Du névrosé d’antan à l’homme limite d’aujourd’hui - Marc Hayat - E-Book

Du névrosé d’antan à l’homme limite d’aujourd’hui E-Book

Marc Hayat

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Beschreibung

La névrose n’est plus ce qu’elle était.
Aujourd’hui, un nouveau type de fonctionnement psychique semble devenir la norme : le fonctionnement limite ou borderline. Cet homme limite, n’est pas franchement névrosé comme l’étaient ses pères. Chez lui, il n’y a pas de sentiment de culpabilité, il n’a pas le sens de l’avenir, de son devenir in progress. Il vit dans le présent, dans l’action.


À l’extrême, il ressemble à ces jeunes des banlieues pour qui l’horizon est le no future, sans que cela les plonge dans la tristesse et l’inhibition mais plutôt dans la violence brute de décoffrage, directement pulsionnelle. Cet homme limite correspond assez bien à notre société post-moderne, aux limites incertaines et aux mœurs désinhibées, dominée par toutes ces découvertes technologiques qui abolissent la distance créée par l’espace et le temps. Le brillant sujet des Lumières aurait-il disparu ? S’est-il adapté à cette nouvelle société, ou bien est-il d’abord le fruit des catastrophes qu’il a subies au XXe siècle ?


Le cabinet d’un psychiatre-psychanalyste est un bon observatoire de cet homme limite : de la secrétaire au PDG, de l’adolescent à la personne âgée, chacun parle de sa vie psychique intime et raconte sa vie au quotidien, dans les entreprises, dans les écoles, avec ses amis, sa famille, ses collègues.


À PROPOS DE L'AUTEUR


Marc Hayat est né à Tunis, il vit et travaille à Paris. Dans sa longue carrière de psychiatre et psychanalyste, il a pu observer au quotidien le passage du bon vieux névrosé d’hier à l’inquiétant homme limite d’aujourd’hui. C’est cette transformation qu’il raconte dans ce livre ponctué d’anecdotes où se mêlent intimement souvenirs personnels et vie professionnelle. 

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Marc HAYAT

Du névrosé d’antanà l’homme limite d’aujourd’hui

Chroniques d’un psychiatre humaniste

La Compagnie Littéraire

À Melvil et à Liv, mes petits-enfants qui me font découvrir le monde à venir, pour qu’ils sachent ce que je connais des hommes.

Avant-propos

Je suis psychiatre, et depuis plus de quarante ans j’essaie d’aider les autres à moins souffrir, à moins désespérer.

Je n’ai pas eu cette vocation dès l’enfance comme c’est le cas pour la plupart de mes collègues. Le choix de mes études s’est fait presque par défaut, mais dès mon premier contact avec un patient, dès que je l’ai examiné, j’ai su que soigner était ma passion, et que c’était là avant que je le sache. Mais soigner c’est d’abord comprendre, savoir, apprendre. J’ai d’abord erré dans les méandres de la folie pour comprendre ce qu’étaient la schizophrénie, la névrose, la paranoïa, la perversion… J’y suis arrivé peu ou prou, à ma mesure, et je pense avoir aidé quelques-uns de mes patients. Et puis il y eut ce genre nouveau de patient, homme limite ou mieux connu sous le nom de borderline. Il fallut de nouveau comprendre, savoir, et le plus difficile était d’aider ces patients dont la souffrance ne s’exprimait pas comme ce que j’avais l’habitude d’observer. Ils étaient en harmonie avec ce monde postmoderne qui commençait à m’échapper. C’est moi qui souffrais, j’étais comme impuissant à faire mon travail, je sentais ma vocation ébranlée. J’ai écrit quelques articles sur le sujet pour des revues professionnelles car je savais que je n’étais pas le seul à me casser les dents sur ce problème.

C’est probablement un effet de l’âge, mais je deviens impatient, agacé de ne pas comprendre cet homme limite et cette société postmoderne qui lui va si bien. Alors, autant que je témoigne, que je raconte mon expérience avec ce monde nouveau et ce que j’en entends.

Qu’est-ce qu’un homme limite ou borderline ?

Il se distingue du névrosé classique en ce que sa plainte ne s’entend pas – elle se voit. Il ne parle pas de lui, de ce qu’il ressent, de ce qu’il pense : il agit ; on est loin de la procrastination du névrosé tout entier sous le primat de la pensée et du langage qui président à son action. L’état limite ne supporte pas l’éloignement de l’objet, son absence. Si celui-ci se refuse à lui il ira jusqu’à le persécuter. Son intolérance à la frustration est grande, il est colérique, exigeant et même tyrannique, comme s’il n’y avait pas de limite à la réalisation de son désir. La honte et la culpabilité ne semblent pas l’arrêter, « il ne s’empêche pas », ce qui pose la question de la punition et de la rédemption.

Ce sont les conjoints qui souffrent du comportement de leurs compagnons, qui les poussent vers les psychanalystes. Alors ils vont consulter, sans conviction, pour faire plaisir, avec l’idée qu’ils vont pouvoir avec l’aide d’un psychanalyste pris pour un coach, adopter un comportement plus adapté aux attentes de leur entourage. C’est ainsi que l’on a vu ces patients arriver dans les cabinets de consultation.

Le névrosé, lui, se résout à accepter l’absence de l’objet en l’imaginant, en exprimant son désir dans un rêve nocturne ou dans une rêverie diurne, en le fantasmant. « Dans mon fantasme, je peux faire ce que je veux avec cette femme qui s’est refusée à moi. Je peux la prendre dans mes bras et avoir tous les gestes nécessaires – en imagination – pour apaiser mon désir sexuel. » Il peut alors se soumettre aux interdits dans la réalité ; il a accès à la honte et à la culpabilité. Pour cela, il a acquis la capacité de substituer à un objet un mot qui le symbolise et à l’associer à une image, une figuration, une représentation. Alors il parle, il écrit, il raconte sa vie, il se souvient de lui, petit, de ses premiers émois sexuels, il se sert de ses sens, de sa sensorialité et ses petites madeleines l’aident à retrouver en lui tous les moments agréables et désagréables de sa vie. Et à chaque fois il construit, déconstruit puis reconstruit son histoire à laquelle il tient tant, qui le fonde, qui le fait exister. C’est l’exercice même de la cure psychanalytique que d’encourager le patient à se souvenir de tout ce qui a été refoulé, oublié.

Rien de tel chez l’homme limite. Son histoire est faite d’un empilement d’expériences apparemment indépendantes les unes des autres. Il ne voit dans son enfance qu’un passé lointain et inutile. Il vit dans un présent, un actuel à résoudre. C’est ce présent qu’il cherche à conquérir bien plus qu’un avenir qu’il a du mal à se représenter, à imaginer, à fantasmer. Il fait la fortune des coachs, il veut agir là, tout de suite, il ne trouvera pas de réponse dans la psychothérapie psychanalytique. Freud décrit les névrosés qu’il observe à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle et invente la psychanalyse pour eux, pas pour ces patients en état limite, même si au cours de sa longue vie il a su entrevoir l’évolution du fonctionnement psychique des individus et par conséquent l’importance de réfléchir sur l’évolution de la psychanalyse.

