Duo Sudarenes : Asian - Elin Bakker - E-Book

Duo Sudarenes : Asian E-Book

Elin Bakker

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Beschreibung

Le temps à Kyoto: Romance Paranormale
Laureanne n'était encore jamais partie au Japon. Alors, lorsqu'on lui propose de visiter Kyoto avec l'agence de voyage qui l’emploie, elle n'hésite pas une seule seconde. Toutefois, en se rendant sur un des plus beaux sites historiques du pays du soleil levant, elle ne se serait jamais imaginée y rester coincée ! À cause de la météo imprévisible, son équipe est forcée à rester sur place pendant plusieurs nuits. Laureanne, qui pensait profiter de l'occasion pour se plonger dans la culture japonaise, se trouve alors propulsé chaque soir dans une dimension ancienne et énigmatique. On l'y attend pour démêler un mystère centenaire et elle ne pourra pas quitter Kyoto avant de l'avoir résolu. Son cœur trouvera-t-il la bonne voie avant qu’il ne soit trop tard ?
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Sorcière corporate - Tome 1: Mission Séoul 
Que faire quand vous êtes une des dernières sorcières sur Terre et que vous vivez à l'époque de la globalisation et du capitalisme effréné ? Vous enfilez un tailleur, vous avalez votre expresso avant de vous ruer dans le métro de 7h30 et vous faites comme vos Sœurs, vous devenez une Sorcière d'Entreprise.
C'est l’existence qui a été imposée à Trinee, jeune sorcière mi-Sénégalaise mi-Andalouse qui bidouille ses rituels avec des bougies Made in China et ses sorts écrits sur des nappes en papier. Sa vie est toute tracée : espionnage industriel et magie noire pour le compte de grandes multinationales.
Mais ça, c'était sans compter cette mission en Corée du Sud, dans les rues trop lumineuses de Séoul, au milieu des gangsters, des flics trop zélés et des clans de magiciennes de sang... Est-ce que la jeune sorcière est prête à faire face au mal qui la menace, elle et toutes ses Sœurs de coven ?
Attention : Rituels non-adaptés à notre plan de réalité ! Ne pas reproduire à la maison…


À PROPOS DES AUTEURES


Elin Bakker a toujours été passionnée par l’écriture et la lecture. Depuis son plus jeune âge, elle imagine des mondes fantastiques aux nombreuses facettes. À 15 ans, elle se lance sur la plateforme wattpad avec son premier roman. Encouragée par ses lecteurs et par le franc succès de ses histoires loup-garou, elle explore tous les genres littéraires de l’imaginaire. Puis, elle écrit des romans fantasy. À 17 ans, son premier roman , Vampire en colocation , est édité par Sudarènes Éditions. La Gardienne est son second ouvrage édité. Puis après avoir été primée pour son dernier ouvrage, elle vous présente une saga de Science Fiction Fatales Illusions. Ensuite, une série Astres & Cendres. Son cinquième ouvrage se situe dans le monde des loups garous Wolves of Magic. Et Maintenant dans la catégorie "Romance Paranormale chez les éditions Sudarènes.


Marie McKraken est une écrivaine passionnée par la science-fiction et la sorcellerie sous toutes ses formes. Après avoir sillonné les continents et exploré les mers lointaines, elle s'est lancée dans l'écriture pour transporter ses lecteurs dans des univers complexes pleins de magie et d'aventure. Après ses premières incantations sur Wattpad et l'appel de ses Soeurs pour saisir sa plume et aller plus loin, les étoiles se sont alignées pour qu'elle puisse vous offrir son premier roman, Sorcière Corporate. -

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Les Duos Sudarenes

Sorciere Corporate

Marie McKraken

A Florine, ma bêta-lectrice

Au mojito-soju, mon delta-lecteur

Note : Les notes de bas de page vous sont offertes par l’Association des Commentateurs et Traducteurs Assermentés du Collectif McKraken Readings. Selon l’Article 1.234 Alinéa 4 du Code Déontologique McKraken, toute subjectivité quant aux explications contextuelles ne saurait être elle-même expliquée. Nous fournissons un service de qualité sévèrement sanctionné en cas d’écart pour vous garantir un plus grand plaisir de lecture. Les interférences narratives à caractère grossier des notes de bas de page sont punies par décapitation rituelle et radiation du club d’équitation du Collectif, dans cet ordre.

1. Incantation à l’héroïne

 

Une douce lumière blanche pénètre dans la pièce, filtrée par les rideaux de coton flottant au rythme de la brise marine. Dans l'immense chambre faite de lignes horizontales de colonnes grecques et des excentriques couleurs de grands cristaux roses et violets, une forme sombre émerge doucement des draps, réveillée par le chant des mouettes. 

Une lourde masse de cheveux frisés couleur ébène s'agite, révélant ses subtiles teintes de bordeaux et d'aubergine. Deux grands yeux dorés apparaissent et disparaissent successivement sous de lourdes paupières encore maquillées. 

— Huuuuuuuuuuuuuuurgh, seront les premiers mots de notre héroïne. 

Lentement, la jeune femme étire ses bras et ses jambes couleur cannelle comme un chat qui roule sur le dos, et masse ses tempes douloureuses. Les vapeurs de l’alcool se dissipent lentement sous ses doigts, mais le déphasage intégral de son corps dû au jet-lag ne veut pas passer. 

La mission en Colombie a été dure, et elle est rentrée chez elle il y a à peine quelques heures. Son cerveau lui joue en boucle un rythme lascif d'électro-swing, l'air sur lequel elle a descendu six personnes, un peu moins de vingt-quatre heures plus tôt, dans un nightclub de Bogota.

Foutues compagnies aériennes et leur alcool bon marché à volonté. Si seulement elle s’était enivrée au bar et pas dans l’avion, avec la clim et la pression de l’air, peut-être qu’elle n’aurait pas si mal à la tête.

Dans une longue inspiration, elle trouve la force d'ouvrir les yeux et d'observer la chambre. Sérieusement ? Un temple grec au bord de la Méditerranée ? Vivement les vacances. 

— Mr Darcyyyyyyyyyyyyy ! Cafééééé ! gémit-elle en replongeant dans son lit.

Immédiatement, un doux parfum de café chaud embaume l'air. La jeune femme roule des épaules en ronronnant et se dresse en tailleur dans son lit. 

Sorti de nulle part, un petit chien au museau pointu apparaît subitement. C’est un corgi à la robe blanche et crème qui trottine gaiement, portant dans sa gueule une soucoupe de céramique sur laquelle balance une tasse de café brûlant, dans un équilibre quasi-mystique. L’animal se lève sur ses pattes arrière au bord du lit pour tendre la boisson à sa maîtresse.

La jeune femme hume le café avant d'en boire une gorgée tout en écoutant le chant des vagues contre les falaises. 

— Ahhhhh... Par la Déesse des Ombres, ça fait un bien fou... 

Le corgi la regarde de ses grands yeux noirs, les oreilles dressées. Elle lui caresse affectueusement la tête.

— On va enfin avoir un peu de temps libre... Tant mieux... Je n'en pouvais plus des Caraïbes, tout ce soleil, ces plages, cette eau d’un bleu cristallin et ces cocktails avec des petites ombrelles… single-t-elle en ricanant.

Elle s'apprête à se débarrasser de ses draps lorsqu'un portable se met à sonner sur le rythme entraînant de Coconut d’Harry Nilsson.

“… Put the lime in the coconut, drank them both up…”

Elle lève les yeux au ciel et lâche brusquement la tasse au-dessus du lit pour sauter sur le marbre froid avec légèreté. Mr Darcy baisse les oreilles en voyant le café se renverser au ralenti, avant de se figer dans le vide, comme en apesanteur avec la tasse et la soucoupe. Nonchalamment, elle claque des doigts sans prêter attention au liquide en suspension. Son débardeur en satin bleu nuit et son shorty noir frémissent de minuscules étincelles dès que son index entre en friction avec son pouce.

La jeune femme saisit le portable qui vibre sur le sol et hausse les sourcils en voyant le numéro qui s'affiche sur l'écran, avant de prendre l’appel.

— Allô ? Julia ? Ça va ?

Une voix ténue lui répond, gémissante entre deux sanglots. 

— Trinee, tu es de retour ? Désolée, je sais que je ne suis pas censée t’appeler quand tu es en mission mais…

— Je suis rentrée, qu'est-ce qui se passe ma chérie ? Tu es toute seule ?

— Oui. Non. Enfin... Jean va rentrer d'une minute à l'autre... Je voulais juste te dire que j'étais contente que tu sois de retour... 

