Édouard - Gérard LEROY - E-Book

Édouard E-Book

Gérard LEROY

0,0

Beschreibung

D’Amman, tôt le matin, nous partîmes avec un chauffeur vers la mer Morte. Le soleil levant soulignait les silhouettes des chameaux s’avançant d’un pas lent sur la crête des dunes. Parvenus au mont Nébo, sur la montagne de Moab qui domine le Jourdain au-delà duquel, à travers la brume, on aperçoit Jéricho, nous nous laissions envelopper par cette aurore biblique. Deux couples d’étrangers partageaient avec nous une émotion identique. J’avais sur moi une Bible de poche que j’ouvris à l’endroit du Deutéronome, aux chapitres 32 et 33 qui relatent la mort de Moïse. Je leur lus quelques versets, dans un anglais qu’ils excusèrent bien volontiers.
En réservant une place à “mes” autres, cette autobiographie est évidemment lacunaire. Tous les acteurs ont eu un premier rôle dans le film de mon existence, toujours à la lisière de mes rêves. Je me suis reconnu en vous racontant cette histoire...


À PROPOS DE L'AUTEUR


Gérard Leroy est théologien laïc, spécialiste de science et de théologie des religions. S’inspirant de ses nombreuses expériences et de ses appréhensions du monde, il compte à son actif plusieurs livres, dont En l’an 2000 avant toi et Regards croisés sur le temps qui passe.

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern
Kindle™-E-Readern
(für ausgewählte Pakete)

Seitenzahl: 360

Veröffentlichungsjahr: 2023

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



Gérard Leroy

Édouard

Qu’est-ce qu’on va faire de toi ?

© Lys Bleu Éditions – Gérard Leroy

ISBN : 979-10-377-8688-3

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

À mes enfants

El camino, lo hace el hombre, a caminar

Antonio Machado

Du même auteur

- Dieu est un droit de l’homme, Préface de Claude Geffré, Cerf, 1988 ;
- À vos marques, Guide pratique de la mise en condition physique, Préface de Bernard Kouchner, 1992 ;
- Guide pratique du Paris religieux, coll., Parigramme, 1994 ;
- Bassins de jardins, Éd. Denoël, 1995 ;
- Le salut au-delà des frontières, préface de Claude Geffré, Éd. Salvator, 2002 ;
- Christianisme, Dictionnaire des temps, des lieux et des figures, coll., Éd du Seuil, 2009 ;
- Vingt histoires bibliques racontées à Pierre et à ses parents, préface de Mgr Alain Planet, Éd. Presses littéraires, 2010 ;
- Des matriarches, et de quelques prophètes de l’Ancien Testament, Éd. L’Harmattan, 2013 ;
- À la rencontre des Pères de l’Église, L’extraordinaire histoire des quatre premiers siècles chrétiens, Éd. L’Harmattan, 2014 ;
- L’Événement, Tout est parti des rives du Lac, Éd. L’Harmattan, 2019 ;
- Néron, Imp. De Bourg, Narbonne, 2019 ;
- Regards croisés sur le temps qui passe, Préface de Patrick Valdrini, Recteur émérite de l’Institut catholique de Paris, Éd. Sydney Laurent, 2022 ;
- En l’an 2000 avant toi, Éd. Sydney Laurent, 2022.

Introduction

Vous connaissez la chanson : « qu’est-ce qu’il fait, qu’est-ce qu’il dit ? Qui c’est celui-là ? » Sait-on soi-même qui l’on est ? La découverte qu’on existe est le contraire d’une banalité, c’est un étonnement : « Qu’est-ce qui m’arrive ? » « Qu’est-ce qui fait que je suis moi, et pas un autre ? » C’est en se racontant que l’on se reconnaît. L’identité narrative est une identité dynamique, construite par le récit d’une vie. L’identité naît alors avec le récit de sa propre histoire.

Une histoire où l’on discerne le temps individuel du temps cosmique. La brièveté d’une histoire individuelle apparaît en regard du temps cosmique, qui s’étend à l’infini et nous enveloppe. Si en effet nous regardons les 5 milliards d’années qui nous séparent du big bang, en rapportant à une année tout ce qui s’est déroulé depuis 5 milliards d’années jusqu’à aujourd’hui, l’homme apparaît le 31 décembre à 23 h 38 ! Notre durée de vie est insignifiante, tout autant que notre espace dans cet univers qui compte 200 milliards de galaxies, 70 000 milliards d’étoiles, qui explosent et meurent tandis que d’autres naissent, comme les bulles de champagne. Notre système solaire baigne dans une bulle chaude de 1 million de degrés, long de 1000 années-lumière. C’est vertigineux. Les Sages de la Grèce s’étaient déjà posé la question d’un probable principe présidant à l’organisation rationnelle et harmonieuse du cosmos. Récemment encore, Edgar Morin s’interrogeait : « Y aurait-il, dans l’organisation cosmique, quelque chose qui aurait un caractère cognitif ? »

Un simple récit des faits n’épuise pas la richesse de la vérité vécue. Aussi l’identité narrative n’épuise pas l’ipséité du sujet. Le désir qu’a l’homme de se raconter traduit la quête de sa singularité, que René Girard a décortiquée, montrant que le désir est la composante principale de l’ipséité.

Alors qui suis-je ?