Il a fallu un aménagement du cadre de soins pour les comprendre. Le dispositif divan-fauteuil ne pouvait pas opérer pour eux qui ne peuvent pas mettre de mots sur ce qu’ils éprouvent et sur ce qu’ils pensent. Le psychodrame analytique, déjà pratiqué avec les enfants plus à l’aise avec le jeu qu’avec le langage, a été d’un grand apport pour les entendre, les comprendre et les soigner. Dans les jeux proposés, les acteurs-thérapeutes injectent littéralement des scènes qu’ils imaginent en lieu et place de ces patients démunis, ils fantasment pour eux, ils font des liens avec leur passé, leur enfance, ils rétablissent une meilleure cohérence avec leur histoire.

On découvre alors que pour certains hommes limites c’est un traumatisme dans l’enfance qui aurait « bloqué » la constitution de cet espace privé, intime, où se construit SON espace psychique, propre à chacun d’entre nous, impartageable sauf dans le cadre d’une relation de confiance et d’estime telles qu’une cure analytique ou une expérience amoureuse. Le paradigme de ce traumatisme c’est le viol dans l’enfance par une personne aimée et désirée. « J’ai désiré inconsciemment que cette personne, que j’aime tant, me prenne dans ses bras. Il l’a fait, il a même mis des gestes sur ce que je ressentais confusément dans mon corps comme une excitation sexuelle, cela m’a détruit parce que j’ai eu honte, alors plus jamais je n’imaginerai quoi que ce soit ni bon ni mauvais, je n’aurai plus jamais de fantasmes ». Dès lors, pour ces traumatisés, les mots se vident de leur ambiguïté, perdent leur pouvoir poétique pour devenir seulement un signal informatif comme une icône : plus question de transmettre par la parole une émotion, un ressenti, une pensée.

Les patients qui viennent de plus en plus souvent nous consulter aujourd’hui présentent ce même type de fonctionnement limite. Cependant, on ne retrouve pas chez eux un traumatisme dans l’enfance pouvant rendre compte de ce fonctionnement psychique. On observe la même pauvreté dans la capacité à fantasmer, la même forme de langage informatif, dénué d’ambiguïté et de tonalité poétique. Ils sont dépourvus d’une véritable affection pour eux-mêmes et ils racontent leur histoire comme s’il s’agissait de quelqu’un d’autre. Tout se passe comme si cet écrasement de l’espace psychique interne par le monde de la réalité était constitutif et non pas secondaire à un traumatisme dans l’enfance, comme s’ils avaient subi une sorte d’effraction comme un viol par procuration. La frustration reste au premier plan, mais est plutôt liée à une immaturité affective comme chez un vieil adolescent mal dégrossi, empêtré dans un conflit œdipien sans issue qui resterait constamment actif et comme en « en fusion », avec une bisexualité psychique restée en suspens. Ils sont en état limite, en équilibre, sur un fil, sans basculer ni dans l’enfance ni dans l’âge adulte.

Ces nouveaux patients sont de plus en plus nombreux au point de devenir la norme en remplacement du névrosé d’antan. D’ailleurs, ils présentent une formidable adaptation à cette société postmoderne, elle aussi aux limites incertaines ; ils sont chez eux. Le vieux monde raisonnable, celui des névrosés, le mien, organisé par un surmoi contenant, éclairé par les Lumières, semble se défaire, se déliter. Les mots perdent de leur puissance évocatrice, le langage des mots s’appauvrit au profit de celui du corps qui devient le lieu même des échanges entre les hommes. Et si les sens, les sensations, la sensorialité deviennent centraux dans la vie de ces hommes, c’est de façon quasi instinctive, brutale et immédiate. La pornographie l’emporte sur l’érotisme : obtenir vite l’objet, « en circuit court », le sexe tout de suite, sans distanciation possible, et surtout sans inscription possible dans l’histoire personnelle de chacun. L’action prend le primat sur la réflexion, de quoi laisser le névrosé stupéfait par le bouleversement des valeurs fondatrices du monde qu’il avait construit.

Dans cette société, la créativité technologique est à la mesure de l’inventivité des hommes. Et un monde bis, parallèle, virtuel voit le jour, un monde dans lequel l’objet tant convoité peut être inventé, façonné, soumis comme une poupée gonflable, uniquement support sans vie d’une sensorialité auto-érotique. Voilà l’espoir fou de l’homme limite dans cette société postmoderne : éviter l’expérience de l’altérité.

Au fur et à mesure que j’avançais dans mes recherches, il devenait inévitable d’essayer de comprendre le lien, l’interaction dynamique entre le fonctionnement psychique de cet homme limite qui devenait de plus en plus représentatif de cette société elle-même sans limites, et l’évolution de ce monde postmoderne de plus en plus virtuel, numérisé, flirtant sans cesse avec les limites du temps et de l’espace.

Les sociétés évoluent aussi au gré de l’Histoire, des guerres, des conquêtes, des découvertes scientifiques, des progrès technologiques, de l’évolution des pensées philosophiques et des religions. Elles édictent des lois pour régir les rapports des individus qui la composent. Le plus souvent, elles suivent et entérinent les aspirations et les mœurs des groupes d’individus les plus nombreux, les plus influents ou les plus vindicatifs. Parfois, pour réglementer les comportements des citoyens, les gouvernants mettent en avant l’intérêt collectif ou la nécessaire mise en harmonie avec les lois des sociétés amies partageant une histoire commune.

Est-ce la part grandissante des individus au fonctionnement limite dans cette société limite qui la constitue comme telle, ou bien est-ce cette société ébranlée par les traumatismes inhérents à l’Histoire qui façonne cet homme limite ? Comment comprendre l’origine de ce fonctionnement limite ?

En Occident, c’est la philosophie des Lumières qui a structuré notre société moderne en mettant l’homme au centre de lui-même et les lois mathématiques au centre de l’Univers. C’est la Raison qui gouverne les individus, la société et le monde. Tout ce qui n’est pas rationnel est interdit sous le coup d’un impératif catégorique, organisateur de la société au même titre que le tabou de l’inceste. Tous ces interdits sont refoulés, dévolus au monde des fantasmes – des scénarios imaginaires, par essence impossibles à mettre en œuvre. Seuls les artistes ont le droit de les décrire ou de les peindre, la culture remplissant la nécessaire fonction cathartique.

Pendant la Shoah, dans les camps de concentration, les camps d’extermination, des hommes – des voisins bien aimés, des frères en culture – ont, de façon légale et institutionnalisée, torturé, tué, brûlé, exterminé leur prochain en réalisant « pour de vrai » l’enfer tel que Jérôme Bosch le peint avec les corps morcelés, martyrisés, les membres arrachés, la tête des nourrissons fracassée contre un mur, le feu qui réduit en cendres l’âme et le corps des humains.

Ces hommes ont franchi toutes les limites que s’était fixées cette civilisation des Lumières fondée sur la Raison. Ils n’ont éprouvé ni honte ni culpabilité car ils s’inscrivaient dans une autre représentation du monde dont il fallait chasser les représentants de la société moderne qui précédait.

Cette effraction de l’espace psychique interne commun aux individus de la société des Lumières et qui constitue sa culture, par des actes commis par des proches aimés, estimés et respectés, est un viol. C’est ce viol qui reste présent au cœur de chacun d’entre nous, même si nous ne l’avons pas vécu : il se transmet de génération en génération.

Aujourd’hui l’effraction du monde des fantasmes par une réalité toujours plus violente est continuelle. Il suffit d’imaginer cet enfant de 7/10 ans, en pleine phase de latence, qui voit à la télé sans cesse et sans filtre des images de viols, de meurtres, de cruauté, d’extermination de masse, de sexualité froide, pornographique, passant d’une émission sur l’actualité à des fictions sous forme parfois fantastique. Comment pourrait-il se fixer des limites, se construire un espace clos de fantasmes, lieu de tous les interdits refoulés ?

