Rivière Éternité - Serge Revel - E-Book

Rivière Éternité E-Book

Serge Revel

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Beschreibung

Laurent Vernoy est accusé à tort de viol par une adolescente, une presque gamine. Quelques mois terribles de prison où les violeurs sont persécutés par les autres prisonniers, parce qu’il a du mal à prouver son innocence, et son couple éclate. Lui qui avait fait, avec sa femme Annabelle, des dizaines de voyages jamais réalisés, tombe amoureux de son avocate, Nicole Lefranc, mais, à sa sortie, il partira seul, pour le Québec, Chicoutimi, La Malbaie, le Saguenay et il s’arrêtera au bord de la Rivière Éternité, trouvant enfin la paix.

Un roman sur la solitude, celle du couple, celle de l’homme, celle de la vie ; un roman qui nous emmène des rives de la Saône et du Rhône à celles d’une rivière dans un pays si beau que les rêves les plus fous sont enfin réalité.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Né à Chambéry, Serge Revel a été maitre de conférences à l’université Lumière Lyon 2, maire de Pressins (38) Vice-président du Conseil général de l’Isère. Depuis 1989, il est l’auteur et le metteur en scène des historiales, premier spectacle historique de Rhône-Alpes-Auvergne. Son roman Les frères Joseph a reçu le prix Claude Farrère en 2014. Il est paru en poche en 2016. Il est l'auteur de 14 ouvrages dont 12 romans. Rivière Éternité est le 4e roman paru aux Éditions ENCRE ROUGE.

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SERGE REVEL

RIVIÈRE ÉTERNITÉ

BIBLIOGRAPHIE

Aux Éditions Encre Rouge

Dialogue avec mon mainate

Au sculpteur de rêves

Le fou de dieu et le rêveur d’étoiles

Aux Éditions du Rouergue

Les frères Joseph, 2013 (Prix Claude Farrère en 2014)

Le maître à la gueule cassée, 2014

Chemins de liberté, 2015

Les grandes évasions de Paul Métral, 2016

Chez d’autres éditeurs

Entre les temps d’ombre, Poésie, Lyon, 1987

Le vieux, la jeune fille et le capitaine, Éditions Michalon, 1996

Le fils du dieu soleil, Éditions des écrivains 1998le bonheur est si délicatement fragile, Essai. Éditions CLC, 2002

Le silence des larmes, Éditions Edilivre, 2016

Le juge et le cuisinier, Éditions Les Chemins du hasard, 2018

Le ministre, la grippe et les poulets, Éditions Le chant de l’aube 2007

Lac Saint-Jean. Québec. Octobre.

C’est peut-être parce que nous avons regardé ensemble le canoë disparaître à la courbe de la rivière, entre ombre et lumière, que nous nous sommes rencontrés. La beauté nous tenait en silence. Il était debout, immobile, dans un tel état de rêverie que je l’ai cru au bord extrême de la vie. J’avais acheté chez le dépanneur{1} voisin un carton de bières que nous avons bues en silence avant que les mots commencent à se chuchoter. Puis il a dessiné sur le sable gris, avec la pointe d’une baguette de coudrier, un visage de femme qu’il a doucement effacé. Il s’est alors retourné vers moi :

— Merci, merci…

Nous nous sommes retrouvés, le lendemain, dans la salle d’une auberge un peu sombre et chaude où dansait un feu d’épinette encore humide dans une petite cheminée. Mot à mot, peu à peu, jour après jour, pendant plus de trois longues et belles semaines, il s’est délivré de sa vie. Comme s’il voulait s’en affranchir ou plutôt comme si toute cette histoire ne lui appartenait plus. Puisque, comme je l’ai compris, tout allait bientôt changer pour lui. Le bonheur, peut-être…

Je lui ai fait lire ces pages, chapitre après chapitre. Il m’a corrigé parfois, rarement. Il m’a fait rajouter un détail, un souvenir. Je l’ai interrogé, cherchant une précision, une impression. « Vous me comprenez si bien… Comment faites-vous ? » Je lui ai dit que je l’écoutais, tout simplement. Lorsque nous avons mis un point final à cette histoire, il a écarté le manuscrit après l’avoir relu lentement, en larmes. Il a hoché la tête, m’a regardé en soupirant, en souriant, comme libéré d’un poids.

