Fleury - Serge Revel - E-Book

Fleury E-Book

Serge Revel

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Beschreibung

Tout commence par la découverte d’une vieille ferme abandonnée, perdue au fond d’une forêt, dévorée par les ronces et le lierre.
Un cadenas rouillé, la découverte de deux vies…
Et une remontée dans le temps, des années 60 à la fin du XIXe siècle.
L’enquête commence. Comment une jeune bourgeoise parisienne, artiste et féministe, a-t-elle pu épouser au XIXe un paysan de Savoie ? Une rencontre totalement improbable, voire impossible.
Comment a pu naître un amour aussi fou ?
L’histoire de deux vies traversées de bonheurs infinis et de drames atroces dans un monde paysan qui se transforme tant en un siècle.

À PROPOS DE L'AUTEUR 

Serge Revel est né en 1946. Il est Maître de conférences retraité de l’Université, Maire honoraire et a été vice-président du Conseil Général de l’Isère de 2001 à 2015. Il est également auteur et metteur en scène depuis 35 ans des HISTORIALES, une association qui organise chaque année le plus important spectacle historique d’Auvergne-Rhône-Alpes. Serge Revel a reçu le Prix Vaugelas 2023 à Meximieux.

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Serge Revel

FLEURY

Pour Anita.

Nous avons découvert ensemble cette vieille ferme

un jour d’automne.

DU MEME AUTEUR

Aux Editions Encre Rouge

Dialogue avec mon mainate

Au sculpteur de rêves

Le fou de dieu et le rêveur d’étoiles

Rivière Eternité

Maman Aurore et papa Soleil Prix du salon du livre de Saint Clair de La Tour (38) Prix Vaugelas 2022

Les quatre saisons du lac bleu avec JJ Troclet, (photographe) Album. Editions Encre Rouge

Ratmus, la grande revanche

Aux Editions du Rouergue

Les frères Joseph ((Prix Claude Farrère en 2014) Paru en poche en 2015

Le maître à la gueule cassée

Chemins de liberté

Les grandes évasions de Paul Métral

Chez d’autres éditeurs

Entre les temps d’ombre Poésie Editions Jacques André Lyon

Le vieux, la jeune fille et le capitaine Editions Michalon  

Le fils du dieu soleil Editions des écrivains

Le bonheur est si délicatement fragile Essai. Editions CLC

Le silence des larmes Editions Edilivre

Le juge et le cuisinier Editions Les Chemins du hasard

Le ministre, la grippe et les poulets Editions Le chant de l’aube

Le philosophe et l’impératrice Editions Douro

En découvrant cette vieille ferme oubliée et abandonnée au cœur de la forêt, je n’aurais jamais imaginé remonter le temps sur près d’un siècle. Je me suis laissé gagner par l’émotion. Écrire, c’est avant tout libérer l’émotion.

Faire rire, attendrir, pleurer, se révolter. Chaque mot choisi avec soin, travailler la mélodie de la phrase, rendre les dialogues le plus justement, sans bavardage, aller à l’essentiel pour toucher, pour que tout semble vrai, pour retrouver la Vie, des vies.

Je l’ai découverte par hasard. Elle a bouleversé ma vie.

Perdue au milieu de la forêt, noyée de ronciers, d’orties, toute recouverte de lierre et de vigne-vierge mais encore debout, comme par miracle. Insérée entre un hêtre, un merisier et un bouquet de bouleaux à l’écorce claire qui avaient pris racine dans les fondations. Une petite maison en pierres grises que je devine comme je devine les volets de bois plein et le toit en tuiles-écailles. Entre les orties, la porte d’un bleu délavé est fermée par une chaîne et un cadenas rouillé. Dans la grange attenante, on distingue les ridelles d’un vieux char à foin dévoré de ronces. À quelques mètres, un pommier survivant porte quelques fruits, un énorme tilleul, un pied de vigne aux lianes accrochées aux arbustes. Trois maigres grappes de raisin noir… Quelques mètres carrés d’herbe dans ce qui avait dû être un pré. Et tout autour, un bois de bouleaux, de chênes et de hêtres. La forêt avait repris ses droits.

