Dialogue avec mon mainate - Serge Revel - E-Book

Dialogue avec mon mainate E-Book

Serge Revel

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Beschreibung

Lucas Valentin décide de tout quitter pour s'installer seul, avec son mainate.

« L’étape vers Nasbinals fut un enchantement. Parce que le temps était superbe, parce que le plateau d’Aubrac invitait à la flânerie sur le chemin qui serpentait dans cette immensité sauvage qui invitait à la méditation comme aux rêves les plus fous. C’est un pays à parcourir sur la pointe du cœur, sur la pointe des pieds pour ne pas en troubler le silence infini. C’est un pays de transparences et de profondeurs, une terre de vagabondage vers les lointains si bleus, une terre de pacages nus ponctués de petits lacs où le soleil se fragmente en longs friselis d’eau. Lucas avançait sur ce chemin où la pensée s’absente devant tant de beauté, entre de longs cordons de murets de pierre basaltique, traversant de petits ruisseaux d’eau transparente, sous la lumière d’un ciel où se perd et s’enivre le regard. »

Poursuivi par ceux qui représentaient sa vie d’antan, femme, banquier, associé, assureur, directeur de supermarché, Lucas Valentin s’enfuit de Versailles après un burnout, une fuite éperdue qui sera vite une quête en compagnie de Kiki, un mainate religieux qui devient son compagnon et son psy.

Un roman délirant, un roman d’humour mais aussi une quête d’amour et d’amitié, une longue marche jusqu’à Rocamadour, sur ce chemin de Saint-Jacques, ce chemin de retour sur soi, ce chemin de rencontres où tous les rêves sont permis.

EXTRAIT

Lucas Valentin n’aimait plus sa femme. Il avait vite compris qu’elle l’avait épousé pour sa situation. L’avait-il d’ailleurs aimée ? Un moment de solitude, une rencontre de hasard et le pas est vite franchi qui vous conduit aux regrets. Il s’était marié tard, à quarante et un ans, après une vie de célibataire toujours trop solitaire malgré des rencontres qui ne furent jamais qu’illusoires. Il avait cru, voulu croire qu’Angéla était différente. Elle avait dix ans de moins que lui et papillonnait comme une adolescente. Il s’était rendu compte de ce désamour lorsqu’un soir – il la revoit encore, crispée, énervée… – elle lui avait annoncé qu’elle était enceinte, que ce n’était pas possible, qu’elle ne supporterait pas un môme, qu’il allait un jour ou l’autre mettre la maison sens dessus dessous, salir, déranger… Je vais le faire passer… Si tu avortes, je me tire… J’aurais mieux fait de me tirer, se dit Lucas qui songea encore à la crise d’hystérie d’Angéla lorsqu’elle apprit qu’elle était enceinte de jumeaux. Deux, tu te rends compte, deux !

À PROPOS DE L'AUTEUR

Né en 1946 à Chambéry, Serge Revel a été maître de conférences à l’Institut de la Communication Université Lumière-Lyon2. Depuis 1989, il est auteur, co-metteur en scène et responsable des Historiales (spectacle historique) de Rhône-Alpes. Son roman Les Frères Joseph, publié au Rouergue en 2013, a reçu en 2014 le prix Claude-Farrère des Écrivains Combattants.

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 Serge Revel

DIALOGUE AVEC MON MAINATE

Roman

Du même auteur

Poésie :

Entre les temps d’ombre, Lyon 1987

Romans

Le vieux, la jeune fille et le capitaine, Michalon, Paris, 1996

Le ministre, la grippe et le poulet, Le chant de l’aube, 2007

Les frères Joseph, éditions du Rouergue, 2013, Prix Claude Farrère 2013des écrivains combattants

Le maître à la gueule cassée, éditions du Rouergue, 2014

Les grandes évasions de Paul Métral, éditons du Rouergue, 2015

Les Frères Joseph, en poche, Le Rouergue, 2016

Chemins de liberté, éditions du Rouergue. Mai 2016

Le silence des larmes, éditionsEdilivre, 2017

Le juge et le cuisinier, éditions Les Chemins du hasard, 2018

Essai : Le bonheur est si délicatement fragile, CLC, 2002

Avachi dans le siège de sa Passat qu’il avait garée la veille au soir dans un chemin de la forêt de Tronçais, Lucas Valentin dormait profondément lorsqu’une voix rauque, éraillée et métallique, le réveilla brusquement.