Le moi singulier est aussi un moi qui partage avec l’humanité. Cette approche intègre deux dimensions qui se rejoignent : l’enracinement et l’universalité. L’enracinement est une des structures de notre existence. Il se rapporte à tout ce qui a valeur de lieu commun, la coutume, la tradition, la langue, les mythes, les contes. « Je pense donc je suis de quelque part.» L’expression « enracinement » peut se charger de valeurs plus spatiales – je suis né dans la Sarthe – ou plus temporelles – en 1940 –. L’enracinement devient synonyme de continuité. Une identité n’est jamais définitivement acquise. Le terme enracinement peut être rapporté au terme culture, que je comprends comme un ensemble traditionnel, à la fois régulateur et créateur de comportements, de connaissances et de croyances, à l’intérieur d’un groupe autonome. Le soi est alors la somme des repères identificatoires que sa culture et sa société mettent à sa disposition.

J’ajoute aussitôt que l’homme ne commence pas par être un individu pour lui-même. Il n’est homme pour lui-même que par sa participation à l’universel. Cette appartenance à une communauté est comme l’indice de la présence de l’universel ; chaque communauté n’est pas seule au monde et sa propre vision du monde, les valeurs qu’elle transmet à chacun de ses membres ne sont pas nécessairement partagées par l’ensemble des autres communautés. Même l’identité d’une communauté doit courir le risque du monde. Le philosophe et le théologien partagent ici la conviction qu’il n’existe pas de soi-même qui ne soit déjà habité par un autre que ce soi.

Chacun pose sa trace dans l’érosion des jours. Et chacun de nous se demande ce qu’il est venu faire ici.

La succession des moments écrit ce temps qu’on remplit d’initiatives, de projets, d’interventions, d’actes. Le temps est un indice de la condition de créature. Le temps est l’horizon de l’être. On vient d’un commencement, dont on n’est pas maître, pour un temps que hasard et liberté orienteront. La réalisation de la fin atteste que le commencement est porteur d’une dynamique. On réalise la réalité de ce qu’on est par la réalisation des possibilités de notre liberté.

Le temps d’une vie est dérisoire. On a vingt ans un dimanche et quatre-vingts le lendemain. La vieillesse ? On croit que ça n’arrivera jamais. La surprise nous tombe dessus comme la foudre : une vie, ça passe en un rien de temps, tandis que des plus jeunes continuent de gesticuler autour d’eux-mêmes, pressés, stressés par l’échéance, si avides du présent pour ne pas penser à demain… On ne sait pas toujours bien construire le présent, on se raconte qu’on le pourra demain, on ajourne, et c’est fichu parce que demain finit toujours par devenir aujourd’hui.

Vient le moment où l’on entre dans le temps de l’essentiel. Entre crainte et espérance, temps d’abattement, de peurs, de solitude, de désirs d’honorer la vie jusqu’à la mort. On se détache du superflu. On va au fondamental. Détachement, partage, confiance en Dieu. L’existence aurait un sens, une intelligibilité, une justification. S’entremêlent le renoncement, l’espérance et la gaieté jointe à la grâce espérée d’exister vivant jusqu’à la mort, et de vivre l’éternité que le temps, jusqu’ici, a masquée.

Telle est donc ma vie, celle de tous : une inexplicable apparition dans le temps, où dès le premier cri l’on se met en marche vers le dernier soir. « L’homme est un être vers la mort », disait Heidegger. La grande affaire du jour, au moment de fermer les volets, c’est la nuit.

Encore chrysalide

Le bourdonnement des guêpes, sous la tonnelle, annonçait leur assaut que déclenchait ma grand-mère en découpant le melon. Comme je les chassais, la fougue de mon innocence craignait moins les admonestations de mon grand-père que les piqûres que ces bestioles m’infligeaient. J’avais 4 ans, tout juste.

Ma mère, qui travaillait à la poste de Sablé-sur-Sarthe, m’avait confié, avec ma grande sœur, à mes grands-parents chez lesquels j’ai passé une grande partie de ma tendre enfance. Mon père avait été capturé en 1940, fait prisonnier la veille de ma naissance et envoyé en Silésie, dans le sud de la Pologne. Il y restera cinq ans.

Quelques années plus tôt, en 1933, ma mère avait décroché son premier poste au guichet de cette respectable institution qu’on appelait « PTT », « Poste-Télégraphe-Téléphone ». Orpheline à l’âge de 8 ans, Maman avait été encouragée par son grand-père à prolonger sa scolarité au-delà du Certificat d’Études Primaires. Détentrice du Brevet élémentaire, Maman s’est présentée au concours d’entrée des PTT. Le trophée en main, elle fut aussitôt affectée au guichet de la Poste de Sablé, à vingt kilomètres de Vaiges, dans la Mayenne, d’où elle venait.

En 1933, rares étaient les femmes qui travaillaient dans des lieux accueillant le public. On les rangeait dans la catégorie des femmes « légères ». Maman rentrait chez elle discrètement, après ce qu’elle appelait son « service », pour éviter les regards suspicieux. Ma mère était belle. Si, si. Et assez distinguée pour être remarquée. Elle était même réputée pour être le sosie d’une actrice que le cinéma révéla, que le mariage avec Sacha Guitry rendit pour le coup célèbre. Jacqueline Delubac, qu’on disait d’une élégance sublime, a abandonné le cinéma et le théâtre pour se faire collectionneuse d’art. Elle a offert trente-cinq tableaux à sa ville de Lyon, parmi lesquels on peut voir, au Musée des Beaux-Arts de la ville, des Manet, des Pissaro, des pastels de Monet, des Renoir, Degas, Bonnard, Braque, Miró… Quand Sacha l’a épousée, elle avait 22 ans de moins que lui, ce qui fit dire à Guitry : « j’ai donc raison de l’appeler ma moitié ».