Le visage de la jeune femme se fige dans une expression sérieuse.

— Oh non, Julia… il t'a encore frappée ?

Son amie ne répond pas immédiatement. Des mots froids et terribles lui couvrent la gorge, comme l’empreinte de doigts qui remonte le long de son cou. 

— Je suis vraiment contente que tu sois rentrée... On pourra se voir ce soir ? Je ne le dirai pas à Jean, et on se retrouvera au bar habituel...

— Julia, si tu as besoin d'aide…

— Ce soir, Trinee. Je dois aller bosser. A tout à l'heure.

Elle raccroche. Trinee observe l'écran sur lequel s'affiche la photo de profil de Julia et siffle entre ses dents.

— Quel connard ce mec... Il y a longtemps que j’aurais dû le maudire ou le transformer en crapaud…

Elle s’en veut immédiatement d’avoir dit une chose pareille. Elle a tant de souvenirs lumineux avec eux. Des souvenirs dans lesquels Jean est adorable, gentil, attentionné… Elle se revoit dînant dans un restaurant japonais avec eux le jour de la promotion de Julia. Son copain semblait si heureux, si proche. Il n’a jamais eu le visage d’un homme violent. Est-ce qu’il y a un visage pour les hommes violents ? Voilà quelque chose qu’elle n’a pas appris à l’école des sorcières...

Elle se retourne vers son lit et d'un claquement de doigts, fait disparaître le café et la tasse. Pas possible de passer une matinée tranquille. 

Elle hausse les sourcils, parcourue d'un doute, et regarde à nouveau l'écran de son portable. 16h30. Ce n'est clairement plus la matinée. Dommage, ça veut dire qu'elle a une réunion au siège dans vingt minutes. Vingt minutes, vraiment ? Elle ne sait plus.

Rapidement, elle fait le tour de son lit pour saisir une minuscule boîte à bijoux et l'ouvre délicatement. Un vent violent l'aspire vers l'intérieur. Son corps se distord dans l'espace en un sifflement aigu et elle disparaît dans le vortex de la boîte. 

Un nouveau sifflement, accompagné d'une bourrasque qui agite l'espace fait réapparaître Trinee dans une nouvelle pièce. C'est un immense dressing tout en bois marin, dans lequel des mètres de penderie s'étirent pour laisser apercevoir les étoffes colorées de vêtements suspendus aux murs. Une garde-robe qui mériterait de servir de décor pour une pub de site de vente de vêtements. Si tout n'était pas froissé et bourré de façon totalement anarchique dans le peu d'espace libre des casiers et penderies.

La jeune femme déambule d'un bout à l'autre de l'immense salle à la recherche de quelque chose parmi les tas de robes et de jupes multicolores.

— Mince... Où est-ce que je l'ai "rangé"... siffle-t-elle tout en massant son cuir chevelu. 

D'un geste vif, elle se retourne vers les étagères de chaussures et embrasse du regard toute la pièce. 

— Ah, je sais ! 

Elle clape dans ses mains d'un coup et l'espace se met à trembler. Dans un grondement terrible, les murs s'élargissent, les étagères s'allongent, et de nouvelles taches de couleurs s'échappent du vide comme des papillons rangés en colonnes branlantes. Lorsque la penderie arrête de vibrer, elle a gagné cinq mètres de cintres et de vêtements. 

Là, au milieu des vestes à fleurs et des gilets bigarrés, elle sort un tailleur en velours vert sombre, orné de grosses étoiles en strass sur la poitrine, doublé de satin noir. Un large pantalon noir est plié sur le même cintre, et Trinee le déplie habilement d'une main et passe l'autre sur le tissu pour en aplatir tous les revers froissés. Comme un fer à vapeur, sa main ne laisse plus aucun pli dans son sillage.  

— Tenue de reine pour retrouver toutes les peaux de vache du siège du SCIATH, what else ? se moque la jeune femme en admirant l'ensemble. Mr Darcy ! Musique !

Un vieil air de soul de Donny Hathaway résonne dans la pièce. 

D'un claquement de doigts, Trinee fait à nouveau vibrer l'espace, et son corps est aspiré à l'extérieur de la boîte en quelques secondes. Elle se retrouve dans la chambre blanche, où le corgi se trémousse joyeusement. 

— Désolé mon vieux, j'ai un truc à faire, on ira au parc après ! 

Elle claque à nouveau des doigts, et l'espace se tord encore comme une toupie. L'aboiement du chien se transforme en râle distant, la voix de Donny Hathaway s'étire comme le crissement d'un pneu sur du béton. La jeune femme réapparaît dans une chambre d'hôtel sombre, sur un lit encore fait, couvert d'une épaisse couverture de polaire brune. Les murs sales et le vieux néon poussiéreux transpirent une vieille odeur de cigarette froide. A côté de la porte, sa petite valise bleue l'attend toujours fièrement, encore décorée du bandeau d'une compagnie aérienne colombienne. 

Trinee pousse un soupir et s'approche de la fenêtre pour écarter les rideaux. La pièce gagne à peine en luminosité lorsqu'elle remonte les volets. Le ciel gris de Paris s'étend à perte de vue, entrecoupé par les cimes des immeubles et les nuées de pigeons. 

— Ah... Paris, Paris, Ville Lumière... souffle-t-elle en souriant.

Un taxi klaxonne en bas de la rue, comme pour lui répondre. 

Son portable vibre à nouveau. Elle regarde rapidement le nouveau message qui vient d'apparaître sur son écran et grimace.

— Corporate Witch Junior, Assistante Aux Services d'Analyse, Trinidad Cordoba-Wade, vous êtes attendue à 16h45 au siège du SCIATH pour un debriefing de mission. Veuillez apporter votre baguette pour signature. 

D'un claquement de langue bruyant, Trinee fait disparaître le message et regarde sa valise bleue avec une mine dégoûtée en haussant les sourcils. 

Sa baguette ? La vieillerie issue de l'héritage ancestral de son coven1, objet « inconditionnel » de toute sorcière ? Le bout de bois qu'elle a « égaré » à 3h du matin sur un yatch en pleine mer des Caraïbes, dans une mission ultra-secrète ayant pour but de voir d'un peu plus près les rangées de muscles abdominaux d'un serveur au regard suave ?   

Elle se gratte le front nerveusement et prend le stylo offert par l'hôtel à côté du vieux téléphone fixe de la chambre. C'est loin de ressembler à une baguette antique capable de sceller des démons et d'invoquer les Grandes Arcanes... 

Mais peut-être qu'avec un peu de vernis à ongle et de scotch, ça fera l'affaire. 

— Je sens qu'on va faire comme d'hab'... Improvisation totale, Trinee, encore et toujours !

***

La sorcière époussète sa veste de velours et lève les yeux vers la plaque dorée qui trône au-dessus du bureau.

"SCIATH – Sorcery, Covenhood, Intelligence, Advision and Technology for Humankind"

Un titre de bureaucrate, pour une organisation d'administrateurs terrés derrière leurs piles de dossiers. Comment est-ce que les dernières sorcières sur Terre ont pu se réduire à ça ? Pour sûr, c'était mieux de rentrer dans le rang et de se ranger du côté de la loi plutôt que de jouer les Jeanne d'Arc sur un bûcher moderne, en première ligne des tabloïds ou au tribunal infernal de Twitter... Mais n'avait-on pas aussi une part de "magie" en devenant des collaboratrices de grandes entreprises internationales ? 

« La véritable magie doit se débarrasser de sa vieille cape d’obscurantisme et d’hermétisme. Elle doit servir des causes, représenter les droits de l’Homme sur tous les plans et bénéficier du respect et de la tolérance de tous.

Sorcery for everyone, discrimination against no one2. »

Discours du 28 août 1962, Fondation Internationale pour la Sorcellerie Moderne

Avec la moitié du globe qui considère la magie comme démoniaque et l'autre qui se demande encore si c'est scientifique, alors même que le sang de sorcière ne coule plus que dans un peu plus de 1000 femmes à travers toute la planète, à quoi bon se cacher pour se laisser traquer comme des animaux en voie d'extinction ? 

Le début du XXème siècle et les mouvements pour le Droit de Vote des femmes avaient vu la naissance de mouvements de sorcières engagées, prêtes à troquer leurs robes noires et leurs couronnes de fleurs contre un tailleur et une permanente, pourvu qu'on les laisse vivre en paix.