— Bonjour monsieur.

Il se frotta les yeux, ouvrit les oreilles puis la vitre mais ne distingua personne dans la lumière encore bien faible de l’aube. Bonjour monsieur, bonjour monsieur, reprit la voix qui semblait venir de l’arrière de la voiture. Il tourna la tête, plus intrigué qu’effrayé, s’attendant à voir un clochard ivre, un vagabond de la nuit qui aurait trouvé subrepticement refuge sur le siège, profitant de son sommeil mais non, rien… aucun corps à l’abandon, aucune tête vineuse et hirsute. Bonjour monsieur, bonjour monsieur… La voix, provocante et presque agacée… Valentin se retourna et vit, perché derrière lui, sur l’appui-tête du siège arrière, un étrange volatile aux pattes jaunes et au plumage d’un noir brillant avec des reflets verts métallisés et un long bec pointu jaune-orangé. De chaque côté de la tête, une sorte de barbillon jaune du plus bel effet. L’oiseau, de la taille d’une petite pie, le regarda de ses yeux ronds et moqueurs et répéta par trois fois son appel. Bonjour, répondit machinalement Valentin. Ça va ? Ça va, répondit l’oiseau à Valentin qui se frotta une nouvelle fois les yeux, les écarquilla, pour admettre que c’était bien cet étrange volatile qui lui parlait et lui répondait. Ça alors, répéta-t-il, ça alors… Alors quoi ? lui demanda la petite volaille noire. Mais qui es-tu ? Qu’est-ce que tu me veux ? Faim, Kiki faim, répéta l’oiseau. Ah, tu t’appelles Kiki ! Pas très original ! Moi, c’est Lucas, Lucas… Lucas, répéta l’oiseau en le regardant fixement, Lucas ! Tu viens d’où ? Faim, Kiki, faim… S’établit alors entre l’homme et l’oiseau une étrange conversation, totalement surréaliste. Qu’est-ce que tu veux que je te donne à manger, hein ? Tu manges quoi ? Lézard, lézard… Où veux-tu que je te trouve un lézard, ça va pas ! Faim, Kiki, lézard… Agacé par cette insistance presque obstinée, Valentin sortit de la voiture, s’éloigna mais l’oiseau sauta sur le siège avant, voleta sur quelques mètres et se posa sur l’épaule droite de Valentin en répétant inlassablement de sa voix métallique : Kiki, faim, Kiki faim… Il voulut le chasser mais rien à faire. Il était tenace, têtu et presque agressif et revenait sans cesse se poser sur son épaule, lui donnant même de petits coups de bec sur la tête, ce qui commença sérieusement à l’inquiéter. Il était urgent de se le concilier ! Il pouvait lui crever les yeux, le scalper, voire le trépaner. Lucas Valentin se demanda ce qu’un tel oiseau pouvait manger, sortit du coffre arrière la petite pelle à neige qu’il y laissait toujours depuis qu’il s’était retrouvé immobilisé sur un chemin boueux du bois de Boulogne et se mit à pelleter les feuilles et la terre noire dans l’espoir d’y trouver un vers ou un insecte. L’oiseau s’était posé à côté de lui et le regardait, l’œil très intéressé. Il finit par déterrer un lombric rose et annelé que son nouveau compagnon se hâta de gober en secouant furieusement la tête avant de répéter : Kiki, faim, Kiki, faim… Lucas laboura littéralement plusieurs mètres carrés de la forêt. On eût cru qu’était passé là un sanglier fouisseur. Il exhuma ainsi une dizaine d’asticots dont un gros vers blanc qui sembla ravir Kiki. Fourbu par ce travail de la terre auquel il n’était pas habitué, Valentin se releva péniblement et l’oiseau se posa immédiatement sur son épaule. Alors, content ? lui demanda-t-il. Kiki content… La voix semblait moins sourde, plus réjouie. T’es quand même un drôle d’oiseau ! lança Valentin soudainement joyeux à l’idée d’avoir trouvé un compagnon. Tu viens d’où, Kiki ? Tu habites où ? Bon, si tu ne sais pas me répondre, c’est normal… Paris, Paris, lança l’oiseau presque triomphalement. Dis donc, on en a fait des kilomètres tous les deux ! Moi, j’habite Versailles. Je ne sais pas ce qui t’a poussé à t’enfuir, mais pour moi c’est clair ! Kiki content, répéta par trois fois l’oiseau.