À cette époque, dans les années 30, mon père, lui, travaillait dans une société de courtage en grains, à Sablé. Pour ses débuts, la direction l’avait assigné au portage du courrier de la modeste mais non moins réputée entreprise sabolienne. Chaque matin, il se prêtait bien volontiers à cette tâche, dans l’espoir d’échanger deux mots avec la demoiselle du guichet, puis trois, puis plus. Ils s’éprirent vite l’un de l’autre. La ressemblance de Maman avec la célèbre Jacqueline Delubac flattait mon père.Ils se marièrent et eurent… deux enfants. Le deuxième, c’est moi, qui naquit tandis que Papa venait d’être envoyé en Allemagne. Le troisième, « la » 3e viendrait au retour de la guerre.

La maison de mes grands-parents qui m’accueillaient, à Chevillé, était assez grande. Biscornue mais assez vaste, prolongée par un jardin. Tôt le matin, j’enfourchais mon vélo et roulais dans les allées en chantant à la gloire des Bartali, Coppi et autres coureurs de légende du Tour de France, jusqu’à ce que ma grand-mère, « Mémé », vienne interrompre ma course folle pour le goûter. Mon grand-père, lui, était un homme bon, souriant, de haute stature, membre du Conseil municipal. De loin on aurait dit un notable de province sous Louis-Philippe, en pantalon de drap et souliers cirés, la montre gousset par-dessus le gilet, une cravate en taffetas ou une Lavallière. Sa sensibilité politique l’identifiait plutôt comme un mélange de libéral très respectueux des institutions, bonapartiste autant que social-démocrate. Il se faisait un devoir d’assurer, chaque dimanche, l’accompagnement de la messe à l’harmonium. C’est là, dans cette église, que j’ai fait l’apprentissage de la patience, libéré par l’Ite Missa est. Je me souvenais de ces moments lorsque, récemment, je faisais remarquer à mon évêque que les enfants s’emmerdaient à la messe. Celui-ci me rétorqua aussitôt : « Vous croyez qu’il n’y a que les enfants ? » Après avoir croisé les petites filles tout habillées des dimanches, le chapeau blanc vissé jusqu’aux oreilles, le sac, blanc lui aussi, en bandoulière, les souliers vernis, j’accompagnais mon grand-père au bistrot d’en face où se retrouvaient les mêmes chaque dimanche pour une belote, ou une « manille », tôt suspendue par ce rituel mot d’ordre : « La patronne m’attend ! ». Le poulet, lui, n’attendait pas. De toute mon existence je n’ai jamais mangé, que dis-je : « dégusté », d’aussi délicieuse volaille que le dominical poulet de ma grand-mère.

Celle-ci était la bonté même. Je passais mon enfance, à Chevillé, entouré de l’affection de mes grands-parents. Je n’avais pas encore 5 ans. Après la partie disputée de petits chevaux avec mon Grand-père, « Mémé » venait, chaque soir, me border dans mon petit lit. À cet âge, je gobais des mots sans les comprendre. Avec l’envie, naturelle, de les ressortir, mais à bon escient si possible. Un soir, j’ai voulu expérimenter un mot nouveau, que j’avais entendu récemment. Mais où le placer ? J’en avais le souci tandis que ma grand-mère me bordait en me disant : « Dors bien, mon p’tit gars ». Ragaillardi, j’en profitai pour lui lancer : « Mémé, t’es une salope ». Au bord d’une apoplexie foudroyante, Mémé m’infligea une sanction : pé-da-go-gique !

Ma sœur Françoise, mon aînée de 6 ans, allait à l’école de ce village qui ne compte plus aujourd’hui que 410 habitants. Elle était plus qu’une grande sœur : un ange gardien. Ma mère venait nous voir chaque fois que son travail lui en laissait le loisir. Elle venait à vélo, soit 17 kilomètres à parcourir, traversant les bois de Poillé, peu hospitaliers en temps de guerre. Un soir, alors qu’elle rentrait de Chevillé à Sablé, des Allemands l’arrêtèrent puis la relâchèrent. Elle rentra cette nuit-là, la trouille au ventre.

La Sarthe à cette époque était quasi vide de population urbaine. Elle se remplissait d’agriculteurs, comme la Mayenne voisine, là où les mûres se frayent une place dans les haies de broussailles. Les quelques touristes paraissaient s’y être égarés par hasard, au terme d’un exil aventureux. Les « paysans » que nous étions, considérés avec un peu de condescendance, ne cachaient pas ce caractère un peu abrupt qui nous singularisait, distinct de ces gens qui nous tançaient du haut de leur statut de fonctionnaire. Les gens de la ville, disons-le, nous prenaient pour des ploucs. Suant, puant même, ce peuple de cultivateurs, crotté, massif, définitif, croit toujours qu’un lopin de terre a plus de valeur qu’un vélo-Solex. Mais notre foutu paradoxe c’est qu’on vivait un peu mieux grâce aux touristes. Ces gens remplissaient l’Hôtel du Nord, ou celui du Lion d’Or. Ils faisaient vivoter la mercière, le réparateur de TSF, la droguerie faisait son chiffre d’affaires pour tenir jusqu’à Noël et le pompiste les attendait sur le quai dès potron-minet.

Hier, dans les années 50, les villages ne se modifiaient pas d’une pierre pendant des décennies. Les cartes postales de cette période étaient les mêmes que celles éditées en 1900. Le bourg entourait son église, qui sonnait immanquablement la messe tous les dimanches à la même heure. Tous les gosses allaient au « caté ». Les institutions étaient figées. Et les valeurs s’inscrivaient dans le registre de l’évidence. Il n’y avait pas à les discuter ! Soudain, patatras. Tout a été chamboulé. Sont arrivés le tracteur, l’auto populaire (la 2CV et la 4 CV), la télévision. Allez dire à vos petits-enfants que vous n’aviez ni la télé, ni le portable, ni l’ordinateur, ils vont crier au retour des dinosaures ! À partir des années 55-60, tout bouge. La culture bouge. Le jazz arrive, la chanson explose, le ciné déshabille Bardot, le théâtre met en scène tous les auteurs de l’absurde. En même temps commence à éclore la civilisation des loisirs, qui marque l’avènement d’une société boulimique qui éprouve de moins en moins le désir patient d’être et qui manifeste de plus en plus le besoin impatient d’avoir, de consommer et de jouir.

