Doors - Stella Maris - E-Book

Doors E-Book

Stella Maris

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Beschreibung

La mort, c'est une porte qui claque et qui se verrouille à double tour. Lou, 16 ans, animatrice radio, enterre sa mère et quitte l'Angleterre pour rejoindre son père en France. Elle intègre son nouveau lycée. Tout semble reprendre une normalité. Or ... elle hérite d'un mystérieux voilier amarré dans le port de La Rochelle et ... d'un fantôme : Joss, 22 ans, chanteur fantasque des années Woodstock. Bloqué dans un Entremonde, il supplie Lou de l'aider à vivre son succès sur terre, même posthume, lui promettant en contrepartie, de retrouver l'âme de sa mère. Rongée par la culpabilité d'avoir été à l'origine de l'accident, et en quête d'un pardon libérateur, elle accepte de deal. A cet instant, Lou ouvre les portes sur de nouvelles perceptions et nouveaux mondes jusque-là insoupçonnables. Elle qui pensait qu'il n'y avait rien. Répulsion, attirance, Joss et Lou tombent amoureux, brisant la loi immuable d'une alliance céleste qui interdit aux humains et aux fantômes de s'unir. Une transgression provoquant l'ouverture d'une Porte qui aurait dû rester fermée à jamais. Je te montrerai l'effroi dans une poignée de poussière. TS Eliot

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À toutes les personnes qui ont l’audace de regarder au-delà de l’horizon.

Sommaire

PROLOGUE

Chapitre 1- « Break on through to the other side. »

Chapitre 2- Summertime

Chapitre 3 - All Along the Watchtower -

Chapitre 4- The man in me

Chapitre 5 - Sing a song for you

Chapitre 6 - The man who sold the world

Chapitre 7- Hallelujah

Chapitre 8 - Without you

Chapitre 9 - Knockin’ on heaven’s door

Chapitre 10 - The end

Chapitre 11 - Lake on Fire- Nirvana.

POUQUOI LES ETOILES TOMBENT ?

Carte des mondes

PROLOGUE

— Malheur, aucune étoile ne brille !

Depuis le départ de ce paquebot transatlantique, le battant d’une porte sur le pont ne cessait de claquer au rythme du vent. Il s’engouffrait dans un lugubre hurlement. Assis sur un banc d’acajou, Joss, jeune homme d’une vingtaine d’années, rabattit son épaisse chevelure noire chahutée par la bourrasque. Il maugréa ; difficile de se concentrer. Son regard s’éleva de nouveau dans l’obscurité du ciel pour y décrocher l’inspiration avant de plonger son nez au-dessus d’un épais calepin et de poursuivre son écriture avec frénésie.

— Vingt siècles sont passés dans un long sanglot. Non ! corrigea-t-il à demisouffle.

Il raya d’un geste passionné cette dernière phrase et reprit son inspiration, traquant chacun de ses mots.

— Vingt siècles ont disparu dans un sanglot éternel. Où est passée ta main qui recueillait le parfum de l’aurore et tes sourires étoilés qui ne brillent plus ? Je suis seul. Mais de la nuit à l’aurore…

La mine de son crayon s’écrasait sur les pages. Elles se noircissaient de mots et de ratures, le trait épais ou la virgule légère. Mais à peine eut-t-il terminé la boucle d’un « e » qu’une rafale hurlante venant du nord emporta la feuille. Cette dernière, tel un oisillon qui se libérait de son nid, virevolta maladroite, bringuebalée, bousculée, traînée en divers sens sur toute la longueur du pont arrière du paquebot. Tantôt se plaquant sur les pieds d’une chaise longue, tantôt glissant sur les larges façades des cheminées du moteur. Tourbillonnante avec une pointe de provocation, la feuille se jouait du vent et de sa destinée, puisqu’après tout, elle n’était qu’un morceau de papier. Mais pour cet écrivain, cette feuille insoumise représentait bien plus. Peut-être même au-delà de tout entendement.

Les pas précipités du jeune homme se succédèrent dans un écho étouffé, il courait à sa poursuite comme s’il s’agissait d’une amoureuse fugitive. Il était bien déterminé à la récupérer.

A deux moments précis, il s’en approcha, mais rapide comme une tourmente, elle fila. La garce ! A la troisième tentative, lorsqu’il accéda au pont de la promenade, la feuille froissée en boule, roula lentement. Etait-elle en train d’abdiquer ? Le bras tendu dans sa direction, il pouvait sentir son cœur palpiter. De timides centimètres les séparaient. Dans un élan d’espoir, il tendit tous ses doigts vers son bord corné, lorsqu’un frisson d’effroi le traversa. Elle lui échappa, encore, inexorablement. La feuille atteignit dangereusement la poupe du navire. Plus que quelques mètres avant qu’elle ne s’enfuie définitivement comme peut l’être une promesse d’amour devenue infidèle. Dans un dernier élan, il s’élança de tout son corps pour l’atteindre, mais la destinée en avait décidé autrement. Son pied heurta un bollard d’amarrage en travers de son passage. Ce fut la chute. Il tomba par-dessus bord et disparut dans l’écume.

Au loin dans le silence et la froideur de la nuit, le paquebot s’éloignait. Flottait à la surface, la page meurtrière sur laquelle on pouvait lire :

« de la nuit à l’aurore, je t’apporterai les fleurs de la céleste plaine. »

Chapitre 1- « Break on through to the other side. »

Evade-toi, passe de l’autre côté.

You Know the day destroys the night

Tu sais que le jour détruit la nuit

Night divides the day

La nuit divise le jour

Tried to run

J’ai essayé de courir

Tried to hide

J’ai essayé de me cacher

Break on through to the other side

Evade-toi, passe de l’autre côté

Jim Morrison- « Break on through to the other side »- 1967.

De nos jours dans les collines du comté de Wiltshire, en Angleterre.

« Il y a deux genres de personnes, ceux qui croient en une seule réalité de notre monde, et puis ceux comme Jim Morrison qui pensent qu’il existe l’univers du connu et l’univers de l’inconnu, et entre les deux The Doors. Voilà ce qu’était en train de penser, Lou, brunette de seize ans et demi, qui tout en écoutant « Break on through to the other side » de Jim Morrison, les écouteurs vissés sur ses oreilles, ajustait la bague de son objectif photo. Jim Morrison avait été un chanteur brillant, poète maudit, sex symbole, et cofondateur du groupe The Doors dans les années 70, devenu l’idole d’un rock psychédélique avec des tubes comme : Light my fire, The End, People are Strange, Riders on the Storm, Alabama Song.

Le nez collé à son objectif numérique, Lou observait un cercle noir qui s’étirait dans l’obscurité, et tout au bout, perça une lumière aveuglante. Avec minutie, elle adaptait le cadre pour obtenir l’image recherchée : des nuages d’une fin de journée d’été moutonnaient dans le ciel anglais au-dessus du célèbre site néolithique de Stonehenge érigé entre 2800-1000 av JC. Le monument mégalithique était composé d’un ensemble de monolithes de grès brut. Ces pierres de plus de sept mètres, dressées vers le ciel, impressionnaient tant elles surgissaient du sol pour donner l’impression de s’envoler ; d’où son nom : les pierres suspendues. Et derrière les immenses portes aux quatre points cardinaux du cercle, faisant penser à des géants protecteurs, se trouvait une enceinte circulaire qui cachait en son cœur de surprenants menhirs bleus.

L’effet surréaliste et mystérieux recherché, Lou activa le minuteur de son appareil photo. Une petite lumière rouge clignota, le déclencheur moulina, un déclic résonna. La photo était prise. Lou vérifia aussitôt sa qualité et satisfaite, valida son cliché. Elle sourit tout en redressant le nez, lorsqu’elle aperçut un groupe de touristes s’éloigner. La poisse, elle était larguée et tout le monde allait remarquer son retour en plein milieu du speech de la guide. Elle qui préférait la discrétion. A pas de chat, elle s’avança vers sa mère, la quarantaine, au look vintage et rock qui suivait l’arrière du rassemblement. Son intuition était bonne, les gens remarquèrent son arrivée, la dévisagèrent, les uns le nez plissé, les autres les sourcils en barre. Tant pis, fallait assumer. Arrivée à la hauteur de sa mère, Lou tira la manche de son blouson et chuchota.

