Détaché culturel - Vincent Garmendia - E-Book

Détaché culturel E-Book

Vincent Garmendia

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Beschreibung

L’Institut français est l’un des plus importants du réseau du ministère français des Affaires étrangères qui exerce, au nom de la France, « le pouvoir doux » de la culture. Dans cet ouvrage, le lecteur découvrira l’histoire et les différentes actions menées durant cinq ans dans tous les domaines de la culture par l’Institut français de Barcelone, alors dirigé par l’auteur, de 1985 à 1990.


À PROPOS DE L'AUTEUR


Agrégé d’espagnol et docteur ès lettres, Vincent Garmendia a enseigné à l’Université Michel de Montaigne Bordeaux III où il a dirigé l’Institut d’études ibériques et ibéro-américaines. Auteur de plusieurs ouvrages sur l’histoire du Pays basque, il a publié ces dernières années deux dictionnaires sur les expressions populaires espagnoles avec leurs équivalents français. Il est actuellement professeur émérite des universités.

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Seitenzahl: 360

Veröffentlichungsjahr: 2023

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Vincent Garmendia

Détaché culturel

Cinq années à la direction

de l’Institut français de Barcelone

© Lys Bleu Éditions – Vincent Garmendia

ISBN : 979-10-377-8639-5

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122- 5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122- 4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335- 2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Du même auteur

El carlismo, Paris, Masson, 1975 ;

Vicente Manterola, canónigo y conspirador carlista, Obra cultural de la Caja de Ahorros Municipal de la Ciudad de Vitoria, 1975 ;

La Segunda guerra carlista (1872-1876), Madrid, Siglo XXI, 1975 ;

L’Idéologie carliste. Aux origines du nationalisme basque (1868-1876), Lille, Diffusion ANRT, Atelier national de reproduction des thèses, 1980 ;

La Ideología carlista. En los orígenes del nacionalismo vasco (1868-1876), Traduction en espagnol, San Sebastián, Diputación Foral de Guipúzcoa, 1984 ;

Jaungoicoa eta foruak - El carlismo vasco frente a la democracia española (1868-1872), Bilbao, Servicio Editorial de la Universidad del País Vasco, 1998 ;

Memorias levemente apócrifas del cura Santa Cruz, San Sebastián, Hiría, 2007;

Le Carnaval des noms. Dictionnaire des expressions espagnoles comportant un anthroponyme avec leur traduction en français, Presses universitaires de Rennes, 2009 ;

De Madrid al cielo - Dictionnaire des expressions espagnoles avec toponyme et leur équivalent français, Paris, Éditions Connaissances et savoirs, 2016.

Pour Alexandre, Amaya, Chris, Esteban, Inés, Marie et William

Prologue

Le temps qui passe, ça vous fait peur ? Non. Mais il passe putain !1

Avant qu’il ne soit trop tard, j’ai ressenti le besoin d’évoquer la belle aventure qu’il m’a été donné de vivre, il y a plus de trente ans, en tant qu’Attaché culturel pour la Catalogne et les Baléares et directeur de l’Institut français de Barcelone.

Après le temps de l’action, voici donc largement venu le temps de la réflexion et des bilans, le temps aussi, comme le suggère le titre de cet ouvrage, d’un certain détachement, gage en principe, d’une plus grande objectivité.

Pourquoi écrire sur les Instituts français à l’étranger ? me dira-t-on. Tout simplement parce que l’on connaît mal cet ensemble sans équivalent qui constitue, pour beaucoup d’observateurs, l’un des réseaux culturels les plus importants au monde avec les États-Unis et la Chine, et devant l’Allemagne et le Royaume-Uni.

Durant ces cinq années barcelonaises, je me suis souvent rendu compte effectivement que les Français, en général, voire des hommes politiques importants, ignoraient l’existence et le fonctionnement de ces établissements.

L’action des agents culturels à l’étranger n’est pas mieux connue. Heureusement, l’ancien conseiller culturel à Rome et à Londres Xavier North a fort bien décrit le travail « patient, modeste et minutieux » de ces « diplomates en jardiniers ». J’espère que les pages qui suivent aideront aussi à combler cette lacune en montrant les pratiques quotidiennes de ces femmes et de ces hommes qui sont, dans un domaine très précis, les acteurs de la politique étrangère de la France.

Bien des chefs d’entreprise étrangers, anciens élèves d’un Institut, d’une Alliance ou d’un Lycée français me parlèrent de leur relation avec la France. Ils m’expliquèrent en particulier qu’ils donnaient souvent dans leurs affaires la préférence à notre pays. Tout simplement parce qu’ils avaient été formés dans nos établissements d’enseignement et en gardaient un excellent souvenir. Une étude de cette influence reste à faire.

Certains me reprocheront peut-être le côté défense et illustration de cette profession. Je ne saurais m’inscrire en faux, mais il ne s’agit pas d’une apologie, tout au plus d’une approche en sympathie. Et puis l’on sait combien l’éloignement dans le temps peut réduire les éventuelles aspérités de la réalité.

Comme l’a déploré Andrée Dore-Audibert dans ses Propos irrévérencieux d’une épouse d’ambassadeur, il n’y a pas, à ma connaissance, d’ouvrages sur le sujet, comparables, ajouterai-je, au livre Le spectacle au cœur. Mémoires d’un directeur de théâtre. L’auteur, Marc Bélit, qui fut directeur de La Scène nationale du Parvis à Tarbes durant trente ans, y décrit en détail sa profession au quotidien.