Les Sarthois gardaient en mémoire de précédents envahisseurs, moins aimables, jusqu’au jour où sont arrivés les Américains, que j’ai aimés tout de suite. Leurs tanks, vers Chevillé, défilaient comme une interminable chenille en provenance de Brûlon. Tout le monde, à Chevillé, sur le pas de sa porte, criait, chantait, dansait, applaudissait. Les soldats dégringolaient de leurs engins pour nous distribuer des barrettes de chewing-gum ! C’était Noël au mois de mai ! Nous étions libres. On allait avoir autre chose qu’une orange ou un chou-fleur au pied du sapin ! Mon père, prisonnier avant que je naisse, allait revenir. La joie remplissait chacun, jusqu’aux larmes.

Car des larmes ont coulé quand Papa est arrivé à Sablé à l’été 1945. Tous les siens l’entourèrent, remplissant la cuisine de Maman. Il y avait là mes grands-parents, autrement dit les parents de Papa, sa demi-sœur Marie Antoinette et son mari Maurice, Maman, ma sœur Françoise, d’autres encore que je peux oublier sans crainte qu’ils m’en fassent désormais le reproche. Papa m’a pris dans ses bras. J’éprouvais une énorme déception : il ne portait pas de lunettes, comme mon oncle Maurice que cet accessoire rendait à mes yeux « plus sérieux » ! Et ça, ça me contrariait ! Prenant sur moi (c’est beau à cet âge), je lui ai dit : « T’es beau quand même, Papa ». Pourquoi tout le monde a sorti son mouchoir ?

* * *

Ma mère, patiemment, avait attendu le retour de captivité de mon père pour me faire baptiser. J’allais avoir 5 ans. J’ai oublié la cérémonie, mais pas le repas : une arête de poisson coincée en travers de ma gorge avait provoqué une belle panique autour de la table.

Ma marraine avait été choisie tout naturellement par Maman pour avoir accepté de me recevoir chez elle quand je n’étais pas à Chevillé, chez mes grands-parents. Elle habitait à 10 mètres de notre modeste appartement, rue Carnot. J’aimais entendre cette dame pleine de douceur appeler son mari « mon p’tit Léon ». Cet homme, plus petit que ma marraine, sera le secrétaire particulier du maire de Sablé, Joël Le Theule. Celui que j’appelais « Papa Léon » pendant la guerre est resté mon Papa Léon.

Je ne suis pas allé à l’école maternelle. Existaient-elles à cette époque ? Je me souviens de ma première classe, où j’ai appris que la terre était ronde, coupée en son milieu par un équateur. Je me frottais, déjà, à mes premiers rivaux en course à pied pendant la récré. Ma table d’écolier, avec ses encriers en porcelaine, décorait mes rêves. Je racontais à ma marraine, avec force détails, que ma table volait et que je pouvais voir Sablé du haut de mon imaginaire aéronef à chaque récréation. Quand je la soupçonnais de m’écouter distraitement, je la rappelai à l’ordre : « C’est vrai, ce que j’te raconte, marraine ». « Bien sûr, mon chéri, bien sûr », me rassurait-elle. N’ai-je pas inauguré les matches de Quidditch auxquels m’a initié ma petite fille Rachel qui a décidé de me faire lire Harry Potter en m’offrant un nouveau tome, chaque Noël ?

Les Saboliens avaient raison d’être fiers de leur piscine, classée après la guerre deuxième piscine de tout l’ouest. Rien que cela. Je devais avoir 7 ans quand un soir j’accompagnais ma mère et ma sœur Françoise dans une promenade sur la route de Solesmes. Passant devant la célèbre piscine Henri Royer, sorte de terre promise à mes yeux, réservée à des privilégiés, j’ai obtenu la promesse qu’on m’y emmènerait le lendemain, après l’école. Si excité le lendemain jusqu’à ma sortie de l’école Sainte-Anne, je pensai devoir assurer le serment en me badigeonnant les bras d’encre, ce qui justifierait, à mes yeux, un débarbouillage que seule la piscine réussirait. « Regarde, Maman, je suis bien obligé d’aller à la piscine pour me nettoyer. » Ma mère entra dans une colère folle, s’arma de la brosse en chiendent qui lui servait le samedi pour faire notre toilette dans une bassine d’eau tiède, vint à bout de cette encre quasi indélébile, me fit mettre en pyjama, puis au lit. Mon rêve s’était transformé en cauchemar.

Ma mère, soucieuse des vacances de ses chers petits, et en dépit d’un maigre budget, m’a envoyé deux ans en colonie de vacances, dans une maison dotée d’un petit parc, propriété des PTT, à Piriac, et à Dinard. Il lui arrivait encore de louer un appartement à Rothéneuf, près de Saint-Malo, où j’ai éprouvé pour la première fois l’attirance pour une petite fille, Ghislaine, qui jouait avec moi au jokari dans la rue, où les voitures étaient rares. J’aimais, vers 17 heures, déambuler en ville, ce qui me permettait de relever le classement de l’étape du Tour de France, rapporté à la craie sur les vitrines des commerçants. Ce fut, avec le foot, ma première passion sportive. Je collais l’oreille au poste, et comme chaque dimanche après-midi pour entendre les matches, je ne manquais pas, l’été, les événements de l’étape du jour, toutes les demi-heures. Celui qui contait le mieux, c’était Alex Virot, caricaturiste et journaliste sportif. Pilote lui-même, il a couvert le Tour de France en avion en 1932, collaborant avec les grands titres de la presse écrite de l’époque, comme le Miroir des Sports, Paris-Soir ou L’Auto qui allait devenir L’Équipe en 1946. Alex Virot a trouvé la mort, éjecté de sa moto, un 14 juillet 1957, dans les lacets sinueux de la seizième étape qui reliait Barcelone à Ax-les-Thermes.