Comment a-t-elle pu survivre au temps, aux intempéries ? Mystérieuse, insolite. Émouvante.

J’avais laissé ma voiture un kilomètre plus bas, à la sortie de Saint-Maurice. Depuis mon enfance, c’est ma forêt aux champignons.

Cette ferme perdue…

Jamais découverte, et pourtant je l’ai parcourue cette forêt, chaque fois que je viens passer quelques jours dans ce village où vit ma sœur !

Et puis, brusquement, une image.

J’ai huit ans. Grand-père avait promis de m’emmener chercher des champignons dans la forêt. Nous laissons la voiture à la sortie de Saint-Maurice et nous empruntons un chemin empierré qui grimpe en lacets. Une deux-chevaux camionnette jaune descend prudemment. Je ne sais pas comment fait le facteur en hiver, dit grand-père. Nous nous enfonçons dans les bois. Moi, tout excité par la découverte de chanterelles, grand-père souriant qui m’indique d’autres petits tapis jaune d’or.

L’ombre de la forêt disparaît brusquement. Nous arrivons dans un grand pré clos de barbelés où broute tranquillement une vache au pelage clair, aux beaux yeux comme ourlés de khôl. Elle nous ignore. Nous le contournons. Jusqu’à la petite ferme. Une maison de pierres, une grange et une écurie accolées. Un char sous l’auvent. Un vieux tracteur pointe son nez rouge. À quelques mètres, un four aux briques noircies. Grand-père a le même.

— On va dire bonjour au père Fleury.

Trois poules blanches grattent sous le tilleul de la courette. Un chien jaune aboie joyeusement. Sort un très vieux père Noël à la barbe en broussaille, veste de velours gris, qui s’appuie sur une canne. Il me regarde longuement et ses yeux me fascinent. Ils sont d’un bleu clair, comme des pierres précieuses.

— Pierrot, mon petit, ça me fait plaisir de te voir ! Qui c’est donc que tu m’emmènes ?

— Mon petit-fils…

Quelques larmes essuyées, un grand sourire.

— Bonjour petit. J’aurais tant aimé moi aussi…

Et les mots se perdent dans le silence.

— Comment allez-vous ?

— Oh, à mon âge… Ce n’est plus une question à poser… Tu veux un café ? Il est prêt.

La cuisine, très sombre. La lumière jaune de l’ampoule éclaire faiblement la pièce. Sur un pétrin une assiette sale, un verre culotté, un torchon à carreaux rouges et blancs chiffonné. Sur le buffet, un vieux poste de radio. Et plusieurs photos. Une femme aux yeux clairs, trois jeunes enfants, la même femme et un homme jeune en chemise claire. De jeunes soldats en uniforme. Sur les murs des tableaux. Je les regarde, fasciné par les couleurs.

— Ça te plait, petit ? C’est ma femme qui peignait…

L’un d’eux me frappe, me foudroie. Je reste devant lui, prêt à pleurer.

Le père Noël me regarde, il est tout ému. Il pose sa main rêche sur mon épaule, me serre contre lui puis se lève et décroche le tableau.

— Il te plait celui-là ? Tiens, c’est pour toi quand je serai mort. Ça me fait plaisir. Mais tu en prendras grand soin ! Ne le donne à personne ! Si tu savais comme j’y tiens ! Ton grand-père te racontera…

Un visage de jeune fille dans un champ de fleurs. Un sourire, un sourire d’ange, un sourire d’une infinie tendresse. Et ces yeux, d’un vert presque transparent. Une invitation.

— Merci, monsieur, merci…

— J’y tiens, tu sais. Je ne veux pas qu’il tombe entre de mauvaises mains ou qu’il moisisse ici.

Ce tableau me fascine. Grand-père et le père Noël parlent comme de vieux amis.

— Vous vous en sortez ?