— Eh ! Maman, par ici !

Sa mère se détourna du groupe pour l’accueillir dans le creux de ses bras.

— Qu’est-ce que tu veux ma douce ?

— Approche, c’est juste un souvenir. Un petit selfie.

Lou sentit sa joue rose et fraîche se coller contre la pommette tartinée de fond de teint de sa mère. Le bras tendu et l’objectif tourné en leur direction, elle figea un large sourire.

— On ne bouge plus !

Sa mère prit une pose.

— Cheese ! lâcha cette dernière.

Lou maintint l’appareil pointé vers elles - Flash - plissa des yeux, puis regarda aussitôt l’image numérique.

— Maman … ! dit-elle en grimaçant. Lou venait de découvrir la position de sa mère, bouche en cul de poule, poitrine en avant et, cerise sur le gâteau, le signe du « métalleux ». Year !

Lou soupira. Elle en avait plus qu’assez de voir sa mère en représentation. Pas un seul cliché d’elle au naturel.

— Je vais en faire quoi maintenant de cette photo !?

— Ma chérie, je suis Jane Wild !

Le visage tout entier de Lou s’allongea, ce qui laissa supposer qu’elle n’appréciait guère cette attitude provocante. Sur quoi, elle jeta sur sa mère un regard plein de reproche et bouillonnait intérieurement : Oui, tout le monde le sait, tu es Jane Wild, mais tu es aussi ma mère, et ce n’est pas parce que tu as vendu des millions d’albums, et que tu as chanté en duo avec David Bowie que tu oublies que moi aussi, comme toutes les filles, j’aimerais avoir une photo de nous, sans ton stupide sourire d’artiste ! Sa mère avait vraiment l’art de l’irriter.

— C’est ça ouais, continue de faire ta maline ! maugréa Lou.

Jane qui connaissait les humeurs de sa fille sur le bout des doigts, n’était pas encline à entrer dans son jeu. A la place, elle afficha une expression malicieuse, et la main tendue agrippa sa fille par l’épaule pour la traîner vers le groupe de touristes agglutinés autour des pierres dressées.

— Viens, allons-nous cultiver !

— Tu me fatigues ! finit par lâcher Lou qui lui aurait bien volontiers balancé l’appareil photo sur sa tête. Mais non, une fois de plus, elle essaya de se montrer raisonnable. A la place, elle détourna son attention sur la guide, une femme aux cheveux argentés et à l’uniforme baroque très coloré.

— Par ici s’il vous plaît, demanda la guide. Et mettez-vous en cercle pour que tout le monde puisse entendre.

Toujours obsédée par la photo ratée, Lou lança un dernier coup d’œil sur l’image. A cet instant, sa mâchoire se crispa déformant le bas de son visage. Ce qu’elle ressentit ? De la contradiction. De l’amour et de la haine. L’expression de sa mère était vraiment flamboyante de narcissisme ! Comme toutes ces chanteuses à la notoriété internationale, s’avouait-elle avec consternation. Et aujourd’hui que Lou devenait une jeune femme, que son corps se transformait, elle réalisa qu’il était parfois difficile de trouver sa place à l’ombre d’une mère telle que la sienne. Heureusement, ces sombres réflexions ne l’empêchaient pas d’aimer profondément sa mère. D’ailleurs, elle l’aimerait toujours, c’était bien ça son problème ou celui de toutes les filles de l’univers. Lou échappa un sourire mêlé à un profond soupir que Jane surprit.

— Ma chérie, cesse de bouder, tu verras, cette photo ne te quittera plus, tu vas l’adorer !

En plus, elle se foutait d’elle, fulmina intérieurement Lou. C’en était trop !

— Je ne suis pas une de tes fans tu sais, et puis, tiens regarde ! Sans hésitation, Lou supprima la photo sous son nez et rangea l’appareil dans son étui avant de bloquer le fermoir dans un bruit sec. Elle l’avait bien cherché. Vlan ! L’incident était clos. Dans un mouvement désinvolte, Lou lui tourna le dos avant de tendre l’oreille pour écouter attentivement la guide. Jane accusa le coup, sa fille était allée trop loin. Un silence s’imposa. Or …

— Stonehenge, aussi surnommé les pierres suspendues, a été hypothétiquement un monument religieux, un calendrier astronomique, ou encore … une porte vers l’au-delà.

La guide balaya du regard l’assemblée et continua d’une voix intimidante.

— Ses contemporains croyaient à l’immortalité des âmes, et pensaient qu’au solstice couchant, le monde des morts apparaissait aux vivants et ces dolmens en étaient les portes.

Lou marqua une moue dubitative. Comme s’il existait une vie après la mort ! pensa-t-elle . Quoique … reprit-elle tout en se rapprochant de la pensée de Jim Morrison. Ce n’était pas parce que l’on ne voyait rien, que cela n’existait pas. Et puis, en vrai, elle aimerait bien savoir. Peut-être qu’en les touchant, elle pourrait sentir un petit quelque chose, un frisson ? Piquée par ce soupçon de curiosité, elle s’avança à l’insu de tous vers un dolmen et tendit timidement sa main. Elle était à quelques centimètres de ce granit gris, presque noir.

— Aujourd’hui, ces roches contiennent sans doute toutes ces légendes mais selon l’une d’elles, toucher une pierre peut donner des pouvoirs ou … tuer ! asséna d’un ton lugubre la guide.

— Hoou !

A l’unisson, l’assemblée marqua un mouvement de stupeur.

— … Oui ! Tuer ! renchérit la guide.

Lou retira aussitôt sa main qu’elle plongea dans la poche de son jean ; ce n’était jamais bon signe lorsqu’on évoquait de vieilles malédictions.

— Alors ma chérie ! Tout va bien ?

Lou resta silencieuse.

— Allez, on ira chez Bobbys après la visite !

Jane, dont on entendait dans sa voix toute la bienveillance d’une maman aimante, se pencha vers sa fille.

— D’accord ? demanda-t-elle en remarquant l’expression de joie, promptement réprimée sur le visage de Lou, toujours un peu boudeuse. De la même manière que Lou aimait sa mère, Jane aimait inconditionnellement sa fille avec ses défauts. Jane savait que Bobbys à Londres était le salon de thé préféré de Lou qui pouvait y dévorer sa pâtisserie adorée : un cup-cake à la fleur d’oranger et aux graines de pavots. Elles y seraient en deux heures de route, réalisa-t-elle en regardant sa montre qui affichait 15h30.

— OUPS ! Vous m’avez fait peur ! lâcha Jane qui sursauta lorsqu’une touriste exaltée l’aborda en agrippant la manche de sa chemise.

— Vous êtes bien Jane WILD la chanteuse ?! s’enquit la femme avec un fort accent français. Jane sourit derrière ses lunettes noires et allongea la main vers la femme.

— Donnez ! lança Jane qui s’empara d’un stylo et du ticket d’entrée tendu par la fan sur lequel elle griffonna un autographe à la signature expansive. D’autres touristes, qui réalisèrent la présence de Jane Wild, profitèrent instantanément de la situation. Un amas dense se forma autour d’elle. Jane comprit qu’elles ne seraient jamais chez Bobbys avant 18h et pour Lou, c’en était terminée de cette petite promenade incognito. Exaspérée, Lou leva les yeux au ciel. Quand pourrait-elle partager un moment unique avec sa mère ? Il y avait tout le temps une personne, un groupe, un homme, un manager, un clip, un journaliste, une tournée et elle en passe, pour les séparer. A chaque fois, ce genre de situation lui collait le bourdon. Si bien qu’elle finit par se détourner du groupe, et s’isola de tous. La fureur se métamorphosa en un puissant désir de curiosité. Cette fois-ci, elle était bien décidée à percer le mystère. Après tout, fallait bien s’occuper pendant que sa mère se faisait dévorer par sa notoriété. A l’insu de tous, Lou déploya le bras, la main prête à toucher le dolmen. Et si les légendes étaient réelles ? Si cette pierre était une porte vers un autre monde, si la guide disait vrai ? Elle posa délicatement le bout de ses doigts fins, effleura la pierre encore chaude par les rayons de soleil, puis, plus entreprenante, déplia la main tout entière sur le dolmen, toujours dans l’espoir de ressentir ce petit quelque chose : des picotements, une chaleur, ou un courant d’air au parfum d’éternité ? Mais au bout d’un moment, rien, ou tout juste cette pointe de moiteur au creux de sa paume révélant une légère appréhension. Non vraiment rien.