— Maintenant, m’a-t-il répondu, je peux oublier, je peux vivre, enfin.

J’aurais dû emprunter l’autoroute mais il y avait trop de soleil. Il invitait aux détours, aux flâneries entre les champs d’un vert encore tendre et les derniers pommiers en fleurs. Je n’ai pas su lui résister. J’avais besoin de glisser moins vite vers Lyon, de m’enfoncer dans le vallonnement des terres, de traverser des villages pour regarder vivre les autres. Je pouvais oublier le temps puisque j’étais parti de Grenoble plus tôt que prévu. J’aurais pu ne pas quitter cette réunion avant sa fin mais elle m’ennuyait et je n’avais aucune envie de rester encore avec mes collègues pendant le temps du repas, dans ce restaurant tristounet, à manger un steak-frites en échangeant de vaines discussions. Le stage de formation s’achevait. Lundi je reprenais mon poste au lycée Léonard de Vinci à Villefontaine, à vingt kilomètres de Lyon. Documentaliste. Je suis amoureux des livres. Avant tout. J’aurais préféré travailler en bibliothèque mais je n’avais pas eu le choix. Le hasard ou la volonté d’une employée du rectorat avait décidé pour moi. Villefontaine… Je n’aimais guère cette ville nouvelle qui n’offrait ni la liberté de la campagne ni les mystères de la ville et j’avais choisi d’habiter à Lyon où travaillait Annabelle. Hôpital Saint-Luc où sont soignés les grands brûlés. Infirmière de nuit. Elle me parlait souvent des enfants de son service et de leurs souffrances. Je n’aimais pas ces rappels de la douleur. Je pensais immédiatement à Bastien, notre fils. Je l’imaginais sur ces draps, dans cette odeur fade et tenaillante. Annabelle me répétait que j’étais trop sensible, que j’étais un inquiet, qu’elle ne me voyait pas dans son service. Elle avait raison. Je n’aimais pas ces lieux d’enfermement où la liberté se réduisait à des espérances. Des lycées où je travaillais depuis treize ans, je me suis toujours sauvé aussitôt la journée achevée. Pour retrouver mes livres, dans le petit appartement que nous avions acheté au début de notre mariage, pour me promener entre Rhône et Saône, le long des quais, pour imaginer ma ville et me brûler d’aventures. C’est à partir des fleuves que les grandes villes ont construit leur histoire, c’est autour d’eux qu’elles se sont enlacées, c’est par eux qu’elles ont toujours respiré. Et c’est dans la Presqu’île que je promenais mes rêves, d’une rive à l’autre, au gré de ma fantaisie et de ma liberté.

Je me souviens de tout, du moindre détail. Pour avoir mille fois repensé à cet après-midi-là. Chaque instant a pris sa place, s’est figé dans l’espace et le temps.

Je l’ai rencontrée un peu avant Bourgoin. Elle faisait du stop. Ce n’est pas pour elle précisément que je me suis arrêté. Je veux dire par là que ce n’était pas parce qu’elle était une jeune femme. J’avais pris l’habitude de répondre à tout appel. Elle portait une mini-jupe en jean et un débardeur blanc, les seins libres sous le coton moulant. Des cheveux assez courts, très noirs. Je me suis arrêté sur un terre-plein, près d’un arrêt de cars. Elle est arrivée tout essoufflée. Elle m’a demandé si j’allais à Lyon.

Elle n’a pas attendu ma réponse et s’est installée.

— Ça fait un taf que j’attends !

Elle a ouvert son sac, a sorti nerveusement une cigarette, l’a allumée sans même me demander l’autorisation. J’ai failli lui dire que la fumée me dérangeait mais elle semblait si mal à l’aise. Quelques instants plus tard, je lui ai quand même fait remarquer qu’il y avait un cendrier lorsque je l’ai vue jeter la cendre sur le tapis de sol. Elle a commencé par s’excuser puis s’est reprise aussitôt et a haussé les épaules, légèrement. Cela m’a agacé. C’est elle qui, finalement, s’est mise à parler après de longues minutes de silence gêné. Elle paraissait inquiète, a allumé une deuxième cigarette.

— Je peux ?   Vous… Tu habites Lyon ?

— Oui, quai de Saône.