En 2010, à l’occasion du centenaire de l’Institut français de Madrid, le directeur de l’époque, Serge Fohr, publia un travail très intéressant : L’Institut français de Madrid. Cent ans de culture et d’enseignement (1910-2010). On y découvrait les actions menées durant cette « longue durée », mais très peu d’éléments sur le fonctionnement de l’Institution et les missions du directeur.

Quelles sont les sources utilisées pour écrire mon ouvrage ? D’abord et principalement la presse de Barcelone. Lors de mon départ en novembre 1990, je trouvai, à ma grande surprise, parmi les cadeaux du personnel et des amis de l’Institut, un présent inestimable du secrétaire général, Jacques Bover. Le document, joliment relié, était accompagné de cette aimable dédicace : « En souvenir de Cinq années de collaboration sans Un nuage ». Et c’était vrai !

Près de 500 pages de coupures de presse consacrées à notre maison par la presse de Barcelone, patiemment glanées, jour après jour, en toute discrétion, durant mon séjour barcelonais. Inutile de dire que l’heureuse initiative de Jacques Bover me fut fort précieuse à l’heure de la rédaction de ces pages dans ma recherche du temps perdu. J’ai aussi tiré parti des programmes trimestriels publiés par l’Institut à l’époque et j’ai puisé, bien sûr, dans mes souvenirs personnels. Ils sont, s’il faut en croire Aldous Huxley, notre propre bibliothèque. Je n’ai pas manqué de tenir compte non plus des témoignages des diplomates et de certains fonctionnaires du Quai d’Orsay, lesquels à un moment de leur carrière connurent les centres culturels à l’étranger. Leurs écrits sont venus en appui du ressenti que j’avais pu avoir. J’ai lu également avec beaucoup d’intérêt les principaux regards sur la diplomatie culturelle, consultables sur Internet. Ils émanent en général des parlementaires français en mission à l’étranger comme les députés Yves Augé, Michel Herbillon et Sira Sylla ou le sénateur Adrien Gouteyron.

Disons enfin que les pages qui suivent veulent exprimer ma dette envers toutes les personnes aimées ou admirées sans qui rien n’aurait été possible. Elles sont aussi un moyen de faire revivre toutes celles, nombreuses, qui ont malheureusement disparu.

Durant ces cinq années, j’ai eu l’immense chance de connaître et de sympathiser avec des personnalités d’exception comme l’ancien président de la Généralité de Catalogne de 1954 à 1980, Josep Taradellas, et toutes celles que j’évoque dans ce livre. Les rencontres qui s’avérèrent désagréables se comptent en définitive sur les doigts d’une main.

Je ne saurais oublier, pour terminer, de remercier Laurence et Jean-François pour leur aimable relecture de ce manuscrit.

Aux origines

« Lorsque tu ne sais pas où tu vas, retourne-toi et regarde d’où tu viens », dit le proverbe.

Je suis tout à fait convaincu qu’il est toujours bon de ne pas oublier ses origines et son parcours. À ce titre, les premières années sont fondamentales et Roland Barthes pouvait dire qu’au fond, il n’est pays que de l’enfance. Parlons donc de cette enfance dont on ne guérirait jamais s’il faut en croire également Louis Aragon.

J’ai vu le jour sur la rive droite de Bordeaux, dans le quartier de La Bastide, que certains appelaient La Bastoche, comme l’on dénommait La Bastille dans l’argot parisien.

Mon père, Vicente Garmendia Urquiola, était né en 1900 au Pays basque espagnol, à Urrunaga, un tout petit village de la province de l’Alava, situé entre Vitoria et Bilbao. Dès l’enfance, son quotidien fut rythmé par les travaux des champs, le jour, et le soir, l’école où il acquit les bases de la lecture et de l’écriture.

Le nom Garmendia n’est pas originaire de l’Alava, mais de la province du Guipúzcoa, et plus précisément d’Azpeitia. Cette petite ville où naquit Saint Ignace, l’un des trois fondateurs de la Compagnie de Jésus, dans le hameau de Loyola, fut créée en 1310 par le roi Ferdinand de Castille. Selon certains, elle porta, à l’origine, le nom de Garmendia de Iraugui qui signifiait « une terre de fougères au bord de la rivière Iraugui ».

Mon père quitta le caserío, la ferme familiale, à l’âge de 20 ans, pour rejoindre la France. Les Basques ne s’éloignaient pas de leur terre en quête de grands espaces comme une certaine légende l’a prétendu. Ils s’expatriaient pour fuir la faim, la guerre ou l’injustice. C’était l’époque de la Guerre du Maroc avec un service militaire de trois ans dont on revenait souvent estropié quand on avait la « chance » de revenir. Il y avait plusieurs possibilités pour éviter cette épreuve. Soit on tirait un bon numéro comme son frère cadet, Barthélémy, soit la famille payait un remplaçant, soit on partait « aux Amériques ». Ces voyages vers l’Eldorado se faisaient le plus souvent à l’initiative des réseaux de recruteurs los ganchos, littéralement les crochets, parfois financés par des états comme l’Argentine, le Chili ou l’Uruguay.

Comme beaucoup de Basques français ou espagnols, mon père avait le projet de partir en Argentine, mais, Dieu seul sait pourquoi, il ne dépassa jamais le port de la Lune. Lorsqu’il rejoignit Bordeaux, il travailla notamment sur les docks où les conditions de travail étaient particulièrement dures et les journées harassantes.

Ma mère, Trinidad García de Cortázar, était née à Vitoria, Gasteiz en langue basque, aujourd’hui capitale administrative du Pays basque espagnol. Accompagnée de sa mère et de son père, l’instituteur du village d’Urrunaga, elle rejoignit son futur mari à Bordeaux où le mariage fut célébré en avril 1923.