J’ai craqué, Kiki, complètement craqué ! Il y a longtemps que ça couvait mais hier, tout a débordé… C’était l’anniversaire de Louise et Sylvain, mes gamins, des jumeaux, des gosses pourris depuis leur naissance, râleurs, jamais contents ! Si tu avais vu les cadeaux qu’ils ont reçus ! Kado, kado ! lança joyeusement l’oiseau en sautant sur l’épaule gauche de Lucas. Oui, vingt, vingt-cinq chacun ! Ordinateur, appareil photo, patins à glace, rollers, des jeux, un VTT chacun, une guitare, un piano, des skis, des combinaisons en duvet, gants, casques… Et pourtant ils ont déjà tout ça… Ils grandissent trop vite, m’ont dit Karine, une des sœurs d’Angéla, et mes beaux-parents, mes beaux-frères, leurs grands-parents… Tu parles ! Pour le vélo, je veux bien mais la guitare, l’ordinateur… Ça fait des années que ça dure, Kiki, à Noël, pour leur anniversaire… et même l’an passé pour leur entrée au collège ! Et tu sais ce que m’a dit Louise ? Kékadi ? demanda l’oiseau en se perchant sur le toit de la Passat. Elle s’est mise en colère, trépignant comme une folle, parce qu’elle voulait un VTT électrique ! Et Sylvain a jeté l’ordinateur parce qu’il aurait demandé un Mac ! Des gamins pourris, prétentieux, imbuvables, capricieux comme leur mère, comme Angéla… Angéla, Angéla ? sembla interroger l’oiseau. Oui, c’est ma femme… Angéla, répéta encore plusieurs fois Kiki qui prenait plaisir à ces sonorités. Arrête ! lui lança Lucas. Elle me prend déjà assez la tête comme ça ! Et depuis notre mariage ! Si je n’avais pas été directeur d’une start-up, si je n’avais été qu’un petit employé, un simple petit chef d’entreprise, elle ne m’aurait même pas regardé… Elle me tourmente, Kiki, c’est une tortionnaire, une bourrelle ! Je vis un enfer…

L’oiseau, toujours perché sur le toit de la voiture, avait fermé les yeux et semblait écouter religieusement Lucas. Ça me rappelle quand je suis allé chez le psy, songea Lucas qui s’étendit alors sur les feuilles de chêne du sous-bois. L’oiseau se posa derrière lui sur une branche basse et ferma de nouveau les yeux après l’avoir appelé par deux fois par son prénom ce qui mit Lucas Valentin en totale confiance et le poussa aux confidences les plus intimes.

Elle ne sait pas baiser, l’amour ça la dégoûte… La tendresse, connaît pas ! Ce n’est pas comme l’argent ! Ah, ça l’argent, elle l’aime ! Comme ses parents, comme ses grands-parents ! Le fric, le fric ! Acheter, vendre, placer ! Les actions, des milliers d’actions, les revenus du capital, les appartements dans tout Paris, et ça ne cause que de fric à chaque repas de famille, ça râle après les ouvriers quand ils voient les actions baisser ! Ces fainéants d’ouvriers qu’il faudrait remettre au travail à coups de pied dans le cul et les syndicats qui les soutiennent, tous pourris, communistes, socialistes, que je leur retirerais les allocations et le chômage et tout et tout, qu’ils comprendraient vite qu’il faut bosser dans la vie et qu’il y a du travail, mais ils n’en veulent pas, ils préfèrent vivre grassement avec les aides de l’État à ne rien faire ou se traîner dans les usines pour faire perdre de l’argent à l’entreprise, exprès, c’est certain, jusqu’à faire chuter, couler les actions en bourse et après ils râlent quand on délocalise mais s’ils n’étaient pas aussi bien payés, vous vous rendez-compte, Lucas, le Smic pour ce qu’ils font, c’est honteux ! En Pologne, les ouvriers font la même chose et plus sérieusement pour quatre fois moins ! …