— C’est joli. Je connais. J’ai une copine qui habite rue Romain Rolland.

J’ai souri. La vie est faite de coïncidences. J’aime ces clins d’œil du hasard. Ils me surprennent et m’interrogent. Est-ce le hasard, d’ailleurs ? J’arrive parfois à en douter. Je lui ai répondu que j’habitais presque en face, quai Saint-Vincent. Il faisait chaud. Elle avait ouvert la vitre de son côté. De sa main elle jouait avec l’air. Je l’ai surprise à me regarder. Je lui ai souri, bêtement. Elle m’a répondu par un léger sourire, un sourire forcé. Puis, après un long silence, elle s’est tournée vers moi, m’a demandé avec un aplomb déconcertant si j’étais marié, quel était mon âge.

Trente et un ans… Je me suis rajeuni de cinq ans… Terrible coquetterie, envie de séduire ? Je ne fais pas mon âge pourtant, du moins je m’en persuade !

— Moi, dix-sept aujourd’hui.

Je lui ai souhaité un bon anniversaire. Elle n’a pas répondu. Il faisait un temps à marcher sur un chemin de campagne, à courir entre ciel et terre, à se coucher dans l’herbe, à aimer. Elle m’a demandé ensuite si j’avais des enfants. Oui, j’avais un fils de douze ans, Bastien.

Elle a semblé réfléchir. Elle a posé ses pieds sur la tablette avant, découvrant ses cuisses, indifférente à mon regard.

— Ben dis donc ! Tu l’as eu jeune ! Et ta femme, elle a quel âge ?

— Trente-trois ans.

— Plus vieille que toi, alors. C’est comme mes parents. Ma mère a cinq ans de plus mais on l’dirait pas. Elle fait jeune.

Je l’ai questionnée à mon tour. Il fallait bien tuer le silence qui s’établissait entre nous. Je me suis étonné qu’elle ne soit pas en cours.

— Non, le prof était malade. Alors je suis allée chez une copine, à Champier. Elle a insisté : à Champier, là où tu m’as prise.

Puis elle a eu un petit geste comme pour dire que c’était ainsi, qu’il n’y avait pas lieu d’insister. Oui, elle n’était pas allée en cours et alors… De sa main, elle caressait sa cuisse. Je l’ai regardée, la voiture a fait un léger écart. Elle a presque crié :

— Regarde devant toi ! Tu vas nous tuer !

Elle a allumé une troisième cigarette et s’est tue. Je n’avais guère envie de parler. De me promener seulement, d’aimer. Les premiers jours de vraie chaleur, au printemps, libèrent le désir. Annabelle aurait été là, nous nous serions égarés sur une route de traverse, au hasard. C’était ce que j’aimais en elle : ses moments de folie rejoignaient les miens. Nous accordions facilement nos désirs. Avant, du moins, avant qu’elle ne prenne son travail de nuit.

— Je ne te plais pas ?

La question m’a surpris. J’ai bégayé que si, si… qu’elle était belle mais que…

Elle m’excitait terriblement. Sa peau était déjà bronzée, une peau qui semblait si douce entre ses cuisses. J’ai esquissé un geste, je me suis ressaisi. Elle a hésité avant de me prendre la main, de la poser sur son genou. Il m’était impossible de savoir à quel point elle jouait. Je la sentais tendue. Une grimace, un sourire. Elle me serrait trop fort, comme si elle craignait que ma main n’aille plus loin. Je l’entendais déglutir, respirer précipitamment. Tu es timide ? m’a-t-elle demandé, moqueuse.

Je n’ai pas répondu. Je ne pouvais pas lui dire qu’elle me plaisait mais que j’étais du genre fidèle… que… ou qu’elle me surprenait, ou que le lieu ne s’y prêtait pas, qu’elle était trop jeune… J’ai retiré ma main, balbutié quelques vagues excuses, quelques prétextes. Elle a haussé les épaules. Comme elle était désirable ! Elle a reposé brusquement ses pieds, tiré un peu sur sa jupe. Elle paraissait presque soulagée. Étrange fille ! À quel jeu avait-elle voulu se livrer ? Elle a pris un air buté, gamine. Elle transpirait et de petites gouttes de sueur perlaient sur son front. Elle a ouvert la boite à gants, a pris un mouchoir en papier, je peux ? s’est essuyé le visage avant de le jeter par la fenêtre. Je me suis presque fâché, lui faisant remarquer que si tout le monde faisait comme elle…

Elle ne m’a pas répondu. J’ai essayé de détendre l’atmosphère en parlant de l’imbécile qui s’était rabattu brusquement en nous doublant. Elle a haussé une nouvelle fois les épaules puis s’est mise à fouiller nerveusement dans son sac. J’ai voulu savoir ce qu’elle cherchait si fébrilement. La réponse a été sèche :

— Ça te regarde ? C’est mes affaires !