Depuis la deuxième moitié du XIXe siècle, Vitoria était « l’Athènes du Nord », comme l’avait baptisée, de façon fort grandiloquente, l’anthropologue sévillan Miguel Rodríguez Ferrer. Madrid exceptée, la ville était un modèle dans le domaine de l’instruction publique et son taux d’analphabétisme était l’un des plus bas du royaume. La culture était dans l’air et ma mère dut en respirer les effets. Elle sut ainsi me donner le goût de la lecture, du cinéma, de la peinture, du théâtre, de la chanson. Catholique pratiquante, elle était issue d’une famille proche du PNV, le parti nationaliste basque dans lequel l’Église jouait un rôle prépondérant. Pendant la guerre civile d’Espagne, pour avoir des nouvelles, elle allait au MoulinBleu, une salle de fêtes de Cenon où le Frente popular donnait des informations sur le déroulement du conflit. Elle me raconta bien plus tard qu’elle revenait souvent de ces réunions d’information totalement scandalisée par les propos sacrilèges de certains anarchistes. Cela m’amusait beaucoup.

À Bordeaux, mes parents s’installèrent dans une petite maison située sur l’avenue Thiers. Le confort minimum n’était pas garanti. Dans un livre qui lui fut consacré par Vincent Labeyrie, Pierre Garmendia, Un demi-siècle d’engagement public, mon frère évoqua ce quotidien difficile. Il raconta, en particulier, comment notre père savonnait son corps, meurtri par la corde des sacs de toile de jute et noirci par la suie du charbon déchargé des bateaux. Il le faisait dans une barrique coupée en deux en guise de baignoire.

Né quatorze ans après mon frère, je n’ai pas connu cette époque, héroïque à plus d’un égard, et sans aucun doute le début de ma vie fut beaucoup plus facile. Par la suite, nos parents s’installèrent au 111 rue Antoine Monnier. C’est là que notre père construisit une maison avec quelques amis, sans architecte et sans entrepreneur, avec salle de bains et tout le confort nécessaire. C’était vraiment une autre époque, mais la maison Ohatze ona, le bon gîte en basque, est néanmoins toujours là, fière et solide ! Sans avoir poursuivi des études, il avait en lui le goût de l’architecture et de la construction. D’une certaine façon, il me transmit cettepassion, ce fantasme du démiurge. C’est peut-être pour cette raison que, plus ou moins consciemment, j’ai choisi pour devise de mon makila, le bâton de marche et de défense des Basques, que l’on m’offrit bien plus tard, ces quelques mots : Nire aitaren etxea, « Je défendrai la maison de mon père ». Ils sont tirés d’un poème lourd de sens que le grand Gabriel Aresti publia en 1963 sous la dictature franquiste. Mon collègue et ami, titulaire de la Chaire de basque à l’Université de Bordeaux, Jean Haritschelhar, en fit cette belle traduction :

La maison de mon père

Je la défendrai

Contre les loups, contre la sécheresse,

Contre le lucre,

Contre la justice,

Je la défendrai,

La maison de mon père.

Je perdrai mon bétail,

Mes prairies,

Mes pinèdes,

J’y perdrai les intérêts,

Les rentes,

Les dividendes.

Mais je défendrai

La maison de mon père.

On m’ôtera les armes

Et je la défendrai avec mes mains

La maison de mon père.

On me coupera les mains

Et je la défendrai avec mes bras

La maison de mon père.

On me laissera sans bras,

Sans poitrine et je la défendrai

Avec mon âme

La maison de mon père.

Moi, je mourrai,

Mon âme se perdra,

Ma famille se perdra,

Mais la maison de mon père

Durera

Debout.

Mon père ouvrit un débit de boissons qu’il baptisa La cave libournaise. Elle comprenait un petit coin épicerie sans produits périssables pour dépanner, en cas de besoin, les habitués du débit de boissons. C’était une petite caverne d’Ali Baba avec des bières et des limonades fraîches, des caramels et des mistrals gagnants dont je n’étais pas le plus mauvais client. Le propriétaire des lieux tirait bien son épingle du jeu et avait acquis une certaine réputation sur la rive droite de Bordeaux. Adepte, avant la lettre, des circuits courts, il allait acheter son vin à la propriété et les amateurs savaient que « le vin du Basque » n’était pas « du vin de négociant » c’est-à-dire, pour eux, un vin forcément trafiqué ! Dans le quartier, le départ vers le vignoble des coteaux de la rive droite de la Garonne était toujours pittoresque. Le chauffeur de la fringante camionnette qu’il louait était toujours coiffé d’un casque d’aviateur en cuir du meilleur effet sur le voisinage !

Avec une force physique hors du commun, mon père installait dans la cave les lourdes barriquesbordelaises sur des pièces en bois à trente centimètres du sol. Ces futailles de 225 litres en chêne merrain, pesaient 45 kilos à vide, la gueille qui entourait la bonde et le robinet compris. Après ce petit exercice d’échauffement, vers six heures du matin, il partait à vélo, livrer les cantines, des bonbonnes de verre de dix litres protégées d’une enveloppe de vimes, le rameau de l’osier. La « tournée » allait du Pont de pierre jusqu’au Pont rouge à la limite de Cenon. Heureusement, son niveau de vie progressant, il passa lentement mais sûrement de la bicyclette à la 2 CV Citroën fourgonnette, puis, toujours fidèle à la marque aux chevrons, à la traction avant 11 CV et enfin à la DS.