Et tu sais, Kiki, quand ils disent ça ? La bouche pleine de foie gras, le verre de champagne à la main, ou lorsque Aïcha, la bonne marocaine, apporte le chapon ou les dix gâteaux du plus grand pâtissier de Paris ! Foie gras, foie gras ! cria presque l’oiseau qui oublia un instant sa fonction mais il se reprit très vite et se reposa derrière Lucas, à la tête du divan de feuilles, ferma de nouveau les yeux pour écouter son patient. Et les gamins qui râlent à chaque plat, chipotent, rejettent. J’aime pas ! Ça ne fait rien, mon Sylvain, on donnera à Aïcha, elle sera contente… Tu vois, Kiki, je n’en peux plus ! À la maison…

Maison, maison ! chanta l’oiseau qui se réveilla de nouveau brusquement pour égrener dix fois ce mot sur des tons de plus en plus enjoués avant de fermer de nouveau les yeux et d’écouter Valentin qui reprit ses confidences. Ah, Kiki, la maison… Si tu la voyais ! Villa grand luxe à l’orée de la forêt ! Quatre salles de bain, du marbre partout parce qu’Angéla est italienne, cuisine de catalogue, salon, chambres à coucher, huit chambres, Kiki, huit ! Et tout en blanc, en cuir blanc… pas un livre, pas un papier, rien qui traîne. Elle est morte, la maison, Kiki, morte ! Sans âme, sans vie ! Le jardin, la piscine avec hammam, sauna… Je rêve d’une petite maison, toute simple, bêtement simple, en désordre, une maison où accueillir des amis, des vrais, une maison avec un jardin plein d’arbres fruitiers, un jardin comme celui de mes grands-parents. Ah, cultiver son jardin, Kiki… Je te donnerais des vers…

En quelques secondes, Lucas se revit, enfant, dans la petite propriété de ses grands-parents, une petite ferme avec six vaches, deux chèvres, un âne, le poulailler où chaque matin il allait religieusement ramasser les œufs et le jardin où il rejoignait son grand-père, après le petit déjeuner. Il avait son petit coin à lui. Chaque soir, il participait à la traite, buvait du lait bourru à même le seau, avait appris à traire les chèvres. Le dimanche, il montait dans la vieille Juva quatre noire et accompagnait ses grands-parents à la messe. Une merveilleuse petite voiture qui ronronnait, hoquetait parfois, faisait jurer son propriétaire et sa grand-mère poussait des hauts cris. Alphonse, devant le petit, et un dimanche encore ! Et le petit riait et la voiture repartait…

 Ce souvenir, au-delà de la nostalgie, fit hurler Lucas. Et le garage, Kiki ! Quatre voitures, deux pour madame dont une Mini-Cooper et un gros quatre-quatre et deux pour moi… Mercédès et Passat ! Haut de gamme, the must ! Et chaque automne, on rachète des voitures neuves ! On sera plus tranquille, c’est ce que dit Angéla ! Je n’aime pas ces voitures, Kiki, je les déteste ! Kiki, voiture, boum ! Kiki, voiture, Boum ! L’oiseau s’est excité quelques secondes comme emporté par un souvenir. Je voudrais un vieux tacot, même rouillé, une voiture dans laquelle je puisse rentrer les pieds sales, boueux, une voiture sale, Kiki, un tas de tôle comme celle de mes grands-parents, quand j’étais gosse. Une voiture qui pue, qui pète, qui tousse, qui roule pépère…