— Le Marius vient tous les jours. C’est sa mère qui me cuisine mes repas. Heureusement qu’ils sont là ! Marius, c’est un peu mon petit-fils… Il est si gentil avec moi… La seule chose que je fais encore, c’est de m’occuper de mes poules et d’Isabelle. Il y a longtemps que je ne la trais plus. Marius la fait monter tous les ans par son taureau. Il vend le petit, ça le paie un peu de sa peine. Et ça, j’y tiens !

— C’est beau à votre âge !

— Je vais sur mes quatre-vingt-dix-huit ! dit-il en souriant.

Il me regarde mais je ne vois que la jeune fille en fleurs. Je la quitte à regret. Je donne ma petite cueillette au père Noël qui m’embrasse. Il sent une odeur de vieux et d’eau de Cologne comme celle de grand-père.

Nous repartons par le chemin qui s’arrête à la ferme et descend en lacets vers le village. Interminable. Il fait plus de deux kilomètres, me dit grand-père. Il me parle aussi du père Fleury.

— Il a eu bien des malheurs, tu sais. Il est courageux…

— Il a l’air triste.

— Il faut le comprendre, mon grand. Il a vécu des choses si terribles.

— Il a l’air trop gentil… Grand-père, tu me raconteras sa vie ? On reviendra le voir ?

Tout à coup la jeune fille en fleurs me sourit.

— Grand-père, on reviendra la chercher ?

— Tu as entendu le père Fleury ? Plus tard… Bientôt peut-être.

Je regarde la maison abandonnée. Souvenirs. Il y a plus de cinquante ans… Je ne suis jamais allé chercher le tableau. Le père Fleury est mort la veille de la Toussaint, trois semaines après notre visite.

Je ne suis jamais revenu dans ce que le père Fleury appelait « mon petit coin triste de paradis ». Jamais. Mes études, un boulot à Roubaix puis à Tourcoing, de courtes vacances en septembre dans la maison familiale dont ma sœur a hérité. Grand-père est parti depuis si longtemps !

Après la mort du père Fleury, l’été suivant, j’ai voulu interroger grand-père. Il m’a seulement dit que le père Fleury était quelqu’un d’extraordinaire et sa femme plus encore, qu’ils n’auraient jamais dû vivre ici parce qu’ils étaient si différents des autres, qu’ils avaient terriblement souffert et qu’il aimait la vie malgré tout.

— Raconte, grand-père !

— Quand tu seras plus grand, je te promets. C’est trop compliqué, tu ne comprendrais pas vraiment. Allez, viens, on va aux champignons !

Je n’ai rien pu savoir. Grand-père est mort à l’automne d’une crise cardiaque. J’ai vite oublié le père Fleury.

Et brusquement, cette découverte, cette émotion ! Il y a une vie, des vies dans cette maison. Qui était le père Fleury ? Me revient la phrase de grand-père : « ils étaient si différents. Ils n’auraient jamais dû vivre ici… » Et tous ces tableaux sur les murs ? Pourquoi ? Pourquoi est-elle fermée par un cadenas ? Pourquoi n’a-t-elle pas été ouverte ? A-t-elle été vidée, pillée ? Le chemin d’accès n’existe plus. On devine quelques pierres entre les arbres qui ont tout gagné, dévoré. Le pré a disparu, mangé par la forêt. Quelques vieux barbelés rouillés comme témoins.

L’émotion. Je voudrais savoir. Une maison c’est un lieu de vie, c’est chargé de souvenirs, de présences. Une maison a une âme. Elle me dit : viens, entre, découvre-moi, parle de moi, de nous…

Aucun descendant ? Un homme, une vie… Je me sens pris par un devoir : celui de retrouver la mémoire des lieux et de celles et ceux qui y ont vécu. On ne peut pas, on ne doit pas laisser mourir une deuxième fois et définitivement.

Je vais la faire revivre, cette petite ferme, retrouver les habitants, leur histoire, leur vie, leurs amours, leurs doutes, les joies et les tristesses. Rechercher les descendants s’il y en a.