Dans la cave, il y avait un petit comptoir pour quatre ou cinq consommateurs qui s’arrêtaient sur le chemin de leur maison après avoir débauché, comme l’on disait alors. Pour moi, plus qu’un travail, leur servir un verre était une agréable distraction lorsque j’avais terminé mes devoirs. C’est peut-être là que je commençai à acquérir une conscience politique en écoutant ces dockers, ces employés de la SNCF et ces ouvriers des usines alentour évoquer leur travail, leurs difficultés, leur volonté de s’en sortir, leur lassitude aussi parfois. En l’occurrence, pour reprendre le mot de Balzac, ce comptoir était mon petit parlement du peuple.

Le parti communiste et les socialistes de la SFIO (Section française de l’Internationale ouvrière) se disputaient leurs voix. À cette époque, le Parti communiste était omniprésent dans les médias avec Vaillant, l’illustré à l’intention des enfants, Miroir Sprint pour le sport et L’Humanité. Je me rappelle encore un grand rouquin que l’on avait surnommé « Pas pour tout le monde ». L’un de ses arguments de vente, lorsqu’il proposait L’Humanité Dimanche, était « Allez, magnez-vous, il n’y en aura pas pour tout le monde » !

Inutile de dire que notre père nous enseigna, par son exemple au quotidien, la valeur du travail. Il nous interdit toujours de vivre au-dessus de nos moyens, mais nous apprit aussi la nécessité de tenir son rang. Il ne s’intéressait pas beaucoup à la chose politique, mais fut néanmoins hostile au soulèvement militaire contre le gouvernement légal de la République. Toujours reconnaissant à la France de l’avoir accueilli, il sut nous transmettre le respect et l’amour de ce pays tout en veillant à ne pas oublier nos racines.

Mon frère n’avait pas vingt ans quand il s’engagea aux Jeunesses socialistes. Homme de terrain, il fit ses classes comme conseiller municipal de Cenon puis comme vice-président du Conseil Général de la Gironde et vice-président de la région Aquitaine. Porté par les militants de la Quatrième circonscription de la Gironde à la députation lors d’une législative partielle en novembre 1980, il fit partie du groupe des quatre députés élus que l’on appela alors « Les Hirondelles de Mitterrand ». Elles annonçaient, quelque six mois avant, la victoire de François Mitterrand à la présidentielle du 8 mai 1981. Malheureusement, notre père, décédé peu avant, n’eut pas la joie de voir son fils aîné député de la République française. Sans dire trop de mots, il aurait apprécié.

Pour les lecteurs qui ne connaissent pas Bordeaux, il est bon de préciser que le quartier de la Bastide, assez étendu sur la rive droite de la Garonne, se trouve au pied des coteaux de Cenon, Floirac et Lormont. Pour « aller à Bordeaux » ou « en ville » comme l’on disait alors, il fallait emprunter, à pied, à bicyclette, en bus, ou en voiture, le Pont de pierre, appelé aussi Pont Napoléon qui en ordonna la construction ou bien les « gondoles », ces petits bateaux à vapeur disparus en 1950. On pouvait emprunter aussi le tramway de la « Compagnie française des tramways Électriques et Omnibus de Bordeaux » plus connue sous le nom de TEOB puis, plus tard, l’autobus. Les tramways disparurent en effet en 1958 pour renaître à peu près un demi-siècle plus tard, fin 2003 !

La Bastide qui appartint à la commune de Cenon avait été annexée, au grand dam du premier magistrat de la ville, à Bordeaux, le 1er janvier 1865. Dans la première partie du XXe siècle jusque dans les années 1970, durant lesquelles le déclin fit son œuvre, il y eut une très grande activité industrielle autour du port, de la Gare d’Orléans, construite en 1852, et de la caserne Niel. Aujourd’hui, les deux derniers sites ont fait place à un complexe cinématographique le Mégarama et à l’Écosystème Darwin, le lieu alternatif d’une rive droite radicalement transformée.

Des milliers d’ouvriers, de dockers et de cheminots cohabitaient avec une petite bourgeoisie et quelques chefs d’entreprise dans ce quartier qualifié parfois de « quartier rouge ».

Je n’ai pas oublié les noms des principales entreprises qui s’étaient installées sur ces terres de vignobles au début du XIXe siècle et qui me furent si familiers durant mes jeunes années.

Il y avait, et il y a toujours, les Grands Moulins de Paris qui virent le jour en 1892. Installée rue des Vivants, non loin de l’église Notre-Dame du Cypressat, la société des automobiles Motobloc, qui employa jusqu’à 1500 ouvriers, construisait des voitures et des vélomoteurs.

Quai de Brazza, à partir de 1906, l’usine Soferti fabriquait de l’acide sulfurique dans des chambres au plomb et des engrais phosphatés pour l’agriculture. Dans ce domaine de la chimie, il y avait aussi les Établissements Petit, quai des Queyries, et la Cornubia qui produisait la célèbre « bouillie bordelaise », un fongicide à base de sulfate de cuivre et de chaux terriblement efficace contre les champignons de la vigne.

On pourrait citer encore, sans être exhaustif, les docks Sursol, les Forges et Chantiers de la Gironde, la CIMT (Compagnie industrielle de matériel roulant), l’importante quincaillerie Vernières, la miroiterie Broquart, les parfumeries Mayaudon, la Compagnie Fermière de Vichy, les Établissements Pampre d’Or, la distillerie Amer Picon, la Vinaigrerie Tête noire et les Établissements Cacolac… La plupart de ces usines fermèrent leurs portes au début des années 1970 pour céder la place aux friches industrielles désolantes et polluées. Conséquence de cette désertification industrielle, les nombreux commerces disparurent progressivement.

