariage, les deux époux quittèrent Varsovie pour rejoindre la sœur aînée de Marie, déjà établie en Suisse. Ce ne fut pas une décision facile à prendre, mais la perspective de trouver travail et stabilité dans ce petit pays du centre de l’Europe s’avéra déterminante. C’était d’ailleurs le bon moment pour filer vers l’ouest, et fuir l’antisémitisme croissant qui gagnait la Zone de Résidence. On appelait ainsi le territoire où les Juifs vivant à l’est de l’Europe se trouvaient cantonnés, depuis le décret de Catherine II, au milieu du XVIIIe siècle.

Marcus et Adolphe avec ses parents Nachman et Chana Neyman. Varsovie, 1891.

Marcus fut anéanti par le départ de son frère. Il promit qu’il essaierait de le rejoindre dès que possible. Mais c’était là une manière de se rassurer. Les deux frères savaient qu’il était peu probable que Marcus ne fasse jamais le voyage. Sa vie à Varsovie était déjà bien établie et il devait y rester, pour s’occuper de leur mère âgée.

Adolphe et Marcus. Varsovie, 1905.

Avant le départ d’Adolphe, les deux jeunes gens sacrifièrent à la tradition et retournèrent une ultime fois rue Nalewki, théâtre de leurs exploits adolescents, pour une photographie qui s’avérerait la dernière. Adolphe, à gauche sur la photo, légèrement au premier plan, et Marcus, un peu en retrait sur la droite, regardent devant eux. J’essaie de lire, sur leurs visages, le courage et la détermination sur lesquels il leur faudra compter, durant les années qui suivront.

3

Une nouvelle vie

Granges, Suisse, 1905

La petite ville de Granges, dans le canton de Soleure, en Suisse, est située au pied de la chaîne du Jura. Ceux qui y demeuraient il y a un siècle ne la reconnaîtraient pas aujourd’hui. Elle a été complètement transformée par le développement de l’industrie horlogère. C’est là que furent créées quelques-unes des plus célèbres fabriques de montres, nées d’ateliers spécialisés datant souvent du XIXe siècle. Pour Adolphe, s’installer dans cette bourgade de Suisse alémanique signifierait lier sa vie à l’industrie si typiquement suisse qui s’y déployait.

Pour Marie aussi, Granges serait une expérience nouvelle. Elle avait vécu jusque-là avec ses deux frères, Adash et Hillel, et ses trois sœurs, Paula, Berthe et Mania, confinée dans un tout petit espace. Marie avait connu la pauvreté et la misère. Enfant, elle avait survécu à l’épidémie de typhus qui avait tué son père, laissant sa mère et ses six enfants démunis. Ils allaient souvent pieds nus et Marie, l’une des plus grandes, aidait sa mère à s’occuper des petits et à faire la cuisine. Elle n’oublierait jamais les bruits et l’odeur régnant dans l’appartement. Sans doute puisa-t-elle, dans cette enfance difficile, le courage d’embrasser la vie et l’intelligence qui lui permettrait de la rendre plus douce, pour elle et ceux qu’elle aimait.

Les rues bondées des faubourgs juifs de Varsovie semblaient maintenant bien loin. Granges était un havre de paix et de tranquillité. La ville comptait moins de 5 000 habitants et l’atmosphère y était parfaitement calme. Marie était surprise de se voir réveillée à l’aube par le chant des oiseaux. Elle marchait dans les rues à la découverte de son nouvel environnement et s’imprégnait de la sérénité de cette petite ville au caractère villageois. Des rues pavées partaient des sentiers qui menaient à des fermes, plus loin dans les terres. La ville était dominée par les hautes flèches de l’hôtel de ville et de l’église Saint-Eusebius. Les fenêtres ouvragées et le travail de la pierre lui rappelaient les vieux immeubles des quartiers résidentiels autour de Varsovie. Mais elle préférait de loin la pittoresque « Gemeindehaus2 », entourée de verdure, sur fond de collines ondoyantes.

En ville, l’école communale, l’église et la poste remplissaient dignement leurs missions, et tout cela semblait parfait à Marie l’étrangère.

La vie suivait son cours, paisible et mesuré, presque trop tranquille pour le couple de nouveaux arrivants.