Elle a dû trouver, un léger sourire lui est revenu. Elle a allumé de nouveau une cigarette et s’est penchée à la fenêtre, a fermé les yeux, a laissé le vent jouer dans ses cheveux. J’avais des regrets et des désirs. Il était trop tard. Et en même temps, j’étais assez content d’avoir su lui refuser. Une victoire ? Quelle victoire ? Sur la facilité, sur… J’étais stupide. Une pareille occasion…

Elle ne m’a plus adressé la parole avant le panneau annonçant BRON, avant que je ne lui demande où je pouvais la déposer.

— À Parilly.

Elle a ajouté qu’elle aimerait que je la pose au plus près parce qu’elle n’aimait pas trop marcher. Nous sommes passés devant un groupe d’étudiants qui allaient à l’université. Elle m’a fait arrêter à proximité puis s’est ravisée, me demandant de la laisser un peu plus loin, après l’entrée du parc.

Elle voulait marcher un peu avant de rentrer. Je lui ai proposé de la conduire jusqu’à son immeuble si elle le souhaitait.

— T’as rien compris ou quoi ! Laisse-moi là !

Elle a crié son refus. Elle a ouvert la portière puis est restée une seconde silencieuse, tendue. Elle m’a longuement regardé et, brusquement, s’est jetée sur moi, m’a giflé, m’a griffé au visage avant de sortir comme une folle.

— Vieux con ! m’a-t-elle crié. Salaud, salaud !!!!

Heureusement il n’y avait personne sauf une vieille femme qui s’est retournée et m’a longuement regardé. Je suis resté un moment sur place, stupidement assis dans ma voiture, encore surpris de cette colère brutale puis je suis reparti lentement, m’interrogeant sans réponse sur l’attitude de cette fille, sur cet accès de colère injustifiée. Je me suis essuyé la joue. Un peu de sang sur la main. Sur quelle folle j’étais tombé ? 

Il était à peine seize heures. J’avais prévu de passer à la librairie, place Bellecour. J’ai préféré flâner un peu sur les quais de Saône pour comprendre ou pour oublier.

J’étais à table avec Bastien. Nous avions coutume, lorsqu’Annabelle était partie, de souper tôt et légèrement. Je crois que nous ne nous habituions pas à cette absence. Moi surtout car Bastien, comme la plupart des enfants, s’était assez bien adapté à cette situation. En apparence du moins. Sa mère travaillait, tout était normal. Il ne s’en inquiétait que rarement. Parfois, avant de se coucher, un moment de spleen… Pour ma part, je n’oubliais pas que ce choix du travail de nuit ne datait que d’un peu plus de deux ans. Question d’argent, question de temps libre. Annabelle l’avait voulu, même si elle avait encore des difficultés à trouver un rythme de sommeil et de repos. Je supportais mal ces nuits de solitude. Je n’avais pas été habitué à vivre sans elle. Ce soir-là, nous avions soupé un peu plus tôt encore car je devais emmener Bastien au cinéma. Je le lui avais promis.

Un coup de sonnette nous fit lever la tête. À cette heure ce ne pouvait être que Jeannot, un collègue d’Annabelle qui habitait le même immeuble mais lui aussi travaillait de nuit, ou un représentant. Bastien courut ouvrir. J’ai entendu une légère discussion, des voix basses, graves. Puis trois hommes sont entrés. Un policier et deux hommes en blouson de cuir. J’ai tenté de me lever. Bastien s’est glissé contre moi, m’a pris la main.

— Monsieur Laurent Vernoy ?

— Oui, oui… Pourquoi ?