Forcément, à l'époque où on cherchait encore à concevoir la plus grosse bombe atomique, avoir une armée de supersoldates capables de transformer tout un escadron en crapauds ou de faire tomber une pluie acide sur un campement ennemi était devenu essentiel pour les pays en guerre. 

C'est comme ça que la sorcellerie était devenue une "compétence" sur un CV, un plus certain pour booster votre carrière dans les Télécommunications, dans l'Armée ou - après une retraite militaire - dans le monde toujours en guerre de la finance internationale. 

C'est là que le SCIATH était né. Dans les années 1950, à la sortie de la guerre, quand il avait fallu chercher autre chose à traquer que les sorcières de la Wehrmacht et les nazis en fuite. Comme une espèce d'école privée pour jeunes mutants, la Fondation Internationale pour la Sorcellerie Moderne avait signé des accords avec les Etats capitalistes pour éduquer toutes les sorcières ressortissantes de ces pays à la magie en temps de guerre, et à la sorcellerie d'entreprise. 

Et évidemment, comme toucher sa bille dans l'Education est aussi facile que de devenir riche en revendant ses vêtements en ligne, le SCIATH avait progressivement étendu son domaine de compétence au recrutement de sorcières, à l'analyse de besoins en magie des entreprises et au marketing sorcier. Long Story Short3comme on dit dans le milieu, les sorcières modernes bossent en tailleur, lisent le cours de la Bourse et accumulent des miles avec leur carte d’entreprise pour se payer des vacances aux Bahamas et oublier la froideur humide du métro parisien une semaine par an. 

Trinee observe l'homme chauve qui se tient enfoncé dans son fauteuil en face d'elle, la tête penchée sur son portable, le nez dans ses papiers, en pleine conversation avec le délégué syndical de la branche espagnole du SCIATH. Avec son visage charnu et son crâne chauve, il ressemble à un Bouddha accablé par des Responsables Ressources Humaines des Enfers. Des soucis de sorcières en heure supp, Monsieur Prudhomme ? Comme c'est étrange... 

La jeune femme sourit pour elle-même. Un siècle de luttes sociales pour les femmes, les Noirs, les LGBT, les sorcières, et c'est encore un vieil homme blanc hétéro et mortel qui vient lui signer sa fiche de fin de mission pour lui donner le droit de toucher sa paie... Mais c’est ainsi que le SCIATH fonctionne. Des administrateurs mortels pour éviter que la direction de l’organisme ne se décime à coups d’affrontements entre clans de Sœurs.

Aujourd'hui le nombre d'appel d'offres des entre-prises qui cherchent des sorcières à plein temps est plus grand que le nombre de Sœurs sur Terre. Les Armées ne vont chercher leurs sorcières que dans les quelques hives4 qui ont fait plus de zèle pendant la Seconde Guerre Mondiale pour les Etats qu'elles servaient. Pour toutes les autres demandes, il y a le SCIATH. 

C’est justement une représentante de la hive de Trinee qui est au téléphone avec Monsieur Prudhomme, en train de lui expliquer que si les sorcières commencent à travailler à 13 ans par accord international, elles restent en formation dans leur coven jusqu'à leurs 15 ans. La SCIATH ne peut pas envoyer une gamine de 14 ans, une trainee5, pour faire une enquête en solo sur une usine de pesticides.

Trinee hausse les sourcils en identifiant la voix au téléphone. C'est tante Rubia de la branche Cordoba qui est en train de menacer ce pauvre Prudhomme en criant des insultes gitanes. 

En imaginant l'immense tante Rubia aux longs cheveux noirs et au teint olive dans ses grandes robes à volants rouges, Trinee ne peut s'empêcher de plaindre son employeur.

Les Cordoba sont connues pour leurs sortilèges de cauchemars et le Mauvais Œil qu'elles envoient pour vous faire tomber dans les escaliers ou rater votre bus jusqu'à ce que vous perdiez votre travail. La magie qui joue avec les rouages du destin est l'une des plus coûteuses pour les sorcières, qui payent en années de leurs longues vies pour lancer quelques démons mineurs ou esprits des ancêtres sur leurs ennemis. Mais c'est celle qui est la plus appréciée par le SCIATH et les entreprises en général.

Et c’est celle qui a toujours été chère au cœur de tous les Cordoba. Une magie maligne, difficile à prévoir, qui permet d'attaquer indirectement. 

Monsieur Prudhomme, tout en continuant sa conversa-tion avec tante Rubia, tend sa tablette à la jeune femme en face d'elle. 

— Signature du rapport de fin de mission, dit-il sèchement, avant de se rendre compte avec stupéfaction que ce n'est pas une baguette qu'elle utilise pour apposer sa signature magique sur le document pdf, mais un vulgaire stylo maladroitement peint en noir. 

— Euh... oui... Vous savez, en magie on dit que l'important c'est d'y croire. Le pouvoir des intentions, tout ça... se défend maladroitement Trinee en essayant d'utiliser le stylo en plastique pour charger d'énergie magique le document.   

Prudhomme lève les yeux au ciel. Eh oui, encore une excentricité de Trinee... Il cache le micro de son portable d’une main et se penche vers elle.

— Vous n'auriez pas un moyen de calmer votre tante ?

Trinee ne fait même pas semblant de chercher une stratégie. Elle sait très bien ce que Tante Rubia cherche à obtenir.

— Proposez de mettre ma petite cousine en poste à Barcelone, aux archives internationales. C’est une petite chouette qui aime lire, vous lui ferez plaisir et sa grand-mère vous lâchera la grappe. Peut-être même que vous aurez droit à un « merci ».

Prudhomme peste et jette un œil au CV de la petite cousine. Don héréditaire instable, 14 ans, mutisme nerveux lorsque mise sous pression et score de 40/100 aux examens physiques de sorcellerie appliquée. Pourquoi est-ce qu’on devait l’envoyer en mission, déjà ?

— Quoi ? Mais c'est juste une trainee, elle n'a que 14 ans ! 

— Et alors ? Ça ne vous dérange pas pour l'envoyer faire de l'espionnage industriel, non ?

Il réfléchit une seconde, pesant le pour et le contre. Un poste planqué à Barcelone contre la certitude de ne pas subir de sortilège anonyme dans les semaines qui viennent, avec la réunion des actionnaires qui approche à grands pas... Et puis cette gamine n’a pas l’air si capable que ça…

Il pousse un soupir d’agacement et replace son portable contre son oreille.

— Rubia, écoute... commence-t-il.

Satisfaite, Trinee se concentre sur sa baguette de fortune et appose son sceau magique sur le pdf avant de l'enregistrer et de se l'envoyer en copie, à elle et aux Ressources Humaines.

Une nouvelle mission validée. A 22 ans, elle en a déjà accompli des dizaines, souvent de l'espionnage pour de grosses entreprises rivales, parfois des arrestations pour des Etats, des enquêtes, et depuis ses 21 ans, des missions d'élimination de cibles. Selon le SCIATH, une sorcière ayant passé ses 21 ans peut être appelée à venir en renfort des forces de l'ordre dans les pays membres de l'Accord International pour la Sorcellerie Moderne. Et pour ces missions, les sorcières doivent être capables de protéger leurs vies et d'en prendre d'autres. Avec seulement 1000 Sœurs recensées sur Terre, il est impensable de perdre quelqu'un dans une fusillade ou un assassinat entre entreprises. La légitime défense est un des premiers articles des Accords.

— Enfin... C'est réglé, soupire Prudhomme après avoir raccroché. 

Il desserre la cravate à son cou, repensant une dernière fois aux terribles menaces de Rubia. Puis il relève la tête vers sa nièce. Heureusement pour lui, Trinee n'est pas issue d'une hive de sorcières médiums, ayant des prédispositions pour la télépathie et la lecture de pensées. Sinon, elle y aurait trouvé quelques insultes farouches sur les sorcières gitanes.

— Bon, Miss Cordoba-Wade, il est temps de parler de votre prochaine mission. 

— Ma prochaine mission ? s'offusque immédiatement Trinee, je croyais que j'avais droit à l'équivalent de mon temps de mission en temps de repos lorsque je me déplaçais hors Union-Européenne !

Le bureaucrate pousse un autre long soupir exaspéré. Heureusement que toutes les sorcières ne lisent pas les clauses de contrats comme Trinee… Tout ça c’est à cause de sa tante syndiquée qui lui apprend le droit du travail, maugrée-t-il intérieurement.

— Soyez plus « corporate », Miss Wade, je sais... Ce temps de repos sera cumulé avec celui auquel vous aurez droit après cette mission, en plus des primes de risque et des requalifications de mission.