La sœur de Marie, Paula, les avait donc accueillis à Granges. Selon la légende familiale, la première question que posa Adolphe à son arrivée fut : « Où est l’université la plus proche ? » Il aurait voulu poursuivre ses études, mais, avec vingt roubles en poche, à peine de quoi tenir une semaine ou deux, il perdit vite ses illusions. Cet argent permit à Adolphe et Marie de louer une chambre minuscule, d’acheter du linge, des couverts et d’essayer de démarrer leur nouvelle vie.

Au début du XXe siècle, la Suisse n’était pas le modèle de richesse et de stabilité économique qu’on connaît aujourd’hui. Mais, à l’époque où Adolphe et Marie débarquèrent à Granges, l’horlogerie du pays affrontait un défi passionnant. Au cours des vingt années précédentes, les horlogers suisses avaient réalisé qu’ils se devaient d’améliorer leurs performances, s’ils voulaient concurrencer les fabricants américains dans la lutte toujours plus rude pour la conquête du marché. Les usines américaines avaient été les premières à produire des montres en série, mais les Suisses apprenaient vite. Ils savaient qu’ils bénéficiaient d’une réputation de qualité et qu’il s’agissait, tout en préservant cet atout, de faire évoluer leurs méthodes de fabrication. La solution passait par un système de division du travail, appelé « établissage ». Les Suisses se convertirent donc à la production en série. De grandes usines centralisées produisaient désormais des pièces standardisées de haute qualité. Les artisans traditionnels, qui travaillaient auparavant dans de petits ateliers séparés, étaient rattachés à l’usine et intégrés à l’entreprise. On engageait des travailleurs moins qualifiés pour assurer l’assemblage des pièces, toujours en interne, ce qui permettait d’augmenter la vitesse et le volume de production. En montant ces usines « hybrides », les Suisses ont révolutionné leur industrie.

Pour Adolphe et Marie, le moment était bien choisi. L’horlogerie en plein essor avait besoin de main-d’œuvre et ils commencèrent rapidement à apprendre les rudiments de leur nouveau métier dans une usine spécialisée dans la fabrication de montres de poche. Chaque ouvrier devait acheter ses propres outils, une lampe et un tabouret pour s’asseoir, ce qui représentait un gros investissement pour les jeunes mariés. Après une première formation, Marie fut payée cinq francs par jour. Adolphe, jugé moins habile, ne gagnait que trois francs, mais les huit francs de leurs salaires réunis suffisaient à l’entretien de leur modeste ménage.

La fabrique était le cœur de la nouvelle vie de Marie et Adolphe. Dans de vastes locaux percés de hautes fenêtres pour mieux laisser entrer la lumière, près d’une centaine d’ouvriers assemblaient les pièces du mécanisme compliqué qui servirait à la fabrication d’une montre. Malgré la modernisation des procédés de fabrication, il fallait recourir aux services d’habiles artisans pour assurer la qualité du réglage de la montre. L’assemblage requérait une scrupuleuse propreté et la lubrification du mécanisme était tout un art. La précision, qualité première de toute bonne montre, bénéficiait sans doute de l’avancée des techniques, mais il fallait les compétences théoriques du mécanicien horloger, alliées à son savoir-faire, pour fabriquer une montre digne du nom et de la réputation suisses.

Du matin au soir, dix heures par jour et chaque jour de la semaine, les deux époux construisaient les fondations de leur vie commune. C’était un travail épuisant, demandant une telle concentration qu’ils en avaient mal aux yeux, en rentrant le soir à la maison. Mais ils persévérèrent. Adolphe était un homme intelligent, capable de s’adapter et de saisir les opportunités qui se présentaient. Il ne s’attardait pas sur le passé et évitait de trop penser aux rues animées de Varsovie car c’était la compagnie de ses amis et leurs discussions de fin de soirée qui lui manquaient le plus. Il était heureux d’avoir trouvé là où il était arrivé une stabilité et des revenus suffisants pour fonder la famille qu’il avait toujours espérée.

Les premières années du XXe siècle virent d’autres Juifs débarquer à Granges. Parmi eux, Jacob Grünberg, et les frères Stroun qui deviendraient plus tard les associés d’Adolphe. Ainsi se constitua le début d’une communauté juive dans la région.

