Droit comme un pin - Jean-Paul Froustey - E-Book

Droit comme un pin E-Book

Jean-Paul Froustey

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Beschreibung

Alors que la plupart des jeunes partent en ville pour trouver un travail attrayant, Clément veut rester vivre dans les bois à tout prix, malgré les imprévus...

Clément est le dernier à faire couler la sève des pins, cette larme d’or dont parlait Théophile Gautier. À cette heure, toute la jeunesse abandonne la forêt et part en ville : dans les usines, on propose des conditions attirantes et des salaires réguliers et confortables. Mais lui fait de la résistance pour vivre dans le cadre qu’il aime : au milieu des bois avec mémé Justine. Il se déplace encore avec la vieille mobylette du grand-père. Bien sûr, les filles l’ignorent, et l’on se moque de lui. Mais peu lui importe ! Sauf qu’un jour, il perd son travail, sa grand-mère disparaît et le propriétaire de la maison qu’il habite le congédie. La situation semble sans issue. Il n’a pas d’amis à qui se confier. Pourtant, c’est le boucher du village qui évoque le concours de garde-chasse… Avant même de contacter l’Administration, Clément se prend à rêver : continuer à arpenter la forêt, acheter cette Renault 4 avec l’argent qu’il a découvert dans la boîte à biscuits de mémé Justine. Il est prêt à faire des efforts, même des sacrifices si l’équilibre est à ce prix. Mais est-ce que cela sera suffisant ? Trouvera-t-il la force d’avancer envers et contre tout ? Un roman plein d’amour, de tension et de tendresse.

Clément pourra-t-il rester vivre dans la forêt et obtenir le poste de garde-chasse malgré les difficultés ? Suivez son parcours surprenant et touchant dans ce roman historique empli de tensions, mais aussi de tendresse et d'amour.

EXTRAIT

Sans s’en rendre compte, il avait parcouru pas loin d’une dizaine de kilomètres, empruntant un itinéraire bien rodé qui le ramenait au pied de sa demeure. S’il n’avait pas tiré un seul coup de fusil, il avait tout de même cueilli quelques cèpes ! Avant de passer en cuisine, il devait attraper cinq ou six poulets et les isoler pour le marché de samedi. Il en avait déjà cinq en commande, mais il en prévoyait toujours un de plus. Il y avait souvent un acquéreur à la recherche d’une volaille.
Lorsque, enfin, il eut rentré son bois – il se chauffait avec la cuisinière et la cheminée d’un autre âge –, la nuit était tombée. Il alluma la radio pour écouter les informations. De Gaulle avait été désavoué, et Pompidou, fraîchement élu, se rodait au pouvoir. Sans faire de politique, Clément aimait se tenir au courant. Il avait l’impression que la société prenait un tournant. Malgré les allégations des uns et des autres, il fallait admettre que, petit à petit, l’argent prenait le pas sur l’homme. Or, dans sa conception, il estimait que l’on devait privilégier l’homme, que l’argent devait être le fruit du travail et pas celui de la spéculation. Ceux qui ne le connaissaient pas ne pouvaient pas imaginer qu’il était capable de ce type de réflexions. Il n’avait pas fait d’études. Mais il était doté d’un réel bon sens. Une remarque désobligeante avait fusé un jour à son adresse. Il se trouvait au comptoir d’un café et elle venait d’un autre client. Un camarade de classe qui le connaissait bien avait pris sa défense : « Méfie-toi de Clément, ne le prends pas pour un idiot. Ce n’est pas parce que tu gagnes davantage que tu es plus intelligent que lui… »

À PROPOS DE L'AUTEUR

Viscéralement attaché à sa terre, Jean-Paul Froustey plante toujours ses décors au cœur de la forêt landaise, un milieu magique et poétique. Il a signé précédemment, aux éditions Lucien Souny, Un Héritage scellé sous la pierre, Entre deux vagues, Le Gardien des abeilles et d’autres encore.