Affichant une moue de déception, Lou retira sa main. Au loin, dans son champ de vision, la guide surprit sa déconvenue et, tout en fixant Lou du regard, haussa des épaules le sourire moqueur. Gênée, Lou baissa les yeux.

17H20, deux heures plus tard, des pneus s’agrippaient au bitume, le moteur tournait à plein régime. Jane, la mère de Lou, conduisait sa voiture sportive sur les routes étroites du comté d’Hampshire. Assise à gauche, Lou contemplait à travers la vitre les pointes du soleil couchant. Ses rayons taquinaient les courbes des landes et de son abondante végétation retenue par des murets en pierres séchées qui bordaient soigneusement les routes.

17H22. La roue arrière frôla dangereusement le bas-côté gorgé d’eau. Jane redressa puis brisa le silence.

— Toujours partante pour Bobbys ? J’espère qu’il y aura ce jeune serveur, je crois qu’il t’aime bien.

Lou balaya sa remarque d’un geste lascif de la main qu’elle posa sur son front, juste en dessous de sa frange fraîchement coupée.

— Mouais…, bougonna-t-elle.

Sa mère leva un sourcil dubitatif.

— Tu pourrais faire un effort. Espèce de sauvageonne !

Ce surnom lui allait comme un gant. Il était vrai que Lou nourrissait depuis sa tendre enfance un comportement introverti et secret.

Dans son entourage proche, tout le monde se souvenait encore de l’incident de la maternelle. En ce jour de Carnaval, sa maîtresse reçut en cadeau une cage remplie d’oiseaux exotiques et multicolores. C’était l’attention délicate et non sans intérêt de monsieur Murphy tout juste divorcé. Cette attraction fit le bonheur de tous, sauf de Lou. Il était hors de question qu’elle s’approche de cette prison pour oiseaux. Et à la grande surprise de tous, Lou piqua une crise de nerfs, hurlant et se roulant à terre, les pieds et les mains en boule.

Personne n’avait deviné que Lou, les couettes dressées, détestait l’encagement, ou toutes formes d’enfermement. Un oiseau était fait pour voler et non pour patauger dans son urine en attendant les quelques graines de céréales offertes par des écoliers mal dégrossis. Or un jour, quelques semaines après l’évènement, la maîtresse en arrivant sur le palier de l’entrée de l’école poussa un petit cri aussitôt étouffé. La cage était ouverte et les oiseaux avaient disparu laissant quelques plumes colorées comme petit mot d’adieu. Tout le monde fut triste, sauf Lou secrètement enthousiaste à l’idée de les imaginer virevolter librement dans un ciel d’un bleu enchanteur, celui-là même de ce vingt mars, journée annonçant le printemps.

Aujourd’hui, onze ans plus tard, 17H23. Lou regardait par la vitre une mouette voleter au-dessus d’un champ d’herbes sauvages et s’étonna de voir cet oiseau marin s’aventurer si profondément sur les terres. Se serait-elle perdue ? se demanda Lou tout en se redressant subitement. Des gouttes rouges tombaient sur son chemisier. Lou pressa son nez couvert de sang.

— MAMAN !

Sa mère tourna le visage vers elle et, paniquée, défit son foulard. Elle lui tendit pour empêcher le sang de couler. Ce fut à ce moment que Lou réalisa. En face, sur la route, un mini-van fonçait droit sur elles.

Pourquoi roulait-il si vite ? Pourquoi était-il au milieu ? Pourquoi était-il si gros ? Lou n’eut pas le temps de crier.

17H24 et des poussières.

Impact. Le choc arrêta le temps et le son s’étouffa. La tôle se froissa en silence, la voiture tourna sur elle-même, leurs corps furent secoués, la porte côté passager fut arrachée, tout bascula et prit feu. Lou ferma les yeux.

17H25. Il faisait noir. Très noir même.

Chapitre 2- Summertime

Summertime, time, time

C’est le temps de l’été

Child, the living’s easy

Petit la vie est facile

Fish are jumping out

Les poissons sautent

And the cotton, Lord,

Et le coton, Seigneur

Cotton’s high, Lord, so high.

Le coton est haut, Seigneur, si haut

(…)

One of these mornings

Un de ces matins

You’re gonna rise, rise up singing

Tu te lèveras, tu te lèveras en chantant

You’re gonna spread your wings,

Tu déploieras tes ailes

Child, and take, take to the sky,

Petit, et réfugie-toi, réfugie-toi dans le ciel

Lord, the sky.

Seigneur, le ciel

Until that morning

(Jusqu’à ce matin)

Honey, nothing’s going to harm you now

(Chéri, rien ne te fera du mal maintenant)

No , no, no

Non, non, non

Don’t cry

Ne pleure pas

Janis Joplin - « Summertime » - 1969.

Un mois plus tard. Honey, nothing’s going to harm you now, no ! (Chéri, rien ne te fera du mal maintenant) hurlait Janis Joplin dans les enceintes posées aux quatre coins de la chambre de Lou. Le sillon d’un disque vinyle tournait. Apparaissait au milieu de la masse noire et brillante le titre en surimpression de l’album seventies rouge feu de Janis Joplin I got dem’ol Kosmic blues again mama .

Entassés, juste à côté de la platine, des cartons marqués en lettres rouges DESTINATION : FRANCE. Un peu plus loin, dépérissait sur le bord d’un bureau un pauvre sandwich bacon à peine croqué et juste en dessous, traînaient à terre, une paire de converses grises, une besace pleine à craquer de fringues, et des sacs poubelles remplis de papiers.

Le diamant de la platine se souleva, la chambre cessa d’être assourdissante.

Dehors, il faisait encore nuit lorsque Lou, le crâne enrubanné d’un pansement, se pencha vers le microphone électrostatique de sa station-web radio, sa bouche collée à l’écran anti-pop de mousse noire protégeant le capteur.

— Nous venons d’entendre l’incommensurable Summertime de Janis Joplin, emportée par une overdose. Elle a ainsi rejoint ses petits camarades ; Jimmy Hendrix, Jim Morrison, Tim Buckley…

Lou marqua un silence, retenant sa respiration. Elle venait de se souvenir d’un moment précis dans son passé.

Six ans plus tôt. Onze bougies sur un gâteau d’anniversaire furent soufflées d’un coup. Haute comme trois pommes et coiffée de deux nattes mutines, Lou ouvrit avec émerveillement son cadeau tout juste posé devant elle. Impatiente, ses petites mains déchirèrent le papier multicolore pour révéler l’objet tant rêvé : un émetteur radio stéréo avec sa panoplie d’accessoires : microphone, câbles, casque... Lou se jeta dans les bras de sa mère.

— Merci maman !

— Mais je ne suis pas toute seule ! répondit Jane qui l’invita à se retourner vers l’assemblée. Ma puce, n’oublie pas tes bienfaiteurs !

Dans un élan de joie, Lou embrassa les joues rebondies mais mal rasées d’un chanteur anglais des années 80, se fit taquiner les nattes par un guitariste au jean déchiré et sauta sur les genoux du bassiste de renom international.

— Merci ! dit-elle, en embrassant le dernier de la bande.

— Tu as intérêt à faire de la pub pour nous, retour à l’investisseur ! taquina le chanteur.

— Et pas de gros mots hein ! ajouta le guitariste.

— Tu plaisantes ! Que des gros mots OUAIS ! s’enflamma le bassiste. Et des injures aussi !

Lou s’empressa de déballer sa radio.