J’ai eu peur pour Annabelle. Je leur ai demandé s’il était arrivé quelque chose à ma femme. Ils m’ont rassuré, m’ont dit que c’était moi qu’ils voulaient voir, m’ont demandé de les suivre.

Je n’ai pas compris. J’ai cru à une supercherie. Je les ai regardés, stupidement incrédule, et je me suis mis à rire. Je me suis souvenu d’une blague semblable, une intrusion chez un copain de faculté, un soir, après une manifestation d’étudiants.

Le plus jeune a enlevé les mains des poches de son blouson, s’est avancé d’un pas et m’a dit, sèchement, que je n’avais plus qu’à les suivre gentiment si je ne voulais pas d’histoire. Je leur ai demandé leur carte, pris d’un doute. Le plus jeune, encore lui, l’a très mal pris et s’est approché de moi. Le plus âgé l’a retenu, lui a dit que c’était mon droit, a sorti sa carte.

— Police, commissariat du 1er arrondissement. Maintenant, veuillez nous suivre s’il vous plaît.

— Mais pourquoi ?

— Vous le saurez bientôt.

Le policier en uniforme se tenait un peu en retrait, les jambes légèrement écartées, les mains accrochées à son ceinturon. On se serait cru dans un film avec ses caricatures d’attitudes et de postures. Sur un signe de son chef, il s’est mis en mouvement. J’ai eu peur. Je me suis écarté brusquement. Il m’a attrapé par le bras, fermement. Bastien a crié qu’ils n’avaient pas le droit de m’emmener. Le plus jeune a ricané. Il venait d’apercevoir Le Canard Enchaîné qui trainait sur une chaise. Il l’a pris avec dégoût, l’a montré à son chef avant de le jeter par terre. Il en a profité pour fouiller très rapidement les papiers qui se trouvaient sur le buffet. Il ne cherchait rien, visiblement. Une habitude, une forme de provocation.

— Papa, qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce que tu as fait ? Papa !

— Je ne comprends pas, Bastien, je t’assure…

J’ai tenté de le calmer en lui disant que ce n’était rien, un malentendu, que je serais de retour très vite. Puis j’ai pensé qu’il valait mieux que je le confie à quelqu’un. Stéphane et Mimette habitaient trop loin. Marion peut-être… À cet instant je me suis rendu compte à quel point nous étions seuls dans cette ville. Restait la voisine, une adorable demoiselle entre deux âges qui travaillait à la Banque de France. Elle devait être rentrée à cette heure, à moins qu’elle ne fût déjà sortie pour assister à un spectacle. Elle était folle de théâtre.

— Je ne peux pas le laisser seul. Donnez-moi au moins le temps de téléphoner à sa mère à l’hôpital !

Le chef a répondu que l’enfant était assez grand pour le faire lui-même mais qu’à la rigueur un de ses hommes pouvait l’emmener à l’hôpital quand ils m’auraient déposé au commissariat. Bastien eut un mouvement de recul.

— Non, non… je reste là… Je téléphonerai à maman !

Je me suis inquiété du temps pendant lequel ils me retiendraient. Il m’a dit que cela dépendait de moi, qu’il ne pouvait rien ajouter d’autre.

Le ton était calme, posé. J’ai repris confiance. J’ai demandé si c’était pour un témoignage.

Je ne sais s’il a fait exprès de renverser la bouteille de vin sur la table – il devait être capable de toutes les perversités – mais il a ricané encore une fois, le plus jeune, sûr de lui, méprisant.

— C’est ça, un témoignage !

Très rapidement il y a eu une petite flaque rouge sur le carrelage. J’ai demandé à Bastien de l’essuyer et de m’attendre, de ne pas inquiéter sa mère. Il m’a suivi jusqu’au palier, les yeux embués de larmes.

J’ai à peine eu le temps de le rassurer une derrière fois, de lui répéter qu’ils devaient se tromper, que…

Une nouvelle fois le plus jeune a ricané.

— C’est ça, mon vieux ! C’est ça, une erreur ! Tu lis trop !

Et il m’a poussé dans l’ascenseur. C’est à partir de cet instant que j’ai commencé à avoir peur, à trembler, à me révolter.

J’ai crié. En vain. Mes cris s’étouffaient dans l’espace réduit de l’ascenseur aux parois couvertes de moquette rouge. Mes cris s’enfermaient entre ces hommes indifférents à mon désespoir. J’ai eu peur, une peur qui ne m’a plus quitté depuis, une vision de nuit infinie. J’ai frappé contre la paroi.