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Contenu

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Droit comme un pin

Le mot de l'éditeur

Bonus littéraire

Dans la même collection

Copyright

Clément ne s’était pas attardé dans le cimetière où il venait d’accompagner sa grand-mère Justine. Elle allait lui manquer. À près de trente ans, il vivait toujours avec elle. Malgré son grand âge, elle s’était occupée de la maison, des repas, du ménage, de la lessive. À son rythme bien sûr, parfois avec l’aide de son petit-fils, mais elle s’était acquittée de ces tâches de bonne grâce. « Cela me fait du bien de bouger. »
Maurice, le grand-père, s’en était allé lorsque Clément était en Algérie. Cet homme dur ne s’était jamais remis de la disparition de son fils, le père de Clément. Louis était tombé du haut de sa palombière et s’était écrasé quinze mètres plus bas. Tout le monde avait alors reproché à Marcelle de s’être remariée trop vite et d’avoir abandonné Clément à ses grands-parents.
Justine avait alors suggéré à sa belle-fille de garder le petit quelque temps, pour que la maison ne fût pas trop vide. Clément n’avait depuis plus jamais quitté ses aïeuls. Justine comprenait la précipitation de Marcelle : son foyer était devenu trop triste depuis la disparition de Louis frappé en pleine force de l’âge alors qu’il se lançait dans de nouveaux projets. Il s’apprêtait à changer de vie ; la centrale électrique de Morcenx embauchait à tour de bras tandis que le gemmage n’était plus une activité rentable. La forêt se vidait de sa jeunesse pendant que les usines se remplissaient. Maurice avait déjà été perturbé par le choix de Louis. Dans la famille, on était gemmeurs de père en fils et métayers du même propriétaire, ce qui créait des obligations aux yeux du patriarche. Voilà que Louis rompait la chaîne. Évidemment, l’argent ne coulait pas à flots ; Justine devait faire des miracles durant la longue période hivernale où l’on ne récoltait pas la gemme. Le ramassage de ce précieux liquide se faisait six fois dans l’année, rarement sept. Soit six rémunérations, du printemps à l’automne. L’hiver, il fallait donc vivre sur les réserves.
Maurice avait soupçonné sa bru d’avoir harcelé Louis pour qu’il abandonnât le gemmage. Une fois, il l’avait entendue dire à son mari : « Tu te rends compte, cela fait à peine deux ans que Viviane et Albert ont quitté la forêt et ils ont déjà acheté un terrain et commencé à construire leur maison. »
Louis n’avait pas répondu ; son épouse avait raison ! Mais lui avait une passion qu’il craignait de devoir abandonner : la chasse. Marcelle lui disait alors : « Tu plaisantes, j’espère ! Albert travaille en trois-huit, il n’a jamais eu autant de loisirs. Ici, tu es toujours sur la brèche. »
Louis s’était renseigné : pour continuer à chasser la palombe, il lui suffisait de prendre ses congés à la période des migrations. Cet engouement lui avait été fatal.
Maurice n’avait pas pardonné : si son fils s’était tué, c’était à cause de son travail, notamment celui qu’il effectuait la nuit. Par conséquent, Marcelle était responsable.
Aux yeux de Clément, sa mère était devenue une personne que l’on fréquente de temps à autre. On aurait pu croire que les relations se seraient améliorées après la disparition du grand-père. Il n’en avait rien été, les habitudes étaient prises.
Durant l’enterrement de la grand-mère, Marcelle était venue se placer auprès de son fils. Le jeune homme était d’ailleurs le seul à représenter la famille dans une église quasi déserte. Il avait fallu qu’une lointaine voisine se chargeât des démarches, sans quoi le garçon était perdu. Perdu, il l’était encore dans cette maisonnette, insoupçonnable au milieu des bois, tellement elle était isolée. On y accédait par un chemin de terre que les ronces et les ajoncs tentaient de coloniser. Il s’en fallait de peu que les broussailles ne l’envahissent complètement. Clément devait tailler régulièrement la végétation exubérante à l’aide d’un croissant.
Autrefois, des champs et des prairies entouraient la bâtisse. Depuis que Maurice s’en était allé, le propriétaire avait fait planter des pins sur toutes les terres cultivables. Seuls avaient été sauvegardés la dizaine de chênes centenaires, qui constituaient l’airial – un endroit ombragé où se reposait le bétail –, et un jardinet autour de la maison que les pins, en grandissant, privaient de soleil. Disposés à l’ouest, ils représentaient un danger pour la bâtisse en cas de tempête. Clément utilisa cette justification pour arracher au propriétaire l’autorisation de les abattre. En fait, ce dernier s’en fichait : s’il n’avait craint d’être responsable de la perte de vies humaines, la maisonnette, elle, pouvait bien s’écrouler. Il n’en tirait quasiment aucun profit, hormis la main-d’œuvre gratuite de Clément, lorsqu’il en avait besoin.