Certaines personnes pouvaient trouver choquant qu’une enfant de dix ans fête son anniversaire non pas avec les chérubins de son âge, mais plutôt avec une bande de musiciens déjantés et endiablés. Lou répondait bien volontiers à ces personnes ignorantes, que Tonton Jack, Benny le King, et Roxy le blues étaient bien plus que des amis, ils étaient sa famille. A l’époque du biberon, son couffin avait fait deux fois le tour de la planète sur le rythme des comptines rock des années 70-80 en guise de berceuse, et chantées par le clan des barbus. A sa première dent, Lou avait déjà connu les tournées dans des déserts aux kilomètres interminables, et à sa seconde dent, elle faisait de l’Air guitar dans les backstages. Plus tard, Lou se souvint également des heures d’attente et de solitude. Des coloriages plus ou moins ennuyeux, des jeux de garçon manqué, de ses cours de mécanique avec tonton Jack le bassiste ou encore avec Benny le batteur qui lui montra comment réparer un générateur électrique avant un concert. Puis un jour, une rencontre avec celui qui devint l’homme de sa mère et aussi le sien. Papa Andrew, manager de Jane, flaira le désir de Lou : devenir d’animatrice radio. Andrew ne s’était pas trompé. Lou avait le mot juste et bienveillant pour l’artiste, avec cette préférence pour les années Woodstock, ce qui la rendait différente de ses petits camarades influencés par la techno des années 2000. C’était son choix, voilà tout.

Ce jour d’anniversaire, Lou réalisa enfin son rêve. C’était sans nul doute une manière d’être plus proche de sa mère, un partage de passion sans entrer en compétition. Oui, avec ce raisonnement, Lou était mature pour son âge. 1-2-34, c’était parti ! Premier jour de Radio Online.

Mais aujourd’hui, 6 ans plus tard, alors que sa mère était morte dans l’accident, autant faire une pause. Une longue pause, décida Lou.

Les cartons entassés la ramenèrent à la réalité du présent. Il était temps de boucler son animation radio et de partir. Raclement de gorge, Lou reprit son souffle et se lança.

— … et pour sa toute dernière, Radio Online vous invite à vous envoler avec une des météorites du Rock and Roll ! Je vous quitte sur les rives de Nick Drake avec son éternel River man.

Lou balança le morceau, démonta le micro d’un tour de tournevis et enfila un blouson de cuir cintrant sa fine taille de brindille d’un mètre soixante. Ensuite, sans plus attendre, elle regroupa les disques vinyles seventies dans un carton qu’elle enroula d’un épais scotch brun. C’en était terminé.

Lou connaissait les noms des groupes, les titres, les histoires des chanteurs ou musiciens, rien ne lui échappait surtout les anecdotes des années 70 glanées auprès des amis de sa mère ou dans des lectures spécialisées. Lou était, selon son entourage, étonnante, rare et peu commune. Combien de jeunes femmes de son âge connaissaient sur le bout des doigts la discographie de ces années Woodstock se demandait sa mère avec fierté.

Les auditeurs de Lou l’avaient souvent entendu derrière son micro animer ainsi la radio :

— Ce soir, Pink moon, 3 ème album de Nick Drake, qui, dépressif, déboulait chez ses parents, pour s’y réfugier et y mourir d’une surdose d’antidépresseur. Il n’avait que 26 ans. Elle saisit une autre pochette : Songbook de Jimmy Hendrix, retrouvé mort le 18 septembre 1970, au Samarkand Hôtel à Londres. Les circonstances exactes de sa mort font toujours l’objet de controverses, mais officiellement, il se serait étouffé dans ses propres vomissures.

C’était ainsi qu’elle passait des nuits entières à animer « Radio Online » et possédait une impressionnante collection de vinyles et d’objets vintage. Ce qui lui conférait un petit look assez sympathique qui passait rarement inaperçu parmi les jeunes de sa génération.

Lou se redressa et s’arrêta devant les punaises restées encore épinglées sur le mur. Leurs têtes rondes et multicolores encadraient désormais un espace vide. Le cœur de Lou se serra d’un cran.

Tant de pertes, de liens brisés, de cet amour qui est parti, et qui s’échappe quelque part. La mort signerait-elle la fin de l’amour, où est-ce que l’amour est plus fort que la mort ? Lou finit par caler le carton fermement sous son bras et de l’autre saisit le sac. Dans l’embrasure de la porte, elle jeta un dernier coup d’œil sur cet espace déserté et désormais silencieux. Adieu petit bout de paradis ! Elle inspira une profonde bouffée d’air car elle sut que désormais, il n’y avait que l’enfer qui puisse s’ouvrir à elle. Elle quitta la chambre, laissant la porte se refermer sur son passage. This is the end comme dans la chanson de Jim Morrison pensa Lou. Oui, c’était bien la fin d’une époque.

De pierres blanches et de briques rouges, une ravissante demeure victorienne rayonnait dans le quartier des artistes à Whitechapel au cœur de Londres. Au milieu d’un salon en demi-cercle qui s’ouvrait sur le jardin, était assis dans un large fauteuil capitonné, Andrew, son beau-père, le visage marqué par ses cinquante ans et beaucoup de chagrin. Derrière ses lunettes rondes, dans le style de John Lennon, son regard accablé errait. Dehors, la fine pluie d’une fin d’été tombait sur les feuilles du jardin. L’aube se levait, laissant la lumière douce du matin s’infiltrer et illuminer la pièce. Elle se mélangeait avec un nuage de fumée sortie tout droit de la pipe de son beau-père.

— Je suis prête, Andrew !

Il ne bougea pas. Lou s’approcha d’un pas discret, puis s’arrêta à sa hauteur. Andrew, toujours immobile, ressemblait à une statue de plâtre. Soudain, une petite larme se déroba au coin de son œil, un triste éclat de vie. Lou posa tendrement sa main sur son épaule.

— Andrew …

— Oh oui ! réalisa-t-il en se redressant d’un coup, chassant en même temps le sanglot d’un revers de la main.

— On y va ? réitéra Lou avec douceur.

Un Hum s’étrangla dans la gorge d’Andrew, et sans un mot, retourna machinalement sa pipe qu’il abandonna dans le cendrier. En douceur il se leva, attrapa la valise de Lou et quitta le salon. Ses pas s’enfonçaient dans l’épaisse moquette du vestibule tandis que Lou le suivait docilement vers l’étroit couloir décoré d’un aquarium, d’affiches de concert, d’un article sur Andrew producteur de musique, d’un disque de platine, d’un cadre photo avec Jane en Pop star et… de toute une vie.

De ces photos s’échappèrent des sons d’ambiance : un chien aboyait derrière son premier scooter, une rover break rouge pétaradait, une cafetière sifflait, des fausses notes de guitare électrique grinçaient sur l’amorce d’une chanson, et enfin des éclats de rires fusaient entre Jane et sa fille.

Lou s’arrêta sur une de ces photos avec sa mère souriante, une guitare à la main, une écharpe arc-en-ciel autour du cou et une broche ancienne épinglée sur sa poitrine. A ce même instant, Lou porta sa main sur sa veste en cuir et toucha le bijou récemment hérité. Sa forme circulaire tissée d’entrelacs en feuilles d’acanthes argentées scintillait, ils emprisonnaient en trois parties et en son centre une pierre noire. De ce noir profond qui bien souvent réveillait les mauvais souvenirs.

Projetée le jour de l’accident, Lou entendit résonner en elle les souvenirs : des cris de panique, et les chariots des urgences à l’hôpital qui se mêlaient à la respiration lente et synchro des bips de l’électrocardiogramme. Ils ralentirent peu à peu pour ne devenir qu’un long et interminable bruit ; celui d’un cœur qui s’arrêtait de battre. S’ajoutèrent les pleurs de Lou, et ses hurlements d’effroi et de déchirement.

— Non, maman, je t’en supplie, réveille-toi !

Puis plus rien.

Dans le couloir de la maison victorienne, Lou caressait du bout du doigt le portrait de sa mère. Aujourd’hui, se dit-elle, après la mort, c’est le silence, celui de la gorge nouée, du vide qui remplace le plein, de la culpabilité et de ces mots que l’on ne peut plus prononcer : — Bonjour maman, je t’aime. Un voile noir passa ; une commémoration sur laquelle Lou ne voulut pas s’attarder.