Peut-on passer d’un système de compréhension individuel (l’origine du fonctionnement limite lié à l’effraction du monde psychique interne par la réalité du viol) à l’analyse du fonctionnement d’une société qui aurait subi – dans son ensemble, dans sa totalité – ce même genre de viol à l’occasion de la Shoah ? Qu’est-ce qui autorise un tel rapprochement.

Je décidais de faire un essai sous sa forme habituelle, une sorte de dissertation où on défend une opinion. Ainsi pour décrire l’homme limite il fallait choisir un plan classique : Qu’est-ce qu’un homme limite ? Quelles en sont les caractéristiques ? En quoi s’agit-il d’une configuration psychique distincte de celles que la psychiatrie connaît déjà (névrose, psychose, etc.) ? Bibliographie, perspectives métapsychologiques… Mais cela n’a pas été possible. Il manquait constamment dans la description de l’homme limite l’expérience même de ma rencontre avec lui. Peu à peu, je prenais conscience qu’au-delà de la nouveauté de ce type de fonctionnement psychique, j’étais confronté à la rencontre de deux mondes, l’ancien celui des Lumières et de la névrose, le mien, avec celui de la postmodernité aux limites incertaines.

Pour cela il fallait interroger tous les champs des sciences humaines, la psychologie, la philosophie, la sociologie, l’Histoire, les religions.

Pour embrasser un domaine aussi vaste, l’approche phénoménologique m’a finalement paru la plus appropriée si on veut présenter le problème et l’explorer. La forme que je choisis, c’est l’essai tel qu’il a été conçu à l’origine par Montaigne, Rousseau, saint Augustin : « Je n’ai d’autre objet que de me peindre moi-même », « ce ne sont pas mes actes que je décris, c’est moi, c’est mon essence ». Rendre compte de la rencontre avec l’homme limite et avec cette société postmoderne c’est se confronter à sa sensorialité, à ses émotions car les sens sont au centre de la psychologie de cet homme nouveau. Et le confinement obligé auquel nous sommes confrontés, privés pour un temps indéterminé de tout contact sensoriel, va le confirmer. C’est la sortie de chez soi qui sera déterminante.

Autant évoquer mon expérience du monde virtuel était compliqué pour moi, je m’y perds, autant pour parler du rapport sensoriel au monde, il a suffi que je me laisse bercer par mes souvenirs : j’étais chez moi. L’Orient de mon enfance n’est que sensorialité, sensualité. C’est les Noces d’Albert Camus, la lumière, la brûlure du soleil, le sel qui sèche sur la peau après un bain de mer, la sueur qui tombe sur les yeux et qui brouille le regard de Meursault lorsqu’il voit la lame du couteau de l’arabe briller. Je me souviens de l’odeur du jasmin et du merguez1 grillé, le goût de l’harissa et de la zlébia, et l’odeur des femmes. On m’a suffisamment fait remarquer mon teint mat et mon accent, ma tchatche, mon orientalisme, avec cette fausse tendresse que cache l’ironie, pour qu’aujourd’hui je m’approprie cette culture fondatrice de mon être. C’est moi, c’est tout moi, ça me définit.

Il a donc fallu en passer par là : raconter ce que je ressentais, ce que j’éprouvais avec la franchise, l’authenticité et la sincérité qu’exige l’exercice en prenant le risque d’être parfois impudique (mais cela n’effraiera pas l’homme postmoderne) et dérangeant… Le défi est de parler de soi, de sa vie tout en énonçant comme à haute voix ce que l’on comprend. L’exercice consiste à rester sur la crête étroite entre l’autobiographie gnangnan et la théorisation trop complexe ou trop pédante.

J’ai mené ma réflexion de façon associative, une idée en appelant librement une autre. Cette méthode de l’association libre a fait ses preuves dans la cure psychanalytique pour accéder à la connaissance la plus profonde de soi, elle s’est avérée indispensable à l’approche phénoménologique. Le puzzle ainsi constitué a trouvé sa cohérence dans le fil narratif de mes souvenirs qui s’égrenaient.

Proust a ouvert le chemin de l’accès à ses souvenirs par la voie sensorielle. C’est en goûtant une madeleine trempée dans du thé qu’il retrouve le souvenir vivant de sa tante Léonie lorsqu’il allait la voir le dimanche matin avant d’aller à la messe. Mais nous ne savons pas ce que cela lui a fait, à lui « d’origine » juive, d’attendre le dimanche matin chez sa tante avant d’aller à la messe ? Est-ce qu’il pensait à sa mère ? À son père ? Il n’en dit rien. C’est ce pas que j’ai franchi en allant jusqu’au bout de mes associations.

Il faut aller plus loin. En goûtant un plat de son enfance, savamment cuisiné par sa mère à l’époque, il faut savoir associer à chaque bouchée, l’expérience sensorielle de toutes ces petites madeleines avec son histoire, avec l’Histoire, avec son enfance, se la raconter encore et encore, se la réapproprier, car la recherche du temps perdu n’est pas une perte de temps.

C’est la leçon que le névrosé d’antan veut donner à l’homme limite.

Introduction

L’ennui est la pire des choses qui puisse arriver pour un psychiatre. Le métier, c’est vrai, est passionnant et même exaltant mais il est souvent difficile.

Il faut être à la fois authentique, sincère, amical et aimant avec le patient, tout en étant dans une certaine neutralité dite bienveillante, c’est-à-dire ne pas intervenir dans sa vie, dans les actions qu’il mène pour qu’il puisse se déployer, enfin, tel que ses désirs profonds et inconscients le poussent à le faire. Mais aussi, il faut à tout moment être capable d’observer les mouvements qui se déroulent dans la relation, cela s’appelle le transfert, les comprendre, leur donner sens pour les restituer au patient, cela s’appelle l’interprétation, afin de l’aider à mieux se comprendre.

Faire cela pendant toute une journée, ça peut être épuisant. Avec en plus l’immobilité du corps coincé dans un fauteuil pendant de longues heures, la fatigue d’un corps retenu devient physiquement douloureuse. Alors, lorsque l’ennui vient infiltrer la relation avec un patient, attaquer la chose psychique, si le sentiment de vide s’installe, ça devient intolérable. C’est le cas avec ces patients de plus en plus nombreux qu’on appelle « état limite » ou « borderline ».

Je n’ai plus de patience. On raconte que Freud à la fin de sa vie frappait le bord du divan avec la pointe de sa chaussure lorsque la cure n’avançait pas assez vite à son goût. Moi je m’ennuie et au lieu d’associer les dires du patient avec ce qu’il m’avait raconté précédemment, avec ce que je sais de sa vie infantile, je commence à penser à autre chose, aux courses à faire, aux coups de fil à passer. Pour ne pas m’endormir, je dois alors rapidement reprendre contact avec le contenu factuel de son discours et perdre ainsi le fil inconscient de notre dialogue. Tant pis, pas de psychisme pour cette fois-ci, pas moyen de mettre le pilotage automatique. C’est ça qui est fatigant.