* * *

Emporté sans doute par le vent de confiance que soufflait la Libération, mon père a décidé de se mettre à son compte. « Courtier en grains, graines et fourragères », était-il écrit sur sa carte affichée au-dessus de la sonnette du 15 de la rue Carnot, à Sablé.

Mon père me paraissait sans consistance. Il tentait d’affirmer son autorité à coups de principes conformistes. En revanche, le respect de l’autre et celui qu’il manifestait pour ses parents étaient exemplaires. C’est sans doute une carence de son éducation qui l’amenait à « se donner » un personnage. Il arrivait que Maman invitât au déjeuner dominical quelques « dames de la poste », et là mon père aimait faire le beau, narrant quelques-unes de ses histoires puériles. Le bouquet consistait dans l’imitation de son fils, déambulant la bouche bêtement ouverte (à cause d’une bronchite chronique), les yeux imbéciles vers le ciel. Maman le freinait parfois. Ces dames gloussaient poliment. Moi je restais convaincu que mon air con était exagéré. Le jour de mes 13 ans, il m’a dit, presque solennellement : « Maintenant que tu es un homme, tiens, prends ce paquet de Gauloises, je te l’offre. » Papa est devenu fier de son fils quand il l’a vu en uniforme de sous-officier de l’Armée de l’Air. Il deviendra proche plus tard, soudainement, quand un dimanche de garde à la pharmacie, à Châtillon en Bazois, il m’interrogera avec pertinence sur mon métier.

Comme la plupart des gens nous n’avions pas de voiture et Papa enfourchait son vélo chaque matin pour aller visiter ses clients, parfois jusqu’en Ile-et-Vilaine ! Il lui est arrivé de rouler plus de 100 kilomètres en une journée. Il entretenait une forme qu’il maintint jusqu’à ce que ma mère, à force d’économies, parvint en 1953 à acheter une 4 cv Renault. Et pas n’importe laquelle : « Grand-luxe-sport », s’il vous plaît, décapotable, couleur grenat avec des pneus à flancs blancs. Fière de son acquisition qui la gratifiait d’une conscience sociale respectable, nous sommes allés tous les cinq –, ma sœur Annette est née en 1946 –, rendre visite à la demi-sœur de Maman, son père s’étant remarié après un veuvage. Ma tante Marie et son mari, Tonton Charles, ébahis devant ce luxe étalé dans la cour de la ferme, s’imaginaient qu’il vint d’Amérique plutôt que sorti des usines Renault !

Mon oncle et ma tante étaient agriculteurs près de Montsûrs, à Saint-Céneré, dans la Mayenne. Ils exploitaient, avec leurs deux fils, Charles et Julien, une terre de 50 hectares. J’aimais, entre 7 et 10 ans, vivre là mes grandes vacances, à la ferme du « Coudray », à Saint-Céneré. Mes cousins, d’une douzaine d’années mes aînés, ont tissé dans ma mémoire des souvenirs aussi heureux que ceux que laissent les trésors d’un grenier. Tôt le matin nous sellions 5 chevaux qu’on harnachait à la queue leu leu afin que leurs forces impressionnantes fussent additionnées pour tracter un monstrueux brabant. On labourait avec eux toute une journée. Je me souviens de chacun des noms de ces forçats : Ostende, Lorette, Charmante, Java et Fidèle. Dans l’ordre ! Très dociles, ils attendaient qu’on leur siffle un air pour avancer, le même depuis toujours : « Les cigognes sont de retour… ». Si l’on s’interrompait, l’attelage s’arrêtait net. Cela impliquait un sens aigu de responsabilité ! S’il me faut dire ce qu’a été mon enfance, je suis aussitôt renvoyé aux jours heureux passés à la ferme du Coudray. Je suis un paysan.

Qui fut accueilli comme un trouble-fête au château de La Boulavière, à Oudon, pas loin de Nantes. Maman, qui cultivait une déférente allégeance envers le receveur des PTT, avait fièrement accepté l’invitation de ce couple de retraités de la poste lui proposant de m’héberger quelques jours de vacances dans l’aile du château que ce couple occupait. La dame me réserva une vie dont elle fit un enfer, m’imposant une discipline idiote, m’interdisant les jeux que j’aimais partager avec des enfants du château. Bienheureuse coqueluche qui a écourté ce séjour infernal à Oudon.

À Montsûrs comme ailleurs dans les bocages, on souffrait à l’époque d’un grand isolement, et l’on appréciait les foires, les fêtes, les processions qui pouvaient durer parfois plusieurs jours, où les rencontres des jeunes gens les rapprochaient jusqu’à former parfois des couples. Mes souvenirs à moi, passés à la peau de chamois, effacent les piqûres de rouille sur la carrosserie d’une jeunesse heureuse. Quand j’étais enfant, je savais que les blés étaient mûrs quand j’entendais, début août, le ronflement de la moissonneuse-batteuse et de son monomoteur diesel. Je revois ces dimanches dont l’aube enveloppée de brouillard automnal me retenait collé à mon bol de chocolat chaud. Ma tante repassait une dernière fois mon short en toile bleue et veillait à ce que je sois comme un sou neuf pour la messe.