Tous avaient fui la Zone de Résidence et parlaient souvent politique. Les sujets ne manquaient pas. 1906 fut une année mouvementée pour la Russie. Après l’échec de la Révolution de 1905, une constitution avait été adoptée, stipulant que le tsar devait partager son pouvoir avec un parlement. Ce tournant majeur dans la vie politique russe ouvrait la voie à l’abolition de la monarchie, plus d’une décennie plus tard. Adolphe suivait de près les événements en Russie et pensait souvent à son frère.

Marie Neuman. Granges, 1905.

Adolphe et Marie liaient connaissance avec les gens de la ville et s’acclimataient à leur nouvelle vie. À l’usine, Adolphe se faisait remarquer pour ses qualités de leader et ses talents d’organisateur. Entré tard dans le métier, il n’était sans doute pas le plus habile des artisans, mais l’automatisation croissante du processus de fabrication nécessitant davantage de supervision, il fut promu chef d’atelier.

Le 5 novembre 1906, Adolphe devint père. Il vécut avec bonheur et fierté la naissance de sa fille Eva. Marie continua à se rendre au travail, portant la petite contre sa poitrine. Ce n’est que quand Eva commença à marcher que les docteurs remarquèrent qu’elle souffrait d’une luxation congénitale de la hanche. Le diagnostic était accablant. Il existe aujourd’hui de nombreux traitements pour remédier à une telle infirmité. Mais, à l’époque, les médecins ne pouvaient pas faire grand-chose. Adolphe et Marie sillonnèrent la région avec leur fille, de rendez-vous en rendez-vous, pour chercher de l’aide et s’entendre dire à chaque fois qu’Eva ne pourrait jamais marcher normalement. Les médecins pensaient que la petite fille aurait trop mal pour apprendre à utiliser ses jambes, ce qui, dans le meilleur des cas, signifiait qu’elle aurait toujours besoin de béquilles ou d’un fauteuil roulant pour se déplacer. Adolphe réagit mal à cette nouvelle. Jusqu’à la fin de sa vie, il se sentit embarrassé, gêné d’avoir une fille handicapée.

Eva, en grandissant, eut honte de son infirmité et de la réaction qu’elle provoquait chez son père. Mais, en petite fille courageuse, elle surmonta sa douleur. Elle claudiquait en apprenant à marcher, les mains de sa mère la guidant de la chaise à la table et jusqu’au lit. Marie abandonna son travail pour mieux s’occuper de sa fille à la maison. C’était un combat de chaque jour, et la tâche, pour Eva, paraissait insurmontable. Mais elle marcha. Une jambe plus courte que l’autre (de sept centimètres, au terme de sa croissance), Eva apprendrait à jouer au tennis, à supporter de longues randonnées, se sentant comme tenue de prouver aux autres et à elle-même qu’elle en était capable. Elle mobilisa toutes ses forces et sa détermination pour combattre la douleur et marcher. Elle boiterait cependant toute sa vie.

2 Salle paroissiale. (allemand)

4

Le rêve suisse

1910-1920

Je n’ai pas eu la chance de rencontrer Eva. Elle aurait eu plus de 100 ans quand j’ai redécouvert notre famille suisse. C’est donc sa sœur cadette qui m’a parlé d’elle et donné les détails qui me manquaient.

On dit qu’Eugénie fut prénommée ainsi en hommage à l’impératrice française du même nom. Elle vint au monde le 19 juin 1913, dans la ville autrichienne de Bludenz, durant l’un des nombreux déplacements d’Adolphe dans la région. Il venait monter des ateliers et des usines, pour le compte de ses employeurs. Peu après cette naissance, Adolphe retourna en Suisse, installant cette fois sa famille à Bienne. Plus tard, il déménagerait à nouveau, s’établissant à Soleure, chef-lieu du canton du même nom. Pour Eva et sa petite sœur, ces jolies petites villes suisses, avec leurs maisons aux fenêtres carrées, surmontées de toits de tuiles rouges, ne différaient entre elles que par leurs noms. Genia, évoquant son enfance, me dit qu’elles se confondaient tant dans son esprit, qu’elles n’en formaient plus qu’une dans son souvenir.