Une brusque colère saisit alors Lucas qui se leva de son canapé de feuilles, courut vers la Passat, la mit en route, et roula quelques dizaines de mètres pour la poser sur un terre-plein au bord de la route. Tu as raison, Kiki ! Voiture, boum ! L’oiseau volait désespérément, battait des ailes, poussait des cris, des appels angoissés : Lucas, Lucas ! Lucas sortit de sa berline de luxe, ouvrit le coffre, prit le bidon d’essence, arrosa copieusement sièges et carrosseries et alluma une carte de visite qu’il avait sortie de sa poche avant de la jeter sur le siège avant non sans avoir donné de violents coups de pieds à chaque portière, déformant la carrosserie. Saloperie, saloperie ! lançait Lucas tout à son excitation communicative puisque Kiki, voletait au-dessus de la voiture en répétant joyeusement : Salopri, salopri ! La voiture prit feu immédiatement, un grand brasier pétaradant. Lucas y jeta aussi sa veste de costume mais elle ne brûla que partiellement, toute déformée et gisante à un mètre des flammes. Comme dans les Westerns de son enfance, Lucas fit dix fois le tour du feu dans une danse endiablée, tenant une branche trouvée dans le bois, chantant cette vieille rengaine, un peu transformée, qu’il tenait de sa grand-mère : « Au feu, les pompiers, v’là la voiture qui brûle, au feu, les pompiers, v’là la voiture brûlée. C’est pas moi qui l’ai brûlée, c’est la vieille rombière… » Et Kiki volait à côté de lui, criant Pin-pon, pin-pon ! Ce fut une scène épique et sublime à laquelle assista un camionneur médusé qui s’était arrêté pour secourir l’infortuné automobiliste. Ça ne va pas ? demanda-t-il, très inquiet, à Lucas qui achevait sa danse expiatoire, transpirant, la chemise blanche maculée de terre et de suie, les cheveux hirsutes, l’air hagard. Le choc, lui répondit-il, le choc… Choc, choc, reprit Kiki. Je comprends, dit le camionneur. C’était une belle voiture. Si vous voulez que je vous emmène…

Lucas était parti de chez lui la veille, le deuxième dimanche d’avril, date de l’anniversaire des jumeaux. En plein milieu du repas. Sans que cela inquiète sa femme et ses enfants, tout à leur colère de n’avoir pas eu tous les cadeaux escomptés. Aïcha venait d’apporter le chapon lorsque Lucas fut pris d’une violente et puissante nausée qui le fit se précipiter dans le jardin où il vomit verrines au saumon, foie gras, champagne, homard et caviar servis en apéritif. Va faire tes cochonneries ailleurs, lui lança Angéla, outrée par cette régurgitation révoltante et abjecte. La prochaine fois tu boiras moins ! Va cuver ! Tu nous fais honte !

Ce fut sans doute le mot de trop, celui qui déclencha l’ouverture des portes de son inconscient qui jaillit en fontaines puis en cascades de rancœurs, de ressentiments, d’amertumes, de regrets et de désespoir. Oui, c’était trop… Saloperie de maison, saloperie de femme, d’enfants, de beaux-parents, de boulot, de vie… Lucas Valentin poussa un long hurlement, sauvage, canidéen, un hurlement de colère puis de désespoir qui s’acheva dans le vrombissement inhabituel de la Passat dont les pneus crissèrent brutalement sur le gravier de la cour. Cuit comme il est, il est capable de me l’esquinter ! lança méchamment Angéla, mais devant l’indifférence générale elle s’attaqua au chapon qu’Aïcha venait de servir et qui risquait de refroidir.