Paré de ma tenue dominicale, je pouvais m’asseoir sur la banquette en vieux cuir de la carriole, coincé entre mon oncle et ma tante, laquelle avait pris soin de nous couvrir les jambes d’une épaisse couverture, car avec la vitesse on frémit sous le vent. Juste dans l’axe du cheval qui nous emmenait à l’église de Montsûrs, j’étais fasciné par ses fesses qui dodelinaient en cadence, rythmées par un pas régulier, tel un métronome, alternant allegro et pianissimo, sans jamais déroger à la vitesse imposée au départ, pas même quand il déposait sur le gravier sa digestion annoncée par une queue relevée fièrement, comme pour nous narguer. À mesure qu’on approchait du bourg, on entendait les cloches qui se mettaient à sonner à toute volée. Le pas du cheval ralentissait alors, pour s’arrêter, comme chaque dimanche, près du narthex, où l’on pouvait accrocher la longe. Dans l’église, austère et froide, que tentaient d’éveiller des voix nasillardes chevrotant de mièvres cantiques, je rêvais alors, d’un autre monde peut-être. Quoi donc y avait-il d’autre à faire ?

Les caractéristiques de ce monde rural ancien traversaient l’aube des années 1950 et ne se modifieront guère qu’une dizaine d’années plus tard. Ceux qui restaient là conservaient leurs coutumes. Ceux qui partaient restaient imprégnés de leur culture originelle.

* * *

C’est là, à la ferme du Coudray, qu’un matin, alors que je dégustais mon chocolat chaud que m’avait préparé avec affection ma tante, un courrier m’arriva de Sablé, par lequel ma mère m’annonçait, un peu embarrassée, que mes parents m’avaient inscrit au Collège « d’enseignement spécial », s’il vous plaît, à Loué, à 25 kilomètres de Sablé. Bien sûr, on connaît Loué pour ses poulets, dont la qualité restait cependant inférieure à celle des poulets que faisaient cuire ma grand-mère. Loué jouissait encore d’une belle réputation à cause de son Grand Hôtel Ricordeau, où faisaient étape les pilotes automobiles des 24 heures du Mans tant la cuisine était renommée. Mais on ignorait sans doute les vertus d’un Collège « d’enseignement spécial ». Pourquoi voulait-on m’envoyer pensionnaire à Loué ? On l’avait décidé en haut-lieu, rue Carnot ! Je me suis révolté. J’ai pleuré, probablement.

Il faut dire que j’avais 10 ans. J’avais doublé la sixième. Pourquoi ? Faites le compte. À 10 ans en sixième redoublée, ça signifie que j’y suis entré un peu tôt. Mon père n’était pas innocent. Un courtier concurrent de mon père avait un fils qui, depuis notre plus jeune âge, fréquentait la même classe que moi. Quand se rencontraient mon père et son rival, ces deux n’avaient de cesse que d’entamer la discussion autour de leurs marmots, brillants, pleins d’avenir et tout et tout. Ça les chatouillait l’un et l’autre qu’aucun de leurs fistons ne se montrât plus en avance que l’autre. Du coup, mon père est allé rencontrer le directeur de l’école saint Joseph de Sablé, alors que je n’avais que 8 ans, pour le convaincre de la nécessité de me faire sauter une classe bien que j’en avais déjà sauté une à pieds joints auparavant, quand je suis rentré dans cette école, privée. En ce temps-là, la bourgeoise opinion assimilait l’école communale à la « valetaille ». Je me suis retrouvé en sixième sachant à peine additionner ou soustraire. Et l’on me fit encore suivre les cours d’anglais de la classe de 5e au prétexte que je connaissais le présent du verbe être et du verbe avoir en cette langue, plus étrangère hier qu’elle ne l’est aujourd’hui.

Conclusion : j’ai fait deux sixième à Saint-Joseph, à Sablé, et j’allais tripler à Loué, le directeur ayant accepté de m’accueillir en dépit de mes faiblesses, mais à la condition que je rentre… en sixième. Ce sera ma troisième.

C’est au cours de cette période que j’appris quelques-uns des bouleversements que ma mémoire a fixés. La mort de Staline, en 1953, m’avait peu touché, j’en ignorais tout. Ou presque. J’avais 12 ans et j’étais plus absorbé par les exploits sportifs. A succédé une révolte en Allemagne de l’Est contre le régime communiste. Je percevais cependant les percées du fanatisme, aveugle sur les décombres qu’il semait.

* * *

C’est au collège mixte « d’enseignement spécial », à Loué, que j’ai connu mes premières expériences d’ado. C’est en classe que j’ai ressenti ma première émotion érotique, mon regard attiré par l’apparition du début du commencement d’un petit orteil que découvrait la ballerine échancrée d’une camarade de la classe de 4e. Pour la première fois, j’ai embrassé une fille de ma classe, en catimini, pour faire comme les autres. J’aimais jouer au foot, au ping-pong, où j’excellais, j’appréciais le chant choral conduit par notre professeur de français, qui nous a amenés à représenter l’école à la finale des chorales de France, au Mans. Nous avons même enregistré un disque 33 Tours dont aucune note n’est jamais parvenue à mes oreilles.

Ma moyenne était… très moyenne ! J’aimais par-dessus tout les mathématiques, mais pas l’Histoire, tandis que je prenais un réel plaisir à déclamer, car la poésie ou même la prose ne souffraient pas, de mon point de vue, d’un médiocre ânonnement. En revanche, mes notes frôlaient le ground zéro en géographie, en chimie, en sciences naturelles et même en anglais que j’avais pourtant bien assimilé la première année. Tout le reste m’ennuyait profondément. Et si j’obtenais un 1er prix en récitation et en tennis de table, je ne saurais dire si la mention que portaient mes professeurs sur mon carnet de notes réjouissait ou désolait mes parents : « Peut mieux faire », lisait-on chaque trimestre sur ce foutu carnet. J’avais pourtant reçu un premier prix en mathématiques, mais que pouvait-on espérer en regard de notes pointées aux deux extrémités ?