— Ah oui, parlons-en de la requalification ! On m'envoie en Colombie pour une mission d'escorte d'un politicien et je finis à faire des éliminations pour le compte d'un maire véreux, vous m'expliquez ? Ça mérite une augmentation proportionnelle et un dédommagement pour faute d’engagement !

L’exaspération de Prudhomme est en train d’atteindre le niveau volcanique.

— C'est le genre de chose qui arrive de temps en temps en Colombie, grince-t-il en lui lançant un sourire cynique. Cette fois-ci, dites-vous que c'est une mission plus simple, routinière même… 

— Franchement, vous me tannez avec vos « missions routinières », je n'ai même plus envie de vous écouter. 

— On a besoin de quelqu'un du siège dans une filiale en Asie. On va envoyer un administrateur résoudre plusieurs situations sensibles en Corée. Mais comme vous pouvez l'imaginer, les administrateurs ont besoin de matériaux tactiques pour préparer le terrain. Nous avons besoin d'un agent du SCIATH habitué à l'élimination et aux missions imprévisibles pour l'aider à gérer sur place.

Elle hausse un sourcil, sceptique. « Situation sensible », en langage corporate cela veut surtout dire un océan de merde juridique avec de la concurrence en position d’avantage…

— Je croyais que c'était de la routine...

— Le danger, c'est un peu votre quotidien, non ?

Trinee fait claquer sa langue contre ses lèvres en guise de réponse.

— En vérité, je ne m'en fais pas trop pour l'administrateur. C'est surtout des histoires de politiciens. On a été appelé par une entreprise coréenne qui se plaint d'une concurrence déloyale par une entreprise rivale qui est en train de créer un monopole économique avec des manières peu orthodoxes... Notre client dit que les sorcières coréennes font blocus contre les entrepreneurs mortels.

— Illégale alors ? Des sorcières hors-circuit, qui agissent sans accords du SCIATH ?

— C'est possible. Et vous savez à quel point le Conseil d’Administration déteste les outsiders… Mais si rien n'a été fait par le gouvernement jusqu'à présent pour empêcher un monopole économique et une utilisation non réglementaire de magie, c'est que…

— C'est que cette affaire touche aussi les politiciens... comprend-elle.

— Vous voyez, Trinee, cette affaire vous émoustille déjà !   

— Ça me donne surtout un sacré mal de crâne. Vous savez que j'ai à peine dormi ? Est-ce que votre administrateur sait dans quoi il s'embarque ?

— J'y envoie mon propre assistant, Monsieur Robichaud. 

La seule mention de ce nom fait sourire Trinee. John Robichaud est encore un vieil homme blanc hétéro, mais c'est aussi le digne héritier d'une lignée de sorcières cajuns6. Bien que né sans magie, il connaît le milieu des sorcières aussi bien qu'un vieux flic connaît la pègre. Il sait tout des Sœurs, il a fréquenté les plus belles, les plus dangereuses, et s'il s'en est tiré avec quelques cicatrices, son nom est encore respecté par toutes. Avec lui, Prudhomme est certain de mettre la filiale coréenne au pas. 

— Si vous y envoyez Robichaud, vous n'avez pas besoin de moi.

Prudhomme pousse un soupir exaspéré en posant ses coudes sur le bureau.

— Miss Cordoba-Wade, laissez-moi terminer. A votre avis, pourquoi je demande à une jeune sorcière de 22 ans et pas à une Sœur plus expérimentée qui aurait une bonne centaine d'années de terrain ?

Trinee fait la grimace. 

— Parce que vous les envoyez toutes dans des missions commerciales pour vos clients américains et chinois ?

— Non. Parce qu'elles sont traçables. Elles sont célèbres, et tout le monde dans le milieu connaît leur signature magique. Regardez comment vous venez de signer votre ordre de mission, vous avez transmis votre sceau avec un stylo en plastique couvert de peinture ! Et… (Il écarquille les yeux de stupéfaction) comment avez-vous réussi à diriger votre magie alors que votre sigil7 est mal tracé ? Vous vous êtes trompée dans l’ordre des runes !

Elle fait la moue en regardant rapidement le symbole qu’elle a tracé sur sa baguette de fortune. La signature magique est en quelque sorte l'empreinte digitale d'une sorcière, une part de son aura qui se dépose dans tous ses actes avec le monde invisible. 

Et effectivement, les runes nordiques utilisées avec des symboles alchimiques pour charger les objets en magie ne peuvent pas être tracés n’importe comment, mais elle n’a jamais vraiment aimé l’ordre qu’on lui a appris en classe. Pour elle, les chemins vers la magie sont nombreux et aucun n’est moins bon que l’autre.

— Trinee, vous êtes une véritable hackeuse des liens magiques, se reprend Prudhomme. Vous êtes douée pour l’invisibilité et faire disparaître les signatures magiques ou les retrouver. Vous êtes la sorcière parfaite sur un terrain aussi miné que la Corée !

— La Corée et les mines, c'est une blague de très mauvais goût ça, Monsieur Prudhomme, siffle la sorcière avec indifférence.

— C'est Monsieur Robichaud qui vous a demandé pour cette mission, renchérit-il. En tant que votre N+38, il a le droit d’exiger votre présence pour sa sécurité. C'est l'affaire de six mois seulement, ensuite vous pourrez vous payer deux ans de vacances où vous voulez !

Trinee se contente de hocher la tête froidement. Elle en a déjà assez entendu. Elle a fait peu de missions en dehors des limites de l'UE pour l'instant, mais s'il y a une chose qu'elle a appris dans tous les pays du monde, c'est qu’Entreprise plus Politique égal Mafia. Et s'il y a bien une chose dans laquelle elle n'a plus envie de traîner après la Colombie, c'est bien les affaires de mafieux, de trafiquants de drogue et de commerce d'êtres humains.  Même si c'était sa Déesse elle-même qui l'appelait, elle n'irait pas là-bas.

— Monsieur Prudhomme, dit-elle en se levant brusquement, s'il y a un souci avec l'application de mon droit à refuser une mission hors UE de plus de trois semaines, je vous conseille de rappeler ma tante pour discuter avec elle des droits de vos salariées...

Avant qu'il puisse ajouter quoi que ce soit, la sorcière a déjà quitté la pièce. 

Progressant rapidement dans le couloir entre les open-spaces de la SCIATH pour éviter de tomber sur Robichaud, elle vérifie l'heure sur son portable et voit un message non lu. 

Julia. 

— Trinee, j'ai besoin que tu viennes me chercher rapidement.       

Le sang de la sorcière ne fait qu'un tour.

— J'arrive tout de suite. Tu es où ?

Julia répond immédiatement.

— Je me suis enfermée dans le garage. Fais vite s'il te plaît.

— Je suis là dans dix minutes.

— Trinee, j'ai peur. 

2. Black Dog Barking

 

Trinee roule à toute vitesse dans les petites rues de Vitry-Sur-Seine. Elle s'arrête au pied du portail d'entrée d'un immeuble résidentiel et bondit hors de sa petite Fiat pour s'élancer sur le chemin de graviers qui mène aux garages.

Pourvu qu'il ne soit pas trop tard. Pourvu qu'il ne soit pas trop tard. 

— Tu es toujours dans le garage ?

C'est le dernier message que Trinee a envoyé, cinq minutes plus tôt. Un message sans réponse. 

Inquiète, la sorcière s'arrête devant la porte coulissante des garages en sous-sol et passe sa main devant. Immédiatement, la porte grillagée se soulève pour la laisser entrer. Elle se glisse par l'interstice avant même que la porte soit totalement remontée et pénètre dans la grande allée centrale du sous-sol. 

Les lampes de secours seules éclairent faiblement les emplacements de parking. Pas la peine de sonder le parking magiquement pour savoir qu'il est vide. Il n'y a plus personne. Seule reste l'odeur du plastique grillé et... du sang. La seule chose qui subsiste entre les grandes colonnes de béton froid, c'est une traînée de sang frais. 

La jeune femme reste paralysée en découvrant les traces rouges qui maculent le sol sur plusieurs mètres. Ses sens de sorcières s’activent immédiatement et à l'odeur caractéristique d'un type B négatif, elle comprend que c'est celui de son amie Julia. Elle frissonne en sentant l'angoisse la gagner et étudie la scène plus minutieusement. Les éclaboussures d'hémoglobine sont aussi présentes sur une colonne de béton, là d'où partent des traces de pneu noires. Elle comprend rapidement ce qui s'est passé.