Lucas Valentin n’aimait plus sa femme. Il avait vite compris qu’elle l’avait épousé pour sa situation. L’avait-il d’ailleurs aimée ? Un moment de solitude, une rencontre de hasard et le pas est vite franchi qui vous conduit aux regrets. Il s’était marié tard, à quarante et un ans, après une vie de célibataire toujours trop solitaire malgré des rencontres qui ne furent jamais qu’illusoires. Il avait cru, voulu croire qu’Angéla était différente. Elle avait dix ans de moins que lui et papillonnait comme une adolescente. Il s’était rendu compte de ce désamour lorsqu’un soir – il la revoit encore, crispée, énervée… – elle lui avait annoncé qu’elle était enceinte, que ce n’était pas possible, qu’elle ne supporterait pas un môme, qu’il allait un jour ou l’autre mettre la maison sens dessus dessous, salir, déranger… Je vais le faire passer… Si tu avortes, je me tire… J’aurais mieux fait de me tirer, se dit Lucas qui songea encore à la crise d’hystérie d’Angéla lorsqu’elle apprit qu’elle était enceinte de jumeaux. Deux, tu te rends compte, deux ! Les jumeaux sont rarement trois, lui avait-il rétorqué tout au bonheur d’être deux fois père. Et bien, tu t’en occuperas, toi qui es si malin ! Ce qu’il avait tenté de faire, mais les parents d’Angéla avaient vite pris la situation en mains et les jumeaux étaient rapidement devenus des meubles, propres, sages, polis, sans cris, sans rires, sans moments de folie, sans joie débordante. De petits meubles ou des robots que l’on rangeait le soir, très tôt, dans leur chambre. Comme les sacs à main Hermès et Vuitton dont Angéla faisait collection. Bonsoir papa, bonsoir maman. Bien sages, bien polis, petites choses droites, rigides, souriants à la demande… Sourires de composition, bien faux… Dans le jardin de la villa voisine pourtant de plus de cent mètres, on entendait jouer, rire et crier des enfants. C’est infernal ! lançait régulièrement Angéla. Ils ne savent pas les tenir ! Ce qui n’empêchait pas ces petits robots de grandir en exigences et récriminations, ponctuées de colères, qui étaient immédiatement exaucées par la famille en extase.

C’est en trombe, à plus de cent kilomètre-heure, que Lucas Valentin traversa Ablis, Orsonville, Paray-Douaville où deux gendarmes tentèrent vainement de l’arrêter et Allainville avant de rejoindre l’A 10 où il roula à près de 200 km/heure. Lorsqu’il crut apercevoir loin derrière lui un gyrophare bleu, il était à la hauteur de la sortie de Saint-Amand-Montrond qu’il prit en forçant le péage, déclenchant une sirène et un flash qu’il entrevit dans le rétroviseur. Ce n’est que lorsqu’il se retrouva sur la route d’Urçais qu’il commença à ralentir. Un peu avant la ville, il tourna à droite pour Cérilly et très vite s’engagea sur la petite route de Vitray. Il était au cœur de la forêt de Tronçais, au milieu de chênes centenaires, dans cette immense cathédrale de verdure et un silence apaisant. Sa colère s’était calmée et il ressentit un profond besoin de dormir. Il s’engagea sur une centaine de mètres dans un chemin interdit à tout véhicule, se gara sur le bas-côté, avala un comprimé de Xanax que lui avait donné la semaine précédente son docteur pour atténuer le stress qui l’étouffait chaque jour un peu plus et s’endormit très vite, la vitre et la bouche ouvertes. Il était seize heures trente en ce mois de mai très printanier. Lorsque tomba la nuit, les merles et rossignols se mirent à chanter à plein bec et il n’entendit même pas un étrange oiseau au plumage noir et brillant qui sauta et tressauta sur le capot et le toit de sa voiture en poussant de curieuses vocalises avant de s’installer sur le dossier du siège arrière et de s’endormir, la tête sous l’aile. Lucas Valentin se réveilla vers une heure du matin, pris par une violente envie de pisser, sortit en titubant dans la nuit profonde, arrosa copieusement ses chaussures, jura et se rendormit très vite pour ne se réveiller qu’à l’aube en s’entendant interpeler par une voix rauque et métallique.

— Je passe par Vitray, dit le camionneur, je peux vous déposer. Vitray ou ailleurs, répondit d’une voix lasse Lucas Valentin… Merci quand même… Ils roulaient depuis à peine cinq minutes que l’oiseau poussa un cri violent qui fit sursauter le chauffeur qui freina brusquement. Attention ! Couillon ! Attention ! Le camion fit une embardée, traversa la petite route et plongea dans le fossé rempli d’eau. Crétin d’oiseau ! lança le camionneur furibard. Connard ! lui rétorqua le volatile, ce qui déclencha un échange d’insultes qu’il serait délicat de rapporter ici. Lucas s’étonna de la richesse de vocabulaire ordurier de son nouveau compagnon et l’invita à déguerpir avant que le conflit ne s’envenime. Il abandonna donc le chauffeur gesticulant sur le bord de la chaussée et partit d’un bon pas, très vite rejoint par l’oiseau qui se posa sur son épaule, non sans lancer une dernière invective à laquelle ne répondirent que les hurlements désespérés ou vengeurs du camionneur.