Elle me répète : entre, découvre-moi, redonne-moi le bonheur des temps passés. J’ai traversé plus d’un siècle marqué par tant et tant d’événements, de changements et de révolutions ! J’en suis le témoin muet. Donne-moi la parole et je te raconterai tout. Tu vas les aimer, celles et ceux qui ont vécu ici, que j’ai protégés. Écoute leurs rires et leurs pleurs, écoute-les vivre.

Je reviendrai bientôt. Très bientôt. Je suis à la retraite, j’ai acheté une petite maison à Saint-Maurice.

Commence mon enquête, ma remontée du temps. J’ai voulu trouver la tombe du père Fleury. Rien… Disparue. La concession a été reprise il y a deux ans, m’a dit la secrétaire de mairie. Elle était abandonnée depuis longtemps.

J’ai retrouvé dans les archives de la mairie l’acte de naissance : Fleury Falcoz, né le 14 août 1872 d’Ernest Falcoz et de Suzanne Falcoz née Priolaz. Décédé le 11 décembre 1966. Il avait deux sœurs, Apolline, née en 1877, et Berthe, née en 1870, morte en 1881. Un frère, Alphonse, de deux ans son ainé. Retrouvé aussi l’acte de mariage : Fleury Falcoz, marié le 10 août 1895 à Léonie Marchand, née le 1er juin 1874 à Paris, place du Tertre, de Gustave Marchand, procureur, et de Francine Briand. Témoins : Émile André Combaz et Élise Trillat, tous deux de Saint-Maurice. Décédée le 11 décembre 1939.

Comment une jeune bourgeoise parisienne a-t-elle pu épouser un petit paysan de Saint-Maurice en cette fin du XIXe siècle ? Plus de cinq cents kilomètres les séparent. Cinq cents kilomètres de routes de cailloux et de poussière. Le village est éloigné de toute ville. Lyon est à quatre-vingts kilomètres. Et la petite ferme à près de deux kilomètres du village.

Qui était vraiment Léonie Marchand, mariée à vingt et un ans ? Une fille placée à Saint-Maurice pour cacher une faute familiale ? Éloigner la honte ? Quel accident de vie ?

Ont-ils eu des enfants ? Je n’en sais rien, m’a dit la jeune secrétaire que visiblement je dérangeais par mes questions sur un mort qui n’était pas de ma famille et qui avait disparu depuis plus de cinquante ans.

— Si vous voulez en savoir plus, allez voir le vieux Marius. Il a connu le père Falcoz.

Je me suis arrêté devant le monument aux morts sur la place, devant l’église. Trente et un noms ! La grande boucherie avait frappé les campagnes. Jules Falcoz, 1915, Camille Falcoz, 1916, Lucien Falcoz, 1917. Trois fils morts ? Ou deux ? Ou d’autres familles ? Ils sont nombreux à s’appeler Falcoz au village.

Autres questions qui me tarabustent : pourquoi cette petite ferme, perdue dans la colline au milieu des bois, est-elle relativement si bien conservée ? Et pourquoi le chemin qui y conduisait passe-t-il aujourd’hui à plus de cinq cents mètres, comme si on avait voulu la préserver ? La maison a-t-elle été vidée ? Que reste-t-il de ses propriétaires ? Si Fleury et Léonie ont eu des enfants, que sont-ils devenus ? Pourquoi avoir alors abandonné la ferme familiale ? Est-ce l’un d’eux qui a soigneusement fermé la porte avec une chaîne et un cadenas ?

Pourquoi la découverte de cette ferme abandonnée m’a-t-elle ému à ce point ? J’avais tout oublié. J’avais huit ans. Grand-père est mort si vite et je ne suis revenu à Saint-Maurice que pour de brefs séjours chez grand-mère aux vacances d’été. Sans grand-père, je m’ennuyais. C’est ma sœur Céline qui a hérité de la maison. En cinquante ans, j’ai tout oublié. Mes visites annuelles à Saint-Maurice me replongeaient dans ce bonheur d’enfance, et la nostalgie est venue avec l’âge de plus en plus forte. Si bien que j’ai acheté et rénové une petite ferme pour m’y installer à la retraite. Qui est arrivée plus tôt que prévu car l’entreprise où j’ai travaillé depuis des années a déposé son bilan.