Julia s'est cachée derrière sa voiture pour échapper à son copain. Il l'a trouvée, l'a poussée contre la colonne, et elle a essayé de fuir, la tête en sang. Il l'a rattrapée, traînée jusqu'à la voiture et est parti avec elle. Il sait qu'elle a appelé Trinee...

Elle revoit le sourire de Jean quelques mois plus tôt, à la soirée de promotion de Julia. Il la frappait déjà à l’époque. Comment a-t-elle pu être si aveugle, culpabilise intérieurement la sorcière.  

Elle siffle entre ses dents pour éviter de proférer un juron alors qu'elle s'apprête à jeter un sort. C’est très malpoli pour les esprits…

Instinctivement, elle cherche sa baguette dans la poche intérieure de sa veste, mais sa main ne rencontre que la surface irrégulière du stylo mal verni. 

— Julia, ton mec est un vrai connard... Mais t'as de la chance d'avoir une sorcière inventive pour meilleure amie...

Elle fouille rapidement dans son sac à main et en sort une petite paire de ciseaux, outil indispensable de toute sorcière. Elle déchire aussi une feuille de son carnet. Toujours avoir un carnet, un calepin ou un répertoire, deuxième outil indispensable d'une sorcière créative.

Elle prend une profonde inspiration pour chasser toute autre pensée de son esprit et se concentre sur son sort. 

D'un geste assuré, elle se met à découper la feuille, en dégageant peu à peu une forme animale avec quatre pattes, une queue fine, de grandes oreilles pointues et un museau droit. Tout en coupant dans le papier jauni chimiquement, elle récite lentement, d'une voix presque musicale :

— Par les montagnes au nord, le désert au sud, l'océan à l'ouest et les vastes forêts à l'est, je te croise au carrefour des lignes de l'univers, et je te donne vie pour trente minutes d'existence. Moi, Trinee Cordoba-Wade, je te donne un nom, et un but dans ce monde. Tu es le « chien noir », et tu dois rattraper Julia pour l'empêcher d'aller plus loin. Empêche l'homme à ses côtés de lui faire du mal.

Elle sort sa baguette-stylo et d'un coup de pression sur le bouton supérieur, elle se met à tracer des croix d'encre sur les pattes et les flancs de sa petite création. 

— Je croise ces croix sur ton corps pour que tu bloques tout ce qui se trouve sur ta route. 

Elle prend une profonde inspiration en laissant la magie remonter le long de sa gorge comme un feu ardent. La colère et la haine en elle serrent sa gorge comme un étau, et elle les laisse l'emplir intégralement pour chasser la peur qui lui noue le ventre. Lorsque tout son être est enfin chargé de ce feu destructeur, elle l'insuffle dans sa petite figurine de papier. 

— Je te donne la violence purificatrice du feu comme pouvoir, l'amertume et le calme des larmes comme faiblesse. Maintenant, va. Accomplis ta mission.

Elle embrasse délicatement la feuille et souffle une dernière fois dessus pour la faire voler devant elle. 

La feuille tombe légèrement dans l'obscurité du parking et au moment où elle touche le sol, ses fibres se mettent à frémir et ses bords commencent à calciner comme si elle venait d'être posée sur des braises. 

Le froissement s'étiole, il devient grondement, et les minuscules bords noircis de la figure grandissent, prennent force, se gonflent de flammes et d'ombres, jusqu'à ce qu'un grand chien noir se dresse devant Trinee, aux membres fins et longs d'un doberman à la fourrure d'un noir charbonneux. Ses yeux rouges luisent d'une lueur magique, et ses babines retroussées salivent un liquide noir étrange. 

Trinee émet alors un ricanement mauvais, en contemplant son œuvre. Du travail digne d'une méchante de Disney pense-t-elle avec satisfaction. Il est temps de jouer la vilaine sorcière.

Le grand chien noir fixe sa créatrice quelques secondes puis se tourne vers la lumière de la sortie du garage. Un grognement puissant jaillit de sa gueule et il s'élance d'un bond, lâché comme une bête sauvage à la poursuite de sa proie. 

Immédiatement, Trinee se met à courir à son tour. Elle sent la colère de la bête. C'est son propre sentiment qui a pris forme animale. Elle peut voir par ses yeux, sentir par ses naseaux, chercher par ses sens, et ce qu'elle sent à cet instant, c'est l'odeur du sang de Julia. 

Elle rejoint sa voiture et fait crisser les pneus en démarrant au quart de tour. A moitié connectée à sa bête infernale, elle reconnaît à peine la route sur laquelle elle l’entraîne, sa vision scindée en deux. C’est conduire d'un œil, alors que l'autre est en train de suivre une course de Formule 1.

Le chien est en train de rattraper Julia. L’odeur de sang se fait plus forte, plus excitante. L’air devient moite malgré la vitesse à laquelle il galope, à mesure qu’il sent l’affrontement approcher. Sa course démoniaque bloque tout sur son passage. Tous les feux de croisement passent au rouge, les clôtures se ferment, les portes et les fenêtres claquent devant lui, pour bloquer toute fuite possible. Les croisements, les ronds-points disparaissent. 

Il n'y a plus que cette route longiligne entre lui et sa proie. Une ligne dont le seul point d'arrivée est un lieu nommé le carrefour9, l'endroit où il arrivera à son but et où il les attrapera.

***

Ils ne sont plus en ville. Les banlieues ont laissé place à de grands champs de blé qui s'étendent à perte de vue, jusqu'aux usines qui pointent plus au sud.

Le chien presse l'allure. Il n'est plus qu'à une trentaine de mètres de la voiture. C'est bien assez. D'un coup, il pousse un aboiement terrifiant, qui claque dans l'air comme un coup de tonnerre. La voiture qui était lancée à 130 à l'heure pile au milieu de la route et glisse sur l'asphalte, emportée par son élan. Alors que les roues de droite sont emportées en l'air et qu'elle s'apprête à faire un tonneau, le chien fait un saut d'une rapidité telle qu'il se retrouve sur le toit du véhicule avant qu'elle puisse se retourner. L'impact de son corps brûlant contre la voiture la cloue au sol, l'arrêtant net.

La bête aux babines écumantes d'une eau noire se penche sur le pare-brise. A travers ses yeux de flammes, Trinee peine à voir au-delà de la glace fissurée. Elle distingue deux grands ballons blancs et des tâches de sang. Les airbags ont fonctionné. Pourvu qu'elle n'ait pas trop chargé sa créature en intentions violentes et qu'elle ne se mette pas à déchiqueter Jean, avant qu'elle soit arrivée.

La sorcière accélère. Lorsqu'elle voit enfin la voiture accidentée sur la petite route de campagne, elle pousse un soupir de soulagement et se concentre à nouveau sur son chien noir pour l'empêcher de dévorer vivant les deux passagers. Il est justement en train de s'attaquer au pare-brise à grands coups de crocs.

— Ça suffit ! Ecarte-toi ! hurle Trinee en sortant de sa petite Fiat.

Le chien est trop excité pour réagir. Après tout, elle l'a fait de colère et de flammes, évidemment qu'il ne sait pas s'arrêter. Elle s'approche et l'attrape par la peau incandescente de son cou pour l'écarter de la voiture. Elle voit alors Julia qui essaye difficilement de sortir en ouvrant la portière bloquée, malgré le sang qui macule son visage et brouille sa vision.

— Alors c'était ça, le chien ? Tu voulais la faire sortir ? comprend soudainement la sorcière.

Elle relâche la bête et la laisse s'attaquer à la poignée de la portière. En quelques secondes le métal cède sous la pression brûlante de ses crocs et il bondit immédiatement de l'autre côté de la voiture pour sortir le conducteur, en poussant des grognements plus menaçants.

Trinee extirpe Julia de la voiture et observe ses blessures. Elle a pris un sacré coup sur la tête, et semble en état de choc.

— Ça va ? Tu peux rester debout ?

Le chien vient d'arracher la porte de l'autre côté. Toujours obsédé par sa mission qui détermine son existence, il plante à présent ses crocs dans la chair de Jean, malgré ses hurlements de terreur.

— Trinee, s'écrie Julia en serrant son amie dans ses bras, j'ai cru qu'il allait me tuer...

Des larmes salées s'écoulent de ses yeux, alors qu'elle enfonce son visage dans les cheveux crépus de Trinee.

Le chien cesse de mordre sa proie en poussant un gémissement étrange. Il relève la tête, les yeux rivés sur les larmes de Julia. Le gémissement se transforme en couinement plaintif, et la bête commence à se désagréger comme des morceaux de papier brûlé plongés dans l'eau. En quelques secondes, il ne reste plus de lui qu'un tas de cendres mouillées.