J’aimais faire le clown en tout lieu. Les rires de mes camarades me remplissaient de joie. La nuit, souvent, je m’évadais de l’école. Je savourais cette audace. « Je faisais le mur » avec quelques camarades. Fièrement, nous allions fumer une cigarette sous la lune… quel pied !

À Loué j’appris le saxophone alto. Deux ans plus tard, j’intégrais l’orchestre de l’Harmonie Municipale avec lequel il m’est arrivé de participer à des défilés à travers le département.

Tout compte fait, j’étais un enfant que certains disaient truculent, que les adultes jugeaient surtout turbulent.

Farceur aussi. Me revient en mémoire une vacance à Saint-Malo où mon père nous avait rejoints, ma mère, ma sœur aînée qui devait avoir 16 ou 17 ans, Annette, ma jeune sœur, âgée de 5 ou 6 ans, et moi qui devais avoir 12 ans. Avant l’été, ma sœur Françoise avait consciencieusement confectionné un maillot de bain deux pièces qu’elle avait voulu du plus bel effet, avec de la laine « grosse maille », d’une couleur marron exécrable. Le jour tant attendu de l’essayage arriva. Sur la plage, Françoise avala sa part de pique-nique avant de se précipiter dans l’eau où elle allait pouvoir exhiber son original maillot tricoté. Soudain, on entendit ses cris : « Vite, apportez-moi une serviette ». Mon père, ma mère et même Annette accoururent au secours de la Vénus à demi immergée, dont le bas du maillot s’étirait jusqu’aux genoux comme une serpillière trempée. Je profitai de l’inattention de ma petite famille mobilisée par ce sauvetage, pour saisir l’appareil photo de ma sœur, baisser mon slip et prendre un cliché de mon organe que les dames appellent pudiquement « un zizi ».

C’était un rituel, au retour des vacances, d’inviter voisins et amis pour partager le gâteau et regarder les diapositives des vacances, projetées sur un drap soigneusement repassé. Ça faisait partie de ces soirées où je luttais contre le sommeil et l’ennui. Ma sœur commentait, chacun s’exclamait : « Là, c’est la poignée de la valise de Papa ». Une sorte de « holà » lui répondait. Ou bien « Ici, c’est… la bicyclette de… mais à qui est cette bicyclette ? ». Soudain, apparut en gros plan ma zigounette qui parut effrayer ma sœur : « Mais qu’est-ce que c’est qu’ça ? ». Les convives feignirent l’indifférence, impatients de voir une suite plus conforme. Ce fut le moment de la soirée qui me tint éveillé.

Farceur, certes, mais surtout un incorrigible indiscipliné. Aussi mes parents n’avaient rien trouvé de mieux que de me garder en cage à l’école « d’enseignement spécial » tant que mon comportement ne changerait pas. J’attendais les vacances, de la Toussaint, de Noël, de Pâques, comme Moïse aspirait à voir la terre promise. Le pensionnat fut très rude pour moi. Quand mon père me ramenait à la pension après une courte vacance, la nuit tombait plus vite le dimanche. J’avais à peine plus de 10-11 ans en y entrant.

Mais je n’allais pas m’améliorer pour autant. Au contraire. Je passe sur les bêtises dont je ne me vante pas. Une dernière, excessive, pour tout dire imbécile, m’a valu d’être renvoyé de ce fameux collège « d’enseignement spécial ». La lettre du directeur est arrivée un matin, au début des grandes vacances. Mon père informa ma mère qui, apprenant la nouvelle, a quitté son service à la poste après avoir affolé ses collègues, est arrivée à la maison comme une pleureuse grecque, et s’est accordée pour une fois avec mon père pour me lancer : « Mais qu’est-ce qu’on va faire de toi ! ». L’orage était entré dans la maison.

Leur première idée a été de m’enfermer dans la mansarde, au pain sec et à l’eau. Pour soulager mon angoisse, je me réfugiais dans des rêves licencieux. Mon père s’en étant aperçu m’infligea des séances à genoux sur une règle, les bras en croix, 15 minutes. Moins jouissif. J’attendais surtout que la brume qui enveloppait l’atmosphère familiale se levât, car j’avais très envie de profiter de la piscine et de retrouver ma bande de copains au centre desquels fanfaronnait Catherine, la fille du pharmacien, dont la sympathique exubérance attirait. Elle allait être un peu plus tard ma première amoureuse. Je garde le souvenir indéfectible d’une affectueuse tendresse.

Toutes les tentatives auxquelles mes parents s’évertuaient pour me trouver un établissement qui voudrait bien de moi à la rentrée, restaient vaines, quand la directrice du « Cours complémentaire » de Sablé consentit à m’accueillir, en classe de 3e. Je n’ai pas apporté la moindre sérénité à cette terrifiante aliénée.

Vers le mois de février 1957, je venais d’avoir 16 ans, mes parents m’ont envoyé à Chartres afin de me présenter au concours d’entrée à l’école des Apprentis mécaniciens de l’Armée de l’Air. Le titre de l’école, assez ronflant, avait gagné leur confiance. Nous étions quelque 2000 candidats, un peu tous du même acabit, invités à sortir de l’ornière dans laquelle on s’enfonçait. De retour après deux jours de torture devant une feuille à remplir de choses générales, de devoirs de français, d’anglais, de maths, j’ai tenté de dissuader mes parents de cultiver l’espoir d’un résultat qui les aurait soulagés de leur fiston. Trois semaines plus tard, un courrier tout ce qu’il y a de plus républicain, avec du bleu, du blanc et du rouge en haut de page, leur annonçait que j’étais reçu ! 125e, s’il vous plaît. Tout Sablé l’a su. Plutôt deux fois qu’une. Des années plus tard, au hasard d’une rencontre en ville, il n’était pas rare qu’un Sabolien croisant Maman lui lança : « Alors, vot’ fils ? Toujours à Rochefort ? »

Car c’est là que j’allais endosser mon costume de soldat, pour apprendre un métier et participer à la grande aventure de l’Armée de l’Air française ! J’avais 16 ans.