Je suis parti, seul. Veuf depuis dix ans. Nous n’avons jamais pu avoir d’enfant.

Je voulais retrouver ma jeunesse, mon enfance.

Et la découverte de la ferme du père Fleury m’y a brusquement replongé. Avec l’envie folle de répondre à mes questions. Il n’y aura peut-être aucune réponse. Mais tout est si mystérieux…

J’y vais.

J’ai acheté un coupe-boulon et un cadenas. Une lampe frontale… J’ai eu du mal à retrouver la ferme abandonnée. Une heure d’errance dans la forêt.

Je suis devant la porte. Écarter les orties, les ronces, la vigne vierge. Que vais-je découvrir ? Rien d’extraordinaire sans doute. Toutes les vieilles fermes abandonnées se ressemblent. J’en ai visité plusieurs avant d’acheter la mienne. Parfois quelques vieux meubles, une cuisinière à bois…

La chaîne ne résiste pas longtemps. Ce qui me frappe, c’est cette odeur de bois brûlé et de moisissure. Je balaie la pièce avec ma lampe. Une cuisinière émaillée aux dessins floraux, un pétrin recouvert d’une toile cirée à carreaux rouges et blancs, un bol bleu, une cuillère et une serviette à carreaux dans sa bague de bois comme en attente du petit-déjeuner, le tout recouvert de poussière, un buffet Henri II, un vieux poste de radio et quatre photos sous verre : deux jeunes en uniforme de la guerre de 14 et un troisième qui sourit fièrement, la tête collée à celle d’un cheval, le père Fleury et Léonie, jeunes, debout devant leur ferme, tendrement enlacés. Quatre photos, une famille. Je ne peux détacher mon regard. L’émotion me gagne. La jeune fille du tableau… C’est Léonie…

C’était le temps du bonheur. Ces visages rayonnants. Que s’est-il passé ? Que sont-ils devenus ? Lequel de ces deux jeunes soldats a son nom gravé sur le monument aux morts ? Ou serait-ce les deux ? Les trois ? Il y a eu tant de familles décimées.

Une porte basse ouvre sur une autre pièce, plus grande. Un lit bateau en bois rouge, sans doute du merisier, une commode et surtout, aux murs, l’emplacement d’une dizaine de tableaux qui ont laissé une ombre claire.

Mais le plus étonnant, jamais je ne me serais attendu à une telle découverte, c’est, contre le mur, en face du lit, une bibliothèque en bois à la vitrine de verre, des livres sur des étagères dont certaines plient sous le poids. Des dizaines d’ouvrages couverts de poussière, déformés pour certains par l’humidité, marqués de taches brunes ou blanches… Je m’attarde. Je découvre. Victor-Hugo sur trois rangées, Maupassant, Verlaine, Rimbaud, Baudelaire, George Sand, Anatole France, Zola, Balzac… Et d’autres, plus récents, Proust, Gide, Céline… De belles collections pour beaucoup, reliées, cartonnées, et soigneusement classées par auteur. Des auteurs reconnus, célèbres, ceux que l’on retrouvait dans les bibliothèques de familles bourgeoises…

Odeur de moisissure, de vieux papier. Comment, pourquoi ces ouvrages ? Comment un paysan… ? Comment, à cette époque ? Léonie, sa femme ? Incompréhensible, mystérieux… Ému, impressionné, troublé… Que cachent-ils ? Quelles vies ? Quels rêves ? Et comment sont-ils encore là, cinquante ans après ? Pourquoi les a-t-on laissés ?