La grand-mère et son petit-fils avaient ainsi été contraints de s’adapter à cette perte de terres cultivables, et Justine avait dû se débrouiller pour vendre les trois vaches pendant que Clément risquait sa vie en Algérie où le conflit n’avait jamais été aussi explosif entre les rebelles, les putschistes et l’armée française. Le jeune homme avait mis des mois à s’en remettre. Entre ce qu’il avait fait pour sauver sa peau et ce qu’on l’avait obligé à faire, il avait eu du mal à se retrouver dans l’homme parti deux ans plus tôt.
Il savait bien qu’il aurait dû imiter ses camarades et abandonner le gemmage. Au lieu de cela, au mois de février qui avait suivi sa libération, il était parti préparer les pins que son grand-père travaillait encore l’année précédente. Forcément, on le prit pour un marginal, voire un demeuré, et les jeunes filles n’aiment pas fréquenter ces gens-là.
Justine et lui avaient continué de cultiver le jardin ; au moins, ils ne manquaient pas de légumes. Quant à la volaille, Clément avait trouvé la solution : il fallait en vendre pour pouvoir acheter le maïs qu’ils ne produisaient plus et, par conséquent, pour pouvoir en élever davantage. Enfin, il y avait le cochon qui se contentait des restes et des petites pommes de terre. Ils avaient ainsi de quoi se nourrir. Pour le superflu, le produit du travail de Clément et l’infime pension de retraite de Justine permettaient quelques extras. Bon an, mal an, ils s’en étaient sortis jusqu’au jour où, faute d’apport de produit brut, les usines de transformation de la gemme fermèrent les unes après les autres. La poignée de résiniers qui résistaient vit son activité un peu mieux rémunérée. Le prix de la résine avait très peu augmenté en fait, mais cela avait suffi pour que les acheteurs se tournent vers une matière première venue du Portugal et de Chine. C’en était fini de cent ans de gemmage et de bagarres entre propriétaires et gemmeurs.
Clément fut un des derniers à capituler. Dieu sait s’il aimait cette vie de liberté au grand air ! Aller d’un arbre à l’autre, rafraîchir l’entaille du pin pour que la sève coule et s’accumule dans le pot en terre cuite. Mais, quand la fin arriva pour de bon, il ne se laissa pas pour autant abattre. Il se mit à débiter les cimes des pins sur les chantiers pour les tailler en bois de chauffage qu’il vendait, à s’occuper des jardins que les propriétaires ne pouvaient plus ou ne voulaient pas entretenir. Et, bien sûr, il y avait sa passion, la chasse, probablement héritée de son père. Il n’avait fait qu’une concession – de taille – à ses grands-parents : il n’aurait pas de palombière. Qu’importe ! Il aimait tout autant la chasse à l’alouette, mais il avait dû déménager dans un champ voisin, le sien ayant été planté en pins maritimes. Avant l’alouette, on chassait l’ortolan, ce bruant qui faisait rêver les gastronomes jusqu’à Paris, mais également la bécasse, durant l’hiver. Et la chienne Zita n’avait pas sa pareille pour les débusquer. Clément vendait tout son gibier, une quasi-obligation pour survivre après la disparition du gemmage. Malgré tout, il ne roulait pas sur l’or. Il comptait chaque sou : pour se déplacer, il utilisait la mobylette de son grand-père alors que ses camarades commençaient à acheter des voitures. Ni envieux ni jaloux, Clément ne s’y intéressait pas. Pourtant, il avait passé et réussi son permis de conduire au cours de son service militaire, et il l’avait fait valider dès son retour. Il figurait maintenant bien en place dans son portefeuille, même s’il n’avait encore jamais servi.