Il était temps de partir. Au bout de ce couloir se trouvait l’avenir. Lou tourna les talons en direction de la porte d’entrée lorsque derrière eux, sans qu’ils ne s’en rendent compte, s’extrayaient d’un cadre photo des volutes de vapeur blanche juste un peu inquiétantes. Mais à mesure que Lou s’avançait vers la sortie, la fumée dans son dos s’épaississait pour prendre peu à peu la forme d’un spectre fantomatique, allongeant démesurément son bras à la chaire filandreuse et grisâtre. Toujours à son insu, la chose se rapprocha de Lou, plus près, terrifiante, roulant les flammes de l’enfer dans ses orbites noires, claquant ses dents pointues et libérant ses griffes acérées qui se déployaient, prêtes à griffer l’épaule de Lou. Par chance, Andrew, tout aussi ignorant que Lou de cette menace, ferma la porte sur leur passage stoppant net le monstre qui disparut.

Étrangement, Lou frissonna, elle avait senti cette chose, mais rien n’apparut, juste un reflet sombre sur la cloche de l’entrée. Elle haussa des épaules, et, d’un pas, rejoignit Andrew qui s’avança vers le portillon du jardin.

Longeant l’allée côte à côte, le bout des converses rouges de Lou évitèrent d’écraser les bouquets de fleurs défraichis déposés par les fans de sa mère ainsi que les dessins délavés dispersés sur le sol. Voilà bientôt un mois que sa mère était morte, réalisa-elle. Rien que d’y penser, son ventre se noua.

Ce n’était pas aussi imposant que la grille de Buckingham Palace lors de la disparition de la princesse Diana, mais presque ! pensait Lou, avant de croiser une vieille voisine. Cette dernière lui prit la main avec douceur.

— Melle Lou, vous allez me manquer.

Lou lui adressa une petite moue remplie de tendresse, avant de s’engouffrer dans la voiture.

— Quelle tragédie ! laissa échapper la femme.

Quelques mètres plus loin, la voiture s’arrêta à un feu rouge. Andrew pianota sur le volant de sa voiture. Le feu devint vert. Dans le reflet du rétroviseur, Lou aperçut la femme démunie, les bras ballants, la regardant s’éloigner. Lou ne la quitta pas du regard. Ce ne fut qu’au coin de la rue, lorsque la voiture s’engagea sur l’avenue, qu’elle réalisa. Ce fut une journée grise et triste. Oui quelle tragédie !

A l’aéroport, ils avaient beaucoup pleuré lorsque Lou quitta Andrew pour aller vivre chez Paul, son père, installé en France.

Plus tard dans la journée, l’ampoule d’un lampadaire s’alluma doucement et rejoignit ainsi une arrogante voie lactée urbaine. La ville scintillait de ses mille lumières. Au 76 rue Saint Louis, quartier chic de la Rochelle, une villa et une salle à manger à la déco Roche Bobois et Marie-Claire. Elle offrait une ambiance de calme apparent qui fut soudain brisé par la chute d’un verre. L’eau renversée sur la nappe fut en partie absorbée par les fleurs tissées. A toute hâte, Lou épongea l’excèdent d’eau avec sa serviette, aussitôt aidée par Maud, sa belle-mère, blonde et svelte, d’une jolie quarantaine d’années.

— Édouard ! protesta Maud qui observait avec un air de reproche ses fils de neuf et dix ans. On ne joue pas à table et toi Jules, tu arrêtes de faire des boulettes avec ton jambon !

Les deux espiègles plongèrent leur nez vers leur assiette, et complices, gloussèrent. L’un d’eux fit tomber une pomme de terre. Maud se tourna vers son époux, le regard piquant et le visage crispé.

— Mais bon sang Paul fait quelque chose ! insista Maud qui tirait nerveusement sur son petit pull en cachemire gris, lorsqu’elle sursauta.

Le poing s’écrasa sur le bord de la table et résonna dans toute la salle à manger. A son tour, Lou tressaillit et regarda son père, un bel homme de cinquante ans à l’allure imposante d’un mètre quatre-vingt-dix. Il fixa les garçons avec sévérité. C’était la minute bonne éducation.

— Attention vous deux ! menaça Paul dont le visage anguleux se crispa. Cela n’augurait rien de bon.

Déjà dans les années 90, Paul avait la réputation d’être particulièrement coriace. Jeune archéologue ambitieux et passionné, il n’hésita pas à sillonner la planète entière à la recherche de la moindre traces laissées par l’homme. Ainsi, il dénicha de nombreux objets préhistoriques et devint l’incontournable Indiana Jones français. Contre toute attente, il finit par accepter une proposition de travail plus sédentaire et s’installa à la Rochelle pour superviser les recherches de fouilles archéologiques dans la région. Il se satisfaisait de ce poste depuis maintenant vingt ans. Reconstituer l’histoire de l’humanité n’avait pas de préférence en termes de lieu. La planète entière était une sépulture ! défendait Paul lors de ses conférences. Il était devenu une sommité en la matière, un géant. Comme en ce moment d’ailleurs.

— Qu’a dit votre mère ? gronda Paul. On se tient droit et on mange proprement, c’est compris !?

En silence, les garçons se redressèrent et picorèrent quelques morceaux dans leur assiette.

— J’ai presque tout mangé, annonça Édouard, la voix geignarde qui s’empressa d’examiner l’assiette de son frère encore pleine. A cet instant l’attention se détourna sur Jules qui plongea son nez vers le sol, le bout des oreilles rouges de honte.

— Ce n’est pas bon, murmura Jules pour étouffer son embarras.

— Vous mangez un point c’est tout ! répliqua fermement Paul.

— Oui papa, répondirent-ils d’une même voix et dans un geste synchrone, enfournèrent une pleine cuillère dans leur petite bouche.

Pendant un instant Lou se souvint de son enfance, de la grosse voix de Paul qui tonnait du fond du bureau pour qu’elle termine sa soupe et de ce père qu’elle voyait, à tout casser, une fois par an. Mais ce soir-là, il ne dit rien la concernant, bien que le dîner n’eut guère de succès auprès d’elle. Lou avait à peine touché au plat, la charcuterie était même restée intacte remarqua Maud avec une pointe d’affliction. Aura-t-elle plus de chance avec son dessert ?

— J’espère que tu aimeras mon riz au lait ? demanda-t-elle à Lou, avant de se diriger vers la cuisine en emportant les restes.

Lou ne répondit pas, focalisée par le reflet de ses deux frères sur la cloche à fromage. Vraiment ces deux là ! Les petits monstres lui adressaient d’horribles grimaces. Bien entendu leur père ne voyait rien, mais chose ironique, tandis qu’il soulevait la cloche…

— Un peu de fromage ? demanda-t-il.

… Lou profita de son mouvement qui la rendait invisible à ses yeux, pour à son tour, tirer une langue provocante vers les garçons. Elle grimaça comme l’affreux rocker Kiss des années 80, au masque mortuaire blanc, à l’étoile noire peinte autour de son œil et aux lèvres d’un rouge diabolique. Et ne lui demandez pas de se démaquiller ! aurait pu ajouter Lou sur les ondes de sa « Radio Online ». Que se passa-t-il dans sa tête ? Lou ne le sut pas vraiment, mais quel soulagement de pouvoir tirer la langue et de voir l’expression contrariée de ses deux frères. Les yeux tout ronds et de travers, ils l’observèrent bouche bée. L’un d’eux laissa même échapper un filet de bave tellement il fut surpris.

— Ah, enfin un peu de calme pour terminer le dîner ! souffla Paul qui n’avait rien vu de cet échange.

Puisque Kiss l’avait si bien inspiré durant le dîner, Lou s’en fichait bien que les accords rocks et sulfureux, I was made for loving you du même groupe, contrastaient avec la tapisserie fleurie de sa chambre rose. Les paroles s’écoulaient dans sa bouche : Ce soir, je veux tout te donner, dans l’obscurité, il y a tant de choses que je veux faire, sentir la magie, il y a quelque chose qui me rend fou…

Les écouteurs vissés sur les oreilles, Lou poussait vers le placard son équipement radio et son carton de disques. Ils glissèrent sur le parquet ciré passant devant trois paires de converses de différentes couleurs, deux bottines vintages, une robe en laine seventies, et des jeans, noir, jaune, bleue délavé, rouge, blanc, vert. Lou aimait plaisanter en disant qu’il y avait de quoi compléter les drapeaux du monde entier. Elle finit par déposer délicatement la broche de sa mère sur la pile de cartons qu’elle venait de coincer au fond du placard. Elle observa le monticule. J’y suis, c’est maintenant ! et impossible de faire marche arrière.