À l’étage, trois petites chambres, quatre lits dont un pour les parents dans la plus grande pièce. Draps gris piquetés de taches d’humidité, couvertures… Qui a couché là ? On dirait qu’ils attendent leurs dormeurs. Quand sont-ils partis ? Et les murs encore témoins de tableaux décrochés. L’émotion toujours. Je reste là, longuement, je m’interroge, j’imagine…

Je quitte la vieille ferme à regret. Je ferme la porte avec le nouveau cadenas.

J’emporte comme un voleur les quatre photographies posées sur le buffet.

Pardonne-moi, père Fleury… Je voudrais tant savoir, tant comprendre…

Par où commencer pour en apprendre un peu plus sur le père Fleury ?

J’ai pu retrouver Marius, au village. Il a quatre-vingt-neuf ans et bricole encore dans sa ferme qu’ont reprise son fils et son petit-fils. Je me suis fait connaître.

— Ah, c’est toi, le petit-fils du Pierrot ! Entre… Tu boiras bien quelque chose ?

Lorsque je lui ai dit que j’avais retrouvé la vieille ferme, il a eu comme un mouvement de recul, une grimace. Une contrariété. Je l’ai interrogé sur le père Fleury.

J’ai pu en apprendre un peu plus mais on aurait dit que mes questions le gênaient, qu’il me cachait l’essentiel.

— Y parlait jamais de lui, tu sais. J’étais trop jeune, j’osais pas lui poser de questions. Je savais qu’il avait perdu sa femme et ses enfants. Qu’il était seul. Je lui portais tous les soirs la soupe et parfois un petit plat que maman lui cuisinait. Un gâteau de riz le dimanche. J’aimais bien y aller. Tous ces tableaux dans sa maison, ça me troublait. C’était Léonie, sa femme, qui les avait peints. Y m’a dit un jour qu’elle était peintre à Paris. Je ne sais pas comment ils se sont connus. Maman m’a juste dit que ça avait été comme un coup de foudre et qu’elle avait tout quitté pour lui. Et que c’était un beau couple qui avait eu bien des misères. Quand j’ai grandi, j’ai continué à lui apporter son repas tous les soirs puis j’ai commencé à l’aider à la ferme. Il avait gardé jusqu’à sa mort une vache et des poules. Je l’aidais, je nettoyais l’écurie, je faisais ses foins avec les machines qu’il avait inventées. Avec ton grand-père, on était les seuls à venir le voir. Y parlait des heures avec lui. Avec moi il parlait peu.

— Il avait des sœurs et un frère…

J’avais découvert leurs existences dans le vieux registre de la mairie.

— Oui. Tout ce que je sais, c’est ce que maman m’a raconté. Sa petite sœur, Berthe, je crois, elle est morte à douze ans. Son frère a eu un accident, il est tombé de la grange. C’est pour ça que le père Fleury a dû reprendre la ferme. C’était le seul garçon. Ses parents sont morts le même jour un an plus tard. Un accident avec leur taureau… Y paraît qu’il était doué pour les études, le père Fleury et même qu’il a eu son certificat.

— Et sa sœur Apolline ?

— Je n’en sais rien. Maman ne l’a pas connue. On raconte qu’elle est partie un jour, comme ça, sans prévenir…

Je n’ai rien pu savoir de plus. Je lui ai demandé pourquoi le chemin ne passait plus près de la ferme, comment elle avait pu être si bien conservée après cinquante ans.

— Le chemin, c’est moi qui l’ai détruit après la mort du père Fleury. J’l’ai défoncé avec mon tracteur. Et fermé par des barbelés. Je voulais pas qu’on monte là-haut.

— Pourquoi ?

Il m’a répondu en parlant de lui, de ses terres reprises par son fils. Il avait été marié, sa femme était morte en couche deux ans après la naissance de leur fils. Elle était enceinte d’une petite fille qui n’avait pas survécu. Il avait vécu avec son fils et sa vieille mère qui l’avait élevé.

— J’ai bossé comme un fou toute ma vie. Maintenant j’essaie de respirer.