Pour ses loisirs, la population disposait de la salle de la Rotonde et d’une salle de spectacles, La MaisonCantonale. Cette étonnante petite merveille Art déco des années 1920 fut l’œuvre de l’architecte Cyprien Alfred-Duprat. Enfants, nous allions jouer au football de table dans un café juste en face sans prêter attention au bijou que nous avions sous les yeux.

Trois cinémas complétaient cette offre culturelle. Après l’Excelsior, il y eut, place Stalingrad, l’Éden qui pouvait faire aussi salle de spectacles, le Stella et l’Odéon sur l’avenue Thiers. Il faut dire que Bordeaux comptait alors une quarantaine de cinémas !

La Bastide avait alors une véritable personnalité, avec ses fêtes de quartier et ses bals populaires très fréquentés. Pour rire, peu après la Libération, en 1946, on avait même imaginé une « Commune libre de La Bastide » avec un maire de fantaisie à l’embonpoint aussi imposant que son chapeau haut de forme, sa luxueuse voiture noire et ses gardes d’apparat. J’ai conservé une photo de cette mémorable cérémonie où, âgé de 8 ou 9 ans et fier comme Artaban, je me trouvais tout près de notre maire d’opérette !

La Bastide et le Bordeaux de mon enfance et de mon adolescence, c’était aussi une langue particulière avec les expressions qui allaient avec. Nous avions un peu honte de l’utiliser. C’était la langue de la rue, de l’école buissonnière. On ne l’entendait guère à l’école communale Thiers et, encore moins, au lycée Michel Montaigne, cours Victor Hugo.

Il y avait aussi le problème de l’accent. Je me rappelle que lorsque, bien plus tard, je préparais l’oral de l’agrégation, l’un de nos professeurs membre du jury « parisien », pas spécialement conservateur, nous avait mis en garde contre cet accent « Sud-Ouest » jugé trop provincial. Je n’ai jamais eu un accent trop marqué, mais encore aujourd’hui, je dois avouer que j’éprouve une certaine difficulté à prononcer le o vélaire parisien. Au diable la discrimination linguistique et la glottophobie dénoncées par Philippe Blanchet dans son ouvrage Discriminations : combattre la glottophobie !Imagine-t-on, pour ne parler que d’elle, la Provence sans accent ! La France serait bien triste sans ses différents accents.

À l’hiver de ma vie, c’est toujours avec un sentiment mêlé d’amusement et de nostalgie que j’entends les mots un peu oubliés d’alors. Ainsi, par exemple, lorsque j’entendis, il y a peu, ce pêcheur de la célèbre famille Lucine, du cap Ferret, dire avec une certaine humilité à la télévision que, la pêche ayant été bonne, il avait été chounard (chanceux) !

Lorsque l’on évoque cette langue, comment ne pas penser à Guy Suire dont le travail est, comme il l’a dit lui-même, « l’écrit contre l’oubli ». Il faut lire Pougnacs et Margagnes son Dictionnaire définitif du bordeluche paru en 2011 aux Éditions Mollat. Avec beaucoup de talent, de ténacité et de bonne humeur, il a su conserver et maintenir en vie cette langue à nulle autre pareille, pas toujours très belle peut-être, mais si pittoresque et si attachante.

Ce chef d’œuvre en péril fut surtout la langue de nos incursions trop rares dans le ventre de Bordeaux, le marché des Capucins ou des Capus.La gouaille souvent verte et irrésistible des « portanières » et des marchandes des quatre saisons de la rue Élie Gintrac, « la colorée », avec leurs charrettes et leur bagout y faisait merveille. Les maques que nous étions en prenaient plein leurs chastes oreilles, mais nous ne comprenions pas toujours heureusement le sens de ces histoires et les mots particulièrement gros des unes et des autres. Je me souviens ainsi de cette remarque particulièrement salée d’une marchande faite à une petite dame âgée qui n’arrêtait pas de toucher les pommes et les oranges : « Alors maman, c’est fini, tu crois que c’est comme les bites, tu crois qu’elles vont grossir ? »

Après la guerre, les fantaisistes Tichadel et Rousseau, Claude Dudoux et Pierre Maurin créateurs d’Histoires bordelaises et ces dernières annéesFrédéric Bouchet interprétant la poissonnière Jouvence la Bordelaise nous amusèrent énormément en donnant une nouvelle vie au bordeluche.

Dans ce Bordeaux populaire on ne ramassait pas les ordures ménagères, on ramassait le bourrier, on ne passait pas la serpillière, mais la since, on mangeait du merlu et pas du colin. Au petit-déjeuner ou au « quatre heures », on prenait des chocolatines, jamais des pains au chocolat. Si un nouveau venu apparaissait dans le quartier, forcément un casse-berles, il y avait toujours quelqu’un pour demander : « Qui c’est ce gonze (ou ce quèque) ? » On réglait vite le compte de l’estranger inconnuen se disant que c’était peut-être un mangane de Bacalan ou de Mériadeck, les quartiers malfamés de Bordeaux à l’époque.

Les ivrognes ne se soûlaient pas, ils « prenaient une barragane », on ne travaillait pas, on maillait, on allait faire ses courses au marché avec des poches, jamais avec des sacs plastiques, les filles n’avaient pas des taches de rousseur, elles avaient des pigasses, et si elles étaient jolies, on les badait. Lorsque l’on avait les cheveux raides, on pouvait s’entendre dire : « Dis-donc, le maque, tufrises comme la rue d’Ornano », unerue assez rectiligne qui mène du centre aux Boulevards et au Stade Chaban-Delmas.