J’avais décidé d’installer mon cabinet dans mon appartement pour pouvoir être plus près de mes enfants en faisant une coupure à l’heure du goûter à la sortie de l’école et en étant présent au dîner familial. C’était sans compter la difficulté de passer d’un espace à un autre, d’un état d’esprit à un autre. Le couloir qui sépare l’espace professionnel de l’espace privé n’était pas assez long et le temps que je mettais à le traverser était trop court, j’arrivais à table la tête encore pleine de mes conversations avec mes patients et, semble-t-il, je continuais à leur parler. Ma fille, qui avait enfant le goût de l’imitation, me rappelait à l’ordre : « Papa à table quand il mange il fait comme ça » et elle mimait quelqu’un qui parle tout seul. Cela faisait sourire ma femme, mais pas trop.

Je n’étais pas fait pour ce métier.

Je suis né à Tunis pendant le baby-boom. Je garde le souvenir d’une enfance heureuse, baignée de soleil, de mer et de sable chaud. J’aimais courir, sauter, nager, laisser mon corps noircir l’été à la plage – au grand désespoir de ma mère qui me frottait vigoureusement le corps le soir à la douche avec un gant de crin végétal, la loofah*. Mais ce gommage excessif ne faisait que stimuler ma peau et renforçait ainsi le bronzage. De quoi ma mère avait-elle peur en voyant ma peau devenir noire ? Comme si elle voyait là les stigmates d’une impureté originelle transmise au cours des générations et qui se révélait en frottant les limites de mon corps. Nous appelions familièrement ce gant de crin la hakèkè*, littéralement « ce qui frotte ». Ce n’est que bien plus tard que je sus qu’en argot tunisien on utilise ce verbe et ses déclinaisons par allusion aux corps qui se frottent mutuellement. J’ai gardé cette habitude de me frotter le corps avec un gant de crin et il est vrai que lorsqu’il est plein de savon, ce mélange de douceur apparente et de rugosité sous-jacente donne à sa caresse un incontestable goût érotique. J’aime percevoir mon corps, j’aime prendre des bains chauds, des bains bouillonnants, la thalassothérapie, les enveloppements d’algues et au fond j’aime sentir mon corps m’envelopper, me contenir et me rassembler.

Je suis le troisième et dernier enfant d’une famille aimante. L’ambiance était joyeuse, les repas étaient animés et gais. À Tunis dans les années cinquante – et au fond depuis des temps immémoriaux – l’art de « faire un kif » organisait la vie quotidienne de la plupart des familles : boire un thé à la menthe-avec-pignons en respirant des fleurs de jasmin, manger une petite brick aux pommes de terre à 11 h, faire la passagiata* en parcourant l’avenue de Paris de long en large au gré des rencontres, s’arrêter, parler avec des amis, jouer aux cartes, boire un verre de boukha* avec la kémia*… et tant de choses pour se faire plaisir. C’est ce savoir-faire un kif qui a séduit Ulysse à Djerba, l’île aux Lotophages, au point qu’il a failli y rester et renoncer à retourner à Ithaque vers sa femme et son fils, là où se trouvaient et la source et l’avenir de sa vie. C’est difficile de renoncer à cet art de vivre. Le président Bourguiba, le père fondateur de la Tunisie moderne, en avait fait sa devise « Farhat el hayat* » que l’on peut traduire par « La joie de vivre ».

Il me reste de ce climat de quiétude dans lequel j’ai grandi, une appétence au bonheur qui m’a sûrement protégé des catastrophes intimes mais qui, en même temps, m’a privé de la rage de vaincre, de la hargne au labeur, de la niaque nécessaire pour réussir au-dessus du lot. Et cette impression d’avoir eu une enfance heureuse a pu me procurer certaines fois un sentiment de honte en entendant des patients, voire des collègues, évoquer des drames vécus au cours de leurs jeunes années.

La vie m’apparaissait si douce, si simple ! Jusqu’en août 1961 avec la guerre de Bizerte. Je me souviens de cette nuit-là. À travers la cloison, je percevais les voix de mes parents, le ton était grave, avec parfois comme un léger crescendo dans la voix de ma mère. Le lendemain matin, à mon réveil, je vis les valises prêtes dans l’entrée. Il régnait un silence lourd, inhabituel, et la maison était soudain devenue triste. Mon père avait un visage soucieux, il transporta les valises dans la voiture avec tant de discrétion que je ne m’en aperçus pas. Une fois installés sur la banquette de la voiture, c’est instinctivement que ma sœur et moi regardâmes par la lunette arrière notre maison – car nous savions que c’était pour la dernière fois.

Le ton de la voix de ma mère fut sec et vif : « Retournez-vous et regardez droit devant vous ! Sinon les voisins vont comprendre que nous partons définitivement. » Ce fut ma première rencontre avec l’Histoire. Il y eut le charmant petit aéroport de El Aouina dans la banlieue de Tunis, si joliment fleuri, où nous attendaient l’oncle et son fils pour récupérer la voiture. Puis il y eut la Police, la Douane, on obligea ma mère à enlever tous ses bijoux à l’exception de son alliance et de sa bague de fiançailles, la fouille au corps… Il m’est arrivé quelques fois dans ma vie que la réalité dépasse la fiction comme on dit, et que les choses se déroulent d’une façon que même un scénariste très créatif ne pourrait inventer : la douanière qui fouilla le corps nu de ma mère était une femme blonde au fort accent allemand, ça ne s’invente pas.

Enfin l’avion, c’est un Breguet Deux-Ponts ! Et je joue dans l’escalier pendant le vol au-dessus de la Méditerranée, d’un rivage à l’autre. L’enfant a cela de merveilleux : il oublie rapidement sa douleur pour se réjouir en jouant avec le monde, j’ai longtemps fréquenté cet enfant en moi.

Au début avec Paris, ça a été difficile. Deux chambres dans un petit hôtel du Quartier latin : une pour mes parents et une autre pour ma sœur et moi ; mon frère vivait déjà à Paris et garda sa chambre d’étudiant dans un appartement vétuste au cœur du Quartier latin. Puis un petit meublé plutôt glauque, l’hiver, le froid, le ciel gris sans soleil, le métro, la fatigue le soir. Mais il y eut le lycée – le lycée Henri-IV en l’occurrence. Un très bon lycée, déjà à l’époque, bien que sans esprit élitiste. Le temple du savoir, de la raison, des profs intelligents, des bons camarades bien élevés. Même les blagues et les chahuts avaient un caractère intellectuel et cultivé, les références étaient historiques, on appelait le concierge « le Cerbère ». C’était le lycée de la République, de l’égalité, de la fraternité, et du mérite. C’était la France, ma nouvelle patrie, ma nouvelle famille d’où me venait la lumière des Lumières.

J’étais à peine remis de mon assimilation que vint Mai 68. Ce fut ma deuxième rencontre avec l’Histoire. Le fils de bourgeois que j’étais, de la gauche bien-pensante, découvrait la politique et ses avatars dans les mouvements qui le représentait et en particulier le trotskysme. Cette période de ma vie fut d’autant plus marquante pour moi que, pendant ce qu’on a appelé pudiquement « les événements », je subis un important traumatisme. À la suite d’une manifestation je me retrouvais coincé dans le grand amphithéâtre de la fac de médecine de la rue des Saints-Pères. Quelqu’un jeta une grenade lacrymogène et le détonateur, au lieu de laisser s’échapper le gaz, explosa et je fus assez sérieusement blessé. J’eus un tympan éclaté, des éclats de grenade un peu partout sur le corps et surtout un bout de métal littéralement posé sur la carotide, ce qui effraya le chirurgien de garde aux urgences. J’en garde à la fois la peur d’un drame imminent et un sentiment d’invincibilité pour m’en être sorti quasiment sans dommage. Mais mon corps qui jusque-là m’avait apporté tant de plaisir, de joie et de bonheur m’annonçait qu’il pouvait être porteur de douleur, de souffrance et de mort. Mes organes, mon corps biologique me rappelaient à l’ordre et pendant les années qui suivirent j’ai fait des gardes de réanimation pour gagner de l’argent mais aussi par goût, ou plus exactement pour l’excitation que procurait la lutte contre la mort. C’est dire combien, a priori, je n’étais pas fait pour ce métier de psychiatre.