Quand je me suis levé pour partir, il m’a pris le bras, m’a regardé longuement, droit dans les yeux.

— Tu sais, le père Fleury, c’était quelqu’un. Pour moi, c’était comme mon grand-père. J’l’ai aimé. Je lui ai promis de tout respecter. Tu ne peux pas comprendre.

Il m’a serré longuement la main. Je lui ai demandé si je pouvais revenir.

— Ça me fera toujours plaisir.

Je ne pouvais pas partir comme ça. J’ai insisté.

— Je voudrais tellement retrouver le père Fleury, savoir comment il vivait et surtout mieux connaître la vie au début du siècle dernier. Je voudrais écrire sur lui, sur sa famille. Aidez-moi, je vous en prie. Vous avez peut-être des souvenirs, ceux que vous ont légués vos parents et grands-parents.

— Tu veux vraiment parler de lui ?

— Oui, je ne sais pourquoi mais depuis que j’ai revu sa ferme, son souvenir me hante. J’ai l’impression que je lui dois quelque chose. J’avais huit ans quand je l’ai vu. La seule et unique fois. Il avait voulu me donner un tableau qui m’avait fasciné, celui d’une toute jeune fille qui souriait.

— Léonie… C’est vrai qu’elle était belle. Moi, j’l’ai jamais vraiment connue. Elle est morte quand j’étais petit.

Il me regarde, me sonde. Long silence et puis :

— Viens voir…

Le vieux Marius ouvre la porte de sa chambre, une grande pièce sombre avec une petite fenêtre qui laisse à peine passer le jour. Il me désigne quatre énormes malles en bois. Et une cinquième, plus petite, tapissée entre les moulures.

— Toute la vie du père Fleury et de Léonie, elle est là…

Il les ouvre.

Des dizaines de tableaux et cadres avec photos. Et dans l’un des albums, des carnets, un cahier que j’aperçois.

— Tout est là, tu vois. J’avais promis au père Fleury. Il ne voulait pas que tout soit volé après sa mort ou que tout finisse dans une décharge. Il m’a fait jurer de tout garder. On ne sait jamais… Peut-être qu’un jour ça intéressera quelqu’un. C’est peut-être toi…

Il me scrute pour savoir…

— Je les ai pas lus, les carnets de Léonie et son cahier. J’ai juste regardé les photos des albums.

— Je pourrai les consulter ? Vous pourrez me parler du père Fleury ?

— Je pourrais t’en parler des heures entières ! Mais tu sais, dépêche-toi. Je suis malade et bien vieux. Et ma saleté de bru n’attend qu’une chose, tu sais, elle attend ma mort, pour tout bazarder. Elle aime pas les vieilleries. Dix fois elle a voulu tout mettre à la décharge !

— Alors je reviens demain !

— Si tu veux… Ça me fera du bien d’en parler…

J’ai passé l’après-midi auprès de Marius. Je lui ai demandé la permission de l’enregistrer, ce qu’il a accepté avec une légère réticence.

— J’avais neuf ans quand je l’ai vu pour la première fois. J’m’en souviens comme d’hier. J’avais accompagné maman qui lui apportait depuis quelques années les courses de la semaine. Il me semblait si vieux mais pourtant il portait vraiment beau, comme on dit ! J’crois qu’il avait soixante-treize ans, à l’époque, et il était droit comme un I. Sans voiture, il ne pouvait faire les dix kilomètres pour descendre à Saint-Genix. Il avait pourtant une voiture mais il l’a vendue après la mort de Léonie. C’était surtout elle qui la conduisait. Et pis chez la Fernande, elle avait fermé boutique après la mort de sa fille. Et pis de toute façon, paraît qu’ils étaient brouillés depuis la guerre. J’sais pas pourquoi… Maman m’a dit que le père Fleury et sa Léonie ne sont plus jamais descendus au village depuis ce temps, ou alors juste pour y passer très rapidement. Alors c’est moi qui montais. Je passais la journée avec lui. Il avait plus qu’une vache, deux chèvres et un cochon. Du moins au début. À la fin, il n’avait que la vache, il y tenait tellement ! Je l’aidais à nettoyer l’écurie, à les nourrir en hiver, à traire le matin car je partais très tôt. Quand j’arrivais, y me servait un grand bol de chocolat, été comme hiver. Il était si content de me voir. Je l’ai toujours vu avec un beau sourire et ses yeux, ils brillaient. Il avait de ces yeux, tu sais, on aurait dit de l’eau toute bleue.