À la sortie de la cérémonie, sa mère lui avait demandé : « Que vas-tu faire maintenant ? » Il ne savait pas, tout comme il ne savait pas ce qu’il allait manger pour déjeuner ce midi-là. Il avisa le jambon suspendu au plafond, dans un sac qui le protégeait des insectes, une mouche ayant tôt fait de pondre des œufs qui donnaient naissance à des vers qui ruinaient la pièce en quelques jours. Il le saisit, découpa une tranche ; ça, il savait faire. Par contre, cuire un œuf, voire deux, était moins évident. Pourtant, il s’était appliqué à observer mémé Justine, surtout les derniers temps où elle était devenue maladroite. Il se remémora ses gestes : verser un peu de graisse au fond de la poêle, laisser chauffer, casser l’œuf et le laisser cuire jusqu’à ce que le blanc épaississe, parsemer d’un peu de sel, noircir de poivre, puis, dans la poêle chaude, déposer la tranche de jambon et la retourner rapidement. Il y aurait bien ajouté un peu de tomate. Il avisa une bouteille de limonade que mémé Justine utilisait judicieusement pour conserver son coulis stérilisé. Il suffisait de la déboucher et de réchauffer son contenu. Voilà, pour son premier repas, il était servi ! Au sujet de la nourriture, il ne s’inquiétait pas : les placards regorgeaient de conserves, des haricots verts au confit de canard et de poule. En cherchant bien, il y avait sans doute aussi un pot ou deux de foie gras. Longtemps, la grand-mère avait gavé ses propres canards et mis ses foies en conserve. Elle les servait principalement pour les fêtes – celle du village, de Noël et de Pâques –, mais elle n’hésitait pas à mettre un pot sur la table lorsqu’elle offrait la collation à des voisins venus lui donner un coup de main. Des gens qui n’avaient pas craint d’accourir, sous un soleil de plomb, pour rentrer le foin alors qu’un orage menaçait. Elle aimait leur faire plaisir.
Non, vraiment, Clément ne savait pas comment il allait s’organiser. Tout d’abord, il devait voir le propriétaire de la maison ; le bail était au nom de ses grands-parents. Malgré tous les services qu’il lui rendait, n’allait-il pas lui signifier son congé ? Tout était en train de changer dans cette forêt désertée par les gemmeurs devenus ouvriers. Dotés d’un salaire mensuel et tranquillisés par la sécurité du travail, certains, parmi les plus téméraires, n’hésitaient plus à s’endetter pour acquérir une demeure, une voiture. De leur côté, les propriétaires, après avoir planté massivement des pins sur les terres agricoles, mettaient les maisons, abandonnées par les métayers, en vente. De là à les céder à leurs anciens occupants, il y avait un pas à ne pas franchir, en raison des misères que les uns et les autres s’étaient faites, au cours de conflits interminables et impardonnables.
***
On était à la fin du mois de novembre ; la chasse à l’alouette était terminée, mais celle à la bécasse arrivait. Clément décida qu’il pouvait s’accorder une balade en forêt pour faire le point sur ses affaires, en compagnie de Zita et de son inséparable fusil. D’où la nécessité – il aurait dû y penser plus tôt – de donner à manger à la chienne qui attendait avec impatience, la tête posée sur les genoux de son maître. Clément fouilla dans les placards à la recherche de quelques restes qu’il accommoda avec de l’eau, du pain et un peu de graisse. Désormais, Zita était sa seule compagne. Depuis longtemps, il lui parlait comme s’il s’était agi d’une personne et la bête semblait comprendre, si bien qu’elle savait qu’ils allaient sortir. Repue, elle ne se coucha pas. Elle attendait devant la porte tandis que son maître, au lieu de partir immédiatement, s’adonnait aux tâches ménagères qu’il n’avait point l’habitude d’effectuer. Il ne serait pas venu à l’idée de mémé Justine de quitter la maison en laissant traîner la vaisselle et sans balayer le carrelage.
Clément se sentait bien dans cette forêt et tous les signes lui étaient familiers. Il savait attribuer le moindre bruit à un animal et déceler les odeurs. Il le faisait par habitude, sans y penser. Retrouver ces sensations était toujours pour lui un plaisir incommensurable.
Ce jour-là, il faisait encore beau, bien que les jours eussent déjà diminué et que la température eût baissé. Le soleil finissait de jaunir les fougères et les feuilles commençaient à tomber des arbres, hormis des pins qui, eux, allaient conserver leur chevelure verte tout l’hiver. Clément s’arrêtait parfois au pied d’un chêne sous lequel il avait déjà trouvé des cèpes. Il savait que, avec un peu de chance, il pouvait en dénicher d’autres, des retardataires, qu’il cuisinerait en omelette le soir même.