Avant de partir et de quitter l’Angleterre pour la France, Lou s’était promis de faire un tri dans ses affaires et de se séparer de celles qui lui rappelaient trop douloureusement sa mère. Du moins pour ces tous premiers mois, le temps de se reconstruire chez son père. Une promesse étant une promesse, même envers elle-même, il était temps. Temps de ne plus être envahie par les images de sa mère épuisée après les concerts, lui ouvrant ses bras, et d’elle, sa petite démone venue lui réclamer un câlin du matin. De sa mère lui arrangeant une coupe de cheveux hippy à souhait. D’une couronne de fleurs sur sa tête, ou encore de sa mère la protégeant des flashs des paparazzis. Dans ce dernier éclat de lumière maternelle, autant enfermer le passé avec ses souvenirs.

— Au revoir ! lâcha Lou dans une profonde respiration, avant de couvrir le tout d’un drap blanc, un pansement que l’on pose sur une plaie béante. Lou espérait sincèrement que ce geste aidera à la cicatrisation, avant de fermer la porte du placard et de tourner la clé à double tour. Le déclic du mécanisme de fermeture de la porte résonna. Elle eut le sentiment qu’il broyait son cœur. La page devait se tourner, même si cela faisait mal. Super mal d’ailleurs.

Lou sursauta. Toc toc toc ! La porte de sa chambre entrebâillée s’ouvrir. La tête de son père dépassa.

— Ma chérie !

Lou retira son casque.

— Je venais voir si tu étais bien installée ? Son père s’avança dans la pièce, un dossier sous le coude.

— Et puis j’ai quelque chose pour toi. Il défit la sangle du dossier en carton et en sortit une enveloppe kraft qu’il lui tendit.

— Ce n’est pas mon anniversaire ! dit-elle en plaisantant. Tout en rappelant par la même occasion que son père avait l’habitude de se tromper de date.

Avait-il perçu cet infime reproche ? Probablement pas.

— Allez ouvre ! insista-t-il tout en prenant place sur le bord du lit. Lou remarqua que son attention s’arrêta sur la photo de Jane posée sur la table de nuit et pendant qu’elle ouvrait l’enveloppe, Paul saisit le cadre.

— J’ai pris cette photo en salle de biologie, lors de la remise des diplômes.

Son père plongea son regard sur le sourire de Jane. Il devait se rappeler qu’à ce moment précis, elle lui avait dit I love you. C’était elle qui lui avait dit la première. Il sourit à son tour puis secoua la tête pour balayer ce souvenir.

L’enveloppe enfin ouverte, Lou en sortit un trousseau de clés et les photos d’un voilier.

— Whoua ! Pour une surprise, c’est une surprise, mais c’est quoi ?

— C’était un secret entre ta mère et moi. Plus exactement, c’était mon cadeau de mariage. Comme tu peux l’imaginer, elle ne voulait pas de bague, ni de diamant. Tu comprendras pourquoi après le divorce, elle et moi l’avons quelque peu abandonné à son triste sort. Donc voici, Oversea. Il était à ta mère, il est à toi maintenant.

Lou scruta de près la photo.

— Oversea… Il est magnifique !

— Je suis content qu’il te plaise. Tu le trouveras amarré au vieux port.

Son père se leva doucement et pinça affectueusement le pied de Lou.

— Allez, bonne nuit ma grande.

— Merci Dad.

Paul quitta la chambre en emportant sous son bras le dossier en carton sur lequel Lou lut l’inscription au feutre noir, deux mots : Dossier Jane. Elle s’étonna du choix de ces termes. Un dossier ? sur sa mère ? C’était peu commun. Elle aurait pensé davantage à Souvenirs Jane ou Mariage Jane & Paul. Bref. Le mystérieux Dossier Jane disparut en même temps que son père.

La porte se referma derrière lui, emportant les mille et un secrets de ce que fut ce couple. Si improbable dans l’esprit de Lou qui les définissait comme deux oiseaux, l’un classique, un moineau, l’autre plus panaché et exotique. Aussi loin que remontaient les souvenirs transmis par son entourage, Lou songeait au jeune homme et à la jeune femme qui se cachaient derrière ses parents.

Pour commencer, sa mère, avant d’avoir été chanteuse, avait été une jeune étudiante en biologie qui se camouflait derrière une grande mèche brune et des habits larges en velours côtelés. La mode seventies. Ce ne fut que très tardivement que Lou apprit qu’un grave accident était survenu lors d’une fouille en Mongolie et aurait stoppé net la carrière scientifique de sa mère, provocant par ailleurs la rupture du couple après la naissance de Lou. Cet épisode de leur vie resta pour beaucoup une énigme. Depuis, sa mère demeura muette sur le sujet. Quant à son père, il persévéra coûte que coûte sa passion pour l’archéologie, sautant dans un avion pour le moindre morceau de poterie proto-indo-européen, comme d’autres passent d’un trottoir à un autre pour aller chercher une baguette de pain. Il avait la bougeotte, voyageait beaucoup, et cherchait à déterrer les mystères antiques ou préhistoriques. Il n’avait rien du chercheur tranquille et discret ; cependant, en vue de lever des fonds pour ses fouilles, il s’était taillé une vie conformiste pour rassurer les financiers. Un homme sain, en grande forme physique, cultivé, et philosophe dans l’âme. Il troqua ses grandes boucles contre une coupe plus classique et épousa Maud en secondes noces, quelques mois après le mariage de Jane avec Andrew.

De retour au présent, Lou fixait la porte fermée comme s’il s’agissait d’un écran de télévision diffusant un film rétro. A quoi aurait bien pu ressembler ses parents s’ils étaient restés ensemble ? Elle détourna son regard, remit ses écouteurs, et, pensive, fixa la photo du voilier puis de sa mère. Après une dizaine de minutes, elle sentit son esprit l’abandonner et à sa grande surprise, sombra sans résistance dans un profond sommeil. Cette première nuit à la villa fut bonne.

Le lendemain matin, au lever du soleil. Au volant de sa BMW d’un gris métallisé modèle familial, Paul écoutait d’une oreille les nouvelles à la radio et du coin de l’œil observait sa fille dévorer un croissant.

A travers la vitre baissée, le nez au vent, Lou pouvait sentir les odeurs se réveiller : l’herbe fraîchement tondue du parc, la douce bise iodée de la mer refoulée par le vent du Sud, l’effluve d’un café en passant devant un glacier ; toutes s’engouffraient dans la voiture. Les décors de la Rochelle défilaient et Lou se surprit à trouver du charme à ces pancartes typiquement french et rouillées par le sel, le vent et le temps. Un instant fugace, souvenir de son enfance : une caresse. Elle croqua dans son pain au chocolat et savoura la pâtisserie encore toute chaude de Madame Barouane qui l’avait fait sauter sur ses genoux lorsqu’elle était poupon.

Le chocolat fondit dans sa bouche tandis que la voix monocorde du chroniqueur radio résonnait dans l’espace de la voiture.

— La France est plongée dans ce qu'il faut bien appeler une crise politique. Un climat plombé, hystérique, nauséabond. Hier, réputée impuissante face au chômage, la classe politique était désormais montrée du doigt comme corrompue. Mais comment en était-on arrivé à cette situation ?

— Cela doit te changer de l’Angleterre ? déclara Paul.

— Tu parles de la chocolatine ou des news ? blagua-t-elle tout en empruntant l’expression du sud-ouest de la France pour dire pain au chocolat.

— De la chocolatine ! répondit son père qui lui piqua un morceau. Telle une tigresse, elle lui sauta dessus pour le récupérer.

— Trop tard ! lança-t-il.

— Je n’aurai jamais cru cela de toi ! soupira-t-elle avant de se laisser retomber sur le fauteuil. Le grand professeur d’archéologie sumérienne qui enlève la nourriture de la bouche de ses enfants !