C’était comme si j’étais un petit-fils pour lui. Je l’aimais comme les grands-pères que je n’avais jamais connus. C’est pendant la guerre que je suis monté le plus souvent, je te raconterai si tu veux. Ça a été terrible pour Fleury, cette guerre !

C’est lui qui m’a appris à aimer les arbres, surtout les vieux arbres. Pour lui, ils étaient sacrés. Il me disait qu’ils avaient été les témoins de tant et tant d’histoires d’hommes et de femmes du pays, qu’ils connaissaient tant de secrets…

Y me disait toujours : on leur doit le respect, Marius, un immense respect.

J’peux te dire qu’il les aimait, les arbres ! Y m’a appris aussi le nom des fleurs des champs ; y m’a emmené aussi longtemps qu’il a pu le faire, cueillir des champignons. Il en connaissait tant ! Chanterelles, cèpes, bolets orangés, bolets rudes, têtes de nègre, coulemelles au large chapeau, trompettes de la mort, pieds bleus, cortinaires géants, russules vertes, rosés des prés et mousserons, et surtout l’oronge ! Si tu savais comme il est beau lorsqu’il est jeune ! Un jaune d’œuf qui sort de sa coquille ! C’est le meilleur des champignons ! Y m’a appris à ne pas confondre l’amanite panthère et l’amanite rougissante qui est un merveilleux champignon.

Mais ce qui m’a le plus frappé, c’était les tableaux. Y en avait sur tous les murs. Quand j’ai osé lui demander qui les avait peints, il m’a juste dit : ma femme… Mais j’ai pas pu en savoir plus. Un jour que je lui ai demandé si c’était sa femme et ses enfants qui étaient sur les photos du bahut, il m’a répondu qu’il ne fallait jamais parler du passé, que ça ne menait à rien puisqu’on ne pouvait pas revenir en arrière. Il avait raison. La vie est bien trop courte pour qu’on se les ressasse, les malheurs. Et puis ça sert à quoi, hein ? À se faire du mal, pas plus…

Et moi j’aimais pas l’école, je regardais toujours les livres de sa bibliothèque. J’avais jamais vu de bibliothèque ! Chez moi on ne lisait que des almanachs. Plusieurs fois y m’a prêté des livres. Y me disait que la lecture, c’était ce qu’il y avait de plus important. Je lisais les premières pages avant de les lui rendre. Je lui racontais fièrement le début, mais il savait que je ne les lisais pas vraiment. Pourtant jusqu’à ses derniers jours il m’a donné des livres…

En 1962, après mon retour du service – j’étais depuis deux ans en Algérie –, je le voyais presque tous les jours, puisque je lui portais les repas que maman lui préparait. Je l’aidais pour sa vache, je faisais ses foins… Mais je me répète…

Le père Fleury, tu sais, il a vécu des choses terribles ! Même que je me demande comment il a survécu à tout ça ! J’comprends pas pourquoi il s’est accroché à la vie.

Marius m’a parlé du père Fleury toute l’après-midi. De la petite ferme, des terres dont il s’occupait, de leur abandon progressif, de sa solitude après les drames qu’il a vécus pendant les guerres.

J’ai enregistré cette conversation. Plus de deux heures, avec des répétitions, des retours en arrière. J’ai même cru qu’il mélangeait les époques, les guerres, mais non, il revivait tellement ces années qu’il s’embrouillait un peu. À moi de remettre de l’ordre.