En tout cas, c’était décidé, ce soir, il sortirait la boîte en fer-blanc de Justine dans laquelle elle enfermait ses économies. Sa crainte était de ne pas avoir assez d’argent pour régler les funérailles. Certes, le curé s’accommoderait d’un poulet et de quelques œufs, mais pour le reste Clément était dans l’incertitude. Tout ce qu’il gagnait, il l’avait toujours remis à Justine qui gérait le budget. Elle lui redonnait de l’argent de poche en fonction de ses besoins : acheter des cartouches, de l’essence pour la mobylette et boire un verre de temps à autre au Relais des Chasseurs. Les autres bistrots avaient fermé les uns après les autres, faute de clients. Ceux-ci commençaient à avoir les moyens d’acheter les bouteilles pour boire à la maison, en famille ou entre amis. Un début d’individualisme qui n’allait que progresser.
Cette sortie en forêt, avec le fusil en bandoulière et le chien qui trottinait, tenait plus de la balade que de la partie de chasse. D’ailleurs, personne n’avait encore vu de bécasses. Zita s’était mise à l’arrêt devant un faisan, magnifique rescapé de l’ouverture de la chasse, mais, aujourd’hui, il était interdit de le tuer et Clément s’en tenait rigoureusement au règlement.
Sans s’en rendre compte, il avait parcouru pas loin d’une dizaine de kilomètres, empruntant un itinéraire bien rodé qui le ramenait au pied de sa demeure. S’il n’avait pas tiré un seul coup de fusil, il avait tout de même cueilli quelques cèpes ! Avant de passer en cuisine, il devait attraper cinq ou six poulets et les isoler pour le marché de samedi. Il en avait déjà cinq en commande, mais il en prévoyait toujours un de plus. Il y avait souvent un acquéreur à la recherche d’une volaille.
Lorsque, enfin, il eut rentré son bois – il se chauffait avec la cuisinière et la cheminée d’un autre âge –, la nuit était tombée. Il alluma la radio pour écouter les informations. De Gaulle avait été désavoué, et Pompidou, fraîchement élu, se rodait au pouvoir. Sans faire de politique, Clément aimait se tenir au courant. Il avait l’impression que la société prenait un tournant. Malgré les allégations des uns et des autres, il fallait admettre que, petit à petit, l’argent prenait le pas sur l’homme. Or, dans sa conception, il estimait que l’on devait privilégier l’homme, que l’argent devait être le fruit du travail et pas celui de la spéculation. Ceux qui ne le connaissaient pas ne pouvaient pas imaginer qu’il était capable de ce type de réflexions. Il n’avait pas fait d’études. Mais il était doté d’un réel bon sens. Une remarque désobligeante avait fusé un jour à son adresse. Il se trouvait au comptoir d’un café et elle venait d’un autre client. Un camarade de classe qui le connaissait bien avait pris sa défense : « Méfie-toi de Clément, ne le prends pas pour un idiot. Ce n’est pas parce que tu gagnes davantage que tu es plus intelligent que lui… »
Rien d’intéressant ce soir aux informations, si ce n’était que Chaban avait du mal à imposer sa nouvelle société. Clément laissa la radio en bruit de fond ; les chanteurs étaient les mêmes que ceux qui s’étaient révélés au début de la décennie.
Le jeune homme retardait l’ouverture de cette fameuse boîte à biscuits qu’il avait déposée sur la table. Elle risquait bien de décider de son avenir. Il se servit un verre de vin alors qu’il ne buvait d’habitude que le dimanche. Autrefois, la métairie fournissait suffisamment de vin pour l’année. Il se souvenait qu’avant son départ à l’armée, la bouteille trônait à tous les repas sur la table. Pas trop fort, et parfois un peu aigre, on y rajoutait toujours de l’eau. Cette époque était terminée. D’ailleurs, tout s’était arrêté pour Clément lorsqu’il avait pris le train pour la première fois à Morcenx, afin de faire ses classes à Limoges et de rejoindre le contingent en Algérie.
Avant son départ, il avait flirté avec quelques jeunes filles qui ne l’avaient pas attendu. Il avait ensuite connu des moments durant lesquels il s’était retrouvé en bagarre avec sa conscience. Le temps avait passé ; l’apaisement était venu peu à peu, mais jamais l’oubli. Depuis son retour d’Algérie, il errait à la recherche de cette liberté et de cette insouciance disparues. La forêt lui avait permis de recouvrer son équilibre, mais jamais son insouciance qui était restée là-bas, dans un coin du bled… Pourquoi fallait-il faire la guerre pour obtenir la paix ? Une question à laquelle il était incapable de répondre et il n’était probablement pas le seul. Et aujourd’hui, d’une autre manière certes, il devait se battre encore pour survivre. Qu’allait-il devenir ?