— Qu'est-ce qui s'est passé ? demande la sorcière en serrant son amie contre elle.

Entre les sanglots, Julia parvient à articuler une réponse :

— Il est venu me chercher au boulot, devant tout le monde, et m'a forcée à rentrer à la maison parce que je n'avais pas fait les courses, Tri.

— Il s'est remis à boire ?

— Depuis que t'es partie, il a recommencé... Je pensais que j'allais me débrouiller, qu'on allait surmonter ça...

— Il n'y a pas de "on", Julia. C'est lui qui a un problème, pas toi, répondit froidement Trinee en observant Jean qui se relèvait difficilement.

Ses avant-bras sont maculés de sang et de marques de crocs brûlées. Assez maigre, plutôt grand, ses longs cheveux noirs en bataille lui donnent un air d’épouvantail. Ses yeux sont injectés de sang, soulignés de longues cernes noires. Il ne s'est pas rasé depuis une bonne semaine et son sweat-shirt sale et troué de petits trous noirs par endroits laisse imaginer qu'il s'est aussi remis à consommer d'autres substances plus ou moins licites.

Il ressemble à un ogre à côté de la pauvre Julia aux cheveux blonds d'habitude si parfaitement coupés en carré long et au visage de poupon.

— Bande de salopes, crache-t-il en tanguant sur ses jambes. JULIA !! REVIENS ICI !!

La jeune femme se cache derrière la sorcière en pleurant.

— Trinee, s'il te plaît, je ne veux pas retourner avec lui. Je ne veux pas...

— Toi, ta gueule ! beugle-t-il plus fort en contournant la voiture. Laisse-la, sale sorcière, je vais l'amener à l'hôpital, elle a la tête en sang ! Lâche-la avec tes sales mains de putain du diable.

Putain du diable, sérieusement ? Trinee n'a pas entendu d'insulte de ce genre depuis ses cours sur l'histoire des chasses aux sorcières au XVIIème siècle...

Elle se contente d'étudier le visage de ce type totalement désespéré. Il a l'œil hagard et la bouche pâteuse, tirée vers le bas. Son masque de lumière et de gentillesse s’est effrité à force de paraître et d’hypocrisie. La sorcière sent toute la faiblesse et la peur qui émanent de son être. Il ne lui fait pas peur. Tout ce qu’il exprime, ce sont des émotions destructrices avec lesquelles les Sœurs de sa famille auraient adoré jouer si elles avaient été là. Vieilles habitudes de sorcières du Destin.

Il dit qu’il veut l’amener à l’hôpital ? Et ensuite ? Recommencer son petit manège ? Trinee esquisse un sourire mauvais. Il ment. Il ment, parce qu'il espère pouvoir s'en sortir. Cet espèce d'idiot sorti des tréfonds du Moyen-Age pense sérieusement que le témoignage d'une sorcière d'entreprise aurait moins de valeur que ses propres justifications lorsqu'il faudrait expliquer pourquoi il se trimballait en campagne avec le corps de sa copine vidée de son sang....

La jeune femme commence à condenser de l'énergie dans sa main pour lui lancer une décharge électrique et l'assommer, mais de façon tout à fait inattendue, il se met à bouger à une vitesse surprenante et saisit Julia pour l'amener contre lui. Il sort quelque chose de sa poche et Trinee tend sa main en avant en faisant luire l'énergie au bout de ses doigts pour le menacer.

— Range-ça, Jean ! s'écrie-t-elle en voyant la lame d'un couteau sortir de sa poche pour rejoindre le cou ensanglanté de Julia.

— Si tu fais un seul mouvement de travers, salope, je la tue... crache-t-il. Tu vas nous laisser partir gentiment et nous prêter ta voiture, sorcière...

Il s'écarte lentement tout en gardant son couteau appuyé sur la gorge de sa copine en sanglots. Les idées défilent dans le cerveau de Trinee à toute vitesse. L'angoisse et la peur la submergent totalement. Que faire ? Comment sauver Julia ? Elle ne peut pas les laisser partir. Elle ne peut pas risquer de blesser son amie, d’autant plus qu'elle a besoin de soins en urgence...

Et il n'y aura pas de secours pour arriver avant. Avant que Jean ne fasse quelque chose d'encore plus grave.

Cet imbécile rigole de sa petite victoire comme un fou en cavale. Ses dents claquent de peur et ses mains tremblent contre le cou de Julia. Il va la tuer, il va la tuer, se répète Trinee sans cesse.

Alors qu'il approche de la petite Fiat, Julia, dans un mouvement désespéré, décide de s'extirper de son entrave et de courir vers Trinee. Alors qu'elle essaye de repousser Jean d'un coup de coude dans les côtes, celui-ci commence à planter la lame de son arme en plein dans la gorge de Julia.

— NON !!! hurle la sorcière dans un souffle magique puissant.

Le mot sort de sa gorge comme un sort. Il pousse Julia sur le côté et percute Jean de plein fouet. En une demi-seconde, le jeune homme est poussé en arrière contre la voiture. Son cou se tord dans un craquement macabre et son corps inanimé glisse contre la Fiat dont l'alarme anti-vol vient de s'activer.

Rapidement, Trinee aide Julia à se relever et pose sa main sur son cou pour refermer la chair le plus rapidement possible et arrêter l'hémorragie. La blessure disparaît dans un bruissement semblable au battement d’ailes d’oiseaux.

— Tu vois que t'es pas si mauvaise en magie de guérison, lance faiblement Julia en réprimant ses larmes.

— J'ai dû m'améliorer bon gré mal gré en Colombie...

Elles se sourient l'une l'autre avec douceur et se tournent en même temps vers Jean qui gît au sol, le cou rompu, sans vie.

Les yeux du mort sont rivés sur elles, alors que le reste de son corps est tourné dans l'autre direction, comme s'il voulait les accuser dans sa position monstrueuse. Mais il n'y a plus de monstruosité. Plus de peur. Plus d'angoisse. Le cauchemar est terminé, du moins...

Au loin, d'autres alarmes semblent répondre à celle de l'anti-vol, celles de la police qui arrive. 

— Qu'est-ce qu'on fait ? demande Julia nerveusement.

Elle ne semble pas particulièrement endeuillée, seulement épuisée, fébrile mais déterminée. La rage se lit dans ses grands yeux verts.

Contre toute attente, Trinee s'étire en changeant d’attitude. Elle inspire profondément et relâche la tension dans ses épaules avec indifférence. Elle n’a pas assez dormi pour ces conneries. Cette proposition de Prudhomme tout à l’heure, cette course-poursuite et finalement ce meurtre hors contrat d’assassinat… Elle sait déjà qu’on va lui reprocher de ne pas avoir respecté le protocole de réadaptation psychologique après une mission.

— Tu ne vas pas me croire... mais j'ai un vrai abri de jardin quelque part dans ma boîte à gant...

— Avec deux pelles, des sacs plastiques et du ruban adhésif ?

La sorcière se retourne vers elle, surprise.

— J'allais te proposer un bac plein d'acide, mais va pour les pelles. J'ai aussi un minibar quelque part dans mon portefeuille. 

Voilà ce que font les meilleures amies. Elles enterrent les cadavres de leur ex ensemble, bras-dessus, bras-dessous, un coup de pelle après l'autre. Et puis elles vont descendre une bouteille de vodka et disparaissent dans la nature avant que la police ne débarque. 

Alors qu'elles repartent à bord de la Fiat de la sorcière, Julia se retourne vers la voiture de patrouille qui arrive au loin.

— Trinee... Qu'est-ce qui va se passer maintenant ?

— Je crois que... je vais passer quelque temps en Corée...

 

3. Kkangpae (Gangster)

Séoul, Quartier de Geondae, un mois plus tôt

 

La radio vomit un torrent d’informations informes, suivies d’un orage de codes et de niveaux de sécurité. Encore l’Antigangs10 qui lance une intervention sur un bordel peuplé de Chinoises, de Mongoles et de Russes sans passeport…

Le front collé à la vitre teintée, le jeune Officier Kim Jun-hyeok commence à s'endormir. Ses cheveux teints en blond pour son imitation de membre de gang s'écrasent sous la pression de sa tête contre la portière et l'empêchent de sentir le froid glacé de la voiture. A l'extérieur, une pluie torrentielle couvre la rue comme un rideau sombre qui affaiblit toutes les lumières, jusqu’aux néons blafards.  

— Réveille-toi, Jun-hyeok, on ne s'endort pas quand on est en filature.