À l’époque il n’y avait pratiquement pas de voitures et ceux qui se seraient hasardés à rouler « comme des branques » dans leur cacugne, toujours pourrie bien sûr, auraient été bien reçus ! En l’absence des « autos », la rue Antoine Monnier, au coin de la rue baptisée du « Petit Cardinal », était notre royaume et notre terrain de jeu exclusif. Nos parties de football avaient lieu le plus souvent sous le regard peu amène de quelques vieilles dames légèrement ronchonnes importunées par nos cris et nos courses intempestives. Dès qu’ils entendaient le tentateur bruit d’un ballon, les gamins accouraient à toute bringue, impatients d’en découdre. Personnellement, j’étais malheureux comme les pierres quand j’avais ma leçon de piano puisque ma pauvre maman s’obstinait à faire de moi un virtuose. Combien de fois ai-je regretté par la suite mon inconscience et la déception de ma mère qui en découlait !

D’abord, on paillait pour constituer les équipes avec la petite cruauté des enfants qui reléguaient en fin de liste les moins talentueux ou les plus péquègnes d’entre nous ou ceux qui ne savaient pas bien feinter. La partie commencée, après l’engageot, le coup d’envoi, nous nous efforcions de ne pas piger le ballon dans les jardins du voisinage sous peine de l’attendre longtemps. Bien évidemment, il s’agissait de ne pas caguer la pelote et de bien assurer nos passes et nos cabèches (têtes). Sinon, il y avait toujours un copain pour prendre le bouilli, le grand coup de gueule truffé d’irrévérencieux jurons pour reprendre l’expression de Guy Suire dans ses « Mots d’ici » publiés dans le journal Sud-Ouest. Les parties étaient souvent ponctuées de sonores anqui ou antigueilles dans cette langue qui n’engendrait pas la mélancolie. Quand on perdait la partie, c’était toujours la faute à pas de chance, on n’avait pas eu de baille !

Dans notre rue, les parties de castagne étaient rares. Nous les réservions aux rencontres peu amènes avec nos voisins de Cenon, allez donc savoir pourquoi, à la sortie du catéchisme !

Dans cette nouvelle Guerre des boutons, il y avait aussi quelques heurts avec les garçons de Floirac les rares fois où nous nous aventurions du côté de la barrière de la Benauge où, moins tignous qu’eux, nous avions rarement le dessus.

Nous ne restions pas toujours dans notre quartier. Écolos avant l’heure, il nous arrivait de gagner, pour de très agréables balades à bicyclette au milieu des vignes, les coteaux de la rive droite du côté de Camarsac et de Quinsac.

Dans cette enfance puis dans mon adolescence, de quatorze ans mon aîné, mon frère Pierre occupa une place très importante. Il fut un grand frère attentif et généreux, intensément présent à tous les moments de ma vie, heureux ou malheureux. Lorsqu’il fut question de l’entrée en sixième, par exemple, c’est lui, ancien élève du lycée Michel Montaigne, qui insista pour que je passe le concours d’entrée en sixième du lycée alors que ce n’était pas la règle pour les enfants de la Bastide. Il avait une ambition pour moi et fut un soutien constant.

Pour évoquer mon frère aimé et admiré, je partagerais volontiers les mots du chanteur et acteur Marc Lavoine à propos de son propre frère. Je peux dire, moi aussi, que mon frère m’a fait. C’était mon grand frère, il me porta, me protégea. Je me suis appuyé longtemps sur lui. Grâce à lui, j’aiencore un peu d’enfance. Malheureusement, ce grand frère si aimé est parti par une affreuse nuit de février 2016 laissant un énorme vide et emportant à jamais une immense part de mon enfance et de mon adolescence.

J’allais passer huit ans de ma vie dans ce lycée Michel Montaigne de la sixième à hypokhâgne. Je regrette encore de ne pas être resté en Khâgne, trop pressé d’aller à l’Université. J’avais appris tellement de choses en cette année de Lettres supérieures !

J’avais à peine dix ans lorsque, le dimanche après-midi, mon frère m’amenait avec son ami René Bonnac, futur maire de Cenon, au stade de Lescure aujourd’hui stade Chaban-Delmas pour le football ou à Musard, à Bègles pour le rugby, voir jouer, entre autres, l’Aviron bayonnais. Ah, l’Aviron ! C’était notre club de cœur avec, dans ses rangs, l’immense joueur que fut Jean Dauger.

Parfois, en sortant du stade, nous allions faire un tour au Siège du Parti socialiste situé dans le centre de Bordeaux. Aussi, lorsque, par la suite, j’entendais à la radio que les socialistes avaient gagné ou perdu quelques sièges, je me disais, dans mon insouciance enfantine : « tiens ils ont gagné (ou perdu) quelques immeubles à ce bizarre Monopoly politique » !

Enfant, mes origines basques espagnoles pouvaient me poser quelques problèmes. On ne peut pas dire, en effet, qu’à l’époque les Espagnols jouissaient d’une très grande côte. Les qualificatifs de « caracols », de « caraques », de « cuirs », d’« espingos » ou d’« espingouins », n’étaient guère sympathiques et valorisants. N’oublions pas non plus le terme « espadre » qui faisait allusion aux espadrilles que portaient beaucoup de républicains en déroute lors de la retraite vers la France comme ils l’avaient fait durant les combats de la Guerre civile. Dans son excellent livre Jours de marché,lemédecin bordelais François Garcia a évoqué les amabilités que pouvaient entendre les émigrés espagnols telles que, par exemple : « Rentre chez toi sale “espadre”, t’as rien à faire ici ».