Soleure était cependant plus grande que les autres villes où Marie et Adolphe s’étaient établis depuis leur départ de Varsovie. La vieille ville était un joyau d’architecture baroque, mélange de magnificence italienne, de charme français et de style traditionnel suisse allemand. Ses onze églises, avec leurs dômes de cuivre vert et leurs hautes flèches gothiques, conféraient à la ville sa majesté, tandis que les bâtiments blancs et les étroites rues pavées de la vieille ville lui donnaient un aspect typiquement médiéval.

Dans leur petit appartement, situé au-dessus d’une usine de montres, aux abords de la ville, Adolphe et Marie aménagèrent pour leurs filles un petit nid douillet. Elles s’y trouvaient protégées du monde et en particulier de la Grande Guerre qui alors faisait rage.

À 3 ans, Genia prit soudainement conscience qu’il existait une réalité qui lui avait été épargnée. Soleure était traversée par une voie ferrée servant à évacuer les soldats blessés du front. D’une des fenêtres de l’appartement familial, d’où elle admirait d’ordinaire les vertes collines du Jura, Genia vit un convoi transportant des blessés, les fronts ceints de bandages. C’étaient des soldats que la Croix-Rouge dirigeait vers les hôpitaux. En regardant le train passer lentement devant sa fenêtre, elle remarqua que les hommes détournaient les yeux, comme s’ils se trouvaient gênés qu’on les voie ainsi, ou parce qu’ils étaient trop faibles pour établir un contact visuel avec elle. Genia en demeura choquée. Elle devinait la peur et la douleur de ces hommes, dont beaucoup mourraient sur un lit d’hôpital et ne rejoindraient jamais leurs foyers.

Genia n’était alors qu’une petite fille et elle retourna vite à ses jeux. Elle aimait se réveiller tôt, pour voir le fermier traîner sa vache dans les rues, le matin. Elle entendait, depuis sa chambre, les meuglements de la bête.

L’homme la conduisait à l’endroit où il la trayait, devant des enfants ravis, que leurs mères avaient envoyés chercher du lait frais. Bientôt la petite Genia attendrait, elle aussi, que son seau se remplisse du liquide encore chaud. Marie l’aiderait à le porter sur le chemin du retour.

Ainsi commençait une journée familiale ordinaire. Eva avalait son lait du petit-déjeuner et marchait jusqu’à l’école, située tout près. Elle jalousait sa petite sœur qui pouvait rester jouer à la maison. Eva avait 7 ans à la naissance de Genia, et les années qui suivirent ne furent pas faciles pour elle. Les deux fillettes se disputaient souvent l’attention de leurs parents.

Eva conservera un souvenir lié à l’irruption de Genia dans sa vie. Longtemps, elle avait attendu la cigogne qui devait transporter le bébé. Le jour où ses parents lui dirent que sa sœur était arrivée et qu’elle pouvait venir la voir, elle eut très peur du grand oiseau blanc qu’elle imaginait trouver à ses côtés. « Il a fallu me traîner de force, je hurlais de peur de trouver un gigantesque oiseau près du berceau », écrira-t-elle plus tard dans son journal.

Genia, elle, n’a pas tenu de journal, mais si cela avait été le cas, elle y aurait certainement consigné l’un de ses souvenirs d’enfance préférés : l’histoire de son ami le perroquet. « Le perroquet était de l’autre côté de la rue », me dit-elle, les yeux mi-clos. « Il est apparu, comme ça, un jour, il est resté posté là, au même endroit, derrière la fenêtre de l’élégante maison de briques blanches de nos voisins, à observer les enfants jouer et les gens aller et venir dans la rue. » Les gamins considéraient avec curiosité la créature qui les fixait du regard, semblant épier leurs moindres mouvements. Mais, comme le perroquet ne semblait pas vouloir participer à leurs jeux, Genia et ses amies se lassèrent et finalement l’oublièrent. Oui, mais voilà : chaque jour, Marie, par la fenêtre de son appartement du deuxième étage, appelait sa fille pour lui dire de rentrer : « Genia, kumm ! Genia kumm !3 », criait-elle. Or, après quelque temps, le perroquet se mit à imiter Marie et à hurler, avec un parfait accent yiddish : « Genia kumm ! Genia kumm ! » Quatre-vingt-dix ans plus tard, ma cousine riait encore à cette évocation.