La boîte devant lui détenait une partie de la réponse. Heureuse surprise, il y avait des billets, beaucoup de billets, entassés là depuis longtemps. Certains étaient quasiment neufs, probablement issus d’un échange lors du passage aux nouveaux francs en 1960. Allait-il compter ? D’un premier coup d’œil, il était pratiquement certain de pouvoir assurer le règlement des obsèques de Justine sans retard. Il s’en occuperait dès le lendemain. Tout aussi urgent était de mettre en sécurité cet argent qui ne pouvait pas rester dans la maison.
C’était la troisième fois qu’il comptait et recomptait, il n’en croyait pas ses yeux. Il songea à Perrette de La Fontaine. Ne pas rêver, ne pas faire de projets faramineux, mais ce serait bien le comble s’il ne pouvait s’offrir une petite Renault 4 d’occasion. Oh ! Pas tout de suite, les gens trouveraient à redire. Il attendrait, il n’était pas à quelques mois près. Une voiture l’aiderait pour la vente de ses volailles ; il pourrait les livrer plus aisément, aller chercher le grain et les poussins, qu’il achetait au lendemain de leur naissance, aller à la chasse sans être contraint de faire une longue marche pour se rendre à l’endroit qu’il désirait… Sacrée Justine ! Elle avait bien caché son jeu. Elle rognait sur tout, tout était trop cher, et, pendant ce temps, elle entassait les billets sans se rendre compte que l’inflation lui mangeait ses économies. Clément allait mettre tout cela à la Caisse d’épargne. Il y avait d’ailleurs un compte depuis le remariage de sa mère. Mémé Justine avait refusé l’aide de son ex-belle-fille pour élever Clément. Alors, pour soulager sa conscience, Marcelle avait ouvert un compte à son fils et l’avait peu ou prou alimenté, jusqu’à sa majorité. Le jeune homme n’y avait pas touché, il n’en connaissait même pas le solde à ce jour. Comme la grand-mère gardait toujours ses papiers bien classés, il n’eut aucun mal à retrouver le carnet qui indiquait que le capital n’avait pas été revalorisé – avec les intérêts – depuis dix ans. La somme demeurait tout de même coquette. Clément allait être dans l’obligation aujourd’hui d’assumer toutes ces tâches dont la grand-mère s’acquittait seule, quoique, les derniers temps, elle avait eu recours aux bonnes lumières de son petit-fils.
***
Noël était arrivé subitement et sans apporter de grands changements dans la vie de Clément. Il avait fini de vendre ses ortolans bien gras, nourris au millet dans leur cage obscure. Pour ces oiseaux, il avait des clients attitrés qu’il ne pouvait pas toujours satisfaire. Cette année avait été si exceptionnelle qu’un nouvel amateur en la personne du boucher-charcutier du village s’était manifesté. Il l’avait interpellé directement dans la rue :
— Dis-moi, Clément, j’ai entendu dire que tu avais fait de bonnes prises. Je n’ai jamais sacrifié au rite des ortolans. Il ne t’en resterait pas quelques-uns ?
— Si c’est pour toi, c’est d’accord. Si c’est pour les revendre, c’est non…
L’affaire avait été conclue. Mais, en plus des ortolans, le boucher lui avait proposé de lui acheter entre quinze et vingt poulets, vivants, par semaine.
— J’irai les chercher le jeudi soir. Tu penses que tu peux assurer ?
Une aubaine pour Clément ! Un écoulement régulier, et surtout plus le souci de sacrifier ses bêtes et de les préparer. Certes, il les vendrait alors moins cher, mais il se rattraperait sur la quantité.
Clément commença à s’équiper en conséquence pour séparer les poulets en fonction de leur âge. En même temps, cette organisation éviterait les maladies. Une chose était certaine : il ne ferait jamais de l’élevage intensif. Mais il dut tout arrêter brusquement entre Noël et le jour de l’An. Le moment choisi par un agent immobilier pour venir planter une pancarte sur l’airial et une autre au bord de la route. Il lui fit bien sentir qu’il devait quitter les lieux, le propriétaire ayant décidé de vendre.
En plein désarroi, Clément se rendit chez son bailleur, qui n’avait pas daigné assister aux obsèques de Justine.
— Ah ! Mon pauvre Clément, c’est bien triste, ce qui t’arrive…
— Alors, vous avez décidé de vendre ?
— Mais que veux-tu que je fasse, mon pauvre garçon ? Tu ne vas pas rester là tout seul dans une maison qui est prête à s’écrouler, je le sais bien…
Il ne savait rien du tout ! Le jeune homme affirma qu’il commençait à rénover, qu’il lui réglerait le loyer s’il le fallait. Il ajouta que lui, devait cependant lui payer les heures de jardinage, d’élagage, de coupe du bois et de travail en forêt, sans être certain que ce marché lui fût favorable… Cet homme avait toujours craint le grand-père. Sans en connaître la véritable raison, Clément savait que ce n’était pas sa seule bonté qui l’avait incité à laisser Justine dans ses murs jusqu’à sa disparition. Et si d’aventure le grand-père était allé raconter à son épouse pourquoi il le tenait ? Clément osa :