Même blond aux yeux bleus, il pouvait vous arriver d’être traité de sale race par quelques nigauds, ce qui pour un enfant normalement vulnérable pouvait être dommageable. Pour être tout à fait juste, il faut dire qu’il m’arriva aussi d’entendre en Espagne quelques aménités adressées aux Français du genre los jodidos franceses, les putains de Français. Inutile de dire que dans ces cas-là, l’on se sentait visé. Comme le résume très justement l’une de mes amies, Nicole Ducourau, « C’était la double peine » !

Même lorsqu’un professeur de français en sixième, au lycée Michel Montaigne, tançait mes condisciples en me citant en exemple, parce que j’étais plutôt bon élève dans sa discipline « moi qui étais espagnol », cela me mettait mal à l’aise. J’étais gêné par cette « différence » affichée pourtant sans malveillance aucune à mon égard par ce cher professeur, bien au contraire.

C’était un peu le cas aussi lors des matchs de football France-Espagne lorsque, pour rire, je demandais à mes copains du quartier quelle équipe je devais soutenir. Heureusement, ils ne se posaient pas de questions et me répondaient naturellement et si aimablement : « Mais voyons, tu es avec nous, la France ! »

Tout cela faisait que beaucoup d’Espagnols s’efforçaient d’occulter leurs origines et leur identité. Même si je pouvais les comprendre, j’avais honte pour eux. L’un des sommets fut atteint, il y a bien des années à la télévision, par un grand entraîneur de football français au nom, qui plus est, on ne peut plus espagnol, se formaliser quand on évoqua ses origines. C’était grotesque et assez pathétique. Quoi qu’il en soit, cela m’amena, plus d’une fois, à revendiquer cette « différence ».

Néanmoins, il faut toujours savoir cultiver le bon côté des choses. Dans ma vie, ce « métissage » a été un vaccin contre le racisme et une salutaire piqûre de rappel contre la xénophobie. Je suis toujours étonné de voir des Martínez, des Sánchez et autres Bardella, oublieux de leur histoire familiale, défendre farouchement les positions du Rassemblement national, ex-Front national. Il faut dire que lorsque l’on entend le 7 avril 2015 sur Europe 1 leur chef ou ancien chef Le Pen reprocher leurs origines espagnoles à la maire de Paris Anne Hidalgo ou au secrétaire général de la CGT Philippe Martinez, on comprend mieux. Ce faisant, il oubliait de dire que les « macaronis » et les « espadres » qui avaient fui l’Italie et l’Espagne fascistes pour rejoindre la France l’avaient fait, chassés par ses congénères mussoliniens et franquistes.

J’ai mis un certain temps à prendre vraiment conscience de certaines choses en la matière. Si tant est qu’il y ait un sang français ou espagnol, c’est en lisant Romain Gary grand résistant, écrivain et diplomate français d’origine juive lituanienne que je réalisai que je n’avais pas une goutte de sang français. Pourtant, malgré toute l’immense affection que j’ai pour l’Espagne, comme chez lui, la France coule dans mes veines !

De la même façon, même si nos trajectoires furent très différentes, je ferais miens volontiers ces mots de Raymond Forni, président de l’Assemblée nationale au début des années 2000, en changeant quelques termes. Il écrivit dans son livre Un enfant de la République : « Je ne suis pas né français. Fils d’immigrés italiens que la pauvreté avait fait fuir leur pays, je suis certes né dans ce pays, mais je n’ai pu en acquérir la nationalité qu’à l’âge de dix-sept ans. La France m’a tout donné. Et c’est peut-être pour cela que, mon sang et mon cœur se mêlant, je crois à l’Europe par-dessus tout ».

Devant la bêtise de certains, il m’arrive parfois de penser à La ballade des gens qui sont nés quelque part que Georges Brassens chantait en 1972 :

C’est vrai qu’ils sont plaisants tous ces petits villages

Tous ces bourgs, ces hameaux, ces lieux-dits, ces cités

Avec leurs châteaux forts, leurs églises, leurs plages

Ils n’ont qu’un seul point faible et c’est d’être habités

Et c’est d’être habités par des gens qui regardent

Le reste avec mépris du haut de leurs remparts

La race des chauvins, des porteurs de cocardes

Les imbéciles heureux qui sont nés quelque part

Les imbéciles heureux qui sont nés quelque part…

La fin de la vie étudiante

L’agrégation en poche, j’avais été nommé au Lycée de Périgueux en septembre 1963. Je garde de cette époque dans la belle Dordogne où je me fis beaucoup d’amis, l’un des meilleurs souvenirs de ma vie d’enseignant d’espagnol : celui de ces enfants débutants en septembre qui, à Noël, étaient déjà capables d’avoir une conversation basique dans leur nouvelle langue.

Un an plus tard, j’étais parti remplir mes obligations militaires. Je fis d’abord évidemment quelques mois de classe au 33e RI de Poitiers où mon plus grand exploit fut de servir, au mess des officiers, l’équipe de France du 4x100 m. Avec Jocelyn Delecour et Claude Piquemal, elle venait de gagner la médaille de bronze des Jeux olympiques de Tokyo en octobre 1964. Cela me valut d’ailleurs une permission inestimable de 48 heures.

Sans que je lui aie rien demandé, lors d’une « troisième mi-temps » de rugby, un général m’avait proposé de me faire muter à Bordeaux. J’attendais donc en toute confiance mon retour au bercail. Grande fut ma surprise quand je fus envoyé sans tambour ni trompette, à l’École militaire de Strasbourg. Pourtant, je bénis encore l’oubli de ce brave homme. Je lui dois le bonheur d’avoir découvert Strasbourg, l’Alsace, l’Allemagne voisine et la Suisse !