J’ai commencé à faire des études de médecine pratiquement par défaut. En bon fils de famille juive, j’avais comme choix classique de devenir homme d’affaires, ingénieur, avocat, dentiste ou la voie royale pour faire plaisir à ma mère : médecin. Les études de médecine étaient à l’époque les plus cool, les plus tranquilles, les plus longues mais aussi celles qui laissaient le plus de temps libre pour vivre sa vie d’étudiant et je ne m’en suis pas privé. Assez vite, au cours des stages, le métier m’a plu. J’aimais ce contact avec le mystère des corps, l’interprétation des signes cliniques à l’examen du patient avant que les examens biologiques de plus en plus sophistiqués ne balayent tous les champs des possibles.

Après Mai 68, au-delà du mystère des corps, la question de l’âme, de l’invisible, du politique, de la relation à l’autre dans tous ces contextes s’est imposée à mon esprit. Peu à peu se forgeait en moi l’idée que le corps, le corps de l’autre, leurs échanges étaient le vrai support de la relation. Je passais du corps biologique au corps total, érotisé, celui du lien à l’autre. La psychiatrie devenait une réponse possible. J’aurais tellement aimé être cardiologue pour faire plaisir à ma mère ! Mais il y eut le premier stage en psychiatrie, la première rencontre et ce fut le choc.

Ça s’est passé à l’hôpital psychiatrique de Maison-Blanche à Neuilly-sur-Marne près de Paris. C’était l’asile, le vrai, certains pavillons dataient de son ouverture en 1894 et n’avaient jamais été refaits. La porte ouvrait directement sur une grande salle où une trentaine de lits en fer étaient alignés. Au centre de la pièce il y avait les WC : une cuvette posée sur une sorte d’estrade entourée d’une palissade ouverte au sol pour laisser apparaître les pieds, et au-dessus afin de surveiller le réservoir de la chasse, et surtout la chaîne qu’on devait tirer pour libérer l’eau au cas où un patient tenterait de se pendre avec. À l’entrée du pavillon nous avions été accueillis par un malade coiffé d’un chapeau fait d’un journal plié comme une cocotte en papier qu’il portait de travers à la Napoléon. Il vociférait, demandait des cigarettes en accusant les Juifs et les cocos de tous les maux. Un vrai film ! C’est l’assistant du service qui nous a reçus le premier. Le Docteur M. avait une silhouette assez ronde et l’allure d’un paysan solide sur ses jambes, il fumait la pipe, comme il se devait à l’époque. Nous étions impatients de commencer, de la même façon que nous en avions l’habitude dans les hôpitaux généraux de l’Assistance publique de Paris : la blouse blanche, le tablier, le stéthoscope autour du cou, le marteau à réflexe dans la poche kangourou, prêts à examiner les malades qui nous étaient confiés. Déjà le port de la blouse avait disparu – Mai 68 oblige – et tout paraissait immobile. Alors, lentement, le Docteur M. nous regarda avec un sourire franc et sincère et dit : « Ici, on prend son temps. » Je n’ai jamais oublié cette phrase qui est devenue mon crédo lorsque justement je m’impatiente, que j’ai l’impression qu’une psychothérapie n’avance pas suffisamment vite et s’englue. Ce n’est qu’en fin de matinée que la patronne arriva.

Hélène Chaigneau ressemblait à Pauline Carton, une actrice de la juste après-guerre. Elle était de forte corpulence, les cheveux rassemblés en un improbable chignon et elle portait à bout de bras un cabas comme si elle revenait du marché. On s’attendait à voir dépasser des poireaux mais son cabas contenait des livres entre autres, ainsi que divers objets, des boîtes. Ce cabas était littéralement un vrai fourre-tout. C’est très difficile de raconter la personne de Hélène Chaigneau. Bien sûr il y avait cette aura teintée de mysticisme qui vous contaminait. Elle ne donnait jamais de réponse aux questions qu’on lui posait, elle restait toujours dans une position interrogative avec un ton énigmatique. Tout cela dans un bain de bienveillance et d’exigence qui vous poussait à aller un peu au-delà de vous-même. Son génie consistait à donner à son interlocuteur au moment où il parlait le sentiment qu’il était la personne la plus importante pour elle à l’instant. Le comble de l’histoire c’est que je suis sûr qu’elle était sincère. Elle avait une écoute d’une profondeur et d’une qualité que je n’ai jamais pu atteindre. Chaque interne avait la conviction qu’il était son interne préféré, mais avec moi c’était sûrement vrai.

Une anecdote pour faire comprendre le personnage. Je l’accompagnais pour un congrès à Tunis et je lui fis visiter les souks. Un marchand de tapis nous fit entrer dans son magasin, il nous installa, nous fit apporter du thé, puis il déroula de nombreux tapis. La conversation s’engagea entre elle et lui en nous tenant un peu à l’écart. Il eut d’abord l’air un peu étonné par le ton de la conversation, puis peu à peu il parut subjugué par ses propos sur l’écoulement du temps, dits avec beaucoup de simplicité comme si elle parlait de la pluie et du beau temps. À la fin, elle acheta un petit tapis de prière que je retrouvais chez elle à l’occasion de l’une de mes visites. L’année suivante je retournais à Tunis, et au souk en passant devant le marchand de tapis, il me reconnut et me demanda de ses nouvelles. Il rentra dans son magasin et ressortit avec un petit paquet pour elle. Je le lui rapportais, elle ouvrit le paquet et il y avait une fibule. Elle me parla longuement des fibules romaines et m’expliqua combien la Tunisie restait le cœur vivant de la rencontre de toutes les civilisations qui l’ont colonisée. Rétrospectivement, aujourd’hui en écrivant ces lignes, je pense que c’était sa façon de me dire que j’étais le fruit de toutes ces rencontres.

Assez rapidement, à son contact, mon nouveau métier devint une vocation, puis ma passion.

Et puis il y eut la psychanalyse. À l’époque, il était presque inconcevable de vouloir devenir psychiatre sans passer par le divan. Dans cette psychiatrie humaniste et humaine que nous pratiquions, notre engagement avec les patients était tel qu’un minimum de travail sur soi était nécessaire pour se protéger du cannibalisme psychique du patient psychotique. Et puis la psychanalyse était – sans doute l’est-elle encore – la théorie psychologique la plus aboutie pour comprendre le psychisme humain. Je suis devenu un psychiatre humaniste. Non pas comme dans la représentation populaire, celle d’un brave type sympa en costume de velours fumant la pipe, mais humaniste dans le sens philosophique : mettant l’homme au centre du monde et celui-ci n’existant que par sa subjectivité, d’Érasme à Descartes, de Descartes à Kant, de la philosophie des Lumières à l’idée de la République à la française.

Voilà ce qu’était la psychiatrie française humaniste et voilà d’où je parle.