— Si le vieux était là, il vous ferait changer d’avis !
Brusquement, le propriétaire se radoucit.
— On ne va pas se fâcher, Clément… C’est vrai, nous étions amis avec Maurice. Tu sais, je n’ai pas encore vendu, mais, dès que c’est fait, promets-moi de quitter les lieux.
Cela n’aidait aucunement le garçon ; son projet tombait à l’eau, à moins qu’il ne trouvât une ferme qui présentât les mêmes caractéristiques. Ici, au cœur de la forêt, loin de toute habitation, son élevage n’aurait gêné personne.
Clément s’en ouvrit au boucher, surtout pour lui signifier qu’il ne pourrait pas honorer le marché qu’ils avaient conclu. Le commerçant était désolé. Il aimait bien ce garçon. Toujours droit, il n’avait qu’une parole. Même s’il semblait parfois quelque peu prisonnier de ses idées, elles n’étaient en rien arriérées. Il avait saisi le caractère de Clément, un homme indépendant qui se pliait difficilement à l’autorité.
— Je vais en parler autour de moi, Clément. De plus, j’ai rendez-vous avec le maire pour une affaire. Je vais lui en toucher deux mots. Ce serait bien le hasard si on ne trouvait pas quelque chose.
Clément remercia et repartit quelque peu rasséréné. Pourtant, il avait appris à ne compter que sur lui. Et voilà que le commerçant proposait de l’aider alors qu’il trouverait aisément un autre fournisseur. À moins que ce ne fût que des paroles en l’air, rien ne justifiait ce soutien.
Noël, le jour de l’An et toutes ces fêtes imposées par le calendrier ne signifiaient rien pour Clément. En cette fin d’année, il se sentait encore plus seul que d’habitude. Il était toujours en bagarre avec le système : il en voulait aux hommes politiques, aux curés, aux journalistes. Justine était toujours là pour l’apaiser. Après l’Algérie, Mai 68 l’avait aigri encore plus. Que cherchaient ces jeunes en conflit avec la société ? Il leur suffisait de travailler pour réussir dans la vie. Sa génération avait eu moins de chance : contraints à faire une guerre qui ne disait pas son nom, à risquer leur vie à tout moment, eux auraient eu des motifs pour se rebeller. Ne voyait-on pas déjà certains meneurs montrer leur nez dans cette politique qu’ils dénonçaient haut et fort ? Clément savait bien que l’on ne changerait pas les hommes ; il y avait peu de chefs désintéressés… Y en avait-il d’ailleurs tout bonnement ? Les citoyens se soumettaient, suivaient comme des moutons ceux qu’ils pensaient être leurs guides. Jusque-là, Clément s’était débattu pour ne pas faire partie du troupeau, mais il savait bien que son combat était voué à l’échec.
Heureusement, il y avait la chasse, et, lorsqu’il partait en compagnie de sa chienne, il oubliait tout. La bécasse avait abondé en cette fin d’année. Il vendait ainsi tout son gibier, ce qui lui permettait de tenir en attendant de trouver une solution pérenne à son avenir. Il était décrié par quelques chasseurs, mais la plupart le comprenaient. En revanche, nul ne s’expliquait l’obstination de Clément à refuser de travailler à l’usine. Il s’y ferait certainement facilement embaucher. Le village en comptait plusieurs qui employaient près de deux cent cinquante personnes, sans compter que, pas très loin, la centrale électrique de Morcenx tout comme la papeterie à Mimizan recrutaient en permanence. Aux yeux de tous, le jeune homme passait pour un sauvage que l’on évitait de rencontrer et avec qui on ne bavardait pas.
Même au bistrot où il s’était arrêté boire un verre après avoir livré ses dernières bécasses de l’année, les clients n’engageaient pas la conversation. Il était déjà intervenu avec des répliques cinglantes qui laissaient les interlocuteurs sans voix. Seul le patron avait cerné la personnalité du garçon, et là, à quelques heures du réveillon, il sentait que le jeune homme n’allait pas bien.
— Tu me parais inquiet, Clément. Quelque chose ne va pas ?
— Le propriétaire me fiche dehors ; je ne sais pas ce que je vais faire.
— Comme tout le monde, Clément, rentrer dans le rang…
— Impossible !
Il ne se voyait pas servir une machine, devenir esclave de sa cadence.
— Si tu connais une ferme isolée à louer, je suis preneur.