Comme nos élèves étaient sous-officiers, nous étions logiquement en civil et donc tout à fait libres de nos mouvements pour aller et venir dans la ville. Nos élèves n’allaient pas, tout de même, claquer des talons devant de simples troufions lorsqu’ils rentraient en classe ! J’ai gardé de très bons souvenirs de ces élèves qui préparaient Saint-Cyr et mettaient vraiment du cœur à l’ouvrage pour parler convenablement l’espagnol.

J’ai aussi un autre souvenir beaucoup moins sympathique. Tous les mardis matin, nous avions un match de football opposant les officiers aux professeurs qui se passait le mieux du monde sans cartons jaunes ni rouges. Les matchs se terminaient toujours par une douche réparatrice, réunissant les officiers et les deuxièmes classes nus comme des vers. Ces matchs amicaux durèrent paisiblement jusqu’au jour où un officier nouveau venu décréta qu’il n’était pas convenable de mélanger de la sorte, c’était bien le cas de le dire, pensai-je, les torchons et les serviettes ! Les officiers se doucheraient dorénavant entre eux et les professeurs idem ! Je ne sais plus si nous reprîmes ces rencontres de football hebdomadaires, je ne le pense pas. Je me rappelle bien, en revanche, que le commandant Baptiste Henri Carminati qui était à la tête du Bataillon d’élèves officiers, né à Reims de parents lombards fuyant l’Italie de Mussolini, vint s’excuser auprès de nous en exprimant sa stupeur devant tant de bêtise et de désobligeance. Nous le connaissions bien et l’apprécions beaucoup. Le samedi, après avoir revêtu la tenue militaire, pour la seule fois de la semaine, nous allions dans les Vosges jouer à la guéguerre avec des balles à blanc. Il était d’une patience d’ange avec les lascars dont il avait la charge lesquels, pour la plupart, n’avaient pas vraiment la fibre militaire.

Mariés en juillet 1965, nous vécûmes, mon épouse Marie-Claude, Claudette pour les intimes, et moi, un semestre à Strasbourg dans un appartement situé près de La Meinau. Il nous fallut vivre dans la capitale alsacienne pour mesurer ce qu’est réellement l’idée européenne.

Cette époque fut aussi la découverte d’une autre culture lors de nos escapades à Baden-Baden, Heidelberg ou Bâle avec son formidable Musée d’Art contemporain. Je n’oublierai jamais les concerts de musique sacrée dans la cathédrale Notre-Dame de Strasbourg et tout particulièrement les Fugues de Bach. Nous en sortions avec un immense sentiment de légèreté, d’élévation. Je n’oublierai pas davantage les dîners à deux dans les charmantes winstubes de ce merveilleux quartier qu’est La Petite France, classée en 1988 au Patrimoine mondial de l’UNESCO, les bords de l’Ill, les pâtisseries alsaciennes, ah les délicieuses flammekueches ! la route du vin du côté de Colmar et tant d’autres choses encore.

De même que mes goûts dans tous les domaines sont assez éclectiques, je me suis senti et me sens toujours très bien dans de multiples endroits. Voilà, je crois, entre autres choses, une bonne raison de se sentir Européen et citoyen du monde.

Après mon service militaire, je retrouvai mon poste de Périgueux avant d’obtenir deux ans plus tard ma mutation au lycée de jeunes filles du Cours de l’Yser à Bordeaux.

J’ai gardé un très bon souvenir de ce lycée. Les élèves sérieuses et appliquées étaient particulièrement motivées et obtenaient des résultats très flatteurs aux examens, ce qui est toujours très agréable pour un enseignant. C’est là et à l’Université que je vécus les évènements de 68. Au lycée, à part des discussions parfois vives entre professeurs, c’était plutôt calme. À l’Université, c’était autre chose. Je me souviens des nouvelles venant de Paris, des manifestations violentes du côté du Cours Pasteur à Bordeaux et des slogans. Il y en avait pour tous les goûts et tout le monde en prenait pour son grade. L’un d’eux m’avait particulièrement marqué lorsque j’allais, timide débutant, assurer quelques heures à l’Université en tant que chargé de cours : « Ne dites plus : Bonjour Monsieur le Professeur, dites crève salope ! » De quoi vous donner le moral et la sérénité pour toute la journée ! Il y avait plus poétique : « Ils pourront couper toutes les fleurs, ils n’empêcheront pas le retour du printemps », plus osé et plus hippie « Jouissez ici et maintenant », plus social « Que c’est triste d’aimer le fric ! » ou plus politique « Staliniens, vos fils sont avec nous ! »

J’entrai à l’Université en tant qu’assistant l’année suivante et retrouvai comme collègues certains de ceux qui avaient été mes professeurs peu de temps avant. Une sensation bizarre !

Vers les Affaires étrangères

Même si j’étais très satisfait d’enseigner à l’Université de Bordeaux, j’avais parfois des envies d’ailleurs. L’occasion se présenta à la fin des années 1970 lorsque l’Université d’Abidjan voulut recruter des hispanistes bordelais pour développer sa section d’espagnol. Il y avait là un défi très excitant que je relevai. Ma candidature ayant été acceptée dès le mois de juin, je ne reçus ma nomination officielle du ministère qu’en novembre alors que nos enfants avaient commencé leur scolarité au collège. Je refusai cette offre si tardive pour ne pas prendre des risques inconsidérés. Ma carrière africaine était terminée !