— Fais pas le con, m’a dit le plus âgé. Ça t’avancera à quoi ?

— Mais qu’est-ce que j’ai fait ? Qu’est-ce que j’ai pu faire ? On va où ?

— À fort Apache, mon vieux !

Il a ri. Le policier en tenue m’a repris le bras lorsque nous sommes arrivés au rez-de-chaussée, avant même que la porte ne soit ouverte. Je lui ai crié que je ne voulais pas m’enfuir, que je n’avais rien à me reprocher, ajoutant :

— Que vont penser les gens ?

— Les gens ! Tu entends ça, André ! Que vont penser les gens ! C’est incroyable !

Nous avons croisé ma voisine au pied de l’immeuble. Elle a eu l’air étonné, a esquissé un bonjour, un geste aussitôt étouffé. Elle s’est reculée, a baissé la tête. J’aurais aimé lui dire pour Bastien… Quand je me suis retourné, entraîné par mon garde du corps, je l’ai aperçue, immobile, jetant un rapide regard avant de fermer la porte de l’ascenseur. Sur le trottoir, il y avait une dizaine de badauds autour de la voiture de police, le gyrophare allumé. J’ai baissé la tête, caché mon visage dans mes mains, comme j’ai pu. Je devenais coupable. Je me suis rendu compte que ce geste me condamnait. Le policier en tenue est monté à côté de moi, à l’arrière, ainsi que le jeune cow-boy. Le chef a pris son téléphone. Il y eut un charabia, des mots dénués de sens. J’ai levé la tête, essayé de regarder si Bastien était à la fenêtre. Je n’ai pas eu le temps de repérer notre étage. Il y avait du monde aux balcons, un peu partout.

J’étais seul entre ces policiers, livré à eux, sûr de ma bonne foi mais si inquiet, si fragile.

— On commence à trouiller ! ricana le cow-boy. On mouille !

Qui appeler ? À qui demander de l’aide ? Il n’y avait plus qu’eux et moi dans ce monde que je me suis toujours imaginé réservé aux autres. Je devais être entré dans un mauvais film…

C’est près du tunnel de la Croix-Rousse que je suis vraiment entré dans la nuit. Je n’ai plus rien vu ensuite que ma peur. J’aurais été incapable de préciser où ils me conduisaient. Ce n’est que bien plus tard que j’ai compris où j’étais. Un bureau comme un autre, quelques chaises. Rien d’une chambre de torture. Ils m’y ont poussé, presque porté, m’ont assis sans ménagement. J’ai songé à Annabelle que Bastien avait dû prévenir. Et à mes parents. Pourquoi ? Je ne les voyais plus guère. Ils n’auraient pas compris. Pour eux, conduire un homme au commissariat était une preuve indiscutable de culpabilité. Cette idée me fit monter les larmes aux yeux. Annabelle me défendra. Contre qui ? Contre quoi ? Si seulement je le savais ! Coupable, coupable de…

Et aux yeux de ceux qui avaient assisté à mon arrestation ? Le jugement des autres est terrifiant et immédiat. Je me suis souvenu du père d’Éric, un garçon du lycée, soupçonné à tort d’une agression contre une jeune femme de son usine. – On a découvert par la suite le vrai coupable et l’étrange jeu de la prétendue victime – . Il avait été exclu temporairement. Il n’a jamais pu retrouver la sérénité. Il y avait trop de questions que les autres n’avaient jamais osé poser et qu’il sentait dans les silences de ses collègues. Il s’est suicidé, un an après. J’ai entendu une mère de famille, lors d’une réunion de parents d’élèves, le lendemain de sa mort, chuchoter à une autre : « C’est triste pour le gamin mais s’il avait été aussi innocent que ça… »

Ils m’ont fait asseoir devant un bureau blanc. Je ne sais pourquoi je les ai remerciés quand ils m’ont avancé une chaise. J’étais fatigué. Je me serais presque assoupi s’il n’y avait eu ces interrogations devant tant de vide. Les policiers en civil sont partis. Celui en uniforme a été remplacé par un autre qui s’est installé dans un coin de la pièce, près de la fenêtre ouverte. Il a allumé une cigarette avant de sortir un dossier dans lequel il s’est plongé. J’ai commencé à avoir froid. Des frissons d’inquiétude plutôt, que mon corps traduisait à sa façon. J’ai voulu me lever. Le policier a immédiatement réagi.