Tu as raison, on est mieux tout seul, dit Lucas à son compagnon. Faim, Kiki, faim ! Ah non, tu ne vas pas recommencer ! Je n’ai plus de pelle, je ne vais quand même pas gratter la terre avec mes mains ! Tu attendras Vitray… Je t’achèterai des graines. Non ! répondit l’oiseau sur un ton qui ne laissait pas place à la discussion. Bon, si tu n’aimes pas les graines, tu veux manger quoi ? Lézard… Ce n’est pas possible ! Ça ne se vend pas ! Une boite de vers de pêche ? Vers, Kiki, faim. Tu vois, finalement, on arrive à se comprendre !

Il marcha près de deux heures avant d’atteindre Vitray. Avant d’entrer dans le café-tabac où l’on vendait des articles de pêche, il s’aperçut qu’il n’avait plus de pochette, qu’elle avait brûlé avec ses papiers, carte bleue, carte d’identité. Il n’avait en poche qu’une soixantaine d’euros. Heureusement qu’il avait l’habitude d’oublier pièces et billets un peu partout, ce qui avait le don de mettre en fureur Angéla pour qui l’argent avait une telle valeur que l’abandon de quelques centimes dans une poche de pantalon relevait de la faute voire du crime impardonnable. Lucas se réjouit de cette richesse relative et de son nouvel état de vagabond. Il se paya un café-crème-croissant et acheta trois boites de vers. Le cafetier le regarda d’un air soupçonneux, subodorant un pêcheur clandestin, un braconnier citadin. Lorsqu’il vit son client ouvrir la première boite et donner un à un les asticots à son étrange oiseau, il fut rassuré. Et stupéfait d’entendre le volatile remercier son père nourricier. Alors, comme ça, il parle ! dit-il en s’attablant auprès de Lucas avec trois autres ivrognes matinaux tout heureux de cette étrange rencontre qui rompait avec la monotonie des habitudes quotidiennes. Qu’est qui dit coco ? lança, hilare, un des avinés matinal. L’oiseau le regarda longuement de ses petits yeux ronds et perçants, et fut pris d’une sorte de rire qui se traduisit par un Ah, Ah, Ah plusieurs fois répétés avant de lancer ce qui semblait son juron préféré : Connard ! Ce qui fit éclater de rire les deux compagnons de l’interpelant profondément choqué par cette injure proférée sur un ton de surcroît méprisant. S’il s’excuse pas, je le plume ! dit-il férocement à Lucas qui riait avec les autres. L’oiseau sauta alors sur la tête de son futur agresseur, lui enleva sa casquette et se mit à lui arracher des touffes de cheveux, ce qui fit hurler de rire la petite assistance et s’enfuir la victime qui promit de se venger. L’oiseau retourna se poser sur l’épaule de Lucas, une petite touffe de cheveux noirs dans le bec qu’il lâcha d’un air dégoûté avant de dire solennellement : Connard parti ! Un animal attire presque toujours la sympathie. Lucas fut prié de raconter son histoire, il raconta donc l’incendie accidentel de sa voiture, sa longue marche dans la fraîcheur matinale, son désarroi de n’avoir plus sur lui portefeuille et papiers d’identité. Le cafetier, ému, lui offrit un deuxième café-crème et plusieurs croissants, un des ivrognes lui donna son pull à carreaux et le deuxième lui fourra dans la main un billet de vingt euros en disant qu’il préférait aider un malheureux dans la détresse plutôt qu’un de ces vagabonds étrangers et basanés qui passaient trop souvent dans le bourg. Lucas s’apprêtait à partir après avoir remercié ses nouveaux compagnons quand deux gendarmes firent leur entrée dans le bistrot en compagnie du scalpé aviné qui désigna immédiatement son agresseur. Qui êtes-vous ? Que faites-vous ici ? Papiers ! Lucas expliqua son accident, la perte de tous ses documents identitaires, ajoutant qu’il s’appelait Lucas Dumont et qu’il habitait Bruxelles, qu’il partait rejoindre sa famille en vacances en Italie et qu’il était sorti de l’autoroute à Saint-Amand-Montrond pour trouver une petite auberge… Gros menteur ! lança l’oiseau d’une voix si rauque que les gendarmes ne comprirent pas vraiment le sens de ce propos. Lucas lança un regard noir à Kiki qui sembla brusquement tout penaud avant de reprendre de la plume de la bête. Pourvu qu’il ne les insulte pas ! pensa Lucas. Vous aviez quoi comme voiture ? demanda un des gendarmes brusquement soupçonneux. Une trois cent huit, répondit Lucas après un instant d’hésitation, ce qui rassura le pandore qui ajouta qu’ils étaient à la recherche d’une Passat noire et de son conducteur, signalée à plus de deux cents à l’heure sur l’autoroute et qui avait échappé à toutes les recherches et barrages. Sans doute un trafiquant, ajouta l’autre gendarme. On en arrête régulièrement… Ou un islamiste, hasarda le cafetier qui craignait une invasion musulmane. Alors c’est votre oiseau qui a agressé monsieur ? demanda un des gendarmes. Il va falloir nous suivre. On en profitera pour aller voir votre voiture… Je vous suis, messieurs, répondit en bégayant Lucas, pris de manique à l’idée de perdre cette liberté qu’il venait juste de découvrir. Permettez-moi seulement d’aller aux toilettes… C’est dans la cour au fond, à gauche, vous ne pouvez pas vous tromper, dit le cafetier. Tenez, je vous donne la clef… Dans la cour tournait le moteur d’une petite fourgonnette blanche, celle du livreur de bière, apparemment, que Lucas venait de croiser dans le couloir. En quelques minutes il se retrouva sur la route de Saint-Amand, Kiki agrippé à l’appui-tête, franchit la barrière de péage et prit l’autoroute qui le ramenait à Versailles. Sans papiers il ne pourrait aller loin. Sa carte d’identité avait brûlé. Ne lui restait que son passeport rangé dans le tiroir de son bureau. Il roulait aussi vite que l’autorisaient les panneaux comme le moteur de la fourgonnette qui vibrait de toutes ses tôles, surveillant dans le rétroviseur l’apparition bleue et clignotante d’un gyrophare ennemi lorsque son portable sonna. Pour la première fois depuis la veille. Il l’avait complètement oublié. C’était Angéla. Il ouvrit la vitre et le jeta.