Sur une photographie de studio qui doit dater de cette période, Genia a 4 ans. Elle regarde l’objectif, l’air sérieux, sans esquisser l’ombre d’un sourire. Préférerait-elle tenir son jouet préféré, plutôt que ce bouquet de marguerites fraîchement cueillies ? Peut-être n’aime-t-elle pas sa belle tenue blanche. Ou est-elle déjà si grande fille qu’elle a adopté la mode de l’époque et prend une mine sérieuse, se disant qu’il ne convient pas de sourire pour une photo ? J’en doute. Genia n’était pas si raisonnable à 4 ans. Elle m’a dit un jour avoir été une enfant turbulente, toujours à courir et grimper partout. Chaque fois que sa mère lui mettait une nouvelle robe, elle l’accrochait à une branche et la déchirait. Sur la photo, dans sa tenue blanche toute simple, elle a l’air d’une petite princesse. Ses longs cheveux défaits lui tombent derrière les épaules.

Eugénie, fille cadette du frère de mon grand-père, ne réalisait certainement pas que ses parents avaient dû travailler dur pour payer les beaux habits qu’on lui voit sur les photos. Que pensera-t-elle, en grandissant, lorsqu’elle regardera cette image ? Quatre ans après la séance studio, elle enverrait une copie du portrait au bouquet à ses oncles et tantes de Moscou. Genia était devenue une grande fille. Au dos de la photo, elle écrivit fièrement, en français, presque sans faute d’orthographe : « Voilà ma photo sur laquelle j’ai seulement quatre ans, maintenant j’ai huit ans. » Son écriture d’enfant est hésitante. La langue est nouvelle pour elle et inconnue de ses deux parents. Genia vivait désormais à Genève et il lui fallait se mettre au français. Tant de choses attendaient cette petite fille privilégiée. Quelle femme deviendrait-elle un jour ? Pour le moment, je regarde son portrait et seul compte son beau regard d’enfant.

Genia Neuman, 1917.

Adolphe et sa famille avaient déménagé à Genève, vers la fin de la guerre. On était en novembre 1918 et, quand les cloches sonnèrent l’armistice, Eva et Genia étaient toutes deux assez grandes pour en garder plus tard le souvenir. La famille s’établit d’abord boulevard de la Cluse, une longue rue pavée, bordée d’arbres et de maisons, située dans l’un des principaux quartiers de la ville. Adolphe et Marie jugèrent l’endroit tranquille, presque provincial. L’immeuble, datant de la fin du XIXe siècle, changeait cependant beaucoup des habitations campagnardes que la famille avait connues jusque-là. L’appartement était au rez-de-chaussée et disposait d’un jardin à l’arrière.

Pour Eva et Genia, la principale attraction, boulevard de la Cluse, était la ligne de tram qui longeait la chaussée jusqu’au dépôt. Deux trams circulaient dans la rue et les deux filles étaient fascinées par la belle mécanique et la forme élaborée de cette boîte métallique qui faisait le tour de la ville pour emmener les passagers à destination. Le tram n’était pas une nouveauté à Genève, mais, pour des enfants venus de la campagne, il avait un parfum d’aventure.

Adolphe était venu à Genève pour se trouver au cœur de l’industrie horlogère. Durant dix ans, il avait fait le tour de pratiquement tous les métiers de la branche, pour le compte de son employeur. Son désir de partir pour la grande ville et d’y fonder sa propre affaire l’avait poussé à s’intéresser aux moindres détails du processus de fabrication d’une montre et à se rendre plusieurs fois outre-Atlantique pour apprendre les techniques des Américains. Lorsqu’il informa son patron soleurois qu’il entendait désormais voler de ses propres ailes, l’homme lui accorda, en guise de viatique, un prêt de 5 000 francs, l’équivalent de quelque 100 000 dollars actuels.

C’était là une marque de confiance considérable. Dans les années d’incertitude économique qui marquèrent l’après-guerre, Adolphe prenait un risque énorme en se lançant dans la création d’une entreprise. Mais il était rigoureux, travailleur et persuadé de réussir.