A ses côtés, l'enquêteur Yoo Sang-hee a des airs de grand frère trop sérieux. Une paire de Rey Ban dissimule son regard sombre, mais ses lèvres charnues et son nez étroit qui rappelle celui trop parfait des idols11 s'étirent en une grimace de dégoût. Il y a trop d’heures supplémentaires sans sommeil qui noircissent ses veines pour que son teint ait encore quelque chose d’humain.

Il pousse un soupir d’épuisement et gratte la barbe de trois jours qui commence à pousser sur son menton et au-dessus de ses lèvres.

Un café. Si seulement il y avait un peu de cet or noir et brûlant pour l’aider à tenir encore un peu, lui apporter un peu de réconfort et l’illusion d’hydrater sa peau qui le tiraille. Ses joues et sa nuque tuméfiées sont encore couvertes de pansements, traces de son dernier affrontement avec le gang qu’il traque depuis des jours. Il passe une main dans ses cheveux noirs qui commencent à sentir la cigarette froide et l'air vicié de la voiture. 

— Quand est-ce qu'ils vont sortir, putain... C'est plus calme que la zone démilitarisée entre la Corée du Nord et du Sud... J'espère que ça en vaut la chandelle et que ces types vont nous mener à leur chef... Ou à Seung-il...

Seung-il, un policier dont le commissariat n'a plus de nouvelles depuis deux semaines, aurait été kidnappé par deux mafieux travaillant pour un bookmaker12 du coin. Officiellement, trop de suppositions douteuses pour nécessiter l’intervention de la Section Antigangs, mais pas assez pour ne pas attirer l’attention d’un enquêteur curieux.

Yoo Sang-hee remonte ses lunettes sur son visage et s'enfonce dans son siège en poussant un grognement rhétorique. 

— Chef, lance Jun-hyeok, il pleut et il fait nuit, ça ne sert à rien de porter des lunettes de soleil. Vous avez trop regardé de films de vampires...

L’enquêteur pousse un nouveau soupir, d’exaspération cette fois.

— Le type que j'ai suivi au drugstore pourrait me reconnaître. Ça fait trop longtemps qu'on est sur cette enquête pour risquer de tout ruiner pour une « faute de style ».

L’Officier Kim hoche la tête docilement. Le style, c’est fondamental en mission d’infiltration. Il a accepté de se teindre les cheveux en blond pour se donner des airs de jeune qui entre à l'université et qui trafique le week-end pour payer ses études.

L’enquêteur Yoo observe un instant son officier passer une main dans sa tignasse colorée, dissimulant à peine sa satisfaction. Il lève les yeux au ciel.

L’excuse actuelle de l’officier est que sa copine adore sa coupe et passe plus de temps avec lui depuis qu'il est allé chez le coiffeur. En vérité, l’enquêteur est quasiment sûr qu’il n’y a que lui qui est satisfait de sa nouvelle tête et qu’il cherche des excuses pour ne pas repasser à sa couleur naturelle. C’est peut-être son flair de détective travaillant à l’instinct qui parle à sa place, mais il a la certitude que son officier n’est pas non plus du genre à aimer la compagnie du sexe opposé…

— Tiens... Quelqu'un sort, signale Sang-hee en décollant son front de la vitre. On dirait notre indic.

Un petit homme trébuchant sort par la grande porte en acier de la ruelle sans se retourner. Malgré la pluie qui trouble leur champ de vision, les deux policiers remarquent immédiatement son air terrifié et sa démarche tremblante. Silencieux, ils l'observent se tourner à droite et à gauche, les bras serrés autour un dossier qu'il tient fermement contre sa poitrine. 

Alors qu'il s'avance vers la voiture banalisée dans laquelle ils se cachent, un homme de grande taille au crâne rasé et barbu apparaît dans l'encadrement de la porte en acier. 

—  C'est le Mongol, souffle Jun-hyeok en reconnaissant l'un des sbires du gang des Hwang.

Lentement, le Mongol tend le bras, dévoilant un 9mm semi-automatique de sous sa veste. L'indic n'a pas le temps de se retourner. L'autre fait feu. Le petit homme s'écroule par terre dans une flaque d'eau et le Mongol sort dans la rue pour ramasser son cadavre, avec autant de flegme qu’un père de famille chargé de sortir les poubelles.

L’enquêteur Yoo inspire pour essayer de se détendre, mais il ne peut calmer le frémissement qui agite ses bras et raidit sa nuque. Ce genre de type enterre des cadavres comme on sort les poubelles. Il pourrait faire disparaître un corps de la même manière qu’il doit trier ses déchets. Avec détachement, habitude et méthode.

La lourde porte d'acier de l’arrière-salle est restée ouverte. Une pâle lueur rougeâtre s’en échappe comme pour inviter les deux policiers à entrer.

—  C'est le moment, glisse Yoo Sang-hee en prenant son arme sur le tableau de bord.

—  Quoi ? Mais on n’a pas de mandat ! Ils vont détaller d'un coup.

—  Peu m'importe, on vient d'assister à un meurtre, on a le droit d'intervenir.

Avant que l’officier n’ait pu protester, Sang-hee remonte la fermeture éclair de sa veste en cuir et ouvre la portière. 

Maugréant dans son coin, l’officier Kim fait de même. Il s'apprête à lancer un habituel « Police, arrêtez-vous ! » d’une voix forte, mais il doit retenir sa tirade dans le fond de sa gorge. Ce n'est visiblement pas la procédure qu'a choisie l'enquêteur Yoo. Son supérieur s'élance sous la pluie alors que le Mongol est penché, la tête baissée pour ramasser le corps. D'un coup de pied en pleine face, il fait tomber en arrière le géant chauve. 

Avant que ce dernier n’ait pu réagir, il le cloue au sol d'une prise de taekwondo et lui passe des menottes. Il se laisse tomber nonchalamment sur le géant et lève la tête pour laisser la pluie lui laver le visage.  

—  Enfin un peu d'air… souffle-t-il, insensible aux rugissements et aux insultes de l’homme qui se débat sous ses genoux.

Il se redresse et force le Mongol à se mettre debout sur ses deux jambes et tirant ses menottes en arrière, de manière assez inconfortable pour que le colosse se plie en deux et cesse de crier.

—  Tu vas voir, l'arrière de la voiture pue la transpiration et la cigarette, rien de bien différent des casinos clandestins où tu bosses, se moque Sang-hee en laissant le mafieux aux soins de son officier.

L’autre grogne quelque chose dans une langue incompréhensible.

—  Vous n'allez quand même pas entrer là-dedans tout seul ? s'inquiète Jun-hyeok. On ne sait pas combien ils sont ! Attendez que j'appelle les renforts !

L’enquêteur observe la ruelle un instant, lui-même parcouru d’un doute. Mais un simple coup d’œil au Mongol suffit à le conforter dans son idée. Ce gangster est un capo de rang supérieur. Il vient de tuer une taupe sous leurs yeux, et il allait la composter comme de vieilles feuilles de choux. Cela signifie que le gang est passé à la vitesse supérieure. Ils vont probablement en finir rapidement avec Seung-il.

—  Tu l'as dit toi-même, ils vont détaller d'un coup. C'est le moment ou jamais.

—  Je ne peux pas vous laisser faire, chef ! proteste l’officier d’une voix soudainement plus aigüe, teintée de peur, d’appréhension et de honte.

Etonné, l’enquêteur relève la tête vers lui. Jun-hyeok vient de lever le ton sur son supérieur hiérarchique. Le genre de débordement qui lui vaudrait une remarque cinglante pour le rabaisser à son rang s’il était avec un autre enquêteur de la police de Séoul. Mais Yoo Sang-hee se contente de le dévisager attentivement.

Les mèches blondes de Jun-hyeok ressemblent à des frites collées ensemble lorsqu’elles sont mouillées, pense-t-il simplement en le fixant. Son officier semble animé par des émotions contradictoires. Il a envie de l’empêcher de se lancer dans la gueule du loup probablement par affection et solidarité policière, mais il ne peut pas non plus désobéir à ses ordres. Il a besoin d’être rassuré.

L’enquêteur Yoo range son arme de service à l'arrière de son pantalon pour la dissimuler. Il se retourne lentement avant de se figer dans une posture parfaitement artificielle censée mettre en avant ses épaules larges, sa grande taille et son air sombre, comme un acteur de série romantique qui prend la pose. 

—  J'ai confiance en toi, Kim Jun-hyeok, dit-il d'une voix grave et solennelle.