Quelques décennies plus tard, que reste-t-il de mes croyances, de mes convictions, de mes façons de voir le monde, de comprendre l’autre et sa folie ?

J’avais trouvé la possibilité d’exprimer mon tempérament d’homme d’action en devenant médecin-chef de service. J’ai beaucoup aimé diriger une équipe, former des collègues, apprendre d’eux, échanger, discuter parfois avec passion en réunion. J’ai eu la chance de travailler avec de vrais infirmiers psychiatriques. Ils avaient été formés à la psychiatrie directement dans des écoles spécialisées au sein même de l’hôpital psychiatrique et n’étaient pas passés par la formation d’infirmier somatique, s’occupant du corps biologique des patients, délivrée par les hôpitaux généraux. Ils étaient souvent infirmiers psychiatriques depuis plusieurs générations. Ils avaient une grande culture de la psychiatrie, des malades mentaux, de la folie, un savoir-faire qu’ils se transmettaient par une sorte de compagnonnage, ce qui en faisait de véritables partenaires de soins et non pas seulement de simples auxiliaires. Ils m’auront appris tout ce que je n’ai pas appris dans les livres. Ils ont disparu, leurs écoles ont fermé, directives européennes obligent.

La psychiatrie c’est penser l’homme dans le monde et donc ça touche tous les domaines : la médecine bien sûr avec sa connaissance du corps humain (comment pourrions-nous faire sans ça ?) mais aussi la psychologie, la sociologie, la philosophie, la culture, et donc le politique. On ne peut pas prétendre comprendre l’homme, vouloir agir sur son rapport au monde, sur sa folie, sans s’intéresser à ce qui nous entoure.

Le cabinet du psychiatre-psychanalyste est un bon observatoire de la vie économique et sociale d’un pays.

J’y ai reçu des enfants, des adultes et aussi des adolescents. Ils étaient élèves, professeurs ou parents. On me parlait de la vie à l’école, en famille, avec les amis et les copains et de l’influence croissante des réseaux sociaux. J’ai reçu de la secrétaire au PDG mais c’est surtout le cadre supérieur, toujours pris entre le marteau et l’enclume, qui a su le mieux me raconter l’évolution de la vie dans l’entreprise : la perte de tout espace de créativité, la protocolarisation à outrance des tâches à faire et surtout des rapports hiérarchiques, les mails envoyés au collègue du bureau juste à côté avec copie ou non à…, les dizaines voire les centaines de mails reçus chaque jour dont la simple lecture et le classement pouvait prendre une demi-journée ou plus, les réunions interminables, les décisions qui viennent d’on ne sait où, et qui sont sans rapport avec « l’opérationnel », l’ambiance de cour autour du chef, du patron. En quelques décennies toutes les valeurs morales, les points d’appui philosophiques, les raisons d’être ensemble furent chamboulés : les rapports entre les hommes se déshumanisent, l’entreprise, le monde du travail se « désenchante ».

J’ai écouté, j’ai entendu, j’ai tenté de comprendre. Mais, en ce domaine, rien ne vaut l’expérience pour avoir accès à ce qui se passe à l’intérieur de soi. Un vieux fond militant post-soixante-huitard, mon inscription dans le mouvement de la psychothérapie institutionnelle m’ont amené à réfléchir activement à la politique de santé mentale en France. J’ai d’abord été président de la CME, la Conférence Médicale d’établissement qui discute de la politique de l’hôpital avec le directeur et le Conseil d’Administration et qui garantit la qualité de la formation médicale et le respect de la déontologie. Puis j’ai été président de la conférence nationale des présidents de CME du secteur privé non lucratif. À ce titre j’ai participé aux multiples réunions dans divers ministères, fédérations, associations, pour réfléchir à l’avenir de la politique de santé mentale en France.

C’est là que j’ai vu naître et grandir le « monstre » et ce fut ma troisième grande rencontre avec l’Histoire. Elle fut moins soudaine et brutale que les autres mais plus lente, progressive et insidieuse. Au début, les choses paraissaient simples, nous devions réfléchir ensemble, avec les représentants de l’État, à définir des critères pour évaluer la qualité de notre travail. Quoi de plus normal ? Je participais activement à ces réunions avec pour ma part un certain sens du devoir mais aussi par curiosité. Et peu à peu j’ai vu ces représentants de l’État apparaître comme des technocrates froids et sûrs d’eux, de leur bon droit. Au fur et à mesure se découvrait leur vision de l’Homme, comme celle d’un être-machine à réparer et dont il fallait prévoir et chiffrer le coût des réparations : le malade mental devenait un handicapé qu’il fallait appareiller. Chaque patient devait être anonymisé par un numéro pour ne plus être vu comme un être humain, exactement comme les nazis qui tatouaient un numéro sur le bras des condamnés des camps de la mort, de façon qu’un technocrate puisse décider en lisant un dossier du destin d’un malade sans voir l’homme derrière le papier du dossier.

Non, je n’exagère pas et la comparaison n’est ni provocatrice ni insolite. La technocratie nazie procédait de la même façon : déshumaniser l’homme en le dématérialisant. Les technocrates nazis agissaient avec la même bonne foi et les mêmes certitudes, c’était pour le bien commun. La lecture du procès d’Eichmann relaté et commenté par Hannah Arendt dans « Eichmann à Jérusalem » est édifiante. Évidemment que l’idéologie qui soutient le nazisme n’est pas la même que celle qui, aujourd’hui, guide ces technocrates postmodernes. Mais tous les hommes sont des bourreaux en puissance, nous le savons, il suffit d’une étincelle et les mêmes changeront de camp, ils obéiront de la même façon. Qu’ils ne fassent pas les malins nos technocrates, ça s’est déjà produit avec d’autres encore plus cultivés et diplômés qu’eux. Nul ne sait aujourd’hui comment on bascule dans le radicalisme et pourquoi on en vient à tuer son voisin avec bonne conscience comme l’ont fait tant d’Allemands et de Français bien sous tous rapports et plus récemment des hommes et des femmes, souvent au sein d’une même famille, vivant dans les Balkans. La technocratie entraîne inéluctablement la déshumanisation et ouvre la porte au fascisme qui est l’antithèse de l’humanisme.

Et lorsqu’elle s’allie à la technologie, alors c’est le chaos. L’intelligence artificielle est là, elle déploie aujourd’hui son emprise sans limites perceptible dans tous les champs de la pensée et de l’action.

C’est cet homme nouveau, c’est cet homme postmoderne, cet « homme limite », qui crée ce monde artificiel et virtuel à son image et qui s’en nourrit sans cesse. C’est pourquoi il faut le reconnaître, le comprendre, savoir d’où il vient, et pressentir ses ambitions, c’est ce que j’essaie de faire.

Les pouvoirs se déplacent et tombent de plus en plus souvent dans les mains d’hommes sans scrupule, littéralement sans limites, sans foi ni loi. Alors j’ai lu Mein Kampf et ce fut aussi une grande rencontre. Chaque page fut une découverte et j’ai compris que la bête immonde était toujours là.

Il faut que je prévienne mes petits-enfants. Ils ne méritent pas ce monde-là. Ils sont trop mignons, emchikoubara*.