Il atteignit Versailles un peu avant midi. Les enfants étaient au collège mais il lui fallait attendre le départ d’Angéla qui retrouvait ses amies du bridge tous les après-midis au salon de thé qui leur servait de salle de jeux. Il avait garé la fourgonnette à quelques dizaines de mètres de sa propriété et pouvait surveiller le départ de sa bourrelle qui, à quinze heures précises, sortit au volant de sa mini-Cooper. Le portail automatique se referma lentement. Merde ! J’avais oublié ! lança Lucas qui fut obligé d’escalader le muret d’enceinte comme un vulgaire voleur. Il cachait heureusement une des clefs du garage sous un pot de géraniums, ce qui lui permit d’entrer chez lui sans effraction, mais l’alarme se mit à hurler dès qu’il atteignit l’étage. Il la désactiva rapidement, courut dans son bureau, retrouva son passeport et cinq cents euros qu’il avait mis dans une enveloppe pour payer l’escort girl qu’il avait retenue pour mercredi soir. Il récupéra également un chéquier et la carte bleue d’un compte secret qu’il avait ouvert, y plaçant régulièrement l’argent qui échappait à l’œil pourtant vigilant d’Angéla. Kiki s’accrochait désespérément à son épaule, en répétant inlassablement : Doucement, Lucas, doucement !