Ils se marrèrent. Son père la dévisagea d’un regard tendre. Elle sentit cette douceur et également qu’il était heureux de la retrouver après toutes ces années de séparation. Il savait qu’il n’avait pas été le père présent à tout moment et espérait du fond du cœur que sa fille gardait un bon souvenir des rares fois où ils s’étaient vus. Ce fut le cas. Surprenant son regard, Lou lui sourit timidement, refoulant ses émotions ; sans doute par pudeur. Il coupa le moteur.

— Allez ma grande, tu es arrivée. Tu veux que je t’accompagne ?

— Même pas en rêve !

Lou sourit et l’embrassa maladroitement. Surpris, le visage de son père s’illumina.

— A ce soir alors et bonne journée, finit-il par dire avant de tourner la clé de contact.

Lou sauta de la voiture.

— Ne t’inquiète pas. Bye bye ! dit-elle d’un air décontracté.

Le pas déterminé, elle se pressa vers une grande bâtisse tout en faisant un signe de la main en direction de son père. Le visage tourné dans sa direction, il observait sa grande fille aux longs cheveux châtains. Elle s’avança vers les portes du lycée, non sans marquer une petite angoisse. Elle lui sourit de nouveau pour le rassurer. Ce fut réussi, il s’en alla. Instantanément, Lou sentit son visage s’assombrir, son cœur s’emballa, ses mains moites se tendirent pour se resserrer en boule. Elle respira un bon coup, repoussant son trac et gravit les marches.

— Idiote, réalisa-t-elle, un lycée reste un lycée !

Plus que quelques marches avant d’atteindre la porte d’entrée du lycée privée de Sainte Marie. Orné de tous les artifices religieux catholiques et du haut de son siège, la statue de Saint Jean accueillait les visiteurs. Y compris Lou qui s’engouffra dans l’enceinte religieuse en empruntant un long couloir désert. Ses pas résonnèrent sur les dalles du XV siècle lorsqu’une surveillante vint à sa rencontre.

— Allez allez mademoiselle, dépêchez-vous ! s'alarma la vieille dame sur un ton brusque.

Lou regarda sa montre, mauvaise surprise, une heure de décalage avec l’horloge de l’école. Trois mots très inspirés sortirent de sa bouche.

— Et merde Papa !

Le tout accompagné par un long soupir. C’était tout lui ! Oublier les dates d’anniversaires, les horaires des trains, et les rentrées scolaires.

La surveillante frappa à la porte d’une classe, l’ouvrit et passa la tête.

— Mademoiselle Lou Wild-Marini qui vient d’Angleterre cherche le cours des 1 ère, histoire T2, confia la vieille dame.

Le professeur, Madame Vatran, costume carré et gris, se tourna vers la surveillante et lâcha d’un ton sec :

— Faite-là entrer, c’est ici.

Lou s’avança timidement, le regard tourné vers le sol.

— Mademoiselle, trouvez une place. Nous verrons votre dossier ensemble après le cours, ajouta Madame Vatran.

Un silence accompagna Lou dans sa traversée.

A mesure qu’elle s’enfonçait dans la pièce, elle eut l’impression d’être dans ce genre de film où l’image passait au ralenti, parce qu’il faut faire un effet. Sans oublier les personnages stéréotypés, pensa Lou, partie dans son délire. Tiens !

Voilà l’élève tirée à quatre épingles, qui la dévisageait d’un air hautain. La pimbêche dans toute sa splendeur. Plus loin, un garçon grotesque se retournait pour lui mater les fesses, c’était sans ambiguïté, le pervers idiot ; et enfin, le grand blond au fond de la classe qui l’observait avec curiosité. Une évidence, lui, c’était le beau gosse de cette bande de mâles boutonneux. Lou finit par prendre place à côté d’une élève à la coiffure rétro et au look très fashion victim. Une sorte d’Amy Winehouse, coiffée d’une choucroute rose. Ah ! Et ne pas oublier l’originale du groupe, bien sûr ! termina-t-elle de commenter tout en cherchant du regard l’intello. Il y avait forcément un ou une intello.

Peut-être la petite brunette au premier rang à gauche ?

Alors que Lou déballait son sac, Madame Vatran reprit ses notes.

— Bien, où en étions-nous ? interrogea l’enseignante qui, un peu perdue, souleva un sourcil. Ah oui, les invasions barbares !

A cet instant, dans un bruit sourd, toute la classe se tourna vers Lou. Elle réalisa alors le comique de la situation : la Barbare, c’était elle !

Lou ne put s’empêcher de rougir lorsqu’un jeune rondouillard qui somnolait en boule, se réveilla, étendant ses bras en croix tout en baillant généreusement.

Visiblement, lui aussi saisit la pertinence de la leçon du jour, car, contre toute attente, il lui adressa un clin d’œil.

Silence pesant. Lou se tassa, redressa son livre devant elle et sarcastique, jugea en silence.

— Ça commence bien !

16h pile sonnait à l’horloge de la piscine de Sainte Marie, annonçant la fermeture dans la demi-heure. Sous l’eau, des faisceaux lumineux se réfléchissaient sur la longue chevelure ondulante de Lou, caressant sa peau pâlotte. La sensation d’être enveloppée d’une masse douce et protectrice l’incitait à se laisser volontairement sombrer tout doucement vers le fond du grand bassin.

Là au moins, Lou était tranquille. Paisible, elle observait au-dessus d’elle les élèves nager au milieu de cette piscine communale, des petits crapauds.

Soudain ! Mais bon sang, c’était quoi ce bras musclé et cette main pressante qui la saisit fermement avant de la remonter à la surface.

— Mais ? paniqua-t-elle, tout en sentant l’eau s’engouffrer dans sa bouche.

Atteignant la surface, le beau gosse de sa classe tourbillonnait autour d’elle.

— Ça va ? demanda-t-il inquiet.

— Espèce de … lorsqu’elle s’interrompit, expulsant l’eau avalée par sa faute.

Très classe !

Il réitéra sa question en se rapprochant d’elle et d’un geste sensuel repoussa une mèche sur son front.

— Tout va bien ?

Observée par tous et se sentant humiliée, elle le stoppa net.

— Lâche-moi tu veux ! finit-elle par lui balancer froidement, en se libérant de son emprise.

— Comme tu veux ! répondit-il quelque peu surpris par sa réaction agressive.

Lou s’empressa de bondir hors du grand bassin.

— Hè ! Tout doux, je viens quand même de sauver tes fesses ! Tout en regardant le bas des reins de Lou. Mignonnes en plus ! réalisa-t-il.

En quelques enjambées, Lou atteignit sa cabine et s’enroula dans sa serviette.

De l’autre côté de la piscine, des filles la mâtaient jalousement, et plus particulièrement Julie, à l’allure bon chic bon genre qui lui lança un regard courroucé. Heureusement que Lou n’entendit pas leur conversation.

— Quelle allumeuse celle-là ! lança Julie venimeuse.

— Peut-être que les Anglaises ne savent pas nager ! ironisa une de ses amies.

— Thomas aurait dû la laisser se noyer ! enchérit Julie, dirigeant son regard méprisant vers Lou.

Pendant ce temps, Margot, la fille à la coiffure rétro, rejoignit Lou tout en dégustant une glace à la framboise aussi rouge que les pois de son maillot de bain.

— Bravo, tu t’es fait plein d’amies ! souligna Margot avec sarcasme qui pointait du nez Julie et ses copines. Regarde par-là ! Elles ne vivent désormais que pour toi ! Margot fixait Julie qui léchait également une glace d’une manière très provocante. Les deux filles se toisèrent.

— Celle-là, sous ses airs, quelle branleuse ! lâcha Margot.

Si Lou devait décrire Margot Iriante ? 17 ans, jolie fille au visage encore enfantin qui soulignait cette pointe rebelle de juvénilité par un rouge à lèvre Coco Chanel. L’unique fille de sa famille, composée de quatre garçons, elle prit de l’ascendant en se passionnant pour la mode. Fashion victim, rigolote et excentrique, elle imposa la rubrique mode habituellement absente des journaux des lycées. Elle en était même très fière. Sa ligne éditoriale : Ne jamais négliger le détail, et marier les couleurs en évitant les divorces. Margot, devenue le modèle à suivre, rédigeait son article toujours très attendu en fin de semaine.