L’officier le regarde s'éloigner, paralysé, comme s’il venait d’apercevoir le spectre séduisant d’un flic de film des années 80. Il n’a rien compris à ce qui vient de se produire, et c’est peut-être mieux ainsi. Il accusera le coup sur la fatigue et le manque de caféine.

Sang-hee s’engouffre dans la lumière rouge à pas de loup. Il passe d'un couloir étroit pour le personnel à un escalier de béton d'où résonnent des bruits sourds. L’air est lourd, chargé d’humidité, de fumée de cigarettes. L’enquêteur peine à respirer dans ces miasmes acides qui font tout le cachet des antres de gangsters.

Des cris résonnent entre les murs de béton, plus bas, dans les profondeurs. Deux voix d'hommes qui rient émergent soudainement dans son dos. Sang-hee se retourne rapidement pour évaluer la distance qui le sépare d’eux. Il sort le silencieux de son pistolet et le visse à son arme. Il sait que ce qu'il s'apprête à faire va lui être sévèrement reproché par ses supérieurs, mais il n'a pas le choix.

En fait, s’il y a un truc qu’on lui reproche assez peu souvent, c’est bien de faire attention aux détails. Les plaintes habituelles sont plutôt liées à ses arrestations informelles, comme avec le Mongol, son goût immodéré pour les affrontements directs ou à sa curiosité obsessionnelle pour les affaires de corruption au sein du commissariat. Or un bon détective, enquêteur ou inspecteur a besoin d’être méticuleux. C’est pourquoi, lorsqu’il visse un silencieux au bout de son canon – c’est-à-dire dans le but très précis de supprimer des cibles consciencieusement et de façon radicale pour ne pas faire de bruit – il sait qu’il est en train de se plonger dans un merdier sans nom, parce que le détail de mettre un silencieux sur une arme de service n’est pas anodin et sans conséquences juridiques en cas de poursuites. C’est un meurtre prémédité et non de la légitime défense…

Mais ça n’a plus aucune importance : il a reconnu ces cris en bas. Ce sont ceux de Seung-il, un autre gars en uniforme, comme lui. Fraternité entre Bleus, curiosité ou obsession pour les face-à-face, toujours est-il qu’il est entré dans ce trou à rats et qu’il est hors de question que ces kidnappeurs de flics s'en sortent. 

Dès qu'il voit les ombres des deux hommes dans l'escalier, il fait feu. Surpris, ils n'ont même pas le temps de réagir. L'un d'eux s'écroule contre le mur dans une giclée de sang, touché en pleine tête. L'autre tombe en arrière touché à l'épaule, et commence à crier. Rapidement, Sang-hee remonte les marches et lui donne un coup de pied en pleine nuque pour le faire taire. 

Heureusement pour lui, les cris de l'homme en bas ont couvert les hurlements de celui qu’il vient d’étendre au sol. 

L’enquêteur reprend sa descente aux Enfers aux sons terrifiants de la souffrance, mêlés aux rires d'autres hommes. Il sent la fureur affluer dans ses veines et se prépare mentalement à la fusillade. Le stress, les regards échangés, l’attente, la tension, et puis le feu, le sang. Il n’y a plus que quelques pas qui le séparent de ces sensations, et cette proximité avec le danger affute tous ses sens.

Il arrive au bout de l'escalier et longe un étroit couloir de béton mal éclairé, au bout duquel il a vue directement sur un homme en t-shirt sale attaché à une chaise. Dos à lui, deux grands gaillards en tenues d'ouvriers s'amusent à le torturer avec les tessons des bouteilles qu'ils ont dû vider tout au long de la soirée. 

L'homme attaché relève la tête et distingue la forme sombre de Sang-hee dans le couloir à travers les filets de sang qui coulent de son visage. Malgré la douleur, malgré le désespoir, il esquisse un sourire et se met à crier de toutes ses forces pour que les deux mafieux se concentrent sur lui. 

L'enquêteur le reconnaît immédiatement. C'est bien Seung-il.

Alors que les deux monstres beuglent en insultant leur victime, il se glisse jusqu'à eux et tend son arme pour faire feu.

—  NON ! DERRIERE ! hurle Seung-il de tout l'air dans ses poumons. 

Un troisième homme jaillit de l'ombre, alors qu’il était jusque-là dissimulé par la porte entrouverte. D'un coup de pied latéral, il fait tomber l'arme de l'enquêteur avant qu'il n’ait eu le temps de s'en servir. 

S'en suit un enchaînement de coups à un rythme effréné. Les trois criminels ont l'habitude des combats de rue et utilisent tout ce qu'ils peuvent dans la pièce pour essayer de frapper l'enquêteur. Mais les dix ans de taekwondo de Yoo Sang-hee et sa médaille de champion national catégorie junior en boxe thaï font rapidement la différence. Il enchaîne les coups et les prises sans éprouver la moindre difficulté à esquiver ou parer ses adversaires. Là où ils sont rage et violence, il n’est que maîtrise et technique. C’est ce qu’il aime dans ce genre d’affrontements, cette impression de sentir d’immenses vagues se briser contre lui, alors qu’il reste impassible. C’est une sensation grisante de certitude et de puissance à laquelle il n’a pas souvent droit, mais qui – il doit l’avouer coupablement – justifie la plupart de ses dangereuses initiatives...

L’enquêteur va avoir le dessus sur le dernier d'entre eux qui ne s'est pas encore écroulé lorsqu'un coup de feu retentit dans la pièce. Il se retourne et trouve Seung-il la nuque penchée en arrière, un trou parfait entre les deux yeux. Au milieu de la mare de sang qui commence déjà à se former derrière la chaise, une longue aiguille noire a traversé le béton. C'est ce truc qui l'a tué ? Merde...

La mâchoire de Sang-hee se crispe en repensant à la femme du policier qu'il est encore allé interroger en début de semaine... Une jolie épouse qui fera une jolie veuve.

Un souffle d’air provoqué par un uppercut manqué sur sa droite le ramène subitement à son ballet aérien avec les criminels. Il assène un coup de poing puissant en plein dans la gorge du mafieux et se précipite à la porte pour essayer de rattraper le tireur. Le couloir est vide, les escaliers sont silencieux. Comment est-ce possible ? L’assassin s’est volatilisé.

Son portable se met à vibrer dans sa poche de veste et il répond à l'appel en massant sa nuque à l'hématome encore douloureux.

—  Jun-hyeok. Tu as vu quelqu'un sortir ? J'ai retrouvé Seung-il...

Il se retourne vers l'intéressé sans trouver la force d'expliquer dans quel état se trouve leur ancien collègue.

—  Chef, on a un problème plus important... 

—  Plus important que Seung-il ?

L’officier ne répond pas. Il enchaîne directement :

—  Vous vous souvenez du comptable de l'entreprise Sang-Je qui a accepté de témoigner et qu'on avait placé sous protection judiciaire ?

—  Park Bin ?

—  Oui. Il a... disparu.

—  Quoi ?! Il était en cellule de témoin ! Comment est-ce qu'il a pu « disparaître » avec toutes les caméras qu'on a au commissariat central ?!

—  Je crois que vous devriez venir voir les vidéos de surveillance vous-même, chef...

Sang-hee ne répond pas immédiatement. Il doit avouer que son subordonné a un goût prononcé pour le mystère et le dramatisme, alors il a l’habitude de douter de ses propos. En général, il n’a qu’à patienter pour que le jeune déballe tout, par impatience de voir son chef réagir.

—  Alors, qu'est-ce qui s'est passé, Officier Kim ?

—  Il s'est... évaporé. Littéralement. 

L'enquêteur Yoo Sang-hee se gratte la tête et jette un regard perplexe aux trois mafieux assommés et au corps de Seung-il sous ses yeux.  

—  Quelle journée de merde, Jun-hyeok.

—  A qui le dites-vous, chef.

4. Rêve éthéré

 

L'horizon d'un bleu azur s'étend au-dessus des lignes de béton de Marseille, écrasé par le soleil trop fort et les odeurs de cuisine graisseuse qui émane des hautes tours d’HLM. 

Une gamine de 9 ans à la peau d'ébène et aux cheveux crépus indisciplinés regarde par la fenêtre les mouettes qui volent par-dessus les immeubles. Ses mains sont figées sur la ceinture bleue qui noue son kimono blanc, à la manière d'un petit samuraï du Bronx s'apprêtant à affronter Bruce Lee. Du moins, c'est ce qu'elle aime imaginer. Son regard doré se perd dans l'éther, et la voix de sa mère la ramène lentement à la réalité.