— Tu vas où ? Tu restes assis. 

Je n’ai pas répondu. Ce tutoiement m’avait blessé. J’ai obéi, j’ai continué d’attendre. C’était comme si toute ma vie s’était arrêtée, suspendue au temps. Une sorte de sursis. J’entendais, dans la rue, le ronflement de la circulation malgré l’heure tardive. Quelques coups de klaxon, une brusque accélération… La vie était ailleurs et je n’étais plus dans la vie.

Si, au moins, j’avais connu la raison de mon interpellation ! J’ai revécu ces deux dernières journées. Rien… Rien ou peut-être, la veille, vers onze heures, cet homme jeune qui s’est mis à courir devant moi, poursuivi par des cris… Ou ce coup de sifflet péremptoire entendu au feu, cours Gambetta. Je ne m’étais pas arrêté… Ou cette fille étrange que j’avais prise en stop. Qu’aurait-elle eu à me reprocher ? J’ai demandé au policier s’il connaissait la raison de mon arrestation. Il m’a répondu sèchement qu’il n’était au courant de rien mais qu’on n’était jamais ici sans motif.

Au-dehors, c’était un soir de printemps. Personne ne devait avoir envie de s’enfermer. Les promenades dans le centre-ville allaient commencer. Je devais emmener Bastien au cinéma. Je le lui avais promis…

Annabelle avait dû être prévenue. Pourquoi ne venait-elle pas ? Peut-être ne lui avait-on pas permis de quitter l’hôpital. Pourquoi me faisaient-ils attendre ainsi ? J’avais oublié de dire à Bastien de fermer le robinet du gaz. Un accident est si vite arrivé… Du bruit dans le couloir… Non, personne… Annabelle penserait-elle à avertir Stéphane et Mimette ? Ils connaissaient des avocats. Pour le cas où… Non, c’était stupide… Que pouvait-on me reprocher ? Quel froid intérieur ! Des pas… C’était pour moi, cette fois.

Je n’ai pas compris tout de suite où il voulait en venir. Il m’a demandé ce que j’avais fait pendant cette journée. Je lui ai dit que j’étais à Grenoble pour une réunion, que j’en étais parti plus tôt que prévu parce qu’elle m’ennuyait. Mon emploi du temps de l’après-midi l’intéressait davantage. Près de deux heures pour rentrer de Grenoble ! C’était bien long ! Une heure suffisait. Comment lui dire mon envie de flâner, de rêver ? Je m’étais longuement arrêté un peu après Rives, dans un chemin creux, en pleine campagne, pour regarder le paysage, musarder au soleil. J’ai dû paraître emprunté dans mes explications. Celui qui s’était présenté quelque temps auparavant comme l’inspecteur Garache a insisté pendant que son collègue ne cessait d’écrire sur son ordinateur.

— Vous êtes vraiment sûr de n’avoir rien fait d’autre ? Deux heures, c’est beaucoup, surtout si vous n’avez fait que musarder, comme vous le prétendez…

Il faisait si beau… Comment lui expliquer le besoin pressant de soleil et de vie ? L’hiver avait été si froid et le premier mois de printemps si pluvieux que le ciel bleu ressemblait, dans sa brusque apparition, à un rêve oublié.

— Une pulsion de vie, en quelque sorte ?

— Si vous voulez… Oui, une pulsion…

C’était une première question.

— Dites-moi, avez-vous voyagé seul ?

Bien sûr que j’avais voyagé seul ! Je me suis immédiatement repris. J’ai compris que ma présence ici avait un lien avec cette fille étrange et agressive que j’avais prise en stop. Oui, j’avais voyagé seul, du moins jusqu’à Bourgoin. J’ai pris ensuite une jeune fille en stop. J’ai demandé s’il lui était arrivé quelque chose.

— C’est précisément la question que je voulais vous poser !

J’ai pensé à une affaire de drogue, à un suicide, à un accident. L’imagination est vite folle dans ces moments-là. Je l’avais déposée sans rien remarquer d’anormal.