Partie I 

Être sur le fil

Chapitre 1

Ni d’un côté ni de l’autre, sur le fil

1) La folie, l’exil, les frontières

Il est difficile de savoir d’où vient une vocation, surtout chez un psychiatre. Il faut assurément une faille au sein de son être, une limite hésitante, qui laisse l’autre pénétrer son âme. La blessure de cette transplantation soudaine et brutale ne s’est jamais refermée. Il y eut non seulement la perte du paradis infantile sans espoir de retour, mais surtout l’étrangeté que ce monde nouveau m’avait fait rencontrer. Je parle de voir mon père préoccupé, absent, ailleurs dans un monde lointain et inconnu pour lui et qui devenait son avenir. Il avait cinquante-deux ans, j’en avais treize, en pleine crise œdipienne rendue difficile par les circonstances, au moment où j’avais terriblement besoin de lui. À Tunis il était un grand avocat, avocat à la Cour de cassation, respecté et admiré par ses confrères et par moi ; à Paris il n’était rien, même pas avocat inscrit au Barreau de Paris car il était encore à l’époque de nationalité tunisienne comme beaucoup de Juifs de sa génération nés en Tunisie. Ma mère était une grande bourgeoise entourée de domestiques, je l’ai vue faire la vaisselle et passer la serpillière en arrivant à Paris. C’est idiot de raconter ça mais on est très fragile pendant que se forgent les mouvements d’identification œdipienne et j’ai senti de temps à autre le sol se dérober sous mes pas. Jusqu’à présent, lorsque j’évoque cette période de ma vie, les larmes me viennent aux yeux, ces larmes que j’ai tant retenues lorsqu’il fallait avancer.

Et puis il y a ce souvenir d’enfance.

Nous habitions à Tunis dans un immeuble de trois étages, assez grand, qui comportait six appartements par palier soit dix-huit familles avec pas mal d’enfants. Il n’y avait pas d’ascenseur et la cage d’escalier était un véritable lieu de vie et d’échange social. Il fallait voir l’ambiance le matin à l’heure d’aller à l’école, les cavalcades dans l’escalier, les dernières recommandations hurlées : « N’oublie pas tes espadrilles pour la gym ! » 

Le retour de l’école l’après-midi était plus calme, et parfois il y avait le fou dans l’escalier. Dans l’appartement juste en face de chez nous sur le même palier, vivait toute une famille de fous, le père, la mère et les trois enfants. Ils avaient tous été internés pour des périodes plus ou moins longues à La Manouba, l’asile psychiatrique de Tunis. On entendait à travers les murs des cris, parfois des hurlements et les portes qui claquaient. C’était le plus jeune des enfants qui me terrorisait, il était la plupart du temps interné et lorsqu’il sortait pour de courtes périodes il passait ses journées dans l’escalier à guetter, en se cachant dans les renfoncements et les encoignures. Il était extrêmement sale, il sentait la pisse et la merde et heureusement car c’est cela qui nous prévenait de sa présence. Ils étaient Juifs et mon père, s’appuyant sur son autorité morale auprès des voisins, s’était toujours opposé à ce qu’ils soient expulsés par humanité et, je pense, par communautarisme. Est-ce de là que me vient cette curiosité anxieuse pour la folie et plus précisément pour le fou dans ce qu’il a de mystérieux et venu, lui aussi, d’ailleurs.

En exil ?

Plus tard, devenu psychiatre, j’animais un groupe de parole avec des patients psychotiques stabilisés-comme-s’ils-étaient-guéris. Philippe l’un d’entre eux, fit part de ses difficultés à rencontrer aujourd’hui après avoir vécu dans le monde de la folie, ses anciens camarades de classe et ses copains d’enfance. En rentrant chez lui, il devait calculer l’horaire et faire tout un détour pour être sûr de les éviter.

Il raconta qu’il avait bien essayé de les revoir et de bavarder avec eux comme avant, mais il avait senti très vite s’installer entre eux et lui comme un gouffre culturel. Ils ne partageaient plus les mêmes goûts, n’avaient plus les mêmes références, ils ne riaient plus des mêmes choses. Pendant ces longues années pendant lesquelles il avait soigné sa folie, ils étaient restés dans leurs chambres alors que lui avait fait un long voyage dans un pays lointain et étrange. Il y avait rencontré des tas de gens tellement différents dans leurs origines – des gens qu’il n’aurait peut-être même jamais croisés – et pourtant si proches dans cette indicible souffrance du cœur de l’âme. Il avait vécu des expériences exaltantes dans le délire, douloureuses dans la chute, des expériences sensorielles dont seul le corps garde le souvenir, l’odeur des médicaments et de la sueur qui l’exhale, la brûlure des piqûres, la contraction des muscles entravés par les effets secondaires des médicaments. Qu’allait-il pouvoir leur raconter, partager avec eux ? En l’écoutant, je me suis rappelé l’un de mes premiers souvenirs de classe, les premiers mois à Paris. Le hasard de l’ordre alphabétique m’avait placé à côté d’un camarade qui venait de Bretagne. Pendant nos moments de bavardage il me racontait son impatience à attendre ses prochaines vacances dans son village, en Bretagne. Il se mettait à rêver, à s’imaginer marchant sur la plage, sentant sur son visage l’air frais chargé de bruine, vêtu d’un k-way sur son pull marin, dans la crainte mâtinée d’espoir de l’averse inconsciemment désirée. Moi je ne connaissais de la mer que mon corps nu au soleil, dans une chaleur harassante, sans un souffle d’air.

J’avais cherché sur une carte le village dont il m’avait parlé, je ne l’avais pas trouvé, ça devait être sur Mars. Je l’avais écouté me parler de l’océan, du rugissement des vagues, du crachin les jours gris, j’apprenais ma nouvelle patrie sans oser l’interrompre comme si je revenais d’exil. Aujourd’hui, lorsqu’avant de m’endormir, je cherche dans mes souvenirs un endroit calme et apaisant, je rêve de Belle-Île en mer. Que de chemin parcouru ! Je suis devenu psychiatre.

Ces conversations avec les patients, ces partages de moments de la vie quotidienne sont devenus consubstantiels à mon existence. Ils me sont nécessaires comme point de rappel – aussi bien au sens de l’équilibriste ou de l’alpiniste qui s’appuie dessus pour rebondir que de rappel de souvenirs – qu’il existe toujours pour soi un autre monde d’outre-limite, comme un monde fait d’antimatière sans lequel notre monde n’existerait pas. Il nous faut les chercher au-delà des trous noirs de l’Univers et de notre âme.

2) Une névrose si banale

Pourquoi n’ai-je pas sombré dans la folie, n’ai-je pas franchi la limite ? Comment ai-je résisté à l’attrait de la mort et du néant au moment où je changeais de pays, de climat, de culture, alors que dans le même temps je me transformais en adulte d’abord dans mon corps puis par mon statut social avant que mon esprit ne l’accepte. Mais l’a-t-il vraiment accepté, « mon petit Marc » (comme m’appelait ma mère), je l’entends ricaner en m’exhortant à ne pas aller jouer dans la cour des grands. Une famille aimante assurément m’a préservé du pire, mais il y eut aussi une stabilité du politique dans un pays aux frontières sûres, rayonnant et ouvert sur le monde où tous ceux qui y vivaient partageaient la même religion, celle de se sentir français, peu importait leur culture d’origine. Alors j’ai trouvé les limites à l’intérieur de moi et je suis devenu un banal névrosé – normal, comme les autres.