— Cela aussi, tu le sais, Clément… Des terres abandonnées, des maisons vides, ce n’est pas ce qui manque. Les propriétaires vont planter des pins sur les terres et attendre que les Parisiens achètent leurs masures du siècle dernier.
Il était vrai que les bâtisses faites de bois et de torchis, soumises aux intempéries et à l’humidité, avaient fait leur temps. On construisait avec des briques creuses. Le bois était réservé à la seule charpente. Une fois n’étant pas coutume, ce soir-là, Clément eut envie de s’attarder, et il ne refusa pas le verre que lui offrit le bistroquet.
— C’est ma tournée, pour marquer le passage à la nouvelle année.
La salle se vidait. Souvent, les hommes se faisaient attendre dans leurs chaumières ; pas ce soir. Les couples qui en avaient les moyens s’offriraient le restaurant, d’autres se retrouveraient dans des soirées organisées dans les salles des fêtes. Les plus démunis se contenteraient d’un réveillon à la maison, en famille ou entre amis. La Saint-Sylvestre n’était plus réservée aux riches, toutes les classes sociales pouvaient s’octroyer un peu de plaisir. Si Mai 68 avait contribué à augmenter le pouvoir d’achat, la hausse des prix n’avait pas encore complètement rogné l’avantage acquis, mais ce n’était plus qu’une question de temps.
Clément serait un des rares à se contenter d’un repas frugal et à aller se coucher. Quelques isolés avaient acheté une télévision pour leur tenir compagnie, cet appareil qui commençait à envahir les foyers. Chez lui, rien… Il devait se secouer, ne pas se laisser aller à la nostalgie… Son avenir était sombre, oui…, et alors ? Il faisait ce qui lui plaisait, il était libre. Il se le répétait souvent tout en sachant que, lorsqu’on est privé de moyens, la liberté connaît rapidement des limites. Cette Renault 4, par exemple, l’avait fait rêver jusqu’à ces jours derniers. Là, c’en était terminé. Il fallait impérativement qu’il conservât son pécule s’il devait affronter le chômage et perdre sa maison.
Dans ce petit village, la nouvelle s’était répandue comme une traînée de poudre : Clément était à la porte. Bien entendu, le message avait été relayé bien fort et était parvenu aux oreilles de sa mère qui vivait aisément avec un mari occupant un poste de cadre dans un atelier des papeteries. Marcelle vint rendre visite à son fils le jour de l’An, peu avant midi. Le jeune homme se fit attendre ; il était parti à la chasse, plus par routine que par véritable envie. Toute la nuit, il avait ressassé sa situation, il avait mal dormi. Alors, ce matin, il n’était pas pressé de rentrer dans cette maison froide… Il fut surpris de trouver sa mère qui faisait les cent pas au soleil, de manière à se réchauffer. Que voulait-elle ? Cela faisait plus d’un mois que mémé Justine s’en était allée, et elle ne s’était toujours pas manifestée.
— Tu as pris du gibier ?
— Deux bécasses. C’est toujours ça.
Pour lui, cela représentait cent francs, pas la panacée évidemment…
— Tu veux venir déjeuner avec nous ?
— Tu as ta famille ?
Marcelle avait compris. « Sa famille », c’était celle de son mari, dont il s’excluait.
— Tu ne crois pas qu’il y a des choses plus importantes à gérer ?
— Quoi, par exemple ?
— Tu vas te retrouver à la rue, et « ma famille », comme tu dis, mon mari en l’occurrence, peut t’épauler pour trouver un travail.
— Pour me retenir prisonnier dans son usine infernale ! Très peu pour moi.
— Mais bon sang, que vas-tu faire ?
— Me débrouiller. J’ai l’habitude, non ? Me débrouiller seul…
— Tu n’as pas compris qu’on peut t’aider, Clément, qu’on veut t’aider. Il suffit que tu donnes ton accord.
— Non merci. C’est tout ce que tu voulais me dire ? Tu voulais te donner bonne conscience à cause de ce que les gens vont raconter !
Marcelle tourna les talons et grimpa dans sa voiture en grommelant :
— Si tu changes d’avis, tu n’auras qu’à te déplacer.
Clément ne changerait pas d’avis. C’était dit une fois pour toutes, il n’irait jamais travailler en usine. Il voyait autour de lui les ravages que provoquait l’argent, les couples qui se défaisaient, les filles qui préféraient fréquenter les garçons qui avaient, non pas un bon métier, mais un bon salaire. À bientôt trente et un ans, il savait que, à moins d’un miracle, jamais il ne se marierait, jamais il n’aurait d’enfants, aucune fille ne voulait ni ne voudrait de lui.
Il regrettait quelque peu d’avoir bousculé sa mère. Mais il n’avait jamais pu oublier qu’elle s’était trop vite consolée de l’accident mortel dont son père avait été victime.
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