Il m’a fait préciser le lieu, l’heure. Ce devait être autour de seize heures, je ne savais plus vraiment. Je n’étais d’ailleurs pas rentré tout de suite chez moi. J’ai tout raconté, j’ai fouillé dans ma mémoire pour me souvenir du moindre détail, des lieux, des personnes entrevues. Qui pouvait m’avoir vu, à cette heure, sur les quais de Saône ? Il y a tant et tant de promeneurs. La fille devait avoir été tuée. Je n’avais pas d’alibi. Ma seule bonne foi comme preuve…

— Que lui est-il arrivé ?

— Elle a été violée…

J’étais presque soulagé. Je lui ai demandé si cela s’était passé dans le parc. Il n’y avait personne quand je l’avais déposée. Tout pouvait arriver dans ces lieux déserts, j’aurais dû m’en soucier. Il y a déjà eu des agressions dans ces bois si proches des citées sensibles de Bron. Pourquoi n’avait-elle pas voulu que je la laisse un peu avant, vers les feux ? J’ai demandé à l’inspecteur quand elle avait été attaquée. Longtemps après que je l’ai déposée ?

— Non, avant…

Le doute, soudain, brusque tenaille qui m’a fait éclater de rire. Un rire qui devait sonner bien faux tant il tremblait.

— Vous voulez dire… que je… Ce n’est pas possible…

— Je ne veux rien dire du tout. C’est à vous de m’expliquer.

L’inspecteur a martelé ses mots, me disant qu’elle m’accusait, moi et personne d’autre ! À moins que je n’aie prêté ma voiture sans m’en souvenir !

Tout s’enchaînait étrangement. Nous avions roulé jusqu’à Bron depuis la sortie de Bourgoin où j’avais pris l’autoroute.

— Aucun arrêt ? m’a-t-il demandé.

Je me suis souvenu que j’avais pris de l’essence sur l’aire de Manissieu. Il y avait un témoin, l’employé. Et mon ticket de caisse. Il a dit qu’il vérifierait.

— Mais pourquoi moi ?

Il a souri en secouant la tête. La question était incongrue, je le reconnais. Elle m’a semblé naturelle. Pourquoi moi ? Pourquoi m’avoir choisi moi ? Pourquoi m’accuser ? J’ai répété à l’inspecteur que je l’avais prise à Champier, avant Bourgoin, que nous nous étions arrêtés quelques instants pour faire le plein, que je l’avais laissée à l’entrée du parc de Parilly. Qu’il y avait d’ailleurs une vieille dame qui pourrait témoigner…

— Je sais, c’est elle qui nous a prévenus et qui nous a donné le numéro d’immatriculation de votre voiture. La jeune fille est partie en courant et en criant, n’est-ce pas ?

— Oui, je ne sais pas ce qui lui a pris. Elle s’est jetée sur moi avant de partir. Comme une furie… Elle était un peu étrange…

Étrange, oui, c’était le mot. J’ai demandé à l’inspecteur si je pouvais me lever quelques instants pour me dégourdir les jambes. Par la fenêtre j’ai aperçu des lumières. L’immeuble d’en face était éclairé, la ville s’éveillait à la nuit. Sur la Saône en bas, en face de chez moi, la colline devait se refléter en mille brillances. Tout dépendait de la façon dont on regardait l’eau. Il fallait porter son regard au loin, en amont ou en aval. En aval de préférence. C’était ce miroir qui créait les illusions de la nuit. J’ai murmuré que c’était forcément un malentendu.

— Je l’espère, m’a répondu l’inspecteur, je l’espère pour vous. Mais j’en doute…

Il n’avait pas à douter ! À me croire seulement !

— J’aimerais vous croire, vous savez. Mais nous en avons tellement vu ! Reprenons, s’il vous plaît. Vous avez donc déposé cette jeune fille à l’entrée du parc…

J’ai répété mes explications, ou plutôt cette absence d’explications. Des souvenirs très vagues… Il passait d’une question à l’autre, sans logique apparente. J’étais désorienté, perdu. Plus rien n’avait de sens. Je me suis mis en colère, me suis levé brusquement, lui criant qu’il mélangeait tout, que je venais de lui raconter dix fois la même chose, que…. Il m’a invité poliment à me rasseoir.