Bien sûr, les bottines vintages de Lou ne lui échappèrent pas, et conquis par le côté stylé de la p’tite anglaise, Margot lui offrit tout de suite son amitié. C’était admis ou acquis, ou les deux à la fois, Lou serait sa protégée.

Cette protection fut renforcée par son nom de famille, Iriante, lié au terroriste N°1 de l’ETA, Mikel Albizu Iriante. Serait-il de la famille ? Margot aimait laisser planer le doute. Car si vous lui cherchiez des noises, la menace de sa ribambelle de frangins bien musclés planait.

En attendant, sur les margelles de la piscine de Sainte-Marie, Margot s’empressa de rattraper un bout du sorbet qui glissait sur le cornet.

— Pas très discret, ton sauveur ; il ne te lâche pas du regard ! s’acharna Margot.

Au fait, son petit nom c’est Thomas, précisa-t-elle en scrutant cette fois-ci dans la direction du jeune homme.

De l’autre côté de la piscine, Thomas, tout en discutant avec ses amis, jetait des coups d’œil furtifs vers Lou. Elle se décala de trois quarts et croisa son regard dirigé vers elle, tandis qu’il essuyait ses cheveux ébouriffés, puis son torse musclé. Gênée, elle baissa les yeux, se détourna et emmitoufla son nez dans sa serviette de bain.

— Dommage pour le bouche à bouche, finit par lâcher Margot.

Lou grimaça, embarrassée.

— Tu es scandaleuse ! lança Sophie qui rejoignit Margot.

Lou reconnue la brunette piquante du premier rang.

— Et toi Lou, tu rougis et c’est trop mignon ! Vive Lamartine, Sand, Nerval, Austen !

La voilà, notre petite intello, avec ses références d’auteurs classiques, c’était bien elle ! pensa intérieurement Lou qui sourit.

— Appelle-moi Sophie !

Sophie Derosa. Du haut de ses onze ans, Sophie affichait un beau visage bien qu’un peu irrégulier à cause de ses grands yeux en amande et un petit nez en trompette. Elle était la fille unique d’un garagiste et d’une concierge d’origine italienne. D’ailleurs, sur sa carte d’identité, était inscrit : Sophia.

Tous les trois s’entassaient dans un minuscule trois pièces au rez-de-chaussée avec un adorable cocker de race anglaise baptisé Aldo. Pour ne pas finir illettrée comme son père, Sophia s’était très tôt mise à lire, même si ses premières lectures furent les modes d’emplois des voitures jetés négligemment dans un coin du garage. Devenue dès la maternelle la petite intello, ses parents n’hésitèrent pas à l’inscrire dans cette école privée, acceptant les fins de mois difficiles. Sophia avait tout pour devenir ministre s’enorgueillit son père ou juge ! Car Sophia avait aussi hérité du tempérament fort et justicier de sa mère, elle n’avait peur de rien. Sans doute aussi parce qu’elle était sûre d’elle et qu’elle maîtrisait parfaitement les langues anciennes et l’Histoire. Elle se plaisait à dire avec une pointe de dérision, tout en plissant ses yeux malicieux et noirs : Sophie en grec veut dire Sagesse, alors écoutez-moi ! Tout était très clair et organisé dans sa vie. Un chat est un chat, et lorsqu’elle avait quelque chose à dire, c’était entendu, comme aujourd’hui d’ailleurs.

— Waouh ! Quel spectacle ! jubila Sophie. Tu as vu la tête de Julie ? Elle fume de partout ! Sophie se bidonna. Remarque, ça fait trois ans depuis Martin qu’elle travaille le dossier Thomas le beau gosse.

— Pourquoi il faut toujours que tu reparles de ce nul ? lança Margot, les poings serrés.

— Martin !? Oups, terrain miné, désolée Margot.

Sophie se tourna vers Lou qui terminait de s’habiller.

— Pour te mettre à la page, précisa-t-elle, Julie lui a piqué son ancien petit copain.

— Tu exagères, coupa Margot. Tu sais bien que Julie aime se servir dans mes ordures.

Lou n’eut pas besoin d’être très perspicace pour constater que Margot était susceptible et Sophie provocante.

La sonnerie retentit lorsque Margot se tourna vers Lou et se hasarda à lui demander :

— Tu viens avec nous au Café de la Marine ?

— Désolée, je file, mais peut-être demain ? Salut !

Comment dire à ses deux nouvelles amies qu’elle avait rendez-vous avec un bateau. Sans ajouter un mot, Lou saisit sa besace et fila. De leur côté, les filles la regardèrent partir, sans trop quoi penser.

— Tu crois qu’on a été relou ? s’inquiéta Margot qui termina sa glace en croquant le bout chocolaté du cornet.

Sophie mâcha son chewing-gum, réfléchit un instant.

— Humm … Benn … Euhh … minimisa Sophie qui ponctua sa phrase par une belle et ronde bulle.

—OK, tais-toi ! répondit Margot, un peu dépitée.

Elles sont marrantes, conclut Lou avant de disparaître au bout du trottoir qui longeait l’enceinte de la piscine.

Dans le vieux port de la Rochelle, l’air sentait les algues lorsque Lou longea le ponton central et découvrit Oversea, un voilier blanc de dix mètres, un Richard Chassiron des années 70. Elle le détailla du haut de son mât qui cliquetait jusqu’à sa coque en teck. Lou l’avouait, ce rafiot couvert de mousses et de moules avait du caractère. Quelques coups de peinture et beaucoup d’amour, s’enthousiasma-t-elle. Or son exaltation disparut lorsqu’elle se retourna pour observer cette fois-ci l’environnement et les quelques habitués de ce lieu qui s’exposaient à son regard. A l’entrée, l’énigmatique gardien du port rangeait ses courses dans sa baraque flottante, une sorte de cabanon dont les murs de planches avaient perdu leur peinture par endroit. Lou aurait pu baptiser ce lieu d’un titre de film d’horreur avec le personnage inquiétant d’un écrivain devenu fou, en plus poilu ! Un peu plus loin, un jeune costaud en tenue pseudo militaire s’installait sur un bateau-moteur. Celui-là sortait d’un film d’action. Et enfin, tout au bout du ponton, un couple de retraités donnait à manger aux mouettes.

Les oiseaux d’Hitchcock ! termina Lou avant de plisser les yeux vers le ciel.

Au-dessus, les belles océanes blanches s’envolèrent pour se disputer le moindre morceau de mie et pour certaines, toutes aussi curieuses que Lou, tournoyèrent au-dessus des embarcations, en poussant leurs habituels cris rieurs. Bonjour l’ambiance ! Ça promet ! Mais pas question d’être impressionnée. D’un bond tonique, Lou grimpa sur le voilier abandonné, sous le regard inquisiteur de son voisinage.

Froissement d’une chaîne en acier, Lou posa sa main hésitante sur un cadenas rouillé qu’elle ouvrit puis, poussa la porte grinçante. Dans un nuage de poussières, à gauche de l’entrée, la planche de bord accueillait le visiteur, et juste en face s’étalait la banquette bleu-marine sur laquelle dormait une vieille guitare. Une Framus acoustique, nota Lou. En trois pas et pas un de plus, elle se retrouva au milieu du carré et forma un long trait brillant sur le bois verni avec son doigt qu’elle glissa sur la table centrale couverte d’une fine couche de saletés. Elle jeta son sac sur un coussin, épingla la photo de sa mère et après un rapide coup d’œil, s’accroupit devant la trappe du plancher qu’elle ouvrit sur l’espace du moteur. Une épaisse toile d’araignée l’accueillit. Lou se redressa et chercha du regard quelque chose qu’elle finit par voir. Elle attrapa la torche pendouillant à un clou et pressa le bouton, hélas, les piles étaient mortes. Elle se souvint alors de la mini torche de son sac qu’elle saisit et l’alluma avant de glisser courageusement tout son corps à l’intérieur de cet espace étroit. Qu’elle mauvaise idée, lorsque la toile d’araignée se colla instantanément à ses bras nus. La sensation était écœurante ! Sans plus attendre, armée de sa lampe torche coincée entre ses dents, Lou saisit un vieux tournevis et une brosse métallique pour bricoler les câbles de la batterie.

— Maudit circuit électrique, tu vas ressusciter bon sang ?!