La guerre pour l’Indépendance en Algérie se durcissait. En 1956, le rapport Khrouchtchev au XXe congrès du parti communiste démolissait la réputation de Staline et dénonçait le stalinisme. S’ensuivit la répression de la révolte des Hongrois, en même temps que la fermeture du canal de Suez décidée par Nasser. En mai 1958, « joli mois de mai », survint le putsch des généraux d’Alger. Le général de Gaulle répondit rudement à « ce quarteron de généraux en retraite », abolit la IVe République, offrit aux peuples colonisés de s’auto-déterminer et donna les trois coups du brigadier déclenchant le lever de rideau sur la Ve République.

La fin de cette décennie a été marquée par l’avènement d’une République nouvelle dont le Général prit les rênes, ayant veillé à s’octroyer les pleins pouvoirs. La France entra alors dans une période faste, comme d’autres pays occidentaux, que l’économiste nivernais Jean Fourastié, né tout près de Châtillon en Bazois, a appelé « Les Trente glorieuses ». Nous achetions, à crédit, réfrigérateur, congélateur, auto, machine à laver, tout le bien-être matériel qui nous gâtait en même temps que s’amorçait la dégradation de « la pensée réductrice autant que disjonctive » comme l’a souligné Edgar Morin. La progression technique et l’hégémonie de l’économie ont entraîné « une régression civilisationnelle », écrit E. Morin (Leçons d’un siècle de vie, Denoël 2021).

Pas très loin de nous, au Moyen-Orient, ne cessaient de s’affronter Israéliens et Palestiniens, dont les chamailleries tournaient en échauffourées puis en combats qui envenimaient l’opposition entre Orient et Occident, entre défenseurs radicaux de leurs religions, autant que sentinelles de leurs intérêts pétroliers.

Les prémices de l’effondrement de l’Union soviétique apparaissaient.

Déjà rebelle

C’est en voiture, précisément en 4 cv, que je suis arrivé à la Base-école 722 de Saintes, avec mes parents. Dès l’entrée je ressentis le dépaysement que procure le passage d’une vie, civile, à une tout autre, militaire celle-là, qui, à dire vrai, m’intimidait. Le drapeau français m’accueillait, flottant en haut d’un mât qui m’apparaissait d’autant plus gigantesque que je me sentais petit. Tout était impeccable, des façades fraîchement blanchies à la chaux, des bâtiments qui s’alignaient parfaitement… « Marcher au pas doit être ici la règle en tout », me dis-je.

Maman dut éprouver un regret presque coupable de m’avoir laissé quitter le cocon familial si tôt. Il était bien temps ! Elle m’aida à faire mon lit, à ranger mes vêtements, me fit mille recommandations, et comme si le sentiment maternel débordait elle fit les mêmes à mon voisin.

Quelque temps plus tard, alors que j’étais en charge de conduire ma classe en cadence dans les déplacements, du dortoir au réfectoire, ou du stade aux salles de classe, je me pris à penser combien je serais fier si mes parents voyaient ça ! Je ne me souviens pas que ce soit arrivé.

Très rapidement, nous fûmes instruits des grands chapitres de notre formation. Militaire d’abord. Rien de plus élémentaire que d’apprendre à marcher au pas, ou hurler pour mettre une compagnie au garde-à-vous. Le tir et le close-combat demandent plus d’apprentissage. Mais il ne suffisait pas de s’entraîner au parcours du combattant, ni de connaître par cœur tous les grades, du caporal au général, ni les gestes à respecter envers les plus gradés. Nous étions entrés, sur concours, dois-je insister, dans une base-école. Le programme était quasi identique à celui des écoles publiques techniques. En plus du travail à la forge, qui me plaisait, il nous fallait limer des pièces en fer jusqu’à la dimension requise. Les râles de tous s’unissaient comme en concert. Moins symphonique. Ni le palmer ni le pied à coulisse desquels je guettais un résultat ne m’ont fait le moindre cadeau. Ma sueur dégoulinant de mon front sur mon ouvrage ressemblait comme deux gouttes de sueur à celle de mes voisins qui s’échinaient, comme moi, à réduire de quelques centièmes de millimètres ce parallélépipède rétif à toute réduction de son volume.

Le goût pour les extravagances ne m’avait pas quitté, bien au contraire. Aussi je fus très tôt repéré par mes supérieurs, et mis au « mitard », d’abord 4 jours, puis 8, puis 15. Quand arriva le dernier trimestre j’avais accompli un nombre de jours de prison dépassant le record de la promotion. Ce qui m’enorgueillissait. Je fus vite calmé quand j’appris que le colonel de la Base, averti de mes frasques, fomentait de me renvoyer chez mes parents. Ce qui n’arrivait jamais. L’aumônier de la Base, qui savait établir un contact chaleureux avec qui s’en approchait, me connaissait un peu. Informé de l’intention du colonel, et m’accordant une considération aussi favorable qu’inattendue, le saint prêtre convertit le colonel de suspendre sa décision. Le colonel et l’aumônier cultivaient une amitié forte depuis l’école polytechnique où tous deux étaient sortis aux deux premières places de leur promotion. Je fus sauvé in extremis de l’éviction.