Ah ! Frères névrosés ! Comme on se reconnaît facilement tant nos discours s’offrent en miroir. Et combien nos vies se ressemblent, faites d’espoirs déçus et de désespoirs risibles. Zeno, héros du livre d’Italo Svevo La conscience de Zeno fut longtemps un ami fidèle auquel je pensais souvent lorsque, presque malgré moi, je me trouvais embarqué dans des situations rocambolesques et drolatiques. Zeno, quel névrosé merveilleux, indécis, incapable de choisir, velléitaire, revenant sans cesse sur ses promesses intimes, aimant authentiquement et avec sincérité deux femmes en même temps, ne supportant pas qu’on l’abandonne, jaloux, envieux, ratant ses rendez-vous avec son destin. Il faut dire qu’une scène traumatique interprète et fige définitivement son destin de névrosé. Il rend visite à son père mourant, et celui-ci, dans un dernier effort que donne le dernier souffle, se soulève, donne une gifle à son fils et meurt. Voilà Zeno puni car coupable à vie sans jamais savoir de quoi et pourquoi. C’est ça la névrose, un sentiment de culpabilité que l’on sait intuitivement en rapport avec ses relations avec son père, avec sa mère, un truc œdipien sans bien comprendre l’affaire, malgré des lectures et une compréhension intellectuelle du problème. Zeno fera une analyse qui réussira bien qu’il s’en défende, il changera et guérira de beaucoup de ses symptômes. Il critiquera la psychanalyse, sa méthode, ses concepts, ses fondements. Il dénigrera son propre travail analytique.

Voilà le genre de patient que nous pouvions rencontrer dans nos cabinets de consultation dans les années quatre-vingt. Les mêmes que ceux que Freud rencontrait au début du XXe siècle et dont Italo Svevo racontait la vie.

Avec eux je me sentais à l’aise, je me reconnaissais dans leurs rendez-vous manqués. Combien moi-même avais-je raté de rencontres ! Je me souviens de l’une des plus cuisantes. Je venais de me marier, ma femme était enceinte de notre premier enfant. Mon patron de l’époque me convoque dans son bureau pour me dire qu’un poste de médecin-assistant venait de se libérer ; il me le propose. Un don du ciel ! J’accepte et je le remercie avec enthousiasme. En me reconduisant, il m’interpelle à nouveau : « Au fait, Hayat, vous avez passé votre thèse ? Car il la faut bien entendu ». Mon sang se glace dans mes veines. Comme beaucoup de mes camarades, j’avais traîné pour la faire en pensant travailler le même sujet pour la thèse et le mémoire de spécialisation en psychiatrie. Je m’engage à la faire dans les trois mois.

Comme je n’avais pas prévu de cas cliniques à exposer pour une thèse je décide de faire une revue de la littérature et je prends comme sujet : « La notion de guérison en psychiatrie ». Je choisis une dizaine de textes publiés sur une période d’un siècle pour montrer combien la notion de guérison – en tant que restitutio ad integrum – s’affadissait au fur et à mesure et que, avec Freud, la névrose d’abord décrite comme une maladie, devenait peu ou prou le lot commun en tant que fonctionnement psychique. C’est la lecture de l’œuvre du philosophe et médecin Georges Canguilhem2 qui décrit un nouveau continuum entre le normal et le pathologique qui finit de m’éclairer sur le sujet. Je travaillais ma thèse à la bibliothèque de l’hôpital Sainte-Anne, lieu merveilleux de silence et de calme, et j’y trouvais grâce à un personnel dévoué tous les livres de psychiatrie que je cherchais. Le Docteur Henri Ey y avait son bureau. C’était LE grand maître de la psychiatrie de l’époque. Il avait écrit et réécrit sur plusieurs éditions le « Manuel de la psychiatrie » qui était notre bible. Il fallait le connaître quasiment par cœur car c’était la référence en matière d’examen et de concours. Au cours d’un après-midi j’eus tout simplement l’idée de chercher le mot de « guérison » dans le Manuel ; il n’apparaissait ni dans l’index ni dans le glossaire. Je feuilletais fébrilement l’ouvrage mais je ne trouvais rien qui pouvait y faire allusion. Formidable découverte pour moi car cela me permettait de dater la disparition du concept en psychiatrie.

J’étais plutôt excité lorsque Henri Ey entra dans la salle. Il vient s’installer juste à côté de moi, mais vraiment à côté, pour consulter un livre qu’il prend dans un rayonnage en restant debout. Il fallait que je lui pose la question, que je l’interroge, que je lui fasse part de mon étonnement, peut-être allait-il le partager… Oserais-je ? J’hésitais. Qui suis-je pour déranger Monsieur Henri Ey ? Moi, ce petit Juif métèque qui s’échine à ne pas faire trop de fautes d’orthographe. Mais bien sûr que cela va l’intéresser, vas-y. Mais la honte de l’enfant qui se surprend à se prendre pour un adulte m’envahit, Henri Ey ferme le livre et repart dans son bureau. Il n’y a rien à faire, dès qu’un névrosé est confronté à quelqu’un qui, comme son père, est supposé avoir autorité sur lui, il est saisi comme un enfant, par la peur de la castration, d’autant qu’en l’occurrence, j’allais devenir père à mon tour.

Je pense aussi à cette étudiante de première année de médecine que j’osais à peine regarder. Elle était de taille moyenne, plutôt menue, blonde avec des cheveux courts et bouclés, elle avait des yeux très bleus. Elle était coquette, finement maquillée et j’aimais son genre BCBG. Elle faisait si française ! Je l’imaginais venant d’une petite ville de province, retournant chez ses parents le week-end et pendant les vacances, se réinstallant dans sa chambre de jeune fille encore tapissée de papier peint à fleurs, ses poupées l’attendant pour de nouvelles caresses.

Un jour, dans le café en face de la fac, nous nous croisâmes dans l’escalier qui menait aux toilettes. J’ai dû m’effacer, et elle me sourit en passant devant moi. Moi pas, et par la suite lorsque je l’apercevais de loin j’évitais de l’approcher de crainte qu’elle entende mon cœur battre. Je pense encore à elle et je m’imagine parfois le dimanche dans le jardin de la maison de mes beaux-parents en train de manger le gigot dominical pendant que les enfants joueraient.

Le névrosé sait rêver sa vie lorsqu’il s’ennuie ou que le monde lui semble hostile.

Ce type d’anecdotes pourrait-il se dérouler aujourd’hui ? Peut-être que certains jeunes lecteurs liraient cela comme le témoignage d’une époque révolue. Les réseaux sociaux, les sites de rencontre abolissant le temps, l’espace les différences y compris les différences de génération changent-ils la qualité des mystères de l’altérité ?

Oui dans une certaine mesure, mais de façon plus instable qu’il n’y paraît.

Et ces jeunes lecteurs pourraient reconnaître dans cette forme névrotique de rapport au monde que j’incarne avec tant d’autres de ma génération psychique, quelque chose d’ancien, enfoui au fond d’eux-mêmes comme de façon ontologique.

3) L’homme limite et sa société

Le fonctionnement limite est insaisissable, il glisse comme du sable à travers des doigts de la main quand on essaie de le décrire. Parfois ça ressemble à de la névrose, parfois à de la psychose, c’est hétérogène, c’est instable. C’est pourquoi pour décrire le fonctionnement limite il nous a fallu évoquer les autres modes de fonctionnement psychique.

Le terme de « limite » ou « borderline » ne renvoie pas seulement à la limite diagnostique mais surtout aux étranges limites que ce type de personnalité organise entre le monde psychique interne et le monde extérieur. Chez ces patients de prime abord, ces deux mondes paraissent séparés, comme hermétiquement, ne communiquant pas l